06/06/2014
Raymond Queneau, Battre la campagne
Le rat des villes et les rats des champs
Un rat des villes
s'en vint aux champs
se mettre au vert
chez ses parents
de pauvres petits paysans
ils entassaient pour leur vieil âge
des grammes et des grammes de gruyère
qu'un gros matou du voisinage
venait dévorer voracement
et les pauvres petits paysans
accumulant accumulant
ne faisaient que nourrir ce vilain personnage
et il ne leur resterait rien pour leur vieil âge
le rat des villes s'étonnait
de ce curieux système de sécurité
socialo
puis il se fit une raison
mangea lui aussi du gruyère
et passa d'agréables vacances
dans un joli coin de la douce France
du côté de la frontière suisse
Aller en ville un jour de pluie
On piétine la boue
en attendant l e car
le car est en retard
la colère qui bout
enfin voici le car
il fait gicler la boue
on voyage debout
le car est en retard
ça sent le drap mouillé
la sueur qui s'évapore
sur les vitres la buée
Ce moyen de transport
nous amène à la ville
on s'y fait insulter
des agents pas civils
nous y mépriseraient
si farauds du terroir
on leur un peu matchait
sur leurs vastes panards
en allant au marché
les garçons de café
nous servent peu aimables
ils n'ont pas de respect
pour la terre labourable
la journée est finie
on rentre par le car
la boue toujours jaillit
pressée par les chauffards
voici notre village
voici notre maison
il pleut il pleut bergère
rentre tes bleus moutons
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1967, p. 62,
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, battre la campagne, rat des villes, rat des champs, plie, car, bergère | Facebook |
05/06/2014
Raymond Queneau, Courir les rues
Traduit du latin
Il avaitdu bois de chêne et trois lames de bronze autour du cœur
celui qui le premier osa mettre un pied devant l'autre
traverser la chaussée de l'avenue de l'Opéra vers six heures
affrontant les milliers de ouatures se frottant mutuellement le râble
et se glissant entre rostres d'acier et leurs abdomens de métal
pour aller d'un trottoir relativement abrité vers un jumeau incertain
cependant que le tonnerre des impatients retentit jusqu'aux étages
[supérieurs
emportant avec lui les fumées tétraplombées des pots expectorateurs
il avait du bois de chêne et trois lames, autour du cœur, de bronze
celui qui le premier osa traverser une rue sur le coup de dix-huit
[heures onze
Une révolution culturelle
Les restaurants chinois se multiplient
d'une croissance exponentielle
pas de doute le péril
jaune en gastronomie
le tigre de papier et le nid d'hirondelle
détrônent le steak sur le gril
Encore le péril jaune
Dans le bus des touri-
tes chi-
nois ri-
ent avec autant de vulgari-
té
que des Français
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard, 1967, p. 179, 137, 142.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, courir les rues, latin, péril, révolution, rue, voiture, opéra | Facebook |
12/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (4)
Rue Raymond-Queneau
On a convoqué les mots
Dans la rue Raymond-Queneau
Mots de bruit, mots de silence
Mots de toute la France
Il envahissent les rues
De Paris, ses avenues
Les verbes ouvrent la marche
De la langue patriarche
Ensuite les substantifs
Aidés de leurs adhjectifs
Les pronoms, les relatifs
Et les autres supplétifs...
