04/04/2015
Paul Klee, Journal
Jeudi 16 avril [1914]. Le matin, face à la ville [Kairouan], ai peint dans une lumière légèrement dispersée, à la fois claire et tendre. Sans brumes. Puis ai dessiné à l’intérieur. Un imbécile de guide se charge du ton comique. Auguste [Macke] lui apprend quelques expressions allemandes, et des pires. Dans l’après-midi, il nous conduit dans les mosquées. Le soleil est on ne peut plus pénétrant. On fait un petit bout de chemin, monté sur un âne.
Vers le soir, par les rues. Un café orné de tableaux. Belles aquarelles. Nous pillons en achetant. Attroupement provoqué par une souris. Finalement on l’assomme à coups de chaussures. Échouons à la terrasse d’un café. Soirée aux nuances aussi délicates que précises. Virtuose du moulinet.
[...]
Vendredi, le 17. Passé de nouveau la matinée à peindre devant la ville, tout près de la muraille, sur un monticule de sable. Ensuite, ai cheminé seul, parce que j’exubérais, franchissant une porte au-dehors jusqu’à l’endroit où s’élevaient quelques arbres. Raretés format un ensemble rare. Constaté qu’il s’agit d’un petit parc Un bassin plein de plantes aquatiques, de grenouilles et de tortues.
Paul Klee, Journal, traduction de Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 281-2
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05/01/2015
Jean Tardieu, Margeries
Clair de lune
L'image qui s'annonce et qui me suit
Est-ce un rayon qui cherche au sol un doux appui
Ou cette forme qui profite de la nuit
Pour traverser à tire-d'aile sans un bruit
La blanche ville où le travail s'est endormi ?
Approche et marche de ce pas toujours parti !
Nous sommes seuls à travers tout ce qui fut dit
Comme des sages bienveillants qui ont compris.
Rien ne renonce, rien ne bouge, rien ne fuit.
Tout ce que l'ombre m'a donné, tu me l'as pris.
Cueille ce rêve si tu dors, je l'ai promis.
Jean Tardieu, Margeries, Gallimard 1986.
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16/11/2014
Étienne Faure, Vues prenables
Le temps travaille trop, on est déjà dimanche
ce matin en ouvrant la fenêtre,
il neige en silence, les rues sont d'antan ;
de la ville, la rumeur est absente,
c'est la neige ou la nuit en son cœur qui l'interrompt
— ou la mort, insistante à sonner l'heure,
qui ponctue plus sonore les rêves.
Tout remonte en mémoire, les petits vieux
revenus naguère estropiés, claudiquant,
plusieurs balles dans la peau, des idées
fixées désormais sur les hommes,
qui le dimanche à des poulbots sans église
tendaient des gâteaux, biscuits à la cuiller
trempés dans du vin, leur donnant
sans le savoir le goût du rouge.
Aidés d'un peu d'alcool ensuite ils mourraient
un après-midi dansant
entre les bras d'un fauteuil qui connut leurs étreintes
dimanche, entre deux guerres.
le goût du rouge
Étienne Faure, Vues prenables, Champ Vallon, 2009, p. 79.
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25/07/2014
Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé
Quatre poèmes d’amour
Si quelqu’un sourit
Si quelqu’un sourit à te voir,
s’il te regarde avec bonheur,
c’est que ton corps n’a plus la force
de lui cacher, derrière toi, le mur.
Enfant qui tète sa mère,
bientôt sa mère le détestera,
avant de lui ôter la tête.
Les yeux commencent par un point,
la douleur les allonge vers le bas,
le regard tire d’eux l’horizon,
et il faut compléter le triangle
toute sa vie, avec les mains.
Ce qui sort de ta bouche,
c’est d’abord la fumée d’une cigarette ;
et puis c’est tout le reste.
Si tu es en première
Si tu es en première
quand je suis en seconde
qu’est-ce donc qui s’est décoiffé ?
Où est la brosse, où est le peigne, où est le vent ?
où est la chevelure ?
