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15/04/2012

Colette, "Mœurs de la glycine", Pour un herbier

    

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                                             Mœurs de la glycine

 

   J'espère bien qu'elle est encore vivante, qu'elle le sera longtemps, cette despote au moins deux fois centenaire, florissante, incoercible, la glycine qui hors de mon jardin natal s'épanche au-dessus de la rue des Vignes. La preuve de sa vitalité me fut apportée l'an dernier, par une alerte et charmante pillarde aux cheveux blancs... Une robe noire, une blanche chevelure, une agilité de sexagénaire : tout cela avait sauté, dans la rue des Vignes déserte comme autrefois, jusqu'à atteindre et dérober un long lien terminal de glycine, qui acheva de fleurir à Paris, sur le lit-divan où me tient l'arthrite. La fleur en forme de papillon détenait, outre le parfum, un petit hyménoptère, une chenille arpenteuse, une coccinelle heptapunctata, le tout en provenance directe, inespérée, de Saint-Sauveur-en-Puisaye.

   Pour dire le vrai, cette glycine, à qui je trouvais, sur ma table-banquette, une fragrance, une couleur bleu mauve, une attitude quasi reconnaissables, je me souviens qu'elle fut de mauvais renom, tout le long de l'étroit empire borné par un mur, défendu par une grille. Elle date de très loin, d'avant le premier mariage de Sido ma mère. Sa folle floraison de mai, sa résurgence maigre d'août septembre embaument les souvenirs de ma petite enfance. Elle se chargeait d'abeilles autant que de fleurs, et murmurait comme une cymbale dont le son se propage sans s'éteindre, plus belle chaque année, jusqu'à l'époque où Sido, penchée curieusement sur le fardeau de fleurs, fit entendre le petit « Ah ! Ah ! » des grandes découvertes attendues : la glycine commençait à attacher la grille.

   Comme il ne pouvait pas être question, dans l'empire de Sido, de tuer une glycine, celle-ci exerça, exerce encore sa force réfléchie. Je l'ai vue, soulever, brandir en l'air, hors des moellons et du mortier, un imposant métrage de grille, tordre les barreaux à l'imitation de ses propres flexions végétales, et marquer une préférence pour l'enlacement ophidien d'un tronc et d'un barreau, qu'elle finit par incruster l'un à l'autre. Il lui arriva de rencontrer le chèvrefeuille voisin, le charmant chèvrefeuille mielleux à fleurs rouges. Elle eut l'air d'abord de ne pas le remarquer, puis le suffoqua lentement comme un serpent étouffe un oiseau.

   J'appris, à la voir faire, ce qu'est sa puissance meurtrière, qui sert une convaincante beauté. J'appris comment elle couvre, étrangle, pare, ruine, étaye. L'ampélopsis est un petit garçon, comparé aux spires, ligneuses dès leur premier âge, de la glycine.

[...]

 

Colette, Pour un herbier [1948], dans Œuvres, IV, édition publiée sous la direction de Claude Pichon et Alain Brunet, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2001, p. 892-893.

14/04/2012

Marie Étienne, Journal sans bord, dans Le Livre des recels

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Journal sans bord, 1975-1978 (Extraits)

 

                                                                              La laide

 

1

 

   Amère, amère. Retombée de citron. Elle est celle qui s'éprend de l'heure reine tôt vécue.

 

   Et marcher dans cette ouate imbibée, quel retard ! Les arbres sans racines se sont trompés de terre, leurs feuilles s'engloutissent, s'engloutissent, n'ayant rien d'autre à espérer. Les pierres sont devenues montagnes, elles-mêmes devenues carnaval incertain que chacun se balance à la tête.

 

   « Ma rivière calme dans sa fête, l'air carnassier. Mère des Trois Pays, ça cogne dans ta tête, tu crois que c'est à la fenêtre.

   Va-nu-pieds sur la digue, sur la digue don daine, tu traînes, corps vautré.

   Sang coulé n'a pas d'odeurs, le tien si car de menstrues.

