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31/01/2013

André Spire, Le secret

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                          Baisers

 

Vents, qui avez, tant de fois, caressé mon visage,

Quels baisers, aujourd'hui, m'apportez-vous ?

Sur quels temples, sur quels corps vous êtes-vous caressés au

     passage ?

Où avez-vous cueilli ces étranges odeurs,

Ou d'amour, ou de mort ?

 

Quel rayon aspirant quelles eaux ont formé votre souffle

Pour sécher quelles larmes, quelles mares, quelles routes ?

 

Vents, qui m'avez si souvent caressé le visage,

Qu'emportez-vous de moi, ce soir bleu pâle et gris,

Et vers autre front,

Mes chagrins ou mes rêves ?

                                                                             Avril 1914

 

André Spire, Le secret, éditions de la Nouvelel Revue Française,

1914, p. 109.

30/01/2013

Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où

Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où, absence, enfance, poésie, écriture

Caroline Sagot-Duvauroux, Le livre d'El, d'où, José Corti, 2012.

 

C'est perdu qu'on écrit, perdu pour l'enfance et la chérissant partout où l'insolence avant 20 ans délivre du sérieux du monde injuste.

(Le livre d'El, d'où, p. 144)

  

   Le titre du livre de Caroline Sagot-Duvauroux est explicité dans un avant-dire, véritable prélude, isolé du reste par une page blanche et d'un seul tenant. Premier d'un ensemble à constituer — toujours « le livre est à venir » — Le livre d'El d'où1 se déploie autour de l'absence, celle de l'être aimé, est aussi un livre pour vaincre la douleur de la perte, en même temps qu'il se développe à propos de ce qu'est l'écriture.

  El, devenu mot, est la fin du prénom de l'homme disparu, michel, et est présent dans d'autres prénoms de personnages cités, celui du peintre catalan Miquel Barceló et du joueur de tennis Raphaël Nadal. Nadal renvoie par ailleurs à nada, "rien" : rien apparaît dès la citation de Bernard Noël en exergue (« comment dire ? cela crie mais ne dit plus rien »), et rien est également associé dans les premières pages à Racine et Bérénice (« Un vers de Racine, un vers de Bérénice, de rien à rien »). Rien se transforme en cendre plus avant, avec la même référence : « L'embâcle de cendre fige une ombre menue qui menace. Qu'est-ce ? Racine peut-être ou bien Bérénice seule. Sans que de tout le jour menace » ; le vers entier enfin est lié à « caroline et michel » : « Il faut rester ahuri par l'insignifiance de deux prénoms qui furent prononcés pour que se puisse écrire : / sans que de tout le jour je puisse voir Titus »2. La mort ne brise pas ce qui peut encore, et toujours, s'écrire « Elle aime El ».

   El est également joint à Buffre, mot du causse Méjean pour "battu par les vents", pris en 2010 par Caroline Sagot-Duvauroux pour titre d'un livre où des motifs du Livre d'El d'où apparaissent, la violence, le gouffre du passé, l'enfance et la relation au "rien" : « Il n'y a rien ici [sur le causse] (...). On a passé l'enfance à convoiter ce rien. On y est. On a quitté la pensée. Rien est imprenable quelle délivrance. Rien vous tient. »3 L'enfance est présente dans Le livre d'El d'où, mais aussi l'enfant qui « ie à l'éperdu » El et elle, qui est du côté de la cendre et, donc, de la mort4. Quant au mot buffre, qui aurait peut-être signifié autrefois "beffroi" — tour d'où l'on guette — est qoulignée plusieurs fois sa proximité avec bulbe et buffle, proximité phonique mais aussi avec ce qui, souterrain, donnera une plante, et avec l'animalité.

   Le second élément du tire est en rapport ave cun tatouage de michel : ce qui est inscrit est ambigu, à cause de la maladresse du tatoueur lisible aussi bien j'ai que d'où ; cette confusion des lettres, l'impossibilité de fixer un sens à ce qui est inscrit sur le corps, pourrait être manière de dire ce qu'est la poésie : non pas absence de sens, mais seulement le fait d'accepter l'ambiguïté, peut-être l'indécidable. Il faut ajouter que le livre est dédié sous la forme « à = toi », à signifiant "vers", le mouvement, et toi « contient tous les tu du monde ». Liaison de à et de buffre (= vent) : « c'est la préposition qui fait la phrase, c'est à. Et le vent. Dans la folie prédatoire de rejoindre. » Rejoindre dans l'absence le corps perdu — car c'est bien du corps qu'il s'agit (corps amoureux et "corps" de la langue), ce pourquoi la première citation est empruntée à "Mauvais sang" de Rimbaud, « Faim soif cris, danse danse danse », un temps où l'extérieur est absent.