Soleil, par qui les feuilles sont des lampes transparentes.
Orgueil, par qui les filles montent dans les wagons rouges.
Honte, qui donne à l’homme une allumette vite éteinte.
Quand de l’eau entre dans la noix
par la fente de sa coquille,
chaque moitié sur l’eau qui noie
bientôt peut-être flottera.
Si je monte au Palais-Royal,
quand tu descends au Châtelet,
les rails restent si parallèles
qu’on voudrait être des roues.
Parfois, d’un moment
Parfois, d’un moment, tu peux dire
qu’il est huit heures,
ou que c’est le moment de remonter ta montre.
Mais tu diras bien autre chose
Pour peu qu’à ce moment un autocar t’écrase.
Or, il y a toujours
quelque chose qui nous écrase,
ne serait-ce que notre poids.
Et ce qui nous écrase,
comme un autocar, est parfois
plein de militaires joyeux.
À tout moment ,
il faut les mentionner aussi.
Je lui ai crié
Je lui ai crié :
Madame ! Madame !
Votre parapluie,
je crois, s’est ouvert.
Fallait-il plutôt
ne pas le lui dire ?
le fermer de force ?
ne pas l’avoir vu ?
se mettre en colère ?
L’aurais-je quittée
de toute manière
aussi las de vivre ?
Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé, Gallimard, 1966, p. 79-82.
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16/07/2014
Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain
Nulle poésie
Nulle poésie à vivre là.
Vous êtes ces pierres mêmes, ces bruits ceux de vos esprits
Les ferraillants tramways grondeurs et les rues qui mènent
Au bar de vos rêves où le désespoir siège
Ne sont que rues et tramways : la poésie est ailleurs.
Cinémas et boutiques une fois abandonnés
On les regrette. Puis plus. Étrangement hostiles
Semblent les nouveaux points de repère marquant ici et [maintenant.
Mais allez du côté de la Nouvelle-Zélande et vers les Pôles,
Ces pierres s'avivront, ce bruit sera chant,
Le tramway bercera l'enfant qui dort
Et aussi celui qui court toujours, dont vogue la nef
Mais qui jamais ne peut retourner au pays mais doit rapporter
À Illion d'étranges et sauvages trophées.
Malcolm Lowry, Poèmes, traduction de Jean Follain, dans "Les
Lettres nouvelles", juillet-aoùt 1960, p. 91.
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01/07/2014
Joseph Guglielmi, Chanson pour Guillevic
Chanson pour Guillevic
Tout poème
emblématique
Même la nuit de Carnac
Même le jour de Carnac
And the sea
the ruled page
d'une poussière pratique
Comme séparer
deux noms
deux couleurs
complémentaires
Et lynchage
poétique
ou tracer
un ciel de paille
L'eau nue
ruisseau de l'étreinte
argumente
une autre strophe
Une étoile
dans la bouche
jet blanc
dressé comme un fouet
Mouchoir de tête
brillant
au canular émotif
À la fièvre
sur mesure
aux adjectifs
adjectifs
Ville
sous le ciel
des villes
solitude
N'a cas d'astre
comme sous la jupe
assise
une corolle gainée
Ose dire
ouvrant le livre
sa frange
de prophétie
Joseph Guglielmi, dans Correspondances,
Art-Poésie-Littérature, "Cahier Guillevic",
L'Heur de Laon, 1993, p. 71-72.
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29/05/2014
Bertolt Brecht, Du pauvre B. B.
Du pauvre B. B.
III
Je suis gentil avec les gens. Je fais ce qu'ils font,
Je porte un chapeau melon. Je dis :
« Ce sont des animaux à l'odeur tout à fait spéciale. »
Et je dis : « Ça ne fait rien, j'en suis un, moi aussi. »
V
Le soir je réunis chez moi quelques hommes,
Nous nous adressons les uns aux autres en nous donnant
du "gentleman". Les pieds sur ma table ils disent : « Pour nous
Les choses vont aller mieux. » Et jamais je ne demande : « Quand ? »
VI
Vers le matin, dans le petit jour gris les sapins pissent
Et leur vermine, les oiseaux, commence à crier.