   Les comptines sont là pour toi, crevasses en sus. »

 

2

 

   Un homme à sa fenêtre compte les notes disposées sur les fils électriques, tandis qu'un train, si train il y a, refuse sa chanson aux moines paysans qui déversent aux champs leurs surplus de prières ; tandis que les gendarmes prennent la cuisinière en flagrant délit de masturbation.

 

   Ça c'est un à-côté, rien de commun avec la laide, qui s'enfuit en cachant sa pensée, toute rouge dressée, et poursuivie par des soldats casqués en vue de ce travail.

 

   Revêches sont les cerisiers, les épaules, les villages.

 

3

 

   Elle l'appelle de sons neigeux, le fol, l'éclaté byzantin, le Mozambique à nez camard, elle divague la sucrée, creusant ses paumes, dictant ses plaintes.

 

          Elle chevauche, elle requiert

          « Mon foisonnement rare », dit-elle.

 

   Elle halète, bras sémaphore, dans le champ froid évanoui, gorge tendue, cri répété.

          « La forêt s'ouvre et me rejette, gros poisson ballonné.

           De mes siamois qu'adviendra-t-il ?

           De mes perdrix roucoulent douces ?

           De chaque chêne à moi donné ?

           De mes cristaux transparents gais ? »

 

Marie Étienne, Le Livre des recels, Poésie / Flammarion, 2011, p. 123-125.

13/04/2012

Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir

 

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              L'amoureuse

 

Elle est debout sur mes paupières

Et ses cheveux sont dans les miens,

Elle a la forme de mes mains,

Elle a la couleur de mes yeux,

Elle s'engloutit dans mon ombre

Comme une pierre sur le ciel.

 

Elle a toujours les yeux ouverts

Et ne me laisse pas dormir.

Ses rêves en pleine lumière

Font s'évaporer les soleils,

Me font rire, pleurer et rire,

Parler sans avoir rien à dire.

 

                       *

 

               Le jeu de construction

 

L'homme s'enfuit, le cheval tombe,

La porte ne peut pas s'ouvrir,

L'oiseau se tait, creusez sa tombe,

Le silence le fait mourir.

 

Un papillon sur une branche

Attend patiemment l'hiver,

Son cœur est lourd, la branche penche,

La branche se plie comme un ver.

 

Pourquoi pleurer la fleur séchée

Et pourquoi pleurer les lilas ?

Pourquoi pleurer la rose d'ombre ?

 

Pourquoi pleurer la pensée tendre ?

Pourquoi chercher la fleur cachée

           Si l'on n'a pas de récompense ?

 

                — Mais pour ça, ça et ça.

 

                           *

 

    Nudité de la vérité  

 

                                                          Je le sais bien

 

  

Le désespoir n'a pas d'ailes,

L'amour non plus,

Pas de visage,

Ne parlent pas,

Je ne bouge pas,

Je ne les regarde pas,

Je ne leur parle pas

Mais je suis bien aussi vivant que mon amour et que

      mon désespoir.

 

Paul Éluard, Mourir de ne pas mourir, dans Œuvres complètes, I, préface et chronologie de Lucien Scheler, Textes établis et annotés par Marcelle Dumas et L. Scheler, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1968, p. 140, 142-143, 149.

12/04/2012

Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, automne 2011

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Les disparus. Ce qui à tout jamais fut englouti avec eux,
la conscience aiguë, térébrante que l'on en éprouve. Nous bouleversent non tant les supposés secrets des morts, que l'énigme irrémédiablement close de leurs pensées profondes, de leurs désirs, de leurs rêves. Déjà, vivants, ils nous laissaient perplexes, malheureux d'ignorer, au fond, ce à quoi ils aspiraient en vérité, quels que fussent leurs propos, désorientés, affolés, consternés par cette impossibilité — on en avait la certitude douloureuse — fatale en quelque sorte, à connaître la vérité de leur être. Non qu'ils dissimulassent, choix dont on leur laissait d'ailleurs la légitimité, mais au profond d'eux-mêmes il y avait comme un puits insondable, un tréfonds d'obscurité inaccessible, terrible, désespérant à quoi jamais on n'aurait accès.

