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25/03/2012

Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2000-2010

 



Pierre Bergounioux, Carnet de notes, journal, souvenirs d'enfance[...] Un pont escamotable, sur flotteurs, enjambe le canal du Midi. Je le verrai s'écarter pour donner passage à un bateau de plaisance. Étrange endroit. Des cabanes de pêcheurs sont bâties sur le talus. Des gens vaquent à leurs occupations, accomplissent des gestes paisibles, nettoient des poissons. D'autres, sur des voiliers, prennent le soleil, un jour ouvrable, à dix heures du matin ! Dans l'eau peu profonde de l'étang, des flamants roses, les premiers que je vois. Des mulets bondissent à la surface. À gauche, sur sa levée de terre, la cathédrale de Maguelone. Nous marchons le long de l'étang jusqu'à la mer qui mugit, bleue, élémentaire, comme originelle, derrière un talus. Les rouleaux brisent sur le sable jonché de galets de toutes les couleurs. Il y a aussi des fragments de calcaire creusés, ajourés par le travail de l'eau. J'aimerais m'attarder, voir, m'emplir les yeux de pareil spectacle. Je suis mort au monde depuis près de quarante ans. Il a donc cessé, de son côté, d'exister. Et voilà l'éclatante preuve du contraire. [Je 19.5.2005]

 

[...] je dispose, soudain, d'une merveille qui avait croisé ma route, lorsque j'avais dix ou douze ans, et que j'avais cru perdre sans retour, comme tant de choses belles, éblouissantes, à peu près incroyables, qui déchiraient parfois la grisaille des commencements et s'effaçaient aussitôt. [...] J'ai oublié si c'est à l'école de musique que j'avais entendu ce concerto, sous les mains de Philippe Entremont, ou, plus prosaïquement, à la radio. Je me le suis chantonné longtemps, avec la voix du dedans, et puis je n'y ai plus pensé. [...] Une des expériences cardinales de l'enfance située et datée qui fut la mienne aura été la rencontre de merveilles qui disparaissaient quand à peine j'avais entrevu l'inimaginable félicité dont elles étaient chargées.[...] tels morceaux de musique qui eurent, tous, la vertu de me laver de tout, de me dispenser une liesse dont leur aide, seule, me rendait susceptible. La contrepartie de ces visites, c'était, c'est resté la succession de pertes et de deuils en quoi elles se muaient, incapable que j'étais de les retenir, d'en épuiser les blandices. Une partie, au moins, des tâches qui m'auront occupé par la suite visait à récupérer ce dont l'ignorance, l'impuissance — les miennes mais celles aussi de ma petite patrie — m'avaient continuellement spolié. [Di 6.4.2008]

 

Pierre Bergounioux, Carnets de notes, 2001-2010, éditions Verdier, 2012, p. 568, 846-847.

© Photo Chantal Tanet, mai 2007

16/01/2012

Jean-Luc Sarré, Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005

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Le luxe, c'est-à-dire les arbres et le silence mêlés.


J'ouvre la fenêtre pour aérer la chambre et c'est le bruit qui entre.

 

Il fait beau. (Complète qui voudra.)

 

(N') être chez soi nulle part.

 

Plaisir de se taire. Aujourd'hui, je n'ai pas dû prononcer plus de trente mots.

 

Pourquoi ces notes alors que le monde, la plupart du temps, me semble non pas tel que je le dis mais tel que je le tais.

 

Je suis amoureux du silence. S'il m'arrive de le rompre en parlant, c'est qu'il ne me donne pas toujours ce que j'attends.

 

Ils furent nombreux à vouloir m'apprendre à vivre mais j'étais un vrai cancre.

 

« Vivre c'est prier, aimer, vouloir » écrit Amiel dans son journal. Je savais bien que je ne vivais pas.

 

Vas-y, monde, parle, je t'écoute ! et le bruit d'un moteur me parvint.

 

Je n'ose jamais citer Joubert, trop aérien pour moi, trop pur. Je crains de l'abîmer en le saisissant ainsi, au vol, si tant est que je le puisse.

 

Pourquoi me suis-je un jour mêlé d'écrire alors que c'est aux paysages, à leurs couleurs, que je fais appel lorsque je perds pied ?

 

Jean-Luc Sarré, Comme si rien ne pressait, Carnets 1990-2005, Chêne-Bourg, La Dogana, 2010, p. 15, 20, 22, 25, 33, 35, 39, 46, 59, 61, 73, 79.