Ah ! voici les mots d'amour
Ils accourent des faubourgs
Les rimes font ribambelle
Dans la rue de la Chapelle
D'autres viennent à dada
Par la rue Tristan Tzara
Cerains traînent qui sont lents
Encor place Mac Orlan
Un s'écrie « Attendez-moi ! »
Attardé rue Marx-Dormoy
Enfin les voilà en masse
Ils s'alignent dans l'espace
Ils composent sans problème
Cent Mille Milliards de Pouèmes
*
Soixante-dix vers d'amour à la corne de brume
Appel,
1 où la poitrine s'étonne d'être en flammes
2 où la dame montre un visage sombre et fermé
3 où les beaux jours trahisseurs regardent doucement
4 où la langue s'enlace à la langue dans le baiser
5 où la chambre est du ciel décorée
6 où la joie d'amour engage la bouche les yeux le cœur les sens
7 où le message court vers la douce dame jouissante
8 où mis à mort il répondra comme mort
9 où celui qui aime est plus muet que Perceval
10 où la dame fait bouclier de son manteau bleu
11 où nue il la contemple contre la lumière de la lampe
12 où nue et dépouillée elle tremble sous lui
13 où les feuilles font couette couverture
14 où bras l'entourent l'enserrée
15 où de soif mourir au bord de la fontaine
[...]
Jacques Roubaud, "Vingt partitions parisiennes, II", et "Hommages, II", Octogone, 2014, p. 177-178 et 246.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Roubaud Jacques | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : jacques roubaud, octogone, raymond queneau, vers d'amour, répétition | Facebook |
23/02/2014
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,I
Je crains pas ça tellment
Je crains pas ça tellment la mort de mes entrailles
et la mort de mon nez et celle de mes os
Je crains pas ça tellment moi cette moustiquaille
qu'on baptise Raymond d'un père dit Queneau
Je crains pas ça tellment où va la bouquinaille
la quais les cabinets la poussière et l'ennui
Je crains pas ça tellment moi qui tant écrivaille
et distille la mort en quelques poésies
Je crains pas ça tellment La nuit se coule douce
entre les bords teigneux des paupières des morts
Elle est douce la nuit caresse d'une rousse
le miel des méridiens des pôles sud et nord
Je crains pas cette nuit Je crains pas le sommeil
absolu Ça doit être aussi lourd que le plomb
aussi sec que la lave aussi noir que le ciel
aussi sourd qu'un mendiant bêlant au coin d'un pont
Je crains bien le malheur le deuil et la souffrance
et l'angoisse et la guigne et l'excès de l'absence
Je crains l'abîme obèse où gît la maladie
et le temps et l'espace et les torts de l'esprit
Mais je crains pas tellment ce lugubre imbécile
qui viendra me cueillir au bout de son curdent
lorsque vaincu j'aurai d'un œil vague et placide
cédé tout mon courage aux rongeurs du présent
Un jour je chanterai Ulysse ou bien Achille
Énée ou bien Didon Quichotte ou bien Pansa
Un jour je chanterai le bonheur des tranquilles
les plaisirs de la pêche ou la paix des villas
Aujourd'hui bien lassé par l'heure qui s'enroule
tournant comme un bourrin tout autour du cadran
permettez mille excuz à ce crâne — une boule —
de susurrer plaintif la chanson du néant
Raymond Queneau, L'instant fatal, dans Œuvres complètes,
I, édition établie par Claude Debon, Pléiade / Gallimard, 1989, p. 123.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, l'instant fatal, mort, nuit, sommeil, deuil, néant | Facebook |
22/02/2014
Raymond Queneau, Chansons,
Chansons
I
Il y a des gens qui s' cass'nt la tête
Parc' qu'ils voudraient gagner d'l'argent
Beaucoup d'argent
Ils cherch'nt partout des recettes
Pour dev'nir rich's immédiatement
Et copieusement
Ou bien ils travaill'nt tout' leur vie
Ou bien ils préfèr'nt êt' bandits
De grand chemin
Tout ça c'est bien trop compliqué :
Pour êtr' célèbre et honoré
Y a qu'un moyen
Faites comme moi
Dev'nez champion
C'est si facile
Et c'est si bon
Ah quel plaisir d'être champion
On n'a qu'à se mettr' sur les rangs
Pour écraser les concurrents
Ah quel bonheur d'être champion
Même un champion de trottinette
Tout l'monde accourt pour lui fair' fête
Ah quelle joie d'être un champion
C'est si facile et c'est si bon.