   Et maintenant ils sont partis, ont emmené avec eux dans un ailleurs innommable, pour nous à tout jamais perdu, ce qui les constituait, les fondait, cela, on en est assuré, certain, n'était pas accessoire mais les qualifiait, donnait à leur être leur unicité irremplaçable. On avait toujours souffert de se trouver, quel que fût le degré de confiance, d'intimité, irrémédiablement séparé, confronté à une profondeur que l'imagination se représentait à peine, réduit, de toutes manières, à soi-même. Certes, on accordait sans façon à l'autre cette réserve, on la reconnaissait. Mais cela ne changeait rien au sentiment de solitude à quoi on était assigné — ontologiquement. À cette heure, séparé jusqu'à sa propre mort, on éprouve dans la souffrance par instants violente, tout ce qui à coup sûr, nous a manqué, ces horizons qui nous auraient agrandis, ces savoirs qui nous auraient tellement enrichis, ces parcelles imaginaires qui nous auraient accomplis, favorisés d'autres territoires : c'est cela le deuil.

   Dans ce constat que l'amertume soit bannie, que tout regret cède le pas. Que leur fin soit pour nous l'impulsion d'un départ neuf, le gage d'un commencement — notre élan qui les assure, sait-on ? de n'être pas venus pour rien.

 

Claude Dourguin, Journal de Bréona, dans Conférence, n° 33, automne 2011, p. 100-101.

11/04/2012

Michel Leiris, Ondes, Images de marque

Michel Leiris, Ondes, Images de marque, printemps, automne

                                  Leiris par Giacometti


                       Printemps

 

De gauche à droite

ou de cour à jardin

égrener le chapelet du vocabulaire

et malaxer chacun de ses grains

pour qu'il devienne fruit mûr

sinon germe d'étoile.

 

                       Automne

 

Ce que j'écris et qui,

doré par mon orgueil,

me semble traits de feu

n'est peut-être que lueurs sur un marécage

ou flamboiement de feuilles mortes.

 

Michel Leiris, Ondes, Le temps qu'il fait, 1987, np.

 

                             *

Images de marque...

 

Un roi sans bouffon autre que lui-même.

 

Un initié à une confrérie qui ne comprend que lui.

 

Un homme dont le malheur est de n'avoir autant dire jamais su être un fou.

 

Quelqu'un qui fut un enfant quelconque mais se voudrait vieillard prodige.

 

Un moraliste qui se juge sans tache quand il a dîné sans salir sa cravate.

 

Un égaré accroché à la poésie comme un clochard à son kilo de rouge.

 

Un vivant que seule l'idée qu'elle finira empêche de goûter la vie.

 

Un foutu trou où la foudre s'engouffre.

 

Un écrivain qui ne brigue pas l'immortalité relative que vous assure la gloire mais a soif de l'impression qu'il ressent quand il est au travail et que cela marche à souhait : n'être plus sous la coupe de la mort.

 

Celui qui, désenchanté, parle ici pour essayer de s'enchanter encore.

 

Michel Leiris, Images de marque, Le temps qu'il fait, 1989, np.

10/04/2012

Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes

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Quand ma brûlure est trop intense, et inhumaine

cette violence qui m'étreint, je suis tentée

de tourner contre moi-même ma propre main

parce que dans un seul mal finissent tant de maux.

 

Mais alors c'est Amour qui me parle en secret,

Amour, lui qui jamais ne s'éloigne de moi :

« Ne porte pas la faux dans la moisson d'autrui ;

tu ne t'appartiens pas, tu es à ton seigneur ;

 

depuis le jour où tu t'es mise en son pouvoir,

ton âme et ton corps, ta vie et ta mort, c'est lui

qui en est maître, à lui ils doivent se soumettre.

 

Oui, prendre congé de toi-même sans que lui

ne le signifie ou te l'accorde, est un acte

plein de témérité où tu n'as aucun droit ! »

 

                                *

 

Quando tavolta il mio soverchio ardore

m'assale e stringe oltra ogni stil umano,

userei contra me la propria mano,

per finir tanti omai con un dolore.

 

Se non che dentro mi ragiona Amore,

il qual giamai da me non è lontano :

— Non por la falce tua ne l'altrui grano :

tu non sei tua, tu sei del tuo signore,

 

perché dal dì, ch'a lui ti diedi in preda,

l'anima e 'l corpo, e la morte e la vita

divenne sua, e a lui conven che ceda.