07/12/2011

Jacques Borel, Un voyage ordinaire (caprice)

 

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Un journal de bord prenant, non pas seulement la place de l'œuvre, mais de la vie même, est-ce que c'est ça ? Un journal de bord de ma vie et proliférant d'autant plus monstrueusement que dans ma vie, désormais, il ne se passe plus RIEN ?

Seulement, ce n'est pas ça, la coulée, à même le lit de l'écriture, de la vie, et je le sais.

[...]

Sauver l'autre, et non soi-même. Écrire, même, ç'a été pour ça : pour la sauver. Ma première pensée : une Vie de ma mère. Pour être aimé, l'écriture ? Mais ce peut être pour qu'un autre, aussi, soit aimé. Elle qui n'a jamais rien eu, pour qu'il y ait eu au moins cet illusoire reflet d'elle ; sur son ombre presque soufflée, au moins, comme elle vacillait, ce misérable halo, un instant, avant la fin. Un leurre redoublé, une autre folie, un autre échec.

 

À chaque ligne un nouveau démenti, à chaque livre. Et je ne m'acharnerai pas moins, malgré tant de retombements, tant de traverses, jusqu'au bout. Tout pétri d'elle, par elle dévasté peut-être, et de plus en plus à mesure que dans l'absence et le rien elle s'enfonce, à tout lui rendre.

Un cadavre démembré, Les Saugrenus, et c'est cela qu'elle doit rester, cette « fin », que seule elle peut être. Tu ne feras pas ce livre : tu le détruiras. C'est cette destruction même qui sera lui. Il ne peut plus, le voudrais-tu, être autre chose.

 

Les bas de ma mère tenant, comme ceux de presque toutes les pensionnaires, non pas par des jarretelles, mais par des jarretières, pas même : par un simple élastique comme les chaussettes d'enfant autrefois, et ridés sur les pauvres jambes osseuses, c'est ça, à l'instant, que je viens de voir, je dérivais dans le grand ciel un peu rosi à ras d'horizon, à travers les taillis, les branches sèches, cette fumée bleutée qui montait d'un toit loin en contrebas dans la campagne, — c'est ça.

 

Jacques Borel, Une voyage ordinaire (caprice), Le temps qu'il fait, 1993, p. 96 et 97-98.

25/07/2011

Jules Renard, Journal, 1887-1910

 

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Je ne réponds pas d’avoir du goût, mais j’ai le dégoût très sûr.

 

Quelle que soit la littérature, c’est toujours plus beau que la vie.

 

C’est déjà bien joli, de ne pas faire le mal. S’il fallait encore ne jamais penser à mal !

 

Votre mari n’a rien. Il croit qu’il est malade, dit le médecin anglais.

Quelques jours après, pleine de confiance en ce grand médecin, elle vient lui dire :

   Mon mari croit qu’il est mort.

 

L’Histoire n’est qu’une histoire à dormir debout.

 

De mon village je peux regarder l’âme humaine et la fourmi.

 

J’aime, j’aime, certainement j’aime, et je crois aimer ma femme d’amour, mais, de tout de que disent les grands amoureux : Don Juan, Rodrigue, Ruy Blas, il n’y a pas un mot que je pourrais dire à ma femme sans rire.

 

Les discussions les plus passionnées, il faudrait toujours les terminer par ces mots : « Et puis, nous allons mourir. »

 

Une mouche est plus sale en hiver qu’en été. Il semble qu’elle soit restée là, non à cause de la chaleur, mais à cause de notre odeur de pourriture.

 

La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s’aperçoit que tout est blanc.

 

 

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, texte établi par Léon Guichard et Gilbert Sigaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1977, p. 647, 654, 657, 659, 665, 670, 701, 703, 706, 709.

05/07/2011

Sereine Berlottier, Attente partition

 

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12 janvier

 

tu lui raconteras l’histoire

d’un cheval qui t’a manqué

et que tu n’as pas vu mourir

 

tout est confus

le cheval est mort dans un champ de neige

son poil avait la couleur de l’ambre

 

mais comment faire pour revenir

à ce point précis où la voix se tapisse de failles

et bruisse un vent de jadis

 

vers de petit cheval qui t’appartenait

n’était à toi que sous le poids d’une promesse

jetée à dix ans

 

24 juin

quelque part une lutte s’éteint

feu assoupi

partagé dans le noir

quand sous la lumière

seuls

chauffés

ceux qui tremblent

ceux qui caressent

ceux qui fondent

dans la lumière

ceux qui déglutissent avec une râpe

plantée au fond

ceux dont la main

crispée sur le pantalon

étreint une main invisible

ceux qui sont ailleurs ou bien ceux

qui sont restés sur le bord et ceux

que la tristesse d’avoir failli

accable ou qui cachent

en marchant sur les pavés une joie

imprécise à l’odeur de pomme salée et ceux

qui veulent mourir

dans pas longtemps

sans savoir qu’ils sont assis près de

celui qui a déjà choisi une date

ou encore (différemment)

 

Sereine Berlottier, Attente, partition, éditions Argol, 2011, p. 101-102 et 138-139.

