21/06/2017
Christophe Manon, Au nord du futur
Nous n’étions rien il y avait
du silence en nous et nous
dansions dansions dressant nos désirs comme à l’assaut
de quelle falaise quelle enceinte quelle cime au
hasard n’obéissant à aucune loi aucun ordre nous enfantions
des bombes franchissions des portes allant de deuil en deuil au travers de la poussée du temps qui nous porte infailliblement
à l’échéance n’étant
que des hommes dépouillés
de ce que nous possédions encore de destin nous arpentions
les terres étrangères couverts
de nuit où étions-
nous nul ne le sait mais
comme il faisait sombre et comme
cependant nous vivions.
Christophe Manon, Au nord du futur, NOUS, 2016, p. 31.
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29/03/2017
Bernard Noël, Des formes d'elle
Des formes d’elle
I
vivre dis-tu
c’est la venue
d’un mystère il s’empare
de nous tu vois cette ombre
sur le corps
tu vois
ce fantôme en dessous
la matière a besoin
de matière
ce besoin
est notre infini
ma langue
touche en toi une serrure
intime
tu fais de moi
un moi par-dessus les morts
par-delà les vivants
Bernard Noël, Des formes d’elle, dans
Les Plumes d’Éros, Œuvres I, P.O.L,
2010, p. 279.
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30/12/2016
Jacques Lèbre, L'immensité du ciel
Inquiétude
Serait-ce l’inquiétude de tout revivre ?
L’angoisse de sentir ou d’éprouver de nouveau
ce que déjà j’aurais pu sentir, éprouver ?
À moins que ce ne soit une sorte de rattrapage
pour revivre plus intensément
(et sans commettre les même erreurs)
ce que déjà j’aurais pu vivre ?
Cela, il me semble difficile d’y croire.
Comme si cette vie, celle-ci déjà vécue,
devait à jamais rester de l’ordre du rêve ?
Jacques Lèbre, L’immensité du ciel, La Nouvelle
Escampette, 2016, p. 11.
© Photo Carole Florentin
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02/10/2016
Esther Tellermann, Sous votre nom
Vivions-nous
à même
nos linges
et nos tessons
pour finir
nos bouches
d’ombre ?
Ou bien nous
nourrissions d’oracles
et de couronnes
d’eau que retiennent
les marges ?
Esther Tellerman, Sous votre
Nom, Flammarion, 2015, p. 104.
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27/06/2016
Jacques Audiberti, Poésies 1934-1948
Raminagrobis
Mangez, mes petits ! Mangez, mes petits ! Mangez !
Demain nous aurons nos sites changés.
Demain nous saurons, de la mort, la tendre,
la seule raison qui n’est que d’attendre.
Buvez, mes petits ! Buvez, mes petits ! Buvez !
Demain nous aurons nos pouces lavés.
Nous pourrons, demain, sous la pamplemousse,
graisser, des saisons, le dard, s’il s’émousse.
Aimez, mes petits ! Aimez, mes petits ! Aimons !
Nous sommes des feux vêtus de phlegmons.
Nous font, nous guettant, fléchir goutte à goutte
trop d’yeux sur ces murs et sur cette voûte.
Mourez, mes petits, mourez, mes petits, et tous !
Qu’il n’en reste un seul, eût-il nom Titous.
Il rebâtirait un temple quelconque.
La pierre des soirs tourne dans la conque.
Jacques Audiberti, Poésies 1934-1948, préface de
Georges Perros, Gallimard, 1976, p. 94.
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09/05/2016
Georges Perros, Papiers collés
Vivre sans arrêt avec une personne, du matin au soir, au bout de huit jours on la déteste. Mais vivre avec soi-même ! Alors on part en voyage, on dédaigne de prendre une valise qui nous rappellerait… Et on arrive dans une chambre d’hôtel où la première chose entrevue est un miroir. (Inutile de le casser.)
J’aime quand j’ai bu un peu. J’épouse la terre plus aisément. Je tourne un peu. Je suis à jeun quant à elle. Cet état de demi-ébriété me ravit. Comme un coma de juste mesure. Celui-là même que j’ai vainement cherché avec les êtres, que je n’espère plus trouver qu’avec moi-même, un jour de musique privilégiée, musique d’accompagnement qui m’adoptera pour thème.
