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13/05/2022

Paul Klee, Journal

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Un mois s’est écoulé depuis mon voyage en Italie. Une révision rigoureuse de ma situation en tant qu’artiste ne fut pas des plus encourageantes ; je ne saurais dire pourquoi, nonobstant, je continue à espérer. Peut-être pour avoir reconnu qu’au point de départ de mon anéantissement autocritique, il y a tout de même quelque progrès spirituel.

L’essentiel, à présent, n’est pas non plus de faire preuve de précocité dans mes peintures, mais d’être moi-même un homme ou au moins de le devenir. L’art de maîtriser la vie est la condition préalable à toutes formes d’expression ultérieures, qu’il s’agisse de peintures, de plastiques, de tragédies ou de morceaux de musique. Il me reste non seulement à maîtriser la vie par la pratique, mais aussi à la représenter intérieurement de façon convaincante, pour pouvoir occuper une position aussi solide que possible.

 

Paul Klee, Journal traduction Pierre Klossowski, Grasset, 1959, p. 127.

07/04/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Un poète, parfois, peut écrire en français.

 

Les bourgeois, ce sont les autres.

 

Insupportable comme un homme qui vous parle du « divin Virgile ». Ah ! elle est bien là toute entière la tradition ! Honore ton père et ta mère, et Virgile.

 

Malgré l’ininterrompue continuité de nos vices, nous trouvons toujours un petit moment pour mépriser les autres.

 

La psychologie. Quand on se sert de ce mot-là, on a l’air de siffler des chiens.

 

 Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 51, 51, 55, 57, 73.

06/04/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Quelque intégrité que nous ayons, on peut toujours nous classer dans une catégorie de voleurs.

 

Hier soir , dîner des Symbolistes. (...) Tous ces gens-là disent : « Je suis un révolté, moi », avec un petit air de vieillard qui vient de faire pipi sans trop souffrir.

 

Je ne lis rien, de peur de trouver des choses bien.

 

Chez Rodin, il m’a semblé que mes yeux tout d’un coup éclataient. Jusqu’ici la sculpture l’avait intéressé comme un travail dans du navet.

Écrire à la manière dont Rodin sculpte.

 

Un homme écrit une lettre d’amour à une femme qui ne lui répond pas.

Il cherche les raisons de ce silence.

Il finit par trouver ceci :

— J’aurais dû mettre un timbre dans la lettre.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 76, 77, 83, 85, 91.

05/04/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Quand au sceptique « pourquoi » le crédule a répondu « parce que », la discussion est close.

 

Mettre en tête du livre : je n’ai pas vu des types, mais des individus.

 

L’horreur des bourgeois est bourgeoise.

 

L’amitié d’un homme de lettres de talent serait un grand bienfait. Il est fort dommage que ceux dont on désire les bonnes grâces soient toujours morts.

 

Tu n’es pas assez mûr, dis-tu. Attends-tu donc que tu pourrisses ?

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 17, 19, 24, 25,35..

04/04/2022

Jules Renard, Journal, 1887-1910

                         jules renard, journal, amitié

Les descriptions de femme ressemblent à des vitrines de bijoutier. On y voit des cheveux d’or, des yeux d’émeraude, des dents perle, des lèvres de corail. Qu’est-ce, si l’on va plus loin dans l’intime ! En amour, on pisse de l’or.

 

Il avait plus de cheveux blancs que de cheveux.

                      

Un ami ressemble à un habit. Il faut le quitter avant qu’il ne soit usé. Sans cela, c’est lui qui nous quitte.

 

Que de gens ont voulu se suicider, et se sont contentés de déchirer leur photographie.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 11, 13, 15, 17.

10/09/2021

Gustave Roud, Journal

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Lundi 11 novembre [1940]

 

L’oiseau-prophète. L’oreille ouvre parfois sur le cœur — sur une mémoire ancestrale. Le cri nocturne des bêtes de proie atteint en nous quelque chose d’antérieur à toute civilisation. Quel travail d’esprit pour se situer à nouveau, lorsque réveillés en plein sommeil par cette clameur d’un autre âge, qui atteint un autre en nous. — Bouvreuil — l’oreille ouverte sur quelle mystérieuse voie de — communication ?