06/06/2011

Jules Renard, Journal

imgres-1.jpegSi d’une discussion pouvait sortir la moindre vérité, on discuterait moins. Rien d’assommant comme de s’entendre : on n’a plus rien à se dire.

 

L’art avant tout. Il restait un mois, deux mois, parmi ses livres, ne leur demandant que le temps du repos et des sommeils, puis tout à coup il tâtait sa bourse. Il fallait chercher un emploi, n’importe quoi, pour revivre. Une longue suite de jours dans un bureau quelconque avec des ronds-de-cuir, de race ceux-là, il collait des timbres, mettait des adresses, acceptait toute besogne, gagnait quelques sous, remerciait le patron et retournait à ses livres, jusqu’à nouvelle détresse.

 

Il avait plus de cheveux blancs que de cheveux.

 

L’éloquence. Saint André, mis en croix, prêche pendant deux jours à vingt mille personnes. Tous l’écoutent, captivés, mais pas un ne songe à le délivrer.

 

Un ami ressemble à un habit. Il faut le quitter avant qu’il ne soit usé. Sans cela, c’est lui qui nous quitte.

 

Que de gens ont voulu se suicider, et se sont contentés de déchirer leur photographie !

 

   Qu’est-ce qu’il fait donc, Jules ?

   Il travaille.

   Oui, il travaille. À quoi donc ?

   Je vous l’ai dit : à son livre.

   Faut donc si longtemps que ça, pour copier un livre.

   Il ne le copie pas : il l’invente.

 Il l’invente ! Alors, c’est donc pas vrai, ce qu’on met dans les livres ?

 

Tu n’es pas assez mûr, dis-tu. Attends-tu donc que tu pourrisses ?

 

On peut être poète avec des cheveux courts.

On peut être poète et payer son loyer.

Quoique poète, on peut coucher avec sa femme.

Un poète, parfois, peut écrire en français.

 

Malgré l’ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.

 

Faire tous les frais de la conversation, c’est encore le meilleur moyen de ne pas s’apercevoir que les autres sont des imbéciles.

 

Il est tombé sur moi à coups de compliments.

 

La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l’air de siffler des chiens.

 

Je ne lis rien, de peur de trouver des choses bien.

 

Quand on me montre un dessin, je le regarde juste le temps de préparer ce que je vais en dire.

 

Tout est beau. Il faut parler d’un cochon comme d’une fleur.

 

Si on reconnaît « mon style », c’est que je fais toujours la même chose, hélas !

 

J’au vu, monsieur, sur une table de boucher, des cervelles pareilles à la vôtre.

 

La prose doit être un vers qui ne va pas à la ligne.

 

J’ai fait le calcul : la littérature peut nourrir un pinson, un moineau.

 

En somme, qu’est-ce que je dois à ma famille ? — Ingrat ! Des romans tout faits.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1965, p. 7, 12, 13, 15, 15, 17, 25, 35, 51, 57, 60, 69, 73, 83, 86, 97, 98, 99, 103, 106.

 

 

 

 

 

23/03/2011

Paul Klee, Journal

 

 

paul klee,journal

 

 

Berne, 1906. Janvier. La démocratie avec sa demi-culture nourrit honnêtement le mauvais goût. La puissance de l’artiste devrait être spirituelle. Mais la puissance de la majorité est matérielle. Là où les mondes se joignent règne le hasard.

Dans le pays helvétique le peuple devrait franchement proscrire l’art par la loi. Les plus hauts dignitaires ne se sont jamais manifestés dans le domaine artistique. Là, ils demeurent de vrais demi-barbares. Et la foule croit les pères du peuple, parce qu’il n’y a point de corporation artistique capable de s’imposer à l’opinion publique. Les 999 barbouilleurs mangent encore volontiers le pain de leurs commanditaires. La science se trouve en meilleure position. Le pire serait que la science s’occupât en outre de l’art. Il est temps de quitter prochainement pour toujours le pays helvétique.

 

Paul Klee, Journal, traduction de Pierre Klossowski, éditions Grasset, 1959, p. 197.