    Si complexe soit la composition du Livre d'El d'où, ce n'est pas un labyrinthe comme le laisserait d'abord penser l'apparence du texte :  différentes dimensions de caractères sont mises en œuvre, des décrochages isolent des fragments, des bribes de dialogue entre caroline et michel sont intégrés, des signes de ponctuation ou des mots qui font tenir la phrase en tant que telle sont repris à la suite d'un paragraphe, dessinant le squelette de ce qui vient d'être lu, une espèce de calligramme ; etc. La composition s'apparente, semble-t-il, à celle d'une pièce musicale, avec le retour de "thèmes" — lieux (Tanger, Rochefourchat, villes de l'Inde), motifs du nom, de la douleur, mots, formes, y compris pour questionner l'ordre de la langue (« Ah ce génie des langues à purger d'ambiguïté les choses »), et comment faire autrement puisque « La phrase cherche à exister quelque chose plus qu'à exister ». Le texte de Caroline Sagot-Duvauroux s'ancre dans la littérature et se construit par elle, de L'Annonce faite à Marie à Au-dessous du volcan, et entre dans cet ensemble ses propres textes, Le Buffre, mais également Hourvari dans la lette, plus ancien.

 

 La lecture du Livre d'El d'où est exigeante, l'écriture qui entend s'avancer vers l'inconnu de nous-même n'est jamais aisée à lire, mais ce qui est connu n'a pas besoin d'être écrit, « La phrase noue la gorge d'une illisible vision. // Si la vision était lisible on cesserait d'écrire. » Le mouvement contre l'absence — quoi de plus violent parce qu'impossible à penser ? — ne peut être que violent pour vaincre ce à quoi aboutit la disparition de l'Autre :  la perte d'un regard, de mots. De là la douleur, « D'où vient tla douleur ? / D'être rendue à la foule des insignifiances ? Innommée donc innommable. Beckettienne soudain rendue au milieu précisément indifférent ». Donc il faut continuer, « tant qu'il y a des mots » (Beckett, L'innommable), aller à, vers, sinon pour être nommée, pour résister à la déroute, ce qui se dit par exemple par un de ces jeux phoniques du livre où « le son réalise le sens dans l'insens  : À l'abordage. Aux abords d'à, je ».

Cette recension a été publiée dans Sitaudis (www.sitaudis.fr) en décembre 2012.

  



1  On pense de suite avec ce titre aux résonances bibliques ( El, présent dans des prénoms d'origine hébraïque, signifie "dieu") aux titres des livres d'Edmond Jabès (Le Livre de Yukel, El, ou le dernier livre, etc.).

2  Il y a dans la Bérénice  de Racine (acte IV, scène 5) une réciprocité impossible ici :

« Que le jour recommence et que le jour finisse, / Sans que jamais Titus puisse voir Bérénice, / Sans que de tout le jour je puisse voir Titus ? Mais quelle est mon erreur, et que de soins perdus ! »

3  Caroline Sagot-Duvauroux, Le Buffre, Barre-de-Cévelnnes, éditions Barre parallèle, 2010.

4  voir notamment « Que fuyons-nous si résolument ? Sous les monts l'enfant mort ?»

29/01/2013

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, donner, arbre, nuit

                                 Donner

 

                                     I

 

Donner un arbre est-il possible ?

Cet arbre là, que j'avais sous la main,

Je l'ai donné ou j'ai cru le donner.

J'aurais donné des feuilles de laurier tout aussi bien.

J'ai demandé autour de moi

quelque chose à donner, la première venue.

J'ai vu l'arbre et j'ai dit : l'arbre.

Il résonnait comme un silence où la parole est prête.

L'ai-je coupé ? je ne l'ai pas coupé.

