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14/12/2012

James Sacré, Le paysage est sans légende (recension)

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                                      L'écriture du paysage

 

   Le paysage est sans légende rassemble cinq poèmes, chacun composé de plusieurs suites de vers, qui composent un récit singulier et dont l'unité répond à celle des dessins (encre de Chine et aquarelle) de Guy Calamusa. La particularité du récit provient de son motif, exploré d'autres manières dans une partie importante de l'œuvre : que peut-on écrire (ou dessiner) de ce que l'on a vu ? Qu'est-ce qui, d'une expérience, peut être restitué par les mots ? Le titre semble donner une réponse, si "légende" désigne une note explicative : rien de juste ne sera dit — ce que confirme, inscrit avant la page titre, la mention Le vrai titre s'est effacé.

   Le livre s'ouvre sur la description d'un paysage dessiné dans laquelle, pour le lecteur, tout apparaît lisible, soigneusement cerné, visible : le vert y domine et s'y détachent des formes. Cependant, cette reconstruction du paysage par les lignes et les couleurs et par la mémoire n'est guère satisfaisante pour James Sacré ; le temps passant, venu le moment de l'écriture, les mouvements observés avaient perdu de leur réalité et il devenait impossible de leur redonner un sens, comme si tout ce qui avait été vu, vécu, s'était défait, que les différents éléments du paysage — les pentes, les vallées, les arbres — et les femmes qui y travaillaient ne pouvaient être mis en place, que la tentative du regard sur le passé était vouée à échouer : tout se perdrait dans le vert, couleurs à peine présente sur le dessin. On relève au fil des pages les verbes qui traduisent la difficulté, voire l'impossibilité, de tenir ensemble les différents moments du temps, à associer les pièces d'un espace qui se dérobe : brouiller, trembler, déchirer, détruire, (se) défaire.

   Plus loin, quand on lit « Je me rappelle très bien », suivi d'un embryon de description, vient rapidement le regret de ne maîtriser que de « fragiles souvenirs » ; on ne peut plus vraiment distinguer les éléments perçus, il s'agit seulement de « silhouettes » — et l'on passe à « J'ai cru reconnaître », mais il ne reste plus qu' « une broussaille / De ratures ni dessin ni rien d'écrit »(1). Il y a une perte irréparable, puisque rien ne peut faire que ce qui constituait un ensemble ne soit pas, dans l'écrit ou le dessin, en désordre. Cette relation du paysage réel, dans lequel on a vécu, et de l'écrit est décevante, et les traits sur la page ne parviennent pas mieux que les mots à approcher la réalité — « Quelqu'un n'est plus/ Qu'un léger dessin de rien ». C'est aussi vers le rien que s'abîment les jours de l'enfance, qu'elle soit ou non mise en parallèle avec le présent ; dans les écrits de James Sacré, un passage s'effectue aisément entre le présent (celui par exemple du travail agricole au Maroc) et le passé (celui de la ferme des parents) : mêmes gestes, rapport aux choses analogue, mais « presque tout / Disparaît dans un poème ».

   James Sacré, répondant à la question "Où écrivez-vous ?"(2), précise qu'au moment de l'écriture à sa table, de la reprise de brouillons, interviennent

le souvenir et toute une activité de la mémoire qui mêle à d'anciens sentiments de présence ceux désormais de l'absence et de l'éloignement, de la perte des lieux et des visages, des temps et des espaces ... même quand c'est  dans le plus grand effort de continuité avec le "brouillon" d'abord vécu autant qu'écrit. (p. 47)

 

   Sans doute, c'est dire que « Le monde nous échappe. Et puis / Notre désir aussi » ; ce n'est pas pour autant qu'il faut s'en inquiéter, la poésie n'est pas vouée à fixer les formes des paysages ni à être lieu de mémoire. La re-présentation déçue, le fait qu'écrire n'aboutit — en apparence — qu'à de « minuscules machines de mots pour rien dire », n'empêche pas le poème d'être là, sans qu'il ait pour sujet on ne sait quelle impossibilité de dire quelque chose du réel. Peut-être échoue-t-on dans le désir de fixer une figure stable des choses, mais reprendre inlassablement l'arrangement des mots — des lignes — aboutit à donner un regard sur le monde, si fragmenté qu'il apparaisse ; on pense évidemment à Giacometti qui affirmait : « Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu'une pâle image de ce que je vois »(3). Il y a toujours chez James Sacré le désir de faire entendre « Le bruit ténu du vivant », et si difficile soit-il à restituer, il est là :

On nomme des endroits de ce monde

L'oued Bouskoura, la rivière Vendée

Un nom de village ou plusieurs choses

Une échelle un puits des noms des mots

Comme pour mieux se tenir au monde

Avec un dessin c'est pas mieux, tout s'éboule

Et pas grand chose

Qui reste dans les mains. Quand même

On est bien.


  James Sacré, Le paysage est sans légende, dessins de Guy Calamusa,

Al Manar / éditions Alain Gorius, 48 p., 16 €.