Georges Perros, Papier collés, Gallimard, 1960, p. 37, 57.
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28/04/2016
Claude Dourguin, Points de feu
Pourquoi la littérature, l’art en général, dites-vous ? Hé bien comme libération, la seule, de la servitude, de la finitude.
Couleurs, textures, senteurs, odeurs, bruits, sons, matières, substances : tout cela nous requiert et nous attache, besoin éprouvé et satisfaction profonde.
La mort physique à quoi l’on assiste fait éprouver avec une évidence violente qu’elle est bien la seule réalité, le seul événement qui valide le « toujours » et le « jamais plus ».
Claude Dourguin, Points de feu, Corti, 2016, p. 64, 81, 94.
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03/03/2016
Joseph Joubert, Carnets, II
1805
... comme une araignée qui n’aurait pas de pattes n’aurait pas moins en elle-même l’habileté d’ourdir sa toile.
Quiconque n’est jamais dupe n’est pas ami.
De ce qu’il faut pour vivre avec les autres — et — de ce qu’il faut pour vivre avec soi-même.
1806
Ils se tiennent aux portes et ne voient que par les barreaux.
La grande affaire de l’homme c’est la vie, et la grande affaire de la vie c’est la mort.
La vie entière est employée à s’occuper des autres : nous en passons une moitié à les aimer, l’autre moitié à en médire.
Joseph Joubert, Carnets II, Gallimard, 1994 [1938], p. 76, 87, 87, 95, 100, 100.
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12/02/2016
Alberto Giacometti, Écrits
Ma réalité
Je fais certainement de la peinture et de la sculpture et cela depuis toujours, depuis la première fois que j’ai dessiné ou peint, pour mordre sur la réalité, pour me défendre, pour me nourrir, pour grossir ; grossir pour mieux me défendre, pour mieux attaquer, pour accrocher, pour avancer le plus possible sur tous les plans, dans toutes les directions, pour me défendre contre la faim, contre le froid, contre la mort, pour être le plus libre possible ; le plus libre possible pour tâcher — avec les moyens qui me sont aujourd’hui les plus propres — de mieux voir, de mieux comprendre ce qui m’entoure, de mieux comprendre pour être le plus libre, le plus gros possible, pour dépenser, pour me dépenser le plus possible dans ce que je fais, pour courir mon aventure, pour découvrir de nouveaux mondes, pour faire ma guerre, pour le plaisir ? pour la joie ? de la guerre, pour le plaisir de gagner et de perdre.
Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 77.
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15/09/2015
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
L’existence tout de même quel problème
J’en ai assez de vivre et non moins de mourir
Que puis-je faire alors ? sinon mourir ou vivre
Mais l’un n’est pas assez et l’autre c’est moisir
Aussi me peut-on voir errer plus ou moins ivre
C’est un fait je pourrais écrire un bien beau livre
Où je saurais bêler en me voyant périr
Mais cette activité nullement ne délivre
De faire de la mort l’objet de son désir
Les arbres qui marchaient n’inclinaient point leur tête
Les collines courant s’apprêtaient à la fête
De son haut le soleil semait dru ses rayons
La nature en ses plis absorbait ses victimes
L’absurde coq chantait ses prouesses minimes
Et je cherchais la rime en rongeant des crayons
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 322.
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31/05/2015
Henri Thomas, La joie de cette vie
C’est une occupation de voir les nuages courir au vent, se déformer, diminuer, s’élever, s’étaler, disparaître furtivement, changer de lumière et d’ombres. Les nuages ne s’amassent pas dans le ciel à ma demande, mais presque.
Je n’ai pas vécu ce que j’écris maintenant ; je le vis, je le découvre, en l’écrivant — sur le mode de l’écriture, comme on dit en croyant par cette formule expliquer quelque chose.
C’est tellement étrange d’exister autrement qu’une plante ou un caillou, qu’il faudra peut-être s’excuser de mourir. Je suis là à six heures du matin, éveillé depuis quatre, le cœur battant, dans l’attente du jour qui sera sans doute encore obscur. Je n’ai, pour répondre de moi, que mes livres, que j’ai oubliés, après m’y être absorbé, peut-être résorbé. Ils sont pareils en cela aux amours, dont on n’a plus que le titre : un nom, un prénom, une couleur dominante ; le reste a disparu, comme l’herbe des champs, comme les lignes écrites il y a six mois ou dix ans.
