31/03/2012
Pierre Michon, Le Roi du bois
J'ai peint pour être prince.
J'avais peut-être douze ans. C'était le plein été, l'heure du soir où il fait encore chaud, mais les ombres tournent. Je faisais glander des porcs dans un bois de chênes vers Nemi, en contrebas d'un grand chemin ; j'avais écorcé une baguette et m'étais beaucoup réjoui d'en frapper ces grosses bêtes ineptes passant à ma portée. Je m'en étais lassé et me contentais de briser à toute volée les fougères, les fleurs hautaines du sous-bois, dont ma violence exaltait les odeurs ; j'aimais user de ce fléau. J'entendis venir de loin une voiture lourde, à petit train ; je me cachai et me tins coi : le plein soleil frappait la route et j'étais là dans l'ombre à regarder cette route au soleil, pas plus haut que la terre, invisible. À dix pas de moi et de mes porcs dans la lumière de l'été un carrosse s'arrêta, peint, chiffré, avec des bandes d'azur ; de cette caisse armoriée jaillit une fille très parée qui riait ; elle courut comme vers moi ; elle m'offrit ses dents blanches, la fougue de ses yeux ; toujours riant elle se suspendit à la limite de l'ombre, résolument me tourna le dos, un interminable instant elle se campa dans ce soleil marbré de feuilles où flambèrent ses cheveux, ses jupes d'azur énorme, le blanc de ses mains et l'or de ses poignets, et quand dans un rêve ses mains se portèrent à ses jupes et les levèrent, les cuisses et les fesses prodigieuses me furent données, comme si c'était du jour, mais un jour plus épais ; brutalement tout cela s'accroupit et pissa. Je tremblais. Le jet d'or au soleil sombrement tombait, faisait un trou dans la mousse. La fille ne riait plus, tout occupée à serrer haut ses jupes et sentir d'elle s'évader cette lumière brusque ; la tête un peu penchée, inerte, elle considérait le trou que cela fait dans l'herbe. La défroque d'azur lui bouffait à la nuque, craquante, gonflée, avec extravagance offrant les reins.
Pierre Michon, Le Roi du bois, éditions Verdier 1996, p. 13-15.
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30/03/2012
Jan Wagner, Archives nomades
forêt en février
un laboratoire secret dans une cave qu'en toute hâte
on camoufle dès qu'approche les pas d'un non-initié ;
pendant que sous l'écorce fébrilement
s'élabore la formule de l'été qui vient.
la mousse, penchée sur des troncs renversés,
comme un bibliothécaire sur de vieux in-folio.
de temps à autre, un oiseau réduit brusquement
au silence par quelque passant.
les racines qui étaient la terre.
les branches qui étaient le ciel.
la pâle flaque de lumière dans sa grisaille
comme si tout là-haut s'ouvrait une lucarne.
februarwald
ein heimliches kellerlabor das man hastig tarnt
sobald die schritte uneingeweihter sich nähern;
unter der borke derweil wird fieberhaft
an der formel des kommenden sommers gearbeitet.
das moos, über umgestürzte stämme gebeugt
wie ein bibliothekar über alte folianten.
ein vogel ab und an der unvermittelt
von irgend jemandem zum schweigen gebracht wird.
die wurzeln die erde zusammenhalten.
die zweige die den himmel zusammenhalten.
die blasse lache licht in dessen grau
als würde weit oben eine luke geöffnet.
Jan Wagner, Archives nomades, édition bilingue, traduit de
l'allemand et postfacé par François Mathieu, Cheyne éditeur,
2009, p. 23 et 22.
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29/03/2012
Giorgio de Chirico, Poèmes
Souvenir d'enfance
Il me souvient d'avoir vu souvent,
La ville entière tourner par là
Où se tournait le vent
Mélancolie
Lourde d'amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J'avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d'amour
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdront aussi
dans tes cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes [Poesie], présentés par Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 56, 25.
Giorgio de Chirico, Autoportrait, 1953.
