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15/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Le rêveur, lorsqu’il se réveille, transporte avec lui un peu de son rêve, et les mots que le rêve lui donne pour le dire disent ce que le rêve donne par devers soi comme petit peu contenant le rêve à transporter. Un trouble léger survient alors, qui déborde le sens qu’il prête au rêve et le dévie. Le mot, la phrase se brouillent comme l’eau se trouble, la mare se strie de rondes sous le jet du caillou et s’obscurcit, car les mots du rêve sont ceux du trouble, ils sont vivants comme les grives, les petits pains en miettes qui flottent à la surface. Le caillou a des arêtes tranchantes qui coupent tout ce qu’elles trouvent. Elles coupent le rêve à l’endroit où se reflète le visage du rêveur.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 169.

14/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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Chez les patients du Dr Kraepelin, il y a des brumes, de l’air démoniaque, des odeurs de charbon, de cadavre, d’étranges fumées envahissent les chambres, on les noie dans le Tigre, ou on tue leurs parents, on vole leurs pensées, ou leur nourriture est mélangée à de la chair humaine, à des déchets, on y verse du poison, du musc, du jus d’aiguilles et de chaussure, de la potasse. Leur sommier pleure quand ils dorment, il est planté d’aiguilles, on les cloue à un arbre, on les pique avec des tarentules, des courants électriques traversent leur corps, on leur injecte un sang étranger, on rend leurs membres raides, de grosses grenouilles rentrent dans leur nez et leurs oreilles avant de sortir par leur bouche. Ça sent le soufre, le roussi, les aliments ont un goût de poison, de pourriture, quelqu’un parle à l’intérieur de leurs organes génitaux, ils sont des loups-garous, des chiens sans maître, on vole leur sang pour en faire quelque chose d’incongru, du boudin, des offrandes au diable. Un jour, ils se laissent mourir sur leur tombe et on salit leurs cheveux, on transforme leur visage en quelque chose d’autre, ils ne se reconnaissent plus, quelqu’un fabrique leurs pensées, influence leurs actes, leur souffle leurs mots. [...]

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 74-75.

 

12/03/2022

Marie de Quatrebarbes, Aby

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(...) Quelques années plus tard un autre homme, Ernst Friedrich, fera éditer un livre dans lequel il tentera de donner un visage à cette guerre [= Première Guerre mondiale]. Son titre, Guerre à la guerre !, est un retour à l’envoyeur adressé aux chefs d’escadron, aux patriotes et autres publicitaires qui jettent les corps prolétaires dans la guerre sans en subir eux-mêmes les conséquences. Comme Aby, Ernst rassemble des images et des documents qu’il accompagne de légendes. Prélevée dans les tranchées, les camps de prisonniers, les fosses communes, les potences, les fabriques de munitions, les bordels à soldats, les forêts décimées, les corps mutilés, les chansons militaires, les règlements de police, les articles de presse et de propagande, la littérature enfantine et jusqu’aux jouets conçus pour prédisposer au maniement des armes, la collection d’images se resserre, dans les dernières pages du livre, sur les visages décomposés des survivants et les tombes profanées. Ces visages soustraits, ravagés comme la terre soulevée par les obus, déchirée si profondément qu’on ne saurait dire, des cadavres exposés au grand jour ou des vivants ensevelis, lesquels portent le deuil des autres, ont vu la guerre de leurs propres yeux.

 

Marie de Quatrebarbes, Aby, P.O.L, 2022, p. 41-42.