C'est l'heure où moi, en ville, je vide mon verre, jette
Mon mégot et m'endors, inquiet.
VIII
De ces villes restera : celui qui les traversait, le vent !
Sa maison réjouit le mangeur : il la vide. Nous sommes,
Nous le savons, des gens de passage
Et ce qui nous suivra : rien qui vaille qu'on le nomme.
Bertolt Brecht, Du pauvre B. B., traduction Maurice Regnaut,
dans Europe, "Bertolt Brecht", août-septembre 2000, p. 8-9.
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26/03/2014
Yves di Manno, Terre ni ciel
L'autobus finit par s'arrêter comme tous les matins à l'angle de deux artères, non loin de l'entrée du lycée. Que se passe-t-il dans l'esprit de l'enfant après avoir pris pied sur le trottoir, lorsque au lieu de rejoindre le portail où s'agglutinent les élèves il s'immobilise soudain, le cœur serré, et lève les yeux vers le ciel ? Le jour tarde à percer dans la pénombre de l'automne, la ville hésite encore à émerger des ténèbres où elle se calfeutre, on ne distingue même pas la ligne des montagnes au-dessus des immeubles. Pourtant, une lueur d'un bleu moins sombre est en train de gagner l'autre versant de la vallée, modelant des formes grotesques dans le volume des nuages. Sont-ce ces silhouettes traversant furtivement le ciel — ou les ombres inquiètes qu'elles répandent dans les rues engourdies ? Le froid qui l'étreint tout à coup comme en écho d'une autre scène, et vient engourdir ses phalanges ? Ou le bleu qui s'étend entre le métal et l'encre, donnant un relief étrange et une beauté fugace aux façades accablées des maisons ? Qui le saurait... D'ailleurs le cours du temps pourrait reprendre — et de l'existence ordinaire — effaçant cet instant suspendu comme un chiffon l'écriture de la veille sur le tableau du maître. C'est à cet instant pourtant que l'enfant va s'écarter pour la première fois, et s'engager sans le savoir dans le chemin qui finira par devenir el sien.
Au lieu de traverser la rue et de rejoindre l'établissement, il fait en effet demi-tour, son cartable à la main, et part dans le sens opposé.
Yves di Manno, Terre ni ciel, "en lisant en écrivant", éditions Corti, 2014, p. 18-19.
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29/05/2013
Georg Heym [1887-1912], Berlin III
Berlin III
Des cheminées se dressent de proche en proche
Dans le jour hivernal et supportent son poids.
Autour du palais noir du ciel toujours plus sombre,
Brûle, comme un gradin d'or, sa muraille basse.
Au loin entre des arbres chauves, maintes maisons,
Hangars et palissades, où rapetisse la ville du monde,
Tandis qu'un train de marchandises, long et lourd,
Se traîne avec peine sur des rails verglacés.
Noir, dalle contre dalle, émerge un cimetière de pauvres,
Les morts contemplent le crépuscule rougeâtre
De leur trou. Et il a un goût de vin corsé.
Ils sont trois à tricoter le long du mur,
Casquettes de suie à l'os temporal
Parés pour la Marseillaise, le vieux chant des assauts.
Georg Heym, traduction de l'allemand de Raoul de Varax,
dans NUNC, n° 28, octobre 2012, éditions de Corlevour, p. 117
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28/05/2013
Romain Fustier, Mon contre toi
tempête de sable dans la rue. le désert avance. la grande dune enveloppe le carrefour. recouvre les feux tricolores. ensablant les immeubles. dévorant les platanes. la dune progresse à l'assaut du quartier. main chaude sur le ventre de l'avenue. poussée par la respiration du vent. tempête de deux corps. immeubles et platanes allongés sous le sable. clignotement étouffé des feux tricolores. le carrefour a cédé. les doigts passent sur la peau de l'avenue. dune caressante poussée par le vent. la tempête de sable s'abat sur la ville. enveloppe le quartier dans ses bras aux muscles chauds. vent soufflant entre les corps. la grande dune avance et passe sur nos torses enlacés.
