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09/02/2013

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, sirène, mythologie

                         Quai de la Seine

 

   Au petit matin je m'éveille dans la désolation, ne sachant ni où je me trouve ni ce qui m'a amenée là. J'ouvre les yeux puis les referme bien vite, les rouvre, les ferme de nouveau. Il faut prendre une décision, mais de quelle nature et tendant vers quoi ? Je sais simplement que je ne pourrai demeurer longtemps sur ce sol inégal et douloureux à ma chair de poisson. Ma chair de femme est peu sensible aux menues attaques, tandis que le bas de mon corps, nerveux, élastique mais également tendre et d'un consistance délicate (chair peu serrée comme celle du cabillaud), souffre du moindre caillou sur lequel il repose.

   Mais où aller, et de quelle façon ?

   Ainsi je suis échouée, misérable, dans la vaste ville inconnue. Puis, un instant d'oubli, et mes yeux s'ouvrent malgré moi : la lueur de l'aube à peine voilée d'une brume d'émail, déjà la promesse rouge du soleil d'été loin là-bas sur l'eau grise (pas la mer, non, me dis-je avec détresse, pas la mer d'où je viens mais quelque fleuve à l'eau douce et sale, douce, écœurante et huileuse, et tantôt grise, tantôt brune, pas la mer, ni l'odeur de la mer, mais quoi ?), seul point distinct parmi les ombres, les vapeurs claires. Et tout le reste envahi d'incertitude, baignant dans une clarté trouble, une lumière de zinc : la péniche qui passe lentement, que je devine tout près à la rumeur de l'eau fendue (pareil est le bruit de l'eau quand je glisse de la surface jusqu'au fond de la mer en gardant tendu bien droit le bas de mon corps, la queue seule ondoyant au rythme lent que je donne à la descente, ouverte largement, largement déployée, translucide), les maisons ou les immeubles qui bordent l'autre rive, comme soulevés de terre et fabriqués d'évanescence.

   C'est ainsi que sur terre, hors de l'eau, m'apparaît toute chose.

 

Marie NDiaye, La Naufragée, J. M. W. Turner, "Musées secrets", Flohic éditions, 1999, p. 7, 9, 11.

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