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28/03/2012
André Suarès, Poétique
Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ni comment on oppose, en poésie, le vers régulier au vers libre, l’assonance à la rime, le verset à la mesure uniforme. Parlant poétique, on n’oublie que la poésie. Il est vrai que les plus acharnés à faire la théorie du poème sont les moins poètes, ou ne le sont pas du tout. En poésie, l’âme est tout : elle seule est créatrice ; et poésie veut dire création. C’est elle, sentiment ou pensée, qui cherche à donner une forme absolue à son objet. Mais quelle forme est absolue réellement ? Celle-là seule qui communique à l’auditoire l’émotion du poète. Par auditoire, il faut entendre le lecteur, le spectateur, l’homme qui attend de l’artiste une émotion qu’il espère, mais qu’il ne saurait se donner lui-même.
Le nombre est la forme du poème. Le nombre ne dépend pas du compte plus ou moins arbitraire qu’on en fait sur ses doigts. L’alexandrin est un nombre admirable, comme l’iambe tragique des Grecs ; ce n’est pas le seul. Il en est beaucoup d’autres. Ils sont légitimes, dès qu’ils touchent à la perfection ou qu’ils en approchent. Les formes régulières sont les plus faciles : tel en est l’avantage. Mais la monotonie s’en suit, et ce tour banal qui nuit à la création originale. Ainsi, il y a une servitude réelle de la rime, qui tourne l’esclavage. […]
Oui ou non, y a-t-il une foule de vers réguliers en toute langue, qui sont déserts de toute poésie ? Y a-t-il une grande poésie, vivante et féconde, dans un certain genre de prose ? Le grand poète crée son nombre, quel qu’il soit. Il faut y être sensible, comme à la musique sans barres de mesure, et à l’encontre des accords permis par l’école. Dans les poèmes en prose de Baudelaire, la poésie n’est pas moins présente que dans Les Fleurs du Mal : elle est autre, et n’est pas du même genre, voilà tout.
André Suarès, Poétique, texte établi et préfacé par Yves-Alain Favre, éditions Rougerie, 1980, p. 84-85.
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27/03/2012
Bernard Delvaille, Blues, dans Poèmes (1951-1981)
Rencontre
Dans les couloirs du métro vers minuit
j'allais seul hâtant le pas
Lorsque j'arrivai sur le quai
je m'aperçus que j'étais suivi
Un homme marchait derrière moi
il fumait une cigarette bleue
et était habillé de noir
avec un immense col blanc
il n'avait pas de cravate.
Je fis comme si je ne l'avais pas vu
Le métro arriva alors en sifflant
Au moment où je soulevais le loquet
L'homme s'approcha de moi
et me murmura lentement à l'oreille
Ne crains rien Je suis le Désespoir
La porte se referma Le métro démarra
L'homme resta seul sur le quai
Je le vis encore au loin quelques secondes
il avait un revolver à la main
et il l'appuyait contre sa tempe
Bernard Delvaille, Blues, dans Poèmes (1951-1981),
Seghers, 1982, p. 247.
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26/03/2012
Max Ernst, Au-delà de la peinture (1936)
La mise sous whisky marin
Qu'est-ce que le collage ?
L'hallucination simple, d'après Rimbaud, la mise sous whisky marin, d'après Max Ernst. Il est quelque chose comme l'alchimie de l'image virtuelle. LE MIRACLE DE LA TRANSFIGURATION TOTALE DES ÊTRES ET DES OBJETS AVEC OU SANS MODIFICATION DE LEUR ASPECT PHYSIQUE OU ANATOMIQUE.
« La vieillerie poétique avait une bonne part dans mon alchimie du verbe.
Je m'habituai à l'hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d'une église, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d'un lac ;les monstres, les mystères, un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi.
Puis j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots ! » (Arthur Rimbaud, Une Saison en Enfer)
Quel est le mécanisme du collage ?