*
Une vie sans toi
Une vie sans toi
Qu'est-ce que ça veut dire ?
Ça veut dir' la pluie
Tout au long des mois
Ça veut dir' l'ennui
Ça veut dir' le pire
Ça veut dir' tout ça
Et encore tout ça
Ça veut dir' la neige
Au mois de juillet
Ça veut dir' la fleur
Mourant sur la branche
Ça veut dire l'oiseau
Crevant en plein ciel
Ça veut dir' tout ça
Et encore tout ça
Ça veut dir' tout ça
Ne pas te revoir
Si jamais la vie
Voulait t'éloigner
À toujours de moi
Comme serait gris
Comme serait noir
Un monde sans toi
Raymond Queneau, Chansons, dans Œuvres
complètes, I, édition établie par Claude
Debon, Pléiade / Gallimard,1989, p. 972 et 969.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, chansons, champion, argent, une vie sans toi, ennui | Facebook |
11/11/2013
Raymond Queneau, Le chien à la mandoline — L'instant fatal
Les dimanches haïs favorisent
la poésie
Que faire en ce jour plein de nuages ?
Le marché aux puces est si loin
Je pourrais essayer la nage
Et m'aller coucher dans le foin
Cécile a mis ses grands gants noirs
Pour se rendre à la messe noire
Adolphe a mis ses souliers blancs
Pour monter sur l'éléphant blanc
Que faire en ce jour plein de nuages ?
La mairie est sans doute fermée
On se promène plein de rage
Sur le boulevard encombré
Madeleine a vu dans un coin
Une réserve de bananes
Elle s'empiffre à rendre l'âme
Onésiphore est son copain
Que faire en ce jour plein de nuages ?
Écrire un poème peut-être
Cela présente l'avantage
De cultiver les belles-lettres
*
Tant de sueur humaine
Tant de sueur humaine
tant de sang gâté
tant de mains usées
tant de chaînes
tant de dents brisées
tant de haines
tant d'yeux éberlués
tant de faridondaines
tant de turlutaines
tant de curés
tant de guerres et tant de paix
tant de diplomates et tant de capitaines
tant de rois et tant de reines
tant d'as et tant de valets
tant de pleurs tant de regrets
tant de malheurs et tant de peines
tant de vies à perdre haleine
tant de roues et tant de gibets
tant de supplices délectés
tant de roues et tant de gibets
tant de vies à perdre haleine
tant de malheurs et tant de peines
tant de pleurs tant de regrets
tans d'as et tant de valets
tant de rois et tant de reines
tant de diplomates et tant de capitaines
tant de guerres et tant de paix
tant de curés
tant de turlutaines
tant de faridondaines
tant d'yeux éberlués
tant de haines
tant de dents brisées
tant de chaînes
tant de mains usées
tans de sang gâté
tant de sueur humaine
Raymond Queneau, Œuvres complètes I, édition
établie par Claude Debon, Bibliothèque de la
Pléiade, Gallimard, 1989, p. 271(Le chien
à la mandoline), 136-137 (L'instant fatal).
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, l'instant fatal, dimanche, poème, sueur humaine | Facebook |
11/06/2013
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Il y a dans la rue Saint-Honoré une pharmacie
Le pavé de Paris plus autant ne rougit
Qu'il le faisait l'hiver lorsque tombait la neige
Elle le blanchissait Oui c'est ce qu'on a dit
Je ne le voyais pas tellement blanc mais beige
Beige oui c'est bien ça la couleur du ranci
Celle du linge sale ou bien de la soi' grège
Tirant même sur l'ocre et la terre de Si-
enne et d'autres encor mais que sais-je
N'étant plus aussi blanc le pavé de Lutèce
Pouvait jaunir joyeux au soleil de janvier
Lorsque fleurit en Gaule la plante dite vesce
Tout ça c'est du passé Le roi du pince-fesse
Mangeant la poule au pot bien ravaillactaillé
Disait que cet endroit valait bien une messe
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Gallimard,
1965, p. 183-184.