 

Si ch'a far da te stessa dipartita,

senza ch'egli tel dica o tel conceda,

è troppo ingiusta cosa e troppo ardita.

 

Gaspara Stampa[1523-1554], Poèmes, traduction et

présentation de Paul Bachmann, édition bilingue,

Poésie / Gallimard, 1991, p. 160-161.

 

 

 

09/04/2012

Julien Gracq, La Forme d'une ville

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   La forme d'une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d'un mortel. Mais, avant de le laisser derrière elle en proie à ses souvenirs — saisie qu'elle est, comme le sont toutes les villes, par le vertige de métamorphose qui est la marque de la seconde moitié de notre siècle —, il arrive ainsi, il arrive plus d'une fois que, ce cœur, elle l'ait changé à sa manière, rien qu'en le soumettant tout neuf encore à son climat et à son paysage, en imposant à ses perspectives intimes comme à ses songeries le canevas de ses rues, de ses boulevards et de ses parcs. Il n'est pas nécessaire, il est sans doute même de médiocre conséquence qu'on l'ait souvent habitée. Plus fortement, plus durablement peut-être, agira-t-elle sur nous si elle s'est gardée en partie secrète, si on a vécu avec elle, par quelque singularité de condition, sans accès vrai à son intimité familière, sans que notre déambulation au long de ses rues ait jamais participé de la liberté, de la souple aisance de la flânerie. Pour s'être prêtée sans commodité, pour ne s'être jamais tout à fait donnée, peut-être a-t-elle enroulé plus serré autour d'elle, comme ue femme, le fil de notre rêverie, mieux jalonné à ses couleurs les cheminements du désir.

 

Julien Gracq, La Forme d'une ville [José Corti, 1985], dans Œuvres complètes, II, édition établie par Bernhild Boie, avec la collaboration de Claude Dourguin, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1995, p. 773.

08/04/2012

Paul Claudel, Connaissance de l'Est

 

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                                   Villes

 

   De même qu'il y a des livres sur les ruches, sur les cités de nids, sur la constitution des colonies de madrépores, pourquoi n'étudie-t-on pas les villes humaines ?

 

Paris, capitale du Royaume, dans son développement égal et concentrique, multiplie, en l'élargissant, l'image de l'île où il fut d'abord enfermé. Londres, juxtaposition d'organes, emmagasine et fabrique. New York est une gare terminus, on a bâti des maisons entre les tracks, un pier de débarquement, une jetée flanquée de wharfs et d'entrepôts ; comme la langue qui prend et divise les aliments, comme la luette au fond de la gorge placée entre les deux voies, New York entre ses deux rivières, celle du Nord et celle de l'Est, a, d'un côté, sur Long Island, disposé ses docks et ses soutes ; de l'autre, par Jersey City et les douze lignes de chemins de fer qui alignent leurs dépôts sur l'embankment de l'Hudson, elle reçoit et expédie les marchandises de tout le continent et l'Ouest ; la pointe active de la cité, tout entière composée de banques, de bourses et de bureaux, est comme l'extrémité de cette langue qui, pour ne plus continuer que la figure, se porte incessamment d'un point à l'autre. Boston est composé de deux parties : la nouvelle ville, pédantesque, avare, telle qu'un homme qui, exhibant sa richesse et sa vertu, les garde pour lui, comme si les rues, par le froid, se faisaient plus muettes et plus longues pour écouter avec plus de haine les pas du piéton qui les suit, ouvrant de tous côtés des avenues, grince des dents à la bise ; le monticule de la vieille ville, tel qu'un colimaçon, contient tous les replis du trafic, de la débauche et de l'hypocrisie. Les rues des villes chinoises sont faites pour un peuple habitué à marcher en files : dans le rang interminable et qui ne commence pas, chaque individu prend sa place : entre les maisons, pareilles à des caisses défoncées d'un côté dont les habitants dorment pêle-mêle avec les marchandises, on a ménagé ces interstices.

