06/02/2013
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet
Difficultés baroques
Il y a des mots que certains jours je ne peux prononcer. Par exemple aujourd'hui, en parlant au téléphone avec l'écrivain D — qui est bègue — j'ai voulu lui dire que j'avais lu un petit livre très joli intitulé L'impossibilité d'écrire. J'ai dit « L'impossibilité...» et je n'ai pu continuer. M'est monté un brouillard, m'est montée mon existence à la gorge, j'ai été prise de vertiges, j'ai su que ma gorge était le centre de tout et j'ai su également que jamais je n'allais prononcer « écrire ». D. — bien ou mal — a complété la phrase, ce qui m'a donné une peine infinie car pour cela j'ai dû vaincre je ne sais combien de voyelles en guise d'écueils. Ah ! ces jours où mon langage est baroque et où j'emploie des phrases interminable pour suggérer des mots qui refusent d'être prononcés par moi ! Si au moins il s'agissait de bégaiement. Mais non ; personne ne se rend compte. Le plus curieux, c'est que quand cela m'arrive avec quelqu'un que j'aime je m'inquiète tant que je redouble d'amabilité et d'affection. Comme si je devais lui offrir des substituts du mot que je ne dis pas. Récemment, par exemple, j'ai eu envie de dire à D. : si ce que vous me dites si souvent est vrai, s'il est vrai que vous mourez d'envie de coucher avec moi, venez, venez à l'instant même. Peut-être qu'avec le langage du corps je lui aurais donné quelque chose d'équivalent au mot écrire. Cela m'est arrivé une fois. Une fois, j'ai couché avec un peintre italien parce que je n'ai pu lui dire : « J'aime cette peinture ». Par contre, j'ai répondu à ses avances par une série d'images surchargées et ambiguës et c'est ainsi que nous avons fini au lit parce que je n'ai pas pu prononcer la phrase que je pensais. J'ai aussi fini en pleurs dans ses bras, en le caressant comme si je l'avais mortellement offensé et en pensant, tandis que je le caressais, qu'en vérité je ne lui offrais pas beaucoup de compensations, qu'en vérité je restais sa débitrice.
Alejandra Pizarnik, Cahier jaune, traduction Jacques Ancet, Ypsilon éditeur, 2012, p. 80-81.
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