 

Gustave Roud, Journal, Carnets cahiers et feuillets II 1937-1971, éditions Empreintes, 2004, p. 86.

27/01/2021

Franz Kafka, Journal

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« La fraîcheur avec laquelle aujourd’hui, après une répartition

de l’emploi du temps de la journée un peu modifiée, je suis sorti

dans la rue. Observation ridicule, quand vais-je éliminer cela. »

Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, NOUS, 2020, p. 532.

04/01/2021

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Prononcer vingt-cinq aphorismes par jour et ajouter à chacun d’eux : « Tout est là ! »

La mélancolie soudaine de celui à qui l’on dit : « Vous savez que je pars en voyage ? » 

Les enfants devraient être des apparitions facultatives.

J’aime lire comme une poule boit, en relevant fréquemment la tête pour faire couler.

Si vous pensez du bien de moi il faut le dire le plus vite possible, parce que, vous savez, ça se passera.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 202, 203, 203, 205, 206.

03/01/2021

Jules Renard, Journal, 1887-1910

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Il a chassé le naturel : le naturel n’est pas revenu.

Soyez tranquilles ! nous qui avons peur de la mort, nus mettrons toute notre coquetterie à bien mourir.

Vivre et juger sa vie : quel est l’homme capable des deux ?

Il n’y a pas d’amis : il y a des moments d’amitié.

À sa pièce, on lui serra la main comme pour l’enterrement d’un être cher.

 

Jules Renard, Journal, 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 195, 196, 196, 197,198.

12/03/2020

Durs Grünbein, Presque un chant

  Les journaux

 

J’ai mangé des cendres au petit déjeuner, cette poussière

Noire qui tombe des journaux, des colonnes dont l’encre est encore fraîche,

Où un putsch ne fait pas de taches et où le typhon reste immobile, noir sur blanc,

Et j’avais l’impression qu’elles se pourléchaient les babines, les Parques       bavardes,

 

Quand, à la page Sports, commença la guerre sur laquelle se fondent les cours de la Bourse.

  J’ai mangé des cendres au petit déjeuner. Mon régime quotidien.

Et de Clio, comme toujours, pas un mot... Soudain, en les repliant,

Le bruissement des pages passa sur ma peau comme un frisson.

 

Durs Grünbein, Presque un chant, traduction Jean-Yves Masson et Fedora Wesseler, 2019, p. 78.

L'Atelier contemporain :

 « L’Atelier contemporain » s’attache depuis son premier livre – paru à l’automne 2013 – à publier des livres d’art et de littérature, des ouvrages qui associent artistes et écrivains. Des pratiques et des voix dans ce qu’elles ont de plus radical. L’ambition est d’explorer, et de perpétuer en quelque sorte, la voie ouverte par Albert Skira, découvrir les « sentiers de la création » au travers de six collections réunies au sein de la Maison : essais sur l’art, écrits d’artistes, entretiens & correspondances, monographies, « Beautés » et littérature. Il s’agit d’interroger le contemporain et donner à voir, à lire, ce qui est en jeu dans l’espace de création qu’est l’atelier. Penser la phrase de Francis Ponge : « Qui sommes-nous ? Où allons-nous ? Que faisons-nous ? Que se passe-t-il en somme dans l’atelier contemporain ? »
 
Structure associative sans ressources autres que la passion et quelques ambitions intellectuelles, les difficultés économiques sont évidement au rendez-vous : ouvrages forcément onéreux à réaliser (reproductions, traductions, impression de qualité) — et notre société qui concède aux ouvrages de l’esprit une place de plus en plus maigre…

À côté du travail de fond des libraires tout au long de l’année, sans lesquels une maison comme L’Atelier contemporain ne pourrait tout simplement pas vivre, nous proposons donc une formule d’abonnement afin de nous permettre de répondre en partie à nos besoins en trésorerie, équilibrer nos budgets.

Merci à vous de manifester votre soutien et votre intérêt pour notre projet éditorial, de contribuer à la pérennité et au développement de « L’Atelier contemporain » !
 