   N'y aurait-il pas des points spéciaux à étudier ? la géométrie des rues, la mesure des angles, le calcul des carrefours ? la disposition des axes ? tout ce qui est mouvement ne leur est-il pas parallèle ? tout ce qui est repos ou plaisir, perpendiculaire ?

 

Livre.

                                                                              [1896]                                                                                                                                                                   

 

Paul Claudel, Connaissance de l'Est [1900], suivi de L'Oiseau noir dans le soleil levant [1929], préface de Jacques Petit, Poésie / Gallimard, 1974, p. 47-48.

 

07/04/2012

Charles Cros, Le Collier de griffes

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                  Hiéroglyphe

 

 

J'ai trois fenêtres à ma chambre

   L'amour, la mer, la mort,

Sang vif, vert calme, violet.

 

Ô femme, doux et lourd trésor !

 

Froids vitraux, cloches, odeurs d'ambre.

   La mer, la mort, l'amour,

Ne sentir que ce qui me plaît...

 

Femme, plus claire que le jour !

 

Par un soir doré de septembre,

   La mort, l'amour, la mer,

Me noyer dans l'oubli complet.

 

Femme ! femme ! cercueil de chair !

 

                     *

 

                           Sonnet

 

J'ai peur de la femme qui dort

Sur le canapé, sous la lampe.

On dirait un serpent qui mord,

Un serpent bien luisant qui rampe.

 

Je ne suis pas un homme fort,

Mais ce soir le sang bat ma tempe.

L'amour va bien avec la mort;

Mon poignard, essayons ta trempe.

 

Arrêtons son rêve menteur.

Nulle langueur, nulle senteur,

Acier, n'empêchera ton œuvre.

 

Ô lâcheté ! le lendemain

J'aspirais l'odeur de jasmin

De ma triomphante couleuvre !

 

Charles Cros, Le Collier de griffes, dans Ch. C., Tristan Corbière, Œuvres complètes, édition établie par Louis Forestier et Pierre-Olivier Walter (pour Charles Cros), Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 179 et 204.

06/04/2012

Aurélie Loiseleur, extrait de Nomme

aurélie loiseleur,nomme,gens

 

                     Hôtel du Grand Miroir

 

La vie cloche

Donc donc

Gens s'adressent en masse

à la bête à bon Dieu

                 au Dieu à bon dos.

Ces syndiqués de la sainteté les voici comme

                                         je vous vois exprimer force revendications oratoires

par courrier timbré avec accusé de réception.

 

Sans répit frappent à la porte

                          à la Face principielle.

Est-ce qu'On zieute par le judas ? Le Grand Vacancier est-il

pas revenu ?

 

                                            Gens s'alpaguent

                                            se gueulent à contrevent :

                                            « Attendons-nous au Déluge ! »

 

Vacarme des vies sème la confusion.

Récolte sera cruelle.

Dans le malentendu font comme s'ils s'étaient dit entre on quelque chose à comprendre.

Gens c'est connu

ça se nourrit de queues d'absolu.

 

Gens de vaquer.

On foule.

On va       en colonie

On vire

vertigine sur talons.

On se récure la cavité buccale machinalement

on s'interroge.

On se couche.

On lit dans les signes.

Moutons béent. Doute demeure ;

bête espoir de réponse résonne      crucial.

 

[...]

 

Aurélie Loiseleur, extrait de Nomme (livre futur), dans

Fusées n° 20, éditions Carte blanche, 2011, p. 109-110.

05/04/2012

James Joyce, Poèmes (Musique de chambre)

james joyce,finnegans wake

À la rosée du rêve arrache-toi, mon âme,


À la lourde torpeur de l’amour, à sa mort,


Voici que de soupirs les arbres sont emplis,


Eux dont le jeune jour admoneste les feuilles.

 

Déjà l’aube grandit et règne à l’orient


Où surgissent des feux qui brûlent doucement


Et elle fait trembler tous ces ors et ces gris,


L’impalpable réseau des toiles d’araignées.


Tandis que doucement, tendrement, en secret,


S’ébranlent du matin les carillons fleuris


Et que les chœurs savants de la grande féerie,
   

Innombrables ! — partout commencent à monter.

 

From dewy dreams, my soul, arise,
   

From love’s deep slumber and from death,


For lo ! the trees are full of sighs
   

Whose leaves the morn admonisheth.