Je suis tenté d'y voir l'exploitation de la rencontre fortuite de deux réalités distantes sur un plan non-convenant (cela dit en paraphrasant et en généralisant la célèbre phrase de Lautréamont : Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie) ou, pour user d'un terme plus court, la culture des effets d'un dépaysement systématique selon la thèse d'André Breton :« La surréalité sera d'ailleurs fonction de notre volonté de dépaysement complet de tout (et il est bien entendu qu'on peut aller jusqu'à dépayser une main en l'isolant d'un bras, que cette main y gagne en tant que main, et aussi qu'en parlant de dépaysement, nous ne pensons pas seulement à la possibilité d'agir dans l'espace). » (Avis au lecteur pour La Femme 100 têtes)
Une réalité toute faite, dont la naïve destination a l'air d'avoir été fixée une fois pour toutes (un parapluie) se trouvant subitement en présence d'une autre réalité très distante et non moins absurde (une machine à coudre) en un lieu où toutes deux doivent se sentir dépaysées (sur une table de dissection), échappera par ce fait même à sa naïve destination et à son identité ; elle passera de son faux absolu, par le détour d'un relatif, à un absolu noueau, vrai et poétique : parapluie et machine à coudre feront l'amour. Le mécanisme du procédé me semble dévoilé par ce très simple exemple. La transmutation complète suivie d'un acte pur comme celui de l'amour, se produira forcément toutes les fois que les conditions seront rendues favorables par les faits donnés : accouplement de deux réalités en apparence inaccouplables sur un plan qui en apparence ne leur convient pas.
Max Ernst, Au-delà de la peinture (1936), dans Écritures, collection "Le Point du jour", Gallimard, 1970, p. 252-256.
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25/03/2012
Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2000-2010
[...] Un pont escamotable, sur flotteurs, enjambe le canal du Midi. Je le verrai s'écarter pour donner passage à un bateau de plaisance. Étrange endroit. Des cabanes de pêcheurs sont bâties sur le talus. Des gens vaquent à leurs occupations, accomplissent des gestes paisibles, nettoient des poissons. D'autres, sur des voiliers, prennent le soleil, un jour ouvrable, à dix heures du matin ! Dans l'eau peu profonde de l'étang, des flamants roses, les premiers que je vois. Des mulets bondissent à la surface. À gauche, sur sa levée de terre, la cathédrale de Maguelone. Nous marchons le long de l'étang jusqu'à la mer qui mugit, bleue, élémentaire, comme originelle, derrière un talus. Les rouleaux brisent sur le sable jonché de galets de toutes les couleurs. Il y a aussi des fragments de calcaire creusés, ajourés par le travail de l'eau. J'aimerais m'attarder, voir, m'emplir les yeux de pareil spectacle. Je suis mort au monde depuis près de quarante ans. Il a donc cessé, de son côté, d'exister. Et voilà l'éclatante preuve du contraire. [Je 19.5.2005]
[...] je dispose, soudain, d'une merveille qui avait croisé ma route, lorsque j'avais dix ou douze ans, et que j'avais cru perdre sans retour, comme tant de choses belles, éblouissantes, à peu près incroyables, qui déchiraient parfois la grisaille des commencements et s'effaçaient aussitôt. [...] J'ai oublié si c'est à l'école de musique que j'avais entendu ce concerto, sous les mains de Philippe Entremont, ou, plus prosaïquement, à la radio. Je me le suis chantonné longtemps, avec la voix du dedans, et puis je n'y ai plus pensé. [...] Une des expériences cardinales de l'enfance située et datée qui fut la mienne aura été la rencontre de merveilles qui disparaissaient quand à peine j'avais entrevu l'inimaginable félicité dont elles étaient chargées.[...] tels morceaux de musique qui eurent, tous, la vertu de me laver de tout, de me dispenser une liesse dont leur aide, seule, me rendait susceptible. La contrepartie de ces visites, c'était, c'est resté la succession de pertes et de deuils en quoi elles se muaient, incapable que j'étais de les retenir, d'en épuiser les blandices. Une partie, au moins, des tâches qui m'auront occupé par la suite visait à récupérer ce dont l'ignorance, l'impuissance — les miennes mais celles aussi de ma petite patrie — m'avaient continuellement spolié. [Di 6.4.2008]
Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2001-2010, éditions Verdier, 2012, p. 568, 846-847.
© Photo Chantal Tanet, mai 2007
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24/03/2012
Bashô Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus
Nuit sous les fleurs —
ascète raffiné à l'excès
je me surnomme "Seigneur Ermite"
Mes yeux étincellent
d'avoir tant désiré la floraison —
Cerisiers pleureurs
Espérant le cri du coucou,
j'entends les cris
du marchand de légumes verts
Coucou, quand chantes-tu ?
les fleurs de prunier
épanouies depuis janvier
Impromptu du 20 mars
Cerisiers en fleur —
heureux pour sept jours
d'y admirer une grue !
