18/07/2011
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse
le bruit violent des vagues
sur le rivage à l’heure où le sommeil apaise toute chose.
J.-Y. Masson, Onzains de la nuit et du désir.
On connaît Jean-Yves Masson traducteur de la littérature allemande (Hofmannsthal, Rilke, Andrian, notamment), italienne (Mario Luzi, Roberto Mussapi, Sinisgalli), anglaise (Yeats), directeur de la belle collection de littérature allemande chez Verdier, essayiste (Hofmannsthal, Jouve, Nerval), spécialiste de littérature comparée à l’Université de Paris IV, on fréquente moins le poète. On s’empressera donc de lire le récent recueil Neuvains du sommeil et de la sagesse, ensemble qui fait suite aux Onzains de la nuit et du désir parus en 1996 chez le même éditeur.
Le neuvain est une forme ancienne de strophe, plus rarement de poème. Présent chez Charles d’Orléans (1394-1465), il est apprécié des poètes de la seconde moitié du XVe siècle (ceux que l’on appelle "les Rhétoriqueurs") qui en varient la structure, mais il est toujours rimé et le reste quand il est quelquefois repris par des poètes du XIXe siècle. Jean-Yves Masson adopte une forme non rimée, mais garde les vers réguliers, souvent l’alexandrin, propres à une tradition poétique qu’il connaît bien1. Le recueil comprend 99 neuvains (= 9 fois 11) numérotés, encadrés par deux neuvains hors du compte et en italique ; le lecteur a déjà rencontré cette attention aux nombres dans le précédent recueil (121 = 11 fois 11 poèmes de 11 vers), et apprendra ici que le poète apprécie le « Nombre. Qui unifie et fortifie, // réunit les membres épars de la douleur, invente pour la patience / un rituel. »
On pourrait suivre dans les Neuvains les allusions, claires, à diverses traditions culturelles ; la Bible est présente, mais surtout le monde de l’antiquité classique par l’évocation de grands lieux (Delphes, Délos), par Homère dont un passage de l’Odyssée donné en épigraphe suggère peut-être une voie pour lire le recueil : « Trois fois je m’élançai, mon cœur me pressait de l’étreindre, trois fois hors de mes mains, pareille à une ombre ou à un songe, elle s’enfuit.»2 L’échec du mouvement d’Ulysse est à nouveau évoqué (neuvain LXXIX) quand le narrateur résume le sens de sa quête :
Comme le roi d’Ithaque, par trois fois
je cherche à saisir un visage, je m’élance sur le
chemin qui sépare de nous les morts et je leur rends
l’offrande blanche et noire afin qu’ils se souviennent de nous.
Tout est visage dans mes vers, pour que l’ombre parle et murmure.
On préfère suivre d’abord d’autres chemins qui se croisent. Le titre associe sommeil et sagesse, et ce couple du début à la fin est fil d’Ariane pour reconstruire ce que sont « les membres épars de la douleur » évoqués ci-dessus. Il apparaît bien nettement dans le neuvain II et se décline ensuite de diverses manières : sommeil entraîne nuit, ombre, sombre mais aussi aube et lumière, et à sagesse s’associent vérité et passé. Ces variations continues autour du sommeil permettent de faire surgir choses et êtres absents. L’évocation des moments magiques de l’enfance (« l’enfance d’or ») occupe une place privilégiée ; la recherche de ce temps à jamais disparu, dite quasiment dès l’ouverture du recueil, est un des motifs de l’ensemble : « Un enfant nu sommeille / dans ma crypte de temps. Il a la clé de mon empire. » (neuvain II). Cette perte irréparable et cette blessure inguérissable débordent largement le temps de l’enfance : « Cette folle rumeur qui me vient de l’enfance / et dort au fond de moi toute d’ombre et de nuit, / c’est la douce chanson de mon pays d’absence. » (neuvain LXI). Une blessure aussi profonde a été provoquée par la perte de l’être aimé.
Rien ne reste donc du passé, sauf peut-être les songes où tout s’invente avant l’aube, le sommeil où se fabriquent les images que détruit la lumière. Le dormeur plonge dans d’autres espaces, dans d’autres heures, essayant – en vain – de « saisir le secret noir du temps », ne retrouvant que des ombres qui s’enfuient, les animaux ou les arbres de tous les jardins perdus – ceux de l’enfance : couleuvre, crapaud, freux, grive, ou ceux de la Grèce : olivier, acanthe, laurier, oléandre (laurier rose). On sait bien que « la mémoire même est tissée d’oubli noir ». On sait aussi que pour inventer son passé dans la nuit, « ce chemin sans langage », par les songes, il faut inventer une langue qui, seule, pourra vraiment rompre le silence du songe, « le sommeil d’avant le monde », et apaiser la douleur : « Et je vais parmi des figures, des ombres, des simulacres, / en cherchant par quels mots je pourrais me guérir ». Les mots trouvés traduisent la « voix d’ombre » sinon inaudible et, dans la contrainte forte du neuvain, écartent pour un temps « l’exacte familière étrange vérité », la certitude de la « nuit du corps » – de la mort.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, 15, 50 €.
1 Jean-Yves Masson a notamment édité un choix de poèmes de Philippe Desportes (La Différence, collection Orphée), sous le titre Contre une nuit trop claire (titre d’un poème de Desportes).
2 Traduction de Philippe Jaccottet.
XCIII
Arbres de grand sommeil, confidents de ces jours d’enfance
où le temps neuf dévoilait sa lumière ardente,
arbres chargés d’abîme inverse, traits d’union entre vie et mort,
j’en appelle à votre amitié quand chante l’oiseau de l’orage,
quand le soir vient, quand le cœur étouffe en silence,
que toute route se dérobe et que vient le doute et la peur.
Près de vous je suis cet enfant qui s’en allait vers la frontière
à la recherche de la langue où l’origine
chante au-delà de toute langue, dans la musique de vos voix.
Jean-Yves Masson, Neuvains du sommeil et de la sagesse, éditions Cheyne, 2007, p. 105.
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