*
Mon beau Paris
Maisons lépreuses
maisons cholériques
maisons empestées
bâtisses fienteuses
immeubles atteints de rougeole
de scarlatine
de vérole
pavillons chlorotiques
pavillons scrofuleux
pavillons rachitiques
hôtels particuliers
constipés
baraques
taudis
Raymond Queneau, Courir les rues, dans Œuvres
complètes, I, édition établie par Claude Debon,
Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1989, p. 412.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, paris, lutèce, couleurs | Facebook |
23/04/2013
Raymond Queneau, Une histoire modèle
Le malheur des hommes fait aussi l'objet des récits imaginaires.
Les récits imaginaires ne peuvent avoir pour sujet que le malheur des hommes, sinon, ils n'auraient rien à raconter. Que la conclusion en soit heureuse ou tragique, il faut qu'il y ait eu risques, perturbations, troubles. Dans les idylles les plus anodines, il y a au moins l'ombre du danger. Tout le narratif naît du malheur des hommes.
Travail et littérature.
La littérature est la projection sur le plan imaginaire de l'activité réelle de l'homme ; le travail, la projection sur le plan réel de l'activité imaginaire de l'homme. Tous deux naissent ensemble. L'une désigne métaphoriquement le Paradis Perdu et mesure le malheur de l'homme. L'autre progresse vers le Paradis Retrouvé et tente le bonheur de l'homme.
Emploi de la vie humaine.
L'emploi normal de la vie est donc de travailler et d'imaginer.
Raymond Queneau, Une histoire modèle, Gallimard, 1966, p. 21, 103, 104
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, une histoire modèle, lemalheur des hommes, littérature, travail, récit | Facebook |
13/03/2013
Raymond Queneau, Courir les rues, Battre la campagne, Fendre les flots
Graffiti
Le graveur voit disparaître
une à une les pissotières
tableaux noirs où ses écrits
manifestaient une grammaire
alerte
Variante
Le graveur voit disparaître
une à une les vespasiennes
tableaux noirs où ses désirs
s'écrivirent
sans angoisses grammairiennes
Raymond Queneau, Courir les rues (1967),
dans Œuvres complètes, édition préparée par
Claude Debon, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 1989, p. 352.
À tout vent
Les champignons ont des chapeaux
grands comme des accordéons
ils se massent et végètent
en rond
ils croissent dans la nuit
lorsque coassent les grenouilles
ils arrivent impromptu
avec la rouille
demain demain il n'y aura plus
que poussière
ils sèment à tout vent
pour une année entière
ainsi la poudre de la vie
un jour revient au port
puis le poème jette ses spores
pour une autre vie
Raymond Queneau, Battre la campagne,
(1968) id., p. 446.
Buccin
Dans sa coquille vivant
le mollusque ne parlait pas
facilement à l'homme
mort il raconte maintenant
toute la mer à l'oreille de l'enfant
qui s'en étonne
qui s'en étonne
Raymond Queneau, Fendre les flots, (1969),
id., p. 538.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, courir les rues, battre la campagne, fendre les flots, graffiti, champignon, buccin, poème | Facebook |
25/10/2012
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
De l'information nulle à une certaine espèce de poésie
C'est bien vrai qu'il faut dire il neige quand il neige
c'est comme ça que l'on se fait comprendre
c'est en disant qu'il neige quand il neige que
c'est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c'est le temps qui veut ça qu'il neige quand il neige
c'est comme ça qu'on vit en société sans difficultés aucune et
c'est comme ça qu'on se fait des amis et
c'est si facile de dire qu'il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
en effet
c'est prétentieux de dire qu'il pleut s'il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d'été sur la grève
d'une plage au Sahara
où si l'on dit : « tiens... mais il neige...»
c'est un peu au hasard...
comme ça...