Un coucou
vole et coucoule à maintes reprises —
quelle agitation !
Bashô Seigneur ermite, L'intégrale des haïkus, édition bilingue par Makoto Kemmoku et Dominique chipot, LaTable Ronde, 2012, p. 95, 77, 57, 64, 95,132, 141.
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23/03/2012
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement
Une lumière
Que veut dire lumière ? Et poésie ? Les noms ne désignent qu'une énigme. Je répète : lumière, poésie. Quelque chose bouge, s'éclaire. Je regarde dehors. Je vois l'éclat, les choses — je vois la lumière. Mais la poésie ? Rien d'autre que le mot. Et rien pour le poser.
La chute obscure dans la blancheur. Aucun bruit, pourtant. Seul celui des pages où se prennent des images. Pour ce qui est des voix, elles résonnent mais n'ont pas de sens. Pas plus que la brume qui gomme le paysage. Restent les losanges de la clôture et quelques feuilles arrêtées au bord du vide. Et le regard que rien ne vient plus remplir. Quelqu'un compte quelque part — ou quelque chose. Une sorte de silence rythmique. Un goutte-à-goutte sans les gouttes. Je m'arrête. J'attends : l'addition, la soustraction, peu importe. Je regarde mes ongles.
Ce qui se retire m'emplit les yeux, me reste sur l'estomac, s'arrête dans ma gorge. Inutile de vouloir mettre les doigts : vomir n'est pas une solution. Dans le liquide et l'odeur je ne trouverai que moi.
J'ai appris l'éphémère et l'oubli, les jours qui ressemblent aux jours, l'enthousiasme et l'ennui, l'angoisse toujours dans le noir du sommeil. Je regarde ce que je ne vois pas, je touche ce que je ne sais pas. Je suis au centre d'une explosion immobile dont tout s'éloigne infiniment.
Pourtant les pierres se serrent comme si elles avaient froid. Autour, une sorte de cendre au ras du sol. Avec un cri traînant, un silence fragile. Je cherche sans trouver (je ne sais pas ce que je cherche). Le plafond pèse de tout son poids et le jour sur les vitres. Comment dire cette attente sans visage ? Sur la table, oranges et pommes dans un plat. Pour quel peintre absent ? J'ouvre la main. Que pourrait-elle saisir qu'elle ignore ? Et mes yeux arrêtés sur ce qu'ils croient connaître ?
[...]
Jacques Ancet, Chronique d'un égarement, collection "Entre 4 yeux", éditions Lettres Vives, 2011, p. 121-122. www.editions-lettresvives.com/
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22/03/2012
François Lallier, Vita poetica
On sait qu’en France l’enseignement des langues classiques se réduit chaque année, considéré comme peu rentable, sans utilité dans une société où l’argent et les biens qu’il procure sont devenus les "valeurs" dominantes.1 Il existe encore, bien heureusement, des amoureux de l’Antiquité pour lire et relire les Grecs et les Latins, et ne pas penser que tout a été écrit à leur propos. François Lallier, poète et lecteur attentif de la poésie contemporaine2 publie avec Vita poetica des analyses neuves des poètes latins de la fin de la République.