je te serre à la manière d'un chêne dont mes bras ne font pas le tour. à la manière d'un chêne dans le site vallonné de mon ventre. t'enveloppant comme j'envelopperais une forêt dit-elle. mon homme issu de semis. mon peuplement d'arbres sur la surface déterminée de mon corps. ma route de mon torse où je me promène. empruntant le sentier qui te contourne. contourne l'étang de tes cuisses. la fontaine de ton sexe où des jeunes filles lancent des pièces je m'aventure au bord du ravin de tes reins. mon bois de chêne naviguant sur des mers démontées. mon homme à coque de bateau sous les clartés changeantes dans lesquelles je me baigne. nue dans une villa gallo-romaine. un lit sous la feuillée où s'allongent les biches qui traversent mon corps.
Romain Fustier, Mon contre toi, collection Éros / Thanatos, éditions de l'Atlantique, 2012, p. 9 et 33.
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10/04/2013
Gertrud Kolmar (Berlin 1894-Auschwitz 1943), "Premier espace"
L'Étrangère
La ville est pour moi un vin multicolore
Dans la coupe de pierre polie ;
Elle se dresse et scintille vers ma bouche
Et me dépeint en son orbe.
Son cercle creusé reflète
Ce que chacun connaît, mais qu'aucun ne sait ;
Car nous frappent d'aveuglement toutes les choses
Qui sont pour nous communes et quotidiennes.
Les maisons m'opposent un mur abrupt
Avec un suffisant : « Ici chez nous...»,
Le visage vitreux de la petite boutique
Farouchement se ferme : « je ne t'ai pas appelée ».
Mon pavé épie et ausculte mon pas
Plein de suspicion et de curiosité,
Et là où il palpe le bois et la glu,
Il parle une autre langue que chez moi.
La lune tressaille comme un meurtre
Au-dessus d'un corps lointain, d'une parole égarée,
Quand la nuit se fracasse sur ma poitrine
Le souffle d'un monde étranger.
Gertrud Kolmar, "Premier espace", traduit par Fernand Cambon, dans Po&sie, n°142, janvier 2013, p. 77.
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01/06/2011
François Bon, Dehors est la ville [à propos de Edward Hopper]
La ville est une fiction.
Cette ville n’existe pas. Ce qui se peint c’est notre idée de la ville, ce que nous mettons en jeu entre nous et le dehors lorsque nous disons le mot ville.
Parce que c’est là qu’on marche, et qu’entre soi et les autres s’est déposé le ciment et hissée la géométrie, et ce qui rend les visages indistincts et pareilles les fenêtres. La ville est ce qui nous sépare des autres hommes, c’est pour cela qu’elle lève de l’eau, séparée de nous par l’eau puissante et trouble, métaphore de ce balancement jaune entre soi-même et les autres, par quoi on se regarde soi-même aussi, là où on est : on est dans cette ville, là-bas sous le ciel jaune, la ville trouée de grandes saignées faites droit entre les blocs pour que les hommes traversent et se montrent.
Et le ciel est une folie dressée, comme un cri dirait cette volonté d’arracher la peau du monde et de s’enfuir mais la ville vous colle à son sol, vous coince dans ses alvéoles.
L'usine tout devant, rien qu’un cube massif, avec des cheminées : la ville en imposant ses volumes reste opaque, et cela vaut pour tout le paysage humain derrière, là où tout, eau, ciel et ville sont étendus à l’horizontale sauf cette usine, sans lampe ni veilleur. L’usine et son mystère témoignant seuls de par quoi la ville commande à ceux qui la font.
Rien ici qui soit pour l’homme, astreint à ces brouillons de fenêtre entre l’eau jaune et le ciel fou.
François Bon, Dehors est la ville, Flohic éditions, 1998, p. 8-9.
Edward Hopper, Pont de Manhattan
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