Ai-je parlé de chaque feuille ?

La nuit était di grande ! On aurait dit qu'avec son clair de lune,

elle avait chaque feuille à elle ;

et elle a emporté dans son silence mon silence intact.

Qu'ai-je donné ? Est-ce qu'on donne ?

La moindre pierre ne m'appartient pas.

C'est par la nuit que tu me tiens, ma belle.

C'est par la nuit que je disparaîtrai.

 

                                     II

 

Qui ne s'est retourné dans sa nuit

étonné d'être noir aussi ?

J'ai reconnu l'immensité

sans être immense.

J'ai dit : venez puisque le ciel

semble sur moi pour qu'on en vienne !

Trop fort à quelques draps peut-être j'ai tenu ;

trop fort à ma chaleur contre les vents étranges.

Dans la nuit j'ai construit ma nuit,

j'ai couché mon ombre avec l'ombre.

Le plaisir a pris mon plaisir.

Mon souffle m'a donné au vent.

 

Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966,

p. 112-113.

28/01/2013

Jean-Pascal Dubost, Nouveau fatrassier

 

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                                       Œuvre

 

Une fois posé le mot fatigue des journées pénibles passées dans un corps de métier pénible ouf peut-être clope ou chope (sûr) la table et l'œil au-dehors un autre se met dans le même en place à son travail il retrouve un état continu par là son nécessaire à vivre enchâsse et manouvre et sans relâche sertit mais surtout pas une œuvre, un mot à jeter aux morts —

 

                                         Plume

 

Non-da la main ne taille plume dans l'or du temps mais à la pâte elle se met à l'ouvrage à-mot-vat fait sans magie rude huevre et porte tout le poids du corps emplein d'alentour et avec inlassable minutie creuse —

 

                                       ***

 

Quand un groupe au pied d'un chêne vermille sous les feuilles ou fouge, cherche de quoi se nourrir, l'un d'eux lève le chef, et grogne s'il pressent quelque danger qui n'est autrement que l'homme, et si c'est une fausse alerte, fait comprendre que ce n'est rien, fausse alerte (FAUSSE ALERTE) —

 

Quand un groupe sur une plage de petite mer vermille ou fouge, cherche pitance, « la forêt reculant, assertent-ils, et nous avons quelques doutes sur le maïs, on ne peut plus glander à notre faim », l'un d'eux lèvera le chef et grognera si quelque danger qui n'est que l'homme, fera entendre son courroux, jouera du casse-noix, puis reprendra ses fouilles dans les rejets d'azote sous forme de nitrate et de phosphore innocents, croix de bois —

 

Jean-Pascal Dubost, Nouveau fatrassier, Tarabuste, 2013, p. 163 et 164, 72 et 73.

27/01/2013

Pascal Quignard, Les Désarçonnés

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, agressivité, spectacle, prédation

   Des millions de victimes sur des milliers de siècles ont rarement songé à prendre leurs jambes à leur cou faute qu'elles aient eu, quant à elles, le moindre soupçon de ce qui les attendait. Elles hurlent sur place sans finir parce qu'elles sont hypnotisées par l'agressivité qui les martyrise. Cette agressivité est le désir sans inhibition de la mort. S'entretuer est la passion spécifique du genre homo, faisant jaillir son sang noir, son virus, sa virtus, s'opposant aux autres fauves chez qui la prédation est simplement affamée de la proie qui les rassasiera, et aussi immédiatement assouvie qu'elle était précisément affamée. Les centaines de millions d'écrans qui couvrent la planète sont devenus le nouvel organe fascinateur, remplaçant sacrifices et rites, foules pèlerinantes, masses piétinantes. C'est la sédentarisation finale. Si le spectacle n'apaise pas entièrement la jouissance horrifiée qu'il excite, au moins il cloue sur place le spectateur qui examine le sang qui s'écoule. Il fait de ceux qu'il sidère des proies à adresses, à pièces d'identité, à cartes bancaires, des victimes numérotées, des corps assis et pétrifiés susceptibles de tous les rackets et de tous les pillages. La tétanie de chacun s'offre à la prise de tous. La haine, une fois devenue à ce point immobile, se transforme en peur. La peur, cette unique compagne du désir, confinée dans la sédentarité et la propriété foncière, est retraitée en angoisse. Cette angoisse cherche protection auprès de la puissance qu'elle a elle-même déléguée dans l'épouvante pour contrer son effroi, à laquelle elle consent comme si elle n'était pas sienne sous forme d'obéissance, de liberté meurtrie, d'immobilité physique, de veulerie sociale. Ce que les démocraties appellent la politique, depuis le commencement de ce siècle, oubliant l'horreur du siècle qui précéda ce nouveau siècle, est en train de commettre le tort de criminaliser la contestation qui les fonde et qui devrait les agiter jusqu'au tumulte pour les laisser vivantes.