Cette plongée dans les temps anciens conduit à mettre au jour un moment où la relation entre l’écrivain et son œuvre se transforme ; changement des plus importants, une séparation entre les deux se construit : « Une biographie […] advient au poète, parce qu’il ne se confond pas avec son chant, mais porte un masque sous lequel apparaît une autre vie que celle que peint le poème » (p. 10). Un peu plus loin : « Dans le clivage des déguisements et de la personne, une « vie poétique » se fait jour, s’opposant à des rôles, des conditions auxquelles toutefois le poète n’est pas soustrait, précisément parce que l’exercice de la poésie n’est pas une condition, un métier moins encore, mais une construction, sinon une fiction, vécue et mise à l’épreuve selon le cours de l’existence commune. » (p. 11) Quelles conséquences ? Cette transformation implique l’élaboration d’un « mythe éthique », celui qui oppose le choix éthique (la vita poetica) du "pur amour" à la violence de la société et qui modifie en profondeur, notamment, le rapport du poète, de la poésie au politique. Ce mythe, on le sait, aura longue vie…
François Lallier analyse minutieusement quelques textes de Virgile, Horace et Catulle pour cerner et préciser son propos. Ce qui retient dans ces lectures, c’est la relation essentielle établie entre la recherche d’une fonction de la poésie et les événements que vivent les trois poètes. Pour eux, la poésie ne peut (ne peut plus) se définir par la seule écriture en vers ; certes, la perfection de la métrique est nécessaire et il suffit d’évoquer leur virtuosité pour en être convaincu, mais le poème ne peut se limiter à cela. En même temps, c’est la thématique de l’épopée qui est abandonnée ; Horace, par exemple, affirme son incompétence à manier le style épique pour vanter la politique d’Auguste, alors même qu’il prouve une éblouissante maîtrise du vers. C’est que le poète se refuse à mettre la tête dans le sable et à accepter la violence sociale, les injustices, la vilenie des ambitions, à faire comme si la « voix du monde » n’était qu’harmonie.
L’éloignement de l’épique, sa mise à l’écart même, par la réflexion sur les choses du monde, conduit parallèlement à construire une autre poésie qui deviendra une source majeure pour l’Occident. François Lallier suit des moments de cette élaboration et montre comment une poésie amoureuse se substitue au genre épique, comment l’exaltation du sentiment amoureux, de la passion humaine s’oppose à la Fable. Il ne s’agit évidemment pas d’un simple changement thématique. François Lallier dégage dans Virgile l’importance de la « musicalité intérieure aux mots » (p. 45). Le même soin est apporté dans l’étude des Noces de Thétis et de Pélée ; Catulle y laisse de côté la continuité narrative propre à l’épopée et adopte une composition toute différente en faisant se succéder des tableaux, modification lisible en particulier dans la description du voile nuptial. En même temps, ce qui importe, c’est la recherche d’une « émotion de la forme » (p. 72), qui naît d’un travail sur le matériau sonore. À propos de la danse des Ménades, l’analyse attentive de quelques vers fait apparaître comment le jeu des sons, le rythme visent à "peindre" la scène, à en restituer le mouvement, et à imiter par la langue quelque chose de l’accompagnement musical. Ce qui se dessine et se décide, c’est « une idée de la poésie dont on retrouvera sans peine, sous le thème mythologique, les grands axes que sont la centralité de l’amour et la quête tout ensemble ironique et ardente d’un sens au destin de la cité, entre le mystère salvateur et la funeste logique de la puissance. »
Le passage de l’épique à l’élégie, c’est d’une certaine manière l’affirmation que le poète n’est pas (n’est plus) au service d’un pouvoir. Catulle, par exemple, suit d’abord Callimaque de près, mais Les Noces de Thétis et de Pélée se concluent par une critique forte qui place le lecteur « au cœur du temps et du lieu où l’auteur écrit » (p. 76). Le monde de Catulle n’a plus ses dieux, sinon dans la Fable, et la poésie aura pour fonction première de « rendre à la visibilité [le] mystère de l’amour » (p. 76).
Je n’ai retenu de cette lecture savante, qui est aussi celle d’un poète, que quelques conclusions. Ponctuée d’extraits en latin traduits, suivie de traductions, elle conduit à reprendre avec un autre regard les œuvres des Latins — mais pas seulement : elle incite à réfléchir sur la tradition de la thématique de l’amour. Précisons que Vita poetica est le premier ensemble d’un vaste livre qui comprendra les chapitres suivants : Ut pictura, La vie divine, Les amours, L’horreur épique.
François Lallier, Vita Poetica, collection Résidences, L’Arbre à
Paroles, Amay (Belgique), 2010, 10 €.
Cette recension a paru dans Les Carnets d'eucharis de Nathalie Riera, à l'automne 2011.