Nous vous proposons de choisir 6 ouvrages, parmi ceux à paraître et/ou ceux déjà parus.
Ces livres vous seront expédiés en un envoi unique.
Si vous êtes parisien ou si vous venez aux salons auxquels nous participons (Marché de la poésie, en juin, place Saint-Sulpice ; Festival de l’Histoire de l’art de Fontainebleau, en juin ; salon L’Autre livre, en novembre, Espace des Blancs-Manteaux), nous vous les remettrons en main propre.
 
Deux possibilités de réglement :
— en 10 mensualités de 10 € en vous inscrivant ici (paiement par CB) : https://www.helloasso.com/associations/l-atelier-contempo... ;
— si vous désirez payer par chèque(s) (à envoyer à notre adresse) : 4 mensualités de 25 € ou 2 mensualités de 50 € (ou le règlement complet, en une fois, de 100 €).
 
Avec tous mes remerciements pour votre attention,
 
François-Marie Deyrolle
 
L’ATELIER CONTEMPORAIN
4, boulevard de Nancy / F-67000 Strasbourg

 

18/07/2019

Jues Renard, Journal, 1887-1910

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Si, au lieu de gagner beaucoup d ‘argent pour vivre, nous tâchions de vivre avec peu d’argent ?

 

Il y a les bons écrivains, et les grands. Soyons les bons.

 

Il faut être honnête et modeste, mais il faut dire qu’on l’est.

 

Aller parfois dans le monde pour avaler un verre de bile.

 

Écrire, c’est une façon de parler sans être interrompu.

 

Jules Renard, Journal 1887-1910, Pléiade / Gallimard, 1965, p. 254, 263, 264, 273, 277.

 

29/06/2018

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

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Août-septembre 1944

[...]

Un chat s'approche, hésitant, m'adresse un regard timide, accompagné d'un petit rire gêné : je lui coup une de mes trois rondelles de saucisson que je pose sur un bout de papier gras : — — Une vieille femme, perchée sur un vélo, zigzague dangereusement au milieu des gosses qui sortent de l'école.

Un chœur d'enfants  ânonnait avec conviction : « Brossons nos quenottes. Zoignons nos menottes. Avant de faire dodo. Pensons saque soir au Fuhrère. Il nous donne notre lolo.   Il nous protèze comme un père ! » Je n'ai pas pu me retenir d'aller jusqu'à la haie pour regarder ces mioches de cinq ans , en barboteuses, bib and tucker, sagement assis sur leurs bancs de bois. La sœur (qui venait de leur faire répéter cette monstrueuse litanie) était en train de distribuer des bonbons vitreux ; ils les mettaient alors dans un petit pot de fer blanc et touillaient avec application, jouant à les <faire cuire> : le régime capable d'inventer des choses pareilles ?! Mais je me suis alors rappelé que la première chanson qu'on m'avait apprise à l'école maternelle était : « L'Empereur est un brave homme (sic): il habite à Berlin. » C'est sans doute ainsi qu'on enseigne partout les premiers rudiments d'<instruction civique> ! : Tous des salauds ! Oser pomper ce purin fétide dans des réceptacles innocents et sans défense ! Ou l'absurde rengaine du « Sang du Christ »! : Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, les enfants devraient grandit dans une parfaite neutralité philosophique. Après, quelques cours sérieux suffiraient ! On pourrait alors leur conter alternativement l'histoire à dormir debout de la « Sainte Trinité » et la vaste blague du « brave homme de Berlin » et, à titre de comparaison, leur enseigner la filosofie et es sciences naturelle. Alors, les obscurantistes pourraient s'inscrire au chômage !

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery avec la collaboration de Martine Vallette, 1991 [1962, Julliard], Christian Bourgois, p. 157-158.

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune

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Août-septembre 1944

[...]

Un chat s'approche, hésitant, m'adresse un regard timide, accompagné d'un petit rire gêné : je lui coup une de mes trois rondelles de saucisson que je pose sur un bout de papier gras : — — Une vieille femme, perchée sur un vélo, zigzague dangereusement au milieu des gosses qui sortent de l'école.