Eastward the gradual dawn prevails
   

Where softy-burning fires appear,


Making to tremble all those veils
   

Of grey and golden gossamer.


While sweetly, gently, secretly,
   

The flowery bells of morn are stirred


And the wise choirs of faery
   

Begin (innumerously !) to be heard.

 

James Joyce, Poèmes (Chamber Music, Pomes Penyach), édition bilingue, Poèmes traduits de l’anglais et préfacés par Jacques Borel, Gallimard, 1967, p. 45 et 44.

 

04/04/2012

Amelia Rosselli (1930-1996),"Une brève anthologie", dans Europe, avril 2012

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                Dialogue avec les poètes

 

De poète à poète : dans un langage stérile, qui

s'approprie la bénédiction et en fait un petit

jeu ou geste, ralentissant le pas sur le fleuve

pour laisser dire toute honnêteté. De poète en poète :

semblables à de gros oiseaux, qui ravissent le vent

qui les porte et contribue à améliorer la

faim. Petit à petit un futile motif qui

les réjouit, eux qui se voient croître en estime, les lettrés

aux chemises ouvertes qui bronzent, au soleil

de toutes les tranquillités ; un petit geste malheureux

les reconduit dans l'au-delà avec la mort qui semble

descendre et les enserrer.

 

Ironique facticité, ou y a-t-il une vérité ? dont je

puisse dire qu'elle est aussi la tienne ?

 

Mais dans le fleuve des possibles se levait aussi

un petit astre nocturne : ma vanité, d'être parmi

les premiers un géant de la passion, un Christo-emblême

des renoncements. Annonçant chasteté, problèmes

des bouches viriles, j'ai su que tu t'étais tué

d'un coup sec à la nuque : empire sur soi si

dans la nuit tonne l'ouragan. Ouragan particule

de si vaste emprise qu'il fait ruisseler ton front même

de pudeurs inexistentielles.

 

Et au coup d'horloge je te revis, mort sur le carrelage, brandir

des non-sens, repasser ta chemise aux quatre coins

et à la terre crachant des coups de pied conformistes.

 

 

                    *

 

Changer la prose du monde,

son horloge intacte,

et nous qui encadrons les manèges

épuisants de baisers.

 

Tu as inventé de nouveau la lune,

c'est une pauvre île

elle t'appelle avec une contingence désespérée

abâtardie par les longs dîners.

 


Amelia Rosselli, Une brève anthologie, traduction de l'italien de Marie Fabre, dans Europe, avril 2012, n° 1996, p. 214-215 et 220

 

 

03/04/2012

Robert Desnos, Corps et biens, Les portes battantes

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 Chanson de chasse

 

La chasseresse sans chance

de son sein choie son sang sur ses chasselas

chasuble sur ce chaud si chaud sol

chat sauvage

chat chat sauvage qui vaut sage

Laissez sécher les chasses léchées

chasse ces chars sans chevaux et cette échine

sans châle

si sûre chasseresse

son sort qu'un chancre sigille

chose sans chagrin

chanson sans chair chanson chiche.

 

 

Rober Desnos, Corps et biens, dans Œuvres, éditions établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 530.

 

 

                   Paris


Pas encore endormi,

J'entends vos pas dans la rue, hommes qui vous levez tôt,

Je distingue vos pas de ceux de l'homme attardé, aussi sûrement que

l'aube du crépuscule.

Sans cesse il est des hommes éveillés dans la ville.

À toute heure du jour des hommes qui s'éveillent,

Et d'autres qui s'endorment.

Il est, pendant le jour, d'invisibles étoiles dans le ciel.

Les routes de la terre où nous ne passerons jamais.

Le jour va paraître.

J'entends vos pas dans l'aube,

Courageux travailleurs matinaux.

 

Le soleil se pressent déjà derrière la brume.

Le fleuve coule plus nonchalamment.

Le trottoir sonne sec sous le pas.

Le son des horloges est plus clair.