1 Un rappel : "classique" reprend le latin classicus, « de première classe », appliqué aux citoyens, puis classici [sciptores] a désigné les écrivains de première valeur…
2 Je renvoie à La Voix antérieure II (Jouve, Jourdan, Michaux, Frénaud, Munier), 2010, L’Arbre à Paroles, et à La Semence du feu, 2003, L’Atelier la Feugraie. F. Lallier a organisé le volume collectif Avec Yves Bonnefoy, De la poésie (P. U. de Vincennes, 2000) et co-dirigé le Cahier Roger Munier paru au Temps qu’il fait (2011) ; avec Géraldine Toutain, il a fondé en 2004, à Dijon, les éditions Poliphile (www.editions-poliphile.fr).
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21/03/2012
William Cliff, Immense existence
Le Léthé
quelqu'un m'a demandé mon nom
je lui ai dit
puis il m'a demandé mon âge
j'ai répondu
alors s'en allant dans le noir
il est parti
sans que j'en sache les raisons
mais je me souvins brusquement
qu'un soir précédemment
quelqu'un m'avait déjà posé
ces questions essentielles
et pour prix de mes vraies réponses
j'avais été laissé
aux fanges inexistentielles
de mon obscurité
un peu plus loin il m'arriva
toujours dans l'ombre
que l'on m'arracha des crachats
hors de mes lombes
cette nuit ainsi j'arrêtai
mes tentatives
et rentrai dans le vieux Léthé
qui nous délivre
car dans les eaux du grave Léthé
nous nous retrouvons délivrés
d'avoir à quémander auprès des hommes
ce que jamais ils ne nous donnent
William Cliff, Immense existence, Gallimard, 2007,
p. 75-76.
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20/03/2012
Samuel Beckett, L'innommable
[...] ce sera le silence, mais qui ne dure pas, où l'on écoute, où l'on attend, qu'il se rompe, que la voix le rompe, c'est peut-être le seul, je ne sais pas, il ne vaut rien, c'est tout ce que je sais, ce n'est pas moi, c'est tout ce que je sais, ce n'est pas le mien, c'est le seul que j'aie eu, ce n'est pas vrai, j'ai dû avor l'autre, celui qui dure, mais il n'a pas duré, je ne comprends pas, c'est-à-dire que si, il dure toujours, j'y suis toujours, je m'y suis laissé, je m'y attends, non, on n'y attend pas, on n'y écoute pas, je ne sais pas, c'est un rêve, c'est peut-être un rêve, ça m'étonnerait, je vais me réveiller, dans le silence, ne plus m'endormir, ce sera moi, ou rêver encore, rêver un silence, un silence de rêve, plein de murmures, je ne sais pas, ce sont des mots, ne jamais me réveiller, ce sont des mots, il n'y a que ça, il faut continuer, c'est tout ce que je sais, ils vont s'arrêter, je connais ça, je les sens qui me lâchent, ce sera le silence, un petit moment, un bon moment, ou ce sera le mien, celui qui dure, qui n'a pas duré, qui dure toujours, ce sera moi, il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer, il faut dire des mots, tant qu'il y en a, il faut les dire, jusqu'à ce qu'ils me trouvent, jusqu'à ce qu'ils me disent, étrange peine, étrange faute, il faut continuer, c'est peut-être déjà fait, ils m'ont peut-être déjà dit, ils m'ont peut-être porté jusqu'au seuil de mon histoire, devant la porte qui s'ouvre sur mon histoire, ça m'étonnerait, si elle s'ouvre, ça va être moi, ça va être le silence, là où je suis, je ne sais pas, je ne le saurai jamais, dans le silence on ne sait pas, il faut continuer, je vais continuer.
Samuel Beckett, L'innommable, éditions de Minuit, 1953, p. 260-262 (le livre a été repris dans la collection de poche , "Double", des éditions de Minuit).
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19/03/2012
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846)
Il devrait n'être point de désespoir pour toi
Il devrait n'être point de désespoir pour toi
Tant que brûlent la nuit les étoiles,
Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,
Que le soleil dore le matin.
Il devrait n'être point de désespoir, même si les larmes
Ruissellent comme une rivière :
Les plus chères de tes années sont-elles pas
Autour de ton cœur à jamais ?
Ceux-ci pleurent, tu pleures, il doit en être ainsi ;
Les vents soupirent comme tu soupires,
Et l'Hiver en flocons déverse son chagrin
Là où gisent les feuilles d'automne.