 

Pascal Quignard, Les Désarçonnés, Grasset, 012, p. 155-156.

26/01/2013

Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987)

Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987), ombre, mort, souvenir

                    Ode à la poésie

 

                              II

 

et ma solitude fit un pas que j'ai le cœur à chanter

comme un enfant ô tous doivent un jour connaître une ombre

au bord d'un puits au bord d'un chant où est l'ultime dialogue

 

le premier qui fut fondé de joie et de mort en profondeur paisible

ô coups d'un orage ce n'est pas en vain qu'en toute saison la langue

nous fond en elle comme plomb et nous cache à nous-mêmes

 

énorme flambée des anciens jours il suffit qu'à nouveau tu l'accueilles

pour qu'à son tour elle n'ordonne plus d'aller à la mort ni dans le fleuve

mais s'apaise si brève dans le tournoiement de l'amour déchirant et

 

un vent souffle sur les brûlures du passé et invente un jardin

respiration du temps emplie de peines qui nous pousses vers les ombres

tu peux prêter la main à qui l'emplit du chant commun de chaque

 

jour de l'âme minuscule et commune des hommes de chaque jour

où les enfants jouent ensemble toujours il est un reste de chant que j'ai

cœur à inventer alterné de défaites et de joies anonymes roses

 

pour mon bien je regarde à vos doigts la trace d'une beauté odorante

dans le bruit de vos jeux si clairs j'entends comme l'oubli de la mort

qui m'attend pauvres silhouettes d'enfants c'est moi bien sûr

 

[...]

Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987),

William Blake & CO, 1992, p. 39-40.

25/01/2013

Georges Bataille, L'expérience intérieure

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   Le dernier poème connu de Rimbaud n'est pas l'extrême. Si Rimbaud atteignit l'extrême, il n'en atteignit la communication que par le moyen de son désespoir : il supprima la communication possible, il n'écrivit plus de poèmes.

 

   Le refus de communiquer est un moyen de communiquer plus hostile, mais le plus puissant ; s'il fut possible, c'est que Rimbaud se détourna. Pour ne plus communiquer, il renonça. Sinon c'est pour avoir renoncé qu'il cessa de communiquer. Personne ne saura si l'horreur (la faiblesse) ou la pudeur commanda le renoncement de Rimbaud. Il se peut que les bornes de l'horreur aient reculé (plus de Dieu). En tout cas, parler de faiblesse a peu de sens : Rimbaud maintint sa volonté d'extrême sur d'autres plans (celui surtout du renoncement). Il se peut qu'il ait renoncé faute d'avoir atteint — (l'extrême n'est pas désordre ou luxuriance), trop exigeant pour supporter, trop lucide pour ne pas voir. Il se peut qu'après avoir atteint, mais doutant que cela ait un sens ou même que cela ait eu lieu — comme l'état de celui qui atteint ne dure pas — il n'ait pu supporter le doute. Une recherche plus longue serait vaine, quand la volonté d'extrême ne s'arrête à rien (nous ne pouvons atteindre réellement).

 

   Le moi n'importe en rien. Pour un lecteur, je suis l'être quelconque : nom, identité, historique n'y changent rien. Il (lecteur) est quelconque et je (auteur) le suis. Il et je sommes sans nom sortis du ... sans nom, pour ce ... sans nom comme sont pour le désert deux grains de sable, ou plutôt pour une mer deux vagues se perdant dans les vagues voisines. Le ... sans nom auquel appartient la « personnalité connue » du monde du etc., auquel elle appartient si totalement qu'elle l'ignore.

