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02/09/2021

Robert Coover, Rose (L'Aubépine)

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Qui suis-je ? voudrait-elle savoir. Que suis-je ? Pourquoi cette malédiction d’une stupeur sans fin et la persécution des baisers de prétendants ? Leurs assauts incessants mais inopérants sont-ils vraiment la préfiguration de celui qui sera efficace, ou bien mon anticipation crédule (je n’ai pas de mémoire !) n’est-elle qu’une partie de la plaisanterie stuporeuse et stupéfiante ? Voilà le genre de questions enfantines auxquelles la fée doit répondre tout au long de la longue nuit de sommeil de cent ans lorsque la princesse, toujours fraîchement affligée, surgit et resurgit dans ce qu’elle croit être l’ancien office du château ou encore sa chambre d’enfant ou la galerie des musiciens dans le grand hall, ou un peu chacune de ces pièces, et pourtant aucune. Patience, mon enfant, lui dit la fée en la tançant. Je sais que cela fait mal. Mais cesse de pleurnicher. Je vais te dire qui tu es. Viens ici, dans ce passage secret, par cette porte qui n’est pas une porte. Tu es une porte comme celle-ci, accessible seulement aux initiés, tu es un passage secret comme celui-ci, qui ne mène qu’à lui-même. Bien, tu vois cette fente étroite dans le mur, d’où les archers défendent le château ? On lui donne, comme à toi, le nom de meurtrière. Si tu regardes par là, peut-être verras-tu les os de tes victimes, cliquetant dans les ronces en contrebas. Comme toi, cette fente est depuis longtemps à l’abandon, et, regarde, une jolie araignée noire y a tendu sa toile. Tu es cette créature immobile, attendant silencieusement ta malheureuse proie. Tu es cette fenêtre, tissée d’envoûtement mortel, ce corridor jamais emprunté, cet escalier dérobé en colimaçon qui mène à la tour interdite. Tu es celle qui a renoncé aux fonctions naturelles, celle qui envahit les rêves des innocents, celle qui héberge les forces sauvages et ainsi définit et provoque l’héroïsme, et pourtant tu es l’épouse magique, de tout ce qui est bon le calice et la fleur, celle au travers de laquelle toute gloire s’acquiert, tout amour se découvre, la racine par laquelle tout besoin peut germer. Tu es celle à propos de qui les poètes ont écrit : La rose et l’épine, le sourire et la larme. C’est là la rengaine du chant de toute vie.

 

Robert Coover, Rose (L’Aubépine), traduit de l’américain par Bernard Hœpffner, avec la collaboration de Catherine Goffaus, Fictions & Cie, éditions du Seuil, 1998, p. 19-21.

14/10/2017

Robert Coover, Rose (L'Aubépine)

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   Dans son imagination (tout ce qui lui reste) il s’est taillé un chemin à travers l’aubépine, a escaladé les murailles du château et atteint le chevet de la princesse. Il s’attendait à être excité rien qu’en la regardant, cette beauté légendaire qui tient à la fois de la biche et du félin, et il est vrai que, entièrement dénudé par l’aubépine, la chair encore douloureuse des piqûres d’épines qui à présent paraissent l’envelopper à la manière du linceul d’un martyr, il est excité, mais pas par la créature grave étendue là devant lui, pâle et immobile, revêtue de sa beauté spectrale comme d’un chagrin ancien et inextirpable. Le sens de sa mission le stimule et, animé par l’amour et l’honneur qui le contraignent à mener à bien cette aventure fabuleuse, il se penche en avant pour embrasser ces douces lèvres de corail légèrement écartées qui l’attendent depuis cent ans, de sorte qu’il pourrait la libérer de son envoûtement et accomplir ainsi son propre destin emblématique. Mais il hésite. Qu’est-ce donc qui le retient ? Sûrement pas ce fracas sourd de vieux ossements autour de lui. Plutôt la compassion sans doute. Que signifie vivre dans le bonheur pour l’éternité, en fin de compte, sinon chuter dans l’ordinaire, dans la faiblesse humaine, toujours davantage de désespoir, chuter dans la mort ?

 Robert Coover, Rose (L’aubépine), traduction Bernard Hœpffner, Seuil, 1998, p. 58-59.