Un chœur d'enfants  ânonnait avec conviction : « Brossons nos quenottes. Zoignons nos menottes. Avant de faire dodo. Pensons saque soir au Fuhrère. Il nous donne notre lolo.   Il nous protèze comme un père ! » Je n'ai pas pu me retenir d'aller jusqu'à la haie pour regarder ces mioches de cinq ans , en barboteuses, bib and tucker, sagement assis sur leurs bancs de bois. La sœur (qui venait de leur faire répéter cette monstrueuse litanie) était en train de distribuer des bonbons vitreux ; ils les mettaient alors dans un petit pot de fer blanc et touillaient avec application, jouant à les <faire cuire> : le régime capable d'inventer des choses pareilles ?! Mais je me suis alors rappelé que la première chanson qu'on m'avait apprise à l'école maternelle était : « L'Empereur est un brave homme (sic): il habite à Berlin. » C'est sans doute ainsi qu'on enseigne partout les premiers rudiments d'<instruction civique> ! : Tous des salauds ! Oser pomper ce purin fétide dans des réceptacles innocents et sans défense ! Ou l'absurde rengaine du « Sang du Christ »! : Jusqu'à l'âge de dix-sept ou dix-huit ans, les enfants devraient grandit dans une parfaite neutralité philosophique. Après, quelques cours sérieux suffiraient ! On pourrait alors leur conter alternativement l'histoire à dormir debout de la « Sainte Trinité » et la vaste blague du « brave homme de Berlin » et, à titre de comparaison, leur enseigner la filosofie et es sciences naturelle. Alors, les obscurantistes pourraient s'inscrire au chômage !

 

Arno Schmidt, Scènes de la vie d'un faune, traduit de l'allemand par Jean-Claude Hémery avec la collaboration de Martine Vallette, 1991 [1962, Julliard], Christian Bourgois, p. 157-158.

21/06/2018

Jules Renard, Journal

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                                            Éloge funèbre. La moitié de ça lui aurait suffi de son vivant.

On se fait des ennemis. Avait-on des amis ?

Le monde serait heureux s'il était renversé.

 Un homme qui aurait absolument nettela vision du néant se tuerait tout de suite. 

À considérer les appétits bourgeois, je me sens capable de me passer de tout.

Je ne tiens pas plus à la qualité qu'à la quantité des lecteurs. 

Les  hommes naissent égaux. Dès le lendemain, ils ne le sont plus.

Écrire pour quelqu'un, c'est comme écrire à quelqu'un : on se croit tout de suite obligé de mentir.

 Il faut vivre pour écrire, et non pas écrire pour vivre.

 Mon ignorance et l'aveu de mon ignorance, voilà le plus clair de mon originalité.

 

 Jules Renard, Journal, édition Léon Guichard et Gilbert Sigaux,  Pléiade / Gallimard, 1965, p. 1094, 1114, 1118, 1119, 1124, 1128, 1132, 1151, 1164.

17/05/2018

Jacques Roubaud, Traduire, journal

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   En 1980, paraissait sous la direction de Michel Deguy et Jacques Roubaud un volume imposant de traductions, Vingt poètes américains ; une partie d’entre eux était alors inconnue en France, notamment les poètes objectivistes dont Roubaud avait quelques années auparavant proposé un choix dans  Europe (juin-juillet 1977). On ne suivra pas l’ensemble de ses traductions, ni de ses réflexions (voir notamment Description du projet, NOUS, 2013) mais, pour lire avec profit Traduire, journal, le lecteur pourrait reprendre, paru en 1981, Dors, précisément les réflexions qui précèdent les quatre parties de poèmes ; référence y est faite à William Carlos Williams pour la métrique retenue dans le premier ensemble (Dors). Roubaud rompt avec le vers libre "classique" pour ces poèmes qui doivent être dits, poèmes définis comme « des moments de contemplation de peu de mots, vers courts, lignes presque blanches, silences de la voix plus longs que tous les mots » [souligné par moi]. Pour lui, la traduction est une activité critique, elle nourrit l’écriture, permettant par exemple d’expérimenter une métrique.