 

Georges Bataille, L'expérience intérieure, Gallimard, 1943, puis 1954, p. 69-70, et dans Œuvres complètes, V, Gallimard, 1973, p. 64-65.

24/01/2013

Valérie Rouzeau, Quand je me deux

Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Répétition, solitude

             Répétition

 

On ne connaît pas le cœur des gens

Il est tant mal visible que parfois

On cogne dedans

Quelle misère de prendre le train

Quand au bout il n'y a personne rien

On ne sait pas l'avis des anges

Non plus que des moulins à eau

On se sert un grand verre de vent

De source de pluie des yeux

On ignore comment vivre comme eux

On se sert un grand verre de vin

Dans une maison avec enfants avenir chien

Le quai fait des bruits de chaussures

Le quai fait des bruits de valises à roulettes et des

      bruits d'avant

Le quai est vide vide vide on bute dans l'air

Pardon messieurs dames j'ai cru à un nuage

Vous êtes innombrables qui ne m'êtes personne

Je suis innombrable et comme vous presque rien

Prenons donc un pot amical au lieu d'un pot au noir

       d'un mauvais coup

On ne connaît pas d'autre cœur dans le noir que le

        nôtre et encore

Ni dans le jour non plus alors à la bonne vôtre

Et nous débarquerons sous le soleil battant.

 

Valérie Rouzeau, Quand je me deux, Le temps qu'il fait,

2009, p. 45-46.

23/01/2013

Franz Kafka, Récits et fragments narratifs

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                                  En rentrant chez soi

 

   Quel pouvoir de conviction n'y a-t-il pas dans l'air, après l'orage ! Mes mérites m'apparaissent et s'imposent à moi ; il est vrai que je ne cherche pas à leur résister.

   Je marche d'un pas ferme et mon rythme est le rythme de tout ce côté de la rue, le rythme de la rue entière, le rythme de tout le quartier. Je suis à juste titre responsable de tous les coups frappés aux portes ou sur les tables, de tous les toasts que l'on porte, de tous les couples d'amoureux réunis dans les lits, sous les échafaudages des maisons en construction, pressés au bord des murs dans les ruelles sombres, sur les canapés des bordels. Je pèse mon passé et suppute mon avenir, je les trouve excellents tous les deux sans pouvoir donner la préférence à l'un ou à l'autre ; je ne peux incriminer que l'injustice de la Providence, qui m'a favorisé de la sorte.

   Ce n'est qu'en entrant dans ma chambre que je me sens un peu pensif, alors que je n'avais rien trouvé, en montant l'escalier, qui fût digne d'occuper mes pensées. Je ne trouve pas beaucoup de réconfort à ouvrir grand la fenêtre, et à écouter encore un peu de musique au fond d'un jardin.

 

Franz Kafka, Récits et fragments narratifs, traduction Claude David, dans Œuvres complètes II, édition présentée et annotée par Claude David, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1980, p. 108.

22/01/2013

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres complètes, I

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres  complètes, I, rides du temps

              Rides du temps

 

Plus je crie plus le vent est fort

La porte se ferme

Emporte la fourrure et les plumes

Et le papier qui vole

Je cours sur la route après les feuilles

Qui s'envolent

 

Le toit se soulève

Il fait chaud

Le soleil est un aimant

Qui nous soutient

 

À des kilomètres

J'aime le bruit que tu fais

Avec tes pieds

On m'a dit que tu cours

Mais tu n'arriveras jamais

 

Le vieil amateur d'art a un sourire idiot

Faussaire et cambrioleur

Animal nouveau

Tout lui fait peur

Il se dessèche dans u musée

Et participe aux expositions

Je l'ai mis dans un volume au dernier rayon

 

La pluie ne tombe plus

Ferme ton parapluie

Que je voie tes jambes

S'épanouir au soleil

 

Pierre Reverdy, La Lucarne ovale, dans Œuvres

complètes, I, édition, préparée, présentée et annotée

par Étienne-Alain Hubert, Flammarion, 2010,

p. 110-111. 

21/01/2013

Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds

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Les Époux Arnolfini, Jan Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres

 

                                   Le couple

 

Il est difficile de montrer l'amour en peinture.

Deux mannequins face à face ? (Non.)