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, "Le Point du jour",
Gallimard, 1965, p. 108-109.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, poésie | Facebook |
12/05/2012
Raymond Queneau, Battre la campagne, Courir les rues, Fendre les flots
Jardin oublié
L'espace doux entre verveines
entre pensées entre reines-
marguerites, entre bourdaines
s'étend à l'abri des tuiles
l'espace cru entre artichauts
entre laitues entre poireaux
entre pois entre haricots
s'étend à l'abri du tilleul
l'espace brut entre orties
entre lichens entre grimmies
entre nostocs entre funaries
s'étend à l'abri des tessons
en ce lieu compact et sûr
se peut mener la vie obscure
le temps est une rature
et l'espace a tout effacé
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard,
1968, p. 83.
Les entrailles de la terre
La bonne et douce chaleur du métro
dehors il vente il pleut il neige
il y a du verglas il y a de la boue
il y a des ouatures qui veulent vous mordre
et puis voilà le métro qui vous attend le bouche
ouverte
oh ! la bonne la douce haleine
on descend gaiement l'escalier
il ait de plus en plus chaud
on oublie la pluie le vent la neige
le verglas la boue les ouatures
une femme charmante ou un bon noir
fait un petit trou bien rond
dans votre rectangle de carton
et vous voilà bien au chaud
dans la bonne et douce chaleur du métro
Raymond Queneau, Courir les rues, Gallimard,
1968, p. 96.
Le cœur marin
Regrets perdus dans la marée
crêtes abîmées par le vent
ceux-là sans cesse ramenés
et celles-ci disparaissant
nul effluve nulle rosée
ne vient calmer le palpitant
la vague verte abandonnée
s'abat perpétuellement
tandis que chaque jour rapporte
tous ces regrets devant la porte
Raymond Queneau, Fendre les flots, Gallimard,
1968, p. 61.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, battre la campagne, courir les rues, fendre les flots | Facebook |
27/09/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline
Encore une fois les hibous
J’allais à travers temps évoquant l’avenir
Que j’avais vu la veille au sein de quelque rêve
Et le long de l’espace au rebours de l’agir
Je laissais s’écouler glauque et vive la sève
De grands arbres plantés à l’instar du menhir
Pour marquer du soleil la fugitive trêve
Et qu’à leurs pieds géants les ans viennent gésir
En attendant le jour où l’homme se relève
Ni debout ni couchés des êtres à genous
Plantaient leur front plaintif dans une terre aride
La bouche dilatée arrachant des caillous
Mais je ne voudrais pas d’un destin aussi dous
Souligner la tendance assurément putride
C’est lorsque la nuit vient que volent les hibous
Qui cause ? Qui dose ? Qui ose ?
