29/01/2021
Rose Ausländer, Été aveugle
Temps sans Ève
Dans la substance lunaire
lumière empruntée
habite le visage érodé
d’Adam
Les joues pendent
sacs de glace
la bouche jaunit
dans le cercle vide
L’œil gémeau
noire division
fixe le
temps sans Ève
Rose Ausländer, Été aveugle,
traduction Michel Vallois,
Héros-Limite, 2015, p. 57.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rose ausländer, Été aveugle, adam, Ève | Facebook |
03/05/2016
Rose Ausländer, Été aveugle
Les étrangers
Des trains amènent les étrangers
qui descendent et regardent autour d’eux l’air perdu
Dans leurs yeux nagent
de craintifs poissons
Ils portent des nez étrangers
des lèvres tristes
Personne ne vient les chercher
Ils attendent le crépuscule
qui ne fait pas de différences
ils pourront alors visiter leurs proches
dans la soirée lactée
dans les cratères de la lune
L’un d’eux joue de l’harmonica —
des mélodies bizarres
Une autre gamme habite
l’instrument :
une suite inaudible de
solitudes
Rose Ausländer, Été aveugle, Héros-Limite, traduction
de l’allemand Michel Vallois, 2015, p. 17.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rose ausländer, été aveugle, les étrangers, solitude | Facebook |
22/10/2015
Rose Ausländer, Pays maternel ;Été aveugle : recension
"Ausländer" signifie en allemand « étranger » ; étrangère, par force, à son pays et à sa langue, ce fut le sort de cette auteure juive. Rose Ausländer (1901-1988), née Rosalie Scherzer, quitte Czernowitz et accompagne son mari aux États-Unis dans les années 1920, la Bucovine étant devenue roumaine. De retour, elle publie son premier recueil en 1939 ; pendant la Shoah, elle connaît dans sa ville Paul Celan ; en 1946, fuyant l’occupation soviétique, elle retourne aux États-Unis et renonce pour un temps à l’allemand. Elle s’installe enfin à Düsseldorf et paraissent en allemand Blinder Sommer (Été aveugle) (1965) et Mutterland (Pays maternel) en 1978.
Le poème d’ouverture de Pays maternel est un programme avec ses trois strophes qui s’ouvrent par « je crois ». Quand il ne reste qu’une croyance dans les miracles et les rêves, seul vaut d’abord le « miracle des mots » grâce auxquels on peut agir et créer des mondes, ce qui s’énonce également par « Je vis /dans mon pays maternel / Le verbe » — et il s’agit toujours du « mot / Animé du souffle ». Mais importe aussi l’autre, le « frère de vie » ; c’est ainsi la figure du couple qui s’impose dans la poésie de Rose Ausländer, par exemple avec la figure d’Adam (un poème est d’ailleurs titré "Adam") : Adam « N’a pas commencé / D’exister » parce qu’il est seul, et il devient lui-même quand apparaît sa compagne « Pour l’aimer / Et / Le rendre mortel ». Dans Été aveugle, Adam vit « L’œil [...] fixe / le temps sans Ève », et la femme lui jette la pomme, c’est-à-dire la terre, pour le sortir de l’immortalité ; l’image du couple s’y retrouve aussi avec Roméo et Juliette, avec un "je" et un "tu" qui vont ensemble « conversant ».
S’« Il est temps d’en finir avec la solitude et d’aller se coucher », c’est bien que le vivant doit l’emporter. Le pays maternel, comme d’une autre manière la langue maternelle, ont été détruits dans leur esprit, les hommes et les femmes massacrés pendant « le temps[...] gelé », « l’éclipse sans fin », et c’est ce passé qui, écrit Rose Ausländer, « M’a poétiquement composée ». Au cours des années de guerre, c’était le silence, la disparition complète de toute harmonie, celle connue « quand la terre était ronde »
J’ai appris
Le langage du regard
Dans le ghetto
Alors que ma bouche
Devait rester close
Il y a sans aucun doute dans les motifs de la poésie de Rose Ausländer un mouvement, la remémoration d’un passé plus que noir, celui de « l’été de cendre », « aveugle », alternant avec le souvenir de l’enfance, des lieux disparus de la Bucovine, plus largement avec la certitude que tout moment peut être vécu dans la grâce — ce n’est pas un hasard si dans les deux recueils les mots "rêve", "légende", "conte " sont relativement fréquents. Certes, il existe toujours deux mondes, dans l’un on écoute Chopin et dans l’autre on meurt de faim. Certes, « Écris / Il ne te reste rien d’autre ». Mais l’échange avec l’autre est possible, mais la poésie s’impose contre la destruction, ce qui se lit dans l’hommage à Marianne Moore, à Peter Huchel ou, plus clairement peut-être à Cummings :
parfum de jeunesse terrain clair où le
souffle croît dans la
boue de ce Qui-Est
Ces « flambeaux de la vie » sont toujours en péril et, comme bien d’autres, Rose Ausländer a vu dans Israël la terre du salut. Dans Pays maternel, elle évoque « Le destin / resté jeune / Du peuple » et rappelle la figure biblique de Ruth amassant les grains glanés ; dans Été aveugle, le rossignol, dont on sait la valeur lyrique, « chante la Sion des ancêtres » et Israël symbolise « le commencement ». Mais l’espoir d’un autre temps, où l’on pourrait vivre éveillé ses rêves, « le conte de fées de la vie », est beaucoup plus large ; il y a la certitude que l’échange de paroles est le pas pour réinventer, si peu que ce soit, le paradis perdu, et Pays maternel s’achève par ces vers : « Amis revenons / Parmi les hommes. »
On peut regretter l’absence du texte original qui permettrait de mieux apprécier le rythme d’une langue sans apprêt, toujours concise et lumineuse. Mais on loue la qualité de la traduction et de la postface proposée par chaque traducteur. Rose Ausländer est peu lue en France et il faut le regretter ; c’est une grande voix, à l’égal de Nelly Sachs et Else Lasker-Schüler, Ingeborg Bachman et Hilda Domi.
Rose Ausländer, Pays maternel, traduction Edmond Verroul, 80 p., 15 €, et Été aveugle, traduction Michel Vallois,128 p., 17 €, Héros-Limite, 2015.
Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 10 octobre 2015.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rose ausländer, pays maternel, Été aveugle | Facebook |
16/06/2015
Rose Ausländer, Été aveugle
Roméo et Juliette à Central Park
Roméo et Juliette
à Central Park
ne disent mot de leur parents
à l’autre bout du monde
où le saule pleureur
pleure
non
Juliette et Roméo
deux flammes vertes
dans l’herbe
embrassées par
l’air de juin
à même le cœur
Danse d’autos
yeux d’écureuil et
le jeu qui tourne
en boucle
Devant les visages à dollars
flottant
des nuages de souffle
parfums de juin
le globe vert
au jeu de la fleur qu’on effeuille
Roméo et Juliette
immortels
sous les trembles
éclairs rouges sur les cils
soleil vert à l’oreille
les lèvres de Roméo
les cheveux de Juliette
le globe tourne
autour du oui vert
autour du oui rouge
autour de l’herbe souffle coupé
Rose Ausländer, Été aveugle, traduction
de Michel Vallois, Héros limite, 2015,
p. 33-34.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : rose ausländer, Été aveugle, roméo et juliette à central park | Facebook |