Vienne l'indécis mois de mars et les langueurs du printemps

Tu te lèves, tu t'éclaires, tu éclates,

Figure de pavé et de cambouis,

Ville, ville où je vis,

Paris

 

Robert Desnos, Les Portes battantes, dans Œuvres, édition établie et présentée par Marie-Claire Dumas, Quarto Gallimard, 1999, p. 815.

 

 

02/04/2012

Philippe Beck, Un Journal

 

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Samedi 11 février 2006

 À Françoise Santon

 

« Je peins comme d'autres écrivent leur autobiographie. Mes toiles, finies ou non, sont les pages de mon journal, et en tant que telles, elles sont valables. L'avenir choisira les pages qu'il préfère » (Picasso). Journal est l'autobiographie du monde. Il y a des pierres. C'est pourquoi il peint ce que voient beaucoup. Déductions sont descriptions, ou visions communes, phrasées, des pensées courantes et concrètes, possibles, nombreuses, des vues distribuées ; et « l'effort dramatique d'une vision à l'autre » (Picasso) fait la transition des pages de la vie générale : J. Imp. est le livre des suavités.

Ainsi la Vision des faits de la nuit. Hamlet (III, 1) voit la réalité de Sommeil. La Commune du Sommeil. Il se tient avant le Lit, avant le Désir d'Oubli de Lady M. En deçà du Regret-Macbeth. Lady a l'idée de la Consommation Capitale. Idée tardive avant folie de marche incosnciente aux yeux de bœuf, et espace abîmé. Hamlet voit la frontière du Lit. Il oublie Consomm., en deçà de la peur. Il trouve la frontière ou pré-désir. Lit est l'espace loin. Et Désir de sommeil est feu éteint — désir de la boisson de rêve ou philtre d'oubli. Hamlet est ancien. Il trouve le moment exact : une frontière où l'humain résiste aux mille chocs d'existence. Au Chant du Sommeil Infini aussi. Désir Guerrier de Dormir est humain ? Souhait du sommeil long, baume subtil sur des effets de flèches et de masses d'existence dans la mer d'ennuis = Souhait de quitter la Condition, Rhumaine Condition, ou Transcendantal d'élaboration de la pensée dans un corps, en trois temps. Pensée contacte la réalité. Sommeil Infini fait peur, et interdit l'image de la disparition du rythme et des rêves rythmés. Éveil = férocité orgiaque + tendresse lyrique ? Mais chant prend le sommeil, huile de lampe et fleurs de lilas. « Je ne regarde pas la douleur, les souvenirs de la souffrance et l'oppression comme nécessaires pour grandir » (Janácek, Discours à l'Apple Tree Farm, 2 mai 1926).

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Philippe Beck, Un Journal, Flammarion, 2008, p 182-183.

01/04/2012

Jules Renard, Journal, 1887-1910

 

imgres.jpegLa tombe : un trou où il ne passe plus rien.

Sans son amertume, la vie ne serait pas supportable.

Je ne me lie avec personne à cause de la certitude que j'ai que je devrai me brouiller avec tout le monde.

Famille. La recevoir du bout des lèvres, du bout des doigts et, enfin, du bout du pied.

Le paysan est peut-être la seule espèce d'homme qui n'aime pas la campagne et ne la regarde jamais.

La vie n'est pas si longue ! On n'a pas le temps d'oublier un mort.

Paris : de la boue, et toujours les mêmes choses. Les livres ont à peine changé de titres.

La vie est la mine d'où j'extrais la littérature qui me reste pour compte.

Il a perdu une jambe en 70 : il a gardé l'autre pour la prochaine guerre.

Dans l'ombre d'un homme glorieux, il y a toujours une femme qui souffre. 

Les eaux vertes de la mémoire, où tout tombe. Et il faut remuer. Des choses remontent à la surface.

La sagesse du paysan, c'est de l'ignorance qui n'ose pas s'exprimer.

 La vie est courte, mais l'ennui l'allonge. Aucune vie n'est assez courte pour que l'ennui n'y trouve pas sa place.

 Résumer mes notes année par année pour montrer ce que j'étais. Dire : « J'aimais, je lisais ceci, je croyais cela. » Au fond, pas de progrès.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 971, 979, 981, 991, 993, 1004, 1008, 1011, 1023, 1032, 1033, 1034, 1038, 1039.