Pourtant elles revivent, et de leur mort ton sort
Ne saurait être séparé ;
Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie
Du moins jamais le cœur brisé.
[Novembre 1839]
There should be no despair for you
There should be no despair for you
While nightly stars are burning,
While evening sheds its silent dew,
Or sunshine gilds the morning.
There should be no despair, though tears
May flow down like a river:
Are not the best beloved of years
Around your heart forever ?
They weep — you weep — it must be so;
Winds sigh as you are sighing;
And Winter pours its grief in snow
Where Autumn's leaves are lying.
Yet they revive, and from their fate
Your fate cannot be parted,
Then journey onward, not elate,
But never broken-hearted.
[November, 1839]
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), choisis
et traduits d'après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris,
édition bilingue, [1963], Poésie / Gallimard, 1983, p. 87 et 86.
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18/03/2012
René de Obaldia, Innocentines
Le plus beau vers de la langue française
« Le geai gélatineux geignait dans le jasmin »
Voici, mes zinfints
Sans en avoir l’air
Le plus beau vers
De la langue française.
Ai, eu, ai, in
Le geai gélatineux geignait dans le jasmin ...
Le poite aurait pu dire
Tout à son aise :
« Le geai volumineux picorait des pois fins »
Eh bien ! non, mes zinfints.
Le poite qui a du génie
Jusque dans son délire
D’une main moite
A écrit :
« C’était l’heure divine où, sous le ciel gamin,
LE GEAI GÉLATINEUX GEIGNAIT DANS LE JASMIN »
Gé, gé, gé, les gé expirent dans le ji.
Là, le geai est agi
Par le génie du poite
Du poite qui s’identifie
À l’oiseau sorti de son nid
Sorti de sa ouate.
Quel galop !
Quel train dans le soupir !
Quel élan souterrain !
Quand vous serez grinds
Mes zinfints
Et que vous aurez une petite amie anglaise
Vous pourrez murmurer
À son oreille dénaturée
Ce vers, le plus beau de la langue française
Et qui vient tout droit du gallo-romain :
« Le geai gélatineux geignait dans le jasmin »
Admirez comme
Voyelles et consonnes sont étroitement liées
Les zunes zappuyant les zuns de leurs zailes.
Admirez aussi, mes zinfints,
Ces gé à vif
Ces gé sans fin
Tous ces gé zingénus qui sonnent comme un glas :
Le geai géla... »Blaise ! Trois heures de retenue.
Motif :
Tape le rythme avec son soulier froid
Sur la tête nue de son voisin.
Me copierez cent fois :
Le geai gélatineux geignait dans le jasmin
René de Obaldia, Innocentines, éditions Bernard Grasset,
1969, p. 158-160.
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17/03/2012
Jules Supervielle, Les Amis inconnus
L'escalier
Parce que l'escalier attirait à la ronde
Et qu'on ne l'approchait qu'avec des yeux fermés,
Que chaque jeune fille en gravissant les marches
Vieillissait de dix ans à chaque triste pas,
— Sa robe avec sa chair dans une même usure —
Et n'avait qu'un désir ayant vécu si vite
Se coucher pour mourir sur la dernière marche ;
Parce que loin de là une fillette heureuse
Pour en avoir rêvé au fond d'un lit de bois
Devint, en une nuit, sculpture d'elle-même
Sans autre mouvement que celui de la pierre
Et qu'on la retrouva, rêve et sourire obscurs,
Tous deux pétrifiés mais simulant toujours...
Mais un jour l'on gravit les marches comme si
Rien que de naturel s'y était passé.
Des filles y mangeaient les claires mandarines
Sous les yeux des garçons qui les regardaient faire.
L'escalier ignorait tout de son vieux pouvoir
Vous en souvenez-vous ? Nous y fûmes ensemble
Et l'enfant qui venait avec nous le nomma.
C'était un nom hélas si proche du silence
Qu'en vain il essaya de nous le répéter
Et, confus, il cacha sa tête dans les larmes
Comme nous arrivions en haut de l'escalier.
Jules Supervielle, Les Amis inconnus, dans Œuvres poétiques complètes,
édition publiée sous la direction de Michel Collot, Bibliothèque
de la Pléiade, 1996, p. 318.
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