L'art explique certains phénomènes comme la création du monde, une nymphe accompagnant un satyre dans une clairière, c'est tout.

Dans la vie, on ne passe pas son temps dans les sous-bois à déclamer les beautés de la nature, si on veut représenter le couple.

Il faut des exemples dans la vie.

Dire que ce bleu est unique parce que le couple est beau sous le ciel.

 

Comment comprendre le mécanisme de l'amour dans l'art ?

 

La Ronde de Matisse entre dans la catégorie des amoureux amortis, le peintre ne montre pas les sentiments, il propose une ambiance, une chose teintée...

On se dit Quel beau tableau ! et on aime le plus beau sujet du monde.

 

À l'origine brillait une chambre double réservée à un couple libre, éblouissant, un rêve de paléontologue : l'homme et la femme dans une chambre où tout est parfait, complet, suspendu, le lit, les chaussons, la respiration.

On peut toucher les tissus, regarder le miroir légèrement déformant mais valorisant, la chambre devient une vitrine où s'expose un sang spécial.

Si Madame Arnolfini n'est pas finie, ce n'est pas grave, son ventre suffira à laisser une trace dans le monde.

Si vous le prenez en photo, il bouge.

 

Aujourd'hui, le couple est mis en scène dans de multiples situations, dans les relais et châteaux, les magazines people, sur la plage, en forêt.

Il suffit de l'observer pour comprendre la difficulté à le peindre.

Le coule moderne a quitté la dentelle pour s'en tenir à des mœurs libres avec égale responsabilité des sexes.

 

On ignore si les Grands Époux appartiennent à la nature ou à la culture parce que le couple est un sujet inépuisable, pas seulement pour les historiens d'art. S'il gaspille les forces de l'humanité,

on ignore qui est responsable de ce gaspillage.

 

Sans peaux de bête, juste un peu d'ombre pour se reposer, il fut innocent un jour.

 

Petit à petit, il s'embourgeoise dans la version flamande, l'homme tient la main de sa femme tout en fourrure et cornes de dentelle. À la sortie de l'église les mariés seront photographiés de cette manière, en noir et blanc.

Ainsi le couple est un sujet banal qu'il faut savoir évoquer comme personne, ne pas dire seulement que Monsieur est un peu plus grand ou qu'il va féconder sa partenaire. L'exubérance du principe mâle est remise en question à chaque époque.

 

Un couple qui se sépare n'aime pas être fixé, il prend des témoins, un avocat, et quand les témoins disparaîtront, on ne saura plus rien de Monsieur et Madame, les moments esthétiques et les plus nostalgiques... rien.

 

Véronique Pittolo, Toute résurrection commence par les pieds, éditions de l'Atente, 2012, p. 77-78.

20/01/2013

Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps

Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps, métamorphose

C'est pour dériver avec nous, changer et s'altérer comme nous faisons, que le monde nous semble identique. L'universelle métamorphose confère une apparence permanente à nos existences. Mais qu'une chose demeure inchangée, à l'écart, resurgisse, et la perte consubstantielle à l'épreuve du temps nous transperce et nous fait chanceler. Pareille expérience est de tous les âges. on s'étonne, dès l'enfance, de n'être plus le même, ni plus rien, lorsqu'une idée, un objet importants, à quelques mois de là, ont pâli. Qu'étions-nous donc, qu'ils aient pu nous tenir sous leur charme, régenter nos actes et nos pensées ? Mais la portée de l'affaire, alors, est limitée par l'exigence, encore, de nos embrassements, l'absence de recul, notre peu de durée. Le délai requis, pour qu'elle devienne opératoire, dangereuse, est celui d'une vie, quand, des trois générations qui sont l'éternité ici-bas, selon un mot de Keynes, la nôtre, seule, demeure et s'apprête au départ. Elle a eu son jour. L'espace qui s'ouvrait, devant elle, elle l'a traversé. Le futur a migré dans le passé. On est devenu tout ce qu'on pouvait. Ce qu'il était permis d'escompter, on l'a obtenu, ou non. L'heure est venue de renoncer, d'un coup — ce sont les disparitions brutales qui éclaircissent nos rangs — ou morceau par morceau, quand le corps multiplie les signes d'usure et de délabrement, que les tâches auxquelles on se sentait voué, perdent leur nécessité sentie, l'âpre intérêt qu'on y trouvait.