Nous vivons sur (si l’on pense à la terre) ou sous (si c’est au ciel) d’anciennes terreurs, et c’est la même terreur. La chose et le mot viennent de terre ?
Henri Thomas, La joie de cette vie, Gallimard, 1991, p. 28, 30, 33.
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15/04/2015
Franz Kafka, Lettres à Felice
Mes rapports avec la littérature et mes rapports humains sont immuables, ils ont leurs causes dans mon être, nullement dans des circonstances momentanées. Pour écrire, j’ai besoin de vivre à l’écart, non pas « comme un ermite », ce ne serait pas assez, mais comme un mort. Écrire en ce sens, c’est dormir d’un sommeil plus profond, donc être mort, et de même qu’on ne peut pas arracher un mort au tombeau, de même on ne peut pas m’arracher à ma table de travail dans la nuit. Cela n’est pas directement lié à mes rapports avec les gens, il se trouve simplement que je ne puis écrire, et vivre par conséquent, que de cette façon systématique, continue, stricte. Or toi [Felice], comme tu le dis, cela te sera « très lourd à porter ». Depuis toujours j’ai eu peur des gens, non pas des gens eux-mêmes à proprement parler, mais de leur intrusion dans mon être débile, voir ceux auxquels j’étais le plus lié pénétrer dans ma chambre m’a toujours causé de l’effroi, c’était plus que le pur symbole de cette crainte.
Franz Kafka, Lettres à Felice, II, traduit de l’allemand par Marthe Robert, Gallimard, 1972, p. 472.
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15/02/2015
Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduction Patrick Reumaux
Il n’y a pas de Silence sous terre — aussi silencieux
À endurer
Le formuler découragerait la Nature
Et hanterait le Monde.
*
Qui était-ce sinon Moi qui gagnait la Hauteur —
Qui étaient-ce sinon Eux, qui échouaient !
Mourir a maints tours dans son sac
S’ils pouvaient vivre, ils le feraient !
*
Les collines en syllabes Pourpres
Racontent les Aventures du Jour
À de petites bandes de Continents
Qui regagnent leurs Pénates après l’École.
*
Mourir — sans le Mort
Vivre — sans la Vie
Telle est la pilule Miracle
Qu’on veut nous faire avaler.
Emily Dickinson, Le Paradis est au choix, traduit et
présenté par Patrick Reumaux, Librairie Élisabeth
Brunet, 1998, p. 347.
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06/02/2015
Hilda Doolittle, Trilogie
La floraison du bâton
[8]
Je suis tellement heureuse,
je suis la première ou la dernière
d’un vol ou d’un essaim ;
je suis pleine de nouveau vin ;
je suis marquée par un mot,
je suis brûlée par le bois,
tirée de braises rougeoyantes,
ni coupée, ni marquée par l’acier ;
je suis la première ou la dernière à renoncer
au fer, à l’acier, au métal ;
je suis allée en avant,
je suis allée en arrière,
je suis allée de l’avant depuis le bronze et le fer,
jusque dans l’Âge d’Or.
H(ilda) D(oolittle), Trilogie, traduit par Bernard
Hoepffner, Corti, 2011, p. 105.
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03/12/2014
Cesare Pavese, Travailler fatigue
Nocturne
La colline est nocturne, dans le ciel transparent.
Ta tête s'y enchâsse, elle se meut à peine,
compagne de ce ciel. Tu es comme un nuage
entrevu dans les branches. Dans tes yeux rit
l'étrangeté d'un ciel qui ne t'appartient pas.
La colline de terre et de feuillage enferme
de sa masse noire ton vivant regard,
ta bouche a le pli d'une cavité douce au milieu
des collines lointaines. Tu as l'air de jouer
à la grande colline et à la clarté du ciel :
pour me plaire tu répètes le paysage ancien
et tu le rends plus pur.
Mais ta vie est ailleurs.
Ton tendre sang s'est formé ailleurs.
Les mots que tu dis ne trouvent pas d'écho
dans l'âpre tristesse de ce ciel.
Tu n'es rien qu'un nuage très doux, blanc
qui s'est pris une nuit dans les branches anciennes.
Cesare Pavese, Travailler fatigue, traduit de l'italien et préfacé par Gilles de Van, Gallimard, 1969, p. 85.
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