   Si le livre n’avait que cette vertu, il faudrait en conseiller la lecture : il offre une anthologie de la poésie américaine, personnelle certes, qui donne à lire des poètes aujourd’hui connus en France (Gertrude Stein, Keith Waldrop, Louis Zukofsky, Paul Blackburn, Jerome Rothenberg, David Antin, etc.), mais d’autres beaucoup moins, comme Jackson Mac Low, Carl Rakosi (notamment grâce à Philippe Blanchon) ou Christopher Middleton (ce dernier grâce à Auxeméry), ou pas du tout comme Armand Schwerner — avec ici quelques extraits de The Tablet, qui n’a pas trouvé son traducteur —, Clark Coolidge ou Ted Berrigan. La plupart de ces poètes ont, pour le dire vite, transformé dans leur langue la relation à la poésie et c’est aussi le cas du poète de langue allemande Oskar Pastior, dont on lira deux traductions.

En 1981, Roubaud (avec Alix Cléo Roubaud) traduit un texte métapoétique de Gerard Manley Hopkins qui interroge la relation entre vers et poésie, affirmant « La poésie est en fait parole employée seulement pour porter l’inscape(l’intérieur) de la parole, pour le seul compte de l’inscape » et « Le vers est donc parole qui répète en tout ou en partie la même figure sonore » (p. 247 et 248). Les poèmes choisis par Roubaud peuvent l’être pour leur intérêt métrique et, également, pour le fait qu’ils présentent des propositions sur la poésie ; ce n’est pas un hasard si le premier, d’Octavio Paz, donne à lire ceci :

l’écriture poétique c’est

apprendre à lire

le creux dans l’écriture

de l’écriture

   Mais sans doute aussi importants que ce genre de textes, de nombreux poèmes permettent de mettre en œuvre dans les traductions des choix métriques. Par exemple, dans un poème de Percy Bysshe Shelley, Roubaud introduit des blancs qui ne sont pas dans l’original : « Ensemble     succession de rideaux /      que le soleil     la lune     les vents / Tirent     et l’île alors     les vents » [etc.] (p. 241). Dans un poème de Cid Corman, c’est l’unité vers-syntaxe et l’identité du mot qui sont mises en cause : « Une fourmi un / instant a / ttentive à / une ombre » (p. 229). Le rôle critique de la traduction joue en même un rôle créatif ; Roubaud "traduit" — transforme — des poèmes de Mallarmé et Hugo pour obtenir de nouveaux poèmes et l’expérimentation le conduit à questionner la langue anglaise en traduisant ses propres poèmes. On retiendra encore la mise en pratique de la proposition de Hopkins — le vers comme reprise de la même figure sonore — avec un long poème dont chaque mot contient le son [a], y compris le titre que l’on voit mal être autrement qu’en anglais (« Wahat a map ! »). Cet exercice oulipien par excellence est en accord avec l’extrait traduit  de Palomard’Italo Calvino : le personnage entend regarder le monde « avec un regard qui vient du dehors et non du dedans de lui » (p. 259) ; cette proposition devient vite plus complexe et ne pouvait qu’attirer l’attention de Roubaud : « le dehors regardant du dehors ne suffit pas, c’est du dehors regardé que doit partir le regard qui atteint l’œil du dehors qui regarde. »

   La postface d’Abigail Lang, dont il faut rappeler son étude de la poésie de Zukofsky et son activité de traductrice (Lorine Niedeker, Rosmarie Waldrop, David Antin, Elizabeth Willis, Gertrude Stein, etc.), décrit et analyse précisément les principes sur lesquels repose le travail de traduction de Roubaud. Elle retrace ce qu’a été le cercle Polivanov, groupe de recherche fondé par Léon Robel (traducteur de Gorki, Soljenitsyne, Aïgui, etc.) et Roubaud, la réflexion sur les pratiques de Pound et Chklovski. J’extrais de cette excellente synthèse sur Roubaud traducteur les derniers mots de sa conclusion : « Traduire [pour Roubaud] participe du travail de poésie, est pris  dans un continuum d’activités de lecture et d’écriture, qui ne sépare pas comparaison et critique, appréhension et réflexion : « J’imagine, je lis, je compose, j’apprends, je recopie, je traduis, je plagie, j’écris de la poésie depuis près de 40 ans. Il m’arrive d’en publier ? » (Description du projet) ».

 

Jacques Roubaud, Traduire, journal, postface d’Abigail Lang, NOUS, 2018, 368 p., 25 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 28 mars 2018.