 

Pierre Bergounioux, Lettre de réclamation à la régie du temps, lavis de Jean-Baptiste Sécheret, Circa 24, 2012, np.

© Photo Chantal Tanet.

19/01/2013

Paul Celan, Enclos du temps

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Mon

âme incline vers toi

t'entend orager,

 

dans le creux de ton cou mon étoile

apprend comment on sobre

et devient vrai,

 

des doigts, je la tire au dehors —

viens, entends-toi avec elle,

encore aujourd'hui.

 

Meine

dir zugewinkelte Seele

hört dich

gewittern,

 

in deiner Halsgrube lernt

mein Stern, wie man wegsackt

und wahr wird,

 

ich fingre ihn wieder heraus —

komm, besprich dich mmit ihm,

noch heute.

 

Paul Celan, Enclos du temps [Zeitgehöft],

Clivages, 1985, np.

18/01/2013

Dominique Buisset, Quadratures

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On ne sort pas vivant de l'à présent

Il n'a d'autre issue qu'en lui-même sans

Après sans rien nulle postérité

Sans aucun pas de côté apaisant

Pour aller souffler hors de l'incessant

On reste cloué au poste hérité

De qui on ne sait trop si même sang

Au chaudron fait même boudin cuisant

Mais régime riche ou sage eau riz thé

On rejoint toujours la majorité

 

                        *

 

J'ai aimé : trop long errata...

qu'aurais-je bien de plus à dire ?

On ne revient plus sur ses pas.

Pas aimé. Je n'ai pas plus à dire :

Que n'ai-je trié mes émois ?

J'ai mordu à bien trop d'appas,

et, bientôt, sur elles et moi,

un édredon de terre en tas...

 

Dominique Buisset, Quadratures, postface de

Jacques Roubaud, éditions NOUS, 2010, p. 69 et 42. 

17/01/2013

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare

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           J'ai caché mon amour

 

J'ai caché mon amour étant jeune et farouche

Jusqu'à ne plus souffrir le bourdon d'une mouche

J'ai caché mon amour pour ma détresse amère

Jusqu'à ne plus souffrir la vue de la lumière

Je n'osais pas jeter les yeux sur son visage

Mais par monts et par vaux je laissais son image

À chaque fleur des champs c'était un baiser pour

Dire adieu encore une fois à mon amour

 

C'est au plus vert du val que je l'ai rencontrée

La jacinthe des bois s'emperlait  de rosée

Et la brise perdue baisait ses yeux d'azur

L'abeille aussi baisait et s'en allait chantant

Un rayon de soleil se frayant un passage

Mit une chaîne d'or à son col éclatant

Celée comme le chant de l'abeille sauvage

Elle est demeurée là tout le long de l'été

 

J'ai caché mon amour aux champs et à la ville

Jusqu'à être un jouet pour la brise gracile

L'abeille me semblait ressasser des ballades

Et la mouche rugir en lionne irritée

Il n'est pas jusqu'au silence qui ne prît langue

Et qui ne me hantât tout le long de l'été

L'énigme qui laissait la nature impuissante

N'était pas autre chose qu'un amour secret

 

 

               I hid my love

 

I hid my love when young till I

Couldn't bear the buzzing of a fly

I hid my love to my despite

Till I could not bear to look at light

I dare not gaze upon her face

But left her memory in each place

Where'er I saw a wild flower lie

I kissed and bade my love good bye

 

I met her in the greenest dells

Where dewdrops pearl the wood bluebells

The lost breeze kissed her bright blue eye

The bee kissed and went singing by

A sunbeam found a passage there

A gold chain round her neck so fair

As secret as the wild bee's song

She lay there all the summer long

 

I hid my love in field and town

Till e'en the breeze would knock me down

The bees seemed singing ballads o'er

 The fly's bass turned a lion's roar

 And even silence found a tongue

 To haunt me all the summer long

The riddle nature could not prove

Was nothing else but secret love

 

John Clare, Poèmes et proses de la folie de John Clare, présentés et traduits par Pierre Leyris, suivis de "La psychose de John Clare" par Jean Fanchette, Mercure de France, 1969, p. 103-105, 101-104.