Si j’osais je dirais ce que je n’ose dire
Mais non je n’ose pas je ne suis pas osé
Dire n’est pas mon fort et fors que de le dire
Je cacherai toujours ce que je n’oserai
Oser ce n’est pas rien ce n’est pas peu de dire
Mais rien ce n’est pas peu et peu se réduirait
À ce rien si osé que je n’ose produire
Et que ne cacherait un qui le produirait
Mais ce n’est pas tout ça Au boulot si je l’ose
Mais comment oserai-je une si courte pause
Séparant le tercet d’avecque le quatrain
D’ailleurs je dois l’avouer je ne sais pas qui cause
Je ne sais pas qui parle et je ne sais qui ose
À l’infini poème apporter une fin
*
Acriborde acromate et marneuse la vague
au bois des écumés brouillés de mille cleurs
pulsereuse choisit un destin coquillage
sur le sable où les nrous nretiennent les nracleus
Si des monstres errants emportés par l’orague
crentaient avec leurs crons les crepâs des sancleurs
alors tant et si bien mult et moult c’est une ague
qui pendrait sa trapouille au cou de l’étrancleur
Où va la miraison qui flottait en bombaste
où va la mifolie aux creux des cruses d’asthe
où vont tous les ocieux sur le chemins des mers
on ne sait ce qui court en poignant sur la piste
on ne sait ce qui crie en poussant le tempiste
dans le ciel où l’apur cherche un bénith amer
on ne sait pas
Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline, Le Point du jour,
Gallimard, p. 197-198, 141-142, 139-140.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, jeu de langage | Facebook |
12/07/2011
Raymond Queneau, Battre la campagne
Avec le temps
Avec le temps le toit croule
avec le temps la tour verdit
avec le temps le taon vieillit
avec le temps le tank rouille
avec le temps l’eau mobile
et si frêle mais s’obstinant
rend la pierre plus docile
que le sable entre les dents
avec le temps les montagnes
rentrent coucher dans leur lit
avec le temps les campagnes
deviendront villes et celles-ci
retournent à leur forme première
les ruines même ayant leur fin
s’en vont rejoindre en leur déclin
le tank le toit la tour la pierre
Poussière
Derrière les semelles
vole la poussière
à condition de ne pas battre
l’asphalte des routes goudronnées
dans cette poussière il y a
de quoi rêver
du pollen des fleurs décédées
de la bouse de vache séchée
des éclats amenuisés
de silex ou de calcaire
du bois très très émietté
des feuilles pulvérisées
quelques insectes écrasés
des œufs de bêtes innomées
et tout ça vole vole vole
lorsque c’est un peu remué
et tout ça vole vole vole
vers telle ou telle destinée
projeté à coups de souliers
sur le chemin mal empierré
qui conduit au cimetière
Les pauvres gens
un champ d’un are
un litre de vin
un stère de bois
un hecto de pain
une lampe d’un watt
un mètre de toit
un centime dans la poche
des années d’existence
Raymond Queneau, Battre la campagne, Gallimard, 1968, p. 45, 132 et 182.
.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, battre la campagne, le temps, poussière, pauvreté | Facebook |
31/05/2011
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline
De l’information nulle à une certaine poésie
C’est bien vrai qu’il faut dire il neige quand il neige
c’est comme ça que l’on se fait comprendre
c’est en disant qu’il neige quand il neige que
c’est agréable de faire la conversation avec des gens qui disent que
c’est le temps qui veut ça qu’il neige quand il neige
c’est comme ça qu’on vit en société sans difficultés aucunes et
c’est comme ça qu’on se fait des amis et
c’est si facile de dire qu’il neige quand il neige
plutôt que de dire il pleut
c’est prétentieux de dire qu’il pleut s’il neige
mais où la poésie va-t-elle se nicher dans tout ça ?
dans un flocon
dans un flocon de neige
arrosé de marsala
un jour d’été sur la grève
d’une plage au Sahara
où si l’on dit : « tiens… mais il neige… »
c’est un peu au hasard…
comme ça…
Dodo, l’enfant ut
Enfants qui déchiffrez dans l’ambre des agathes
Des entrailles le miel du lapins étendues
Sur l’étal du marchand avec leurs quatre pattes
Pour qu’ils ne courent pas deux ensemble cousues
Enfants qui préférez le goût des aromates
Au vol des papillons sur les pousses touffues
Y semant le pollen de leurs corps antennates
Exemples confondants des ères disparues
Enfants qui déchiffrez dans le cercle de lune
Un bûcheron bossu qui porte sa fortune
Quelques fagots de bois valant bien quatre sous
Enfants qui dans la nuit apercevez la hune
De bateaux sinistrés recouverts par la dune
Enfants vous qui rêvez enfants endormez-vous
Raymond Queneau, Le Chien à la Mandoline, Le Point du jour, Gallimard, 1965, p. 108-109 et 223-224.
Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, MARGINALIA, Queneau Raymond | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : raymond queneau, le chien à la mandoline, poésie | Facebook |