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01/03/2012

Lecture de : Paol Keineg, Les trucs sont démolis

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   Les éditions Obsidiane ont publié Oiseaux de Bretagne, oiseaux d’Amérique en 1984 et Le temps qu’il fait Là, et pas là en 2005 ;  leur travail de coédition offre le moyen de mesurer l’importance d’une œuvre, diverse et riche aventure dans la langue – dans les langues, puisqu’un ensemble bilingue rappelle ici le rôle du breton dans l’écriture de Paol Keineg. Le titre, qui semble énigmatique, est un fragment de vers tiré de "Grand opéra" dans Les Amours jaunes de Corbière : à reprendre ce poème, on y reconnaît des aspects de la poésie de Paol Keineg, le goût de la dérision et un sentiment de désillusion ; comme le constate l’ange que fait parler Corbière, « ... Ma blanche couronne à ma tête / Déjà s’effeuille ; la tempête / Dans mes mains a brisé mon lys... // [...] Comme les trucs sont démolis ! » (1).

Il est exclu de proposer autre chose dans cette note qu’un rapide survol autour de quelques points : pour donner envie de lire, ou de relire, ensuite la totalité des livres encore disponibles. Paol Keineg a publié 4 recueils chez Pierre-Jean Oswald (tous épuisés...)(2), après Le poème du pays qui a faim, livre violent, dont on a pu juger excessif le tableau d’une Bretagne aussi mal en point qu’une colonie, comme l’Algérie un peu plus tôt qui avait obtenu son indépendance ; ainsi :

Bretons exportés... Bretons déportés... Bretons saisonniers à Jer. Bretons fermiers d’Aquitaine... Bretons canalisés... pressurés... Bretons ouvriers à Paris... Bretons manufacturés... moulés... stéréotypés... mirés calibrés désinfectés enveloppés encaissés et expédiés... petits Bretons changeables et interchangeables... Bretons inadaptés exploités humiliés écrasés aspirés asphyxiés oubliés... Bretons colonisés... Bretons sous-développés...

   Mais isoler un fragment pour ne retenir que le caractère rageur du texte serait fort réducteur. Paol Keineg était alors militant du parti autonomiste Union Démocratique Bretonne (dont il a été un des fondateurs en 1964), ce qui lui valut d’ailleurs d’être exclu de l’enseignement en 1972. Il était aussi et surtout poète et l’on s’en convainc à relire ce premier long poème, qui a le ton des épopées (« je vois ! / oh ! je vois ! / la cohue puissante des auges sur la mer / les auges de pierre sur l’épine dorsale des vagues / les hommes debout à l’avant des vaisseaux de granit / etc. »). Saisissant est aussi le plaisir des images et des anaphores qui rapproche Paol Keineg à cette époque d’un Aimé Césaire, avec « la lèpre amère des orties », avec les « ronces des rochers ». La Bretagne ne quittera pas la poésie de Paol Keineg, en s’y maintenant autrement : poèmes qui abandonnent en grande partie le lyrisme des premiers vers, désormais plus attachés à la simplicité des jours avec le recueil bilingue Histoires vraies / Mojennoù gwir, poèmes qui abandonnent un temps le français dans 35 haiku, ou qui plongent dans la littérature et les légendes celtiques avec Boudica, Taliesin et autres poèmes et les Préfaces au Goddodin. La phrase y est souvent plus elliptique, comme si dans la hâte il ne fallait en conserver que l’essentiel, sans verbe : « Pays dépaysé, la démence dans les pages. Une femme dicte. Pot-pourri de slogans. Kentoc’h mervel. La liberté ou la mort. » Le paysage appartient toujours à la Bretagne et le vocabulaire de la langue bretonne s’installe dans la phrase française – gwerz, plou, rouzig, botoù-koat, etc.

   On ne peut lire un enfermement dans une région, avec l’exaltation de coutumes particulières ou l’allusion à des actes militants4, et faire de Paol Keineg un poète des revendications autonomistes. Mauvaise manière de le présenter. Certes, « Un beau jour, on se retrouve avec une conscience nationale et tous ses accessoires », mais aussi :

Les peuples pauvres en ce siècle punitif, petits mecs et bouseux, bonniches et mouquères, travaillent aux contributions indirectes. Et moi qui fouille dans les panthéons littéraires, je trouve le temps long.

   Et encore, sans concession : « Depuis des années, j’entends citer Michel Torga : l’universel, c’est le local, sans les murs. La phrase est séduisante et elle illustre les dangers de la métaphore, parce qu’enfin, moi j’ai besoin de quatre murs et d’un toit. »

   Comment ne pas approuver ? Il y a bien chez Paol Keineg la volonté de restituer leur dignité à une langue et à ceux qui la parlent. Et la passion de dire l’utopie (« Je parle d’un temps qui n’existe pas »). Mais avec les années qui passent, il sait et écrit qu’il s’agit d’une utopie et, sans renoncer à rien, se colletant avec « la mémoire retorse de la syntaxe », il privilégie le travail avec les mots, avec ce plaisir souvent des homophonies et des rapprochements qui appartiennent à la tradition poétique ; au hasard : « la marée noire, la mariée blanche », « j’ai sans raison cent raisons d’espérer », le babil de Babel le débat des débuts ». Les paysages de l’enfance sont toujours là (et les cochons...), mais aussi Perros et Kafka, Dada et Zukofsky, Pouchkine et Tourgueniev, Celan et Rosmarie Waldrop. Et toutes les langues, celles apprises, le portugais brésilien pour lire Da Cunha et l’allemand pour « Heine, Rilke, Goethe en édition bilingue ». Celles qui manquent et qui manqueront pour approcher la complexité des manières d’être.
  
Terminons avec deux citations de Paol Keineg : «  À mesure qu’on écrit on accumule les ruines » et « Longtemps j’ai cru que la poésie devait dire quelque chose » 

 

Paol Keineg, Les trucs sont démolis, une anthologie, 1967-2005, Obsidiane & Le temps qu’il fait, 2008.

Une première version de cette recension a paru en 2009.

      (1). Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros, Tristan Corbière, Œuvres complètes,     Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1970, p. 757.

        (2) Évocation nostalgique, puisque j’ai d'abord lu Paol Keineg sous la couverture des éditions P.-J. Oswald. Pierre-Jean Oswald, éditeur militant, fit connaître à la fin des années 1950 la poésie algérienne, de Ismaël Aït Djafer ou de Henri Kréa, mais aussi quelques Cantos et des poèmes de Pound, traduits par René Laubiès, en 1958. Quand une étude rendra-t-elle justice à cet éditeur méconnu aujourd’hui (né en 1931, mort le 28 septembre 2000 d’un cancer) ?.