© Photo Tristan Hordé.


 



1 Ce qui établit une continuité avec les livres précédents : par exemple, Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage), publié en 2006 (éditions Obsidiane), abordait aussi, d'une autre manière, le motif de la perte.

2 dans fario, n°11, printemps-été 2012.

3 Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 84.

06/10/2012

James Sacré, Le paysage est sans légende,

James Sacré, Le paysage est sans légende, paysage, temps

         Malgré des mots qu'on y met

 

Je me rappelle très bien, près d'une ville dont on pourrait dire le nom

La forme d'un village courant sur l'arête d'un long rocher

On le voir à partir d'un autre parvis de pierre

De ce côté-ci de la faille avec du vert qui suit un cours d'eau.

Il y a eu soudain la présence d'un jeune garçon

Dans un vêtement blanc, son invite à traverser. Quelques mots.

On pourrait dire son nom et donner une adresse.

Une autre année le village est resté dans la solitude de nos yeux.

Dans son peu de vert, avec le brillant d'un souvenir.

 

Une autre année presque tout

Disparaît dans un poème.

 

                                          *

 

Je m'en retourne où je ne verrai pas

Ce qui ressemble à du paysage déchiré dans la montagne;

Si le vif des pentes nues

En cette fin d'octobre, et quelques silhouettes dans le lointain

Peut-être une ou deux mules, la pointe d'un capuchon

Ou le geste qui dresse

Un outil agricole dans un endroit plus cultivé du pays

Vont pas quand même

Récrire dans l'œil de ma mémoire

Ce dessin broussaillé qui déchire le temps ?

[...]

 

James Sacré, Le paysage est sans légende, "Al Manar", éditions Alain Gorius, 2012, p. 20-21.

 

29/07/2012

James Sacré, Le paysage est sans légende

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                           Malgré des mots qu'on y met

 

Je me rappelle très bien, près d'une ville dont on pourrait dire le nom

La forme d'un village courant sur l'arête d'un long rocher

On le voit à partir d'un autre parvis de pierre

De ce côté-ci de la faille avec du vert qui suit un cours d'eau

Il y a eu soudain la présence d'un jeune garçon

Dans un vêtement blanc, son invite à traverser. Quelques mots.

On pourrait dire son nom et donner une adresse.

Une autre année le village est resté dans la solitude de nos yeux.

Dans son peu de vert, avec le brillant d'un souvenir.

 

Une autre année presque tout

Disparaît dans un poème.

 

                                            *

 

Je m'en retourne où je ne verrai pas

Ce qui ressemble à du paysage déchiré dans la montagne ;

Si le vif des pentes nues

En cette fin d'octobre, et quelques silhouettes dans le lointain

Peut-être une ou deux mules, la pointe d'un capuchon

Ou le geste qui dresse

Un outil agricole dans un endroit plus cultivé du pays

Vont pas quand même

Récrire dans l'œil de ma mémoire

Ce dessin broussaillé qui déchire le temps ?

 

James Sacré, Le paysage est sans légende, dessins de Guy Calamusa,

Al Manar, éditions Alain Gorius, 2012, p. 20-21.

09/05/2012

James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?

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                                 I

 

Il y a des noms de villages. De l'ordre dans les champs.

Paysans-masques pour tout chambouler, les voilà

Puis les voilà partis :

Ça se défait d'un coup le carnaval, et comment

C'est là tous les ans, pourquoi ?

Si c'est juste pour que

Tout l'monde un peu rigole ou si

De la vérité soudain te bouscule ?

Pour aussitôt

T'abandonner, silence : le fond d'un pré continue

Ou tel coin de grenier que personne y va plus.

 

Même à l'occasion des grands défilés fêtards

Organisés tenus selon que c'est prévu,

Bâle ou Rio, Nice et partout, ça s'en va comme à côté :

Un fifre et deux tambours tournent

Le coin de la rue

(Tant pis, t'auras pas ta photo !) ou fifre tout seul

Avec son costume et sa façon têtue

D'avancer dans la ville jusqu'à on se demande, et ça sera

Qu'un retour à la maison, le masque ôté, plus rien.

Si la fête au loin continue ?

 

Par les chemins de Galice on voit

Les paysans felos

S'en retourner dans les champs

Après qu'il est passé le carnaval,

Passé selon les règles et pas de règles et pas sûr que c'était

Si grande fête au village : façon plutôt de penser

À ça qu'on a perdu, et savoir

Si personne l'a jamais vécu ?

 

Je pense à des carnavals qui m'emportent

Et qui n'existent plus

Où moi j'ai vécu. Je voudrais venir

Dans un costume de mots

Pour dire à mon village

Qu'on se demande encore, à des endroits qui lui ressemblent

(Châtaigniers, la pluie, quelques paysans),

D'où on vient, qui on est ? Personne a jamais trop su,

Quel sens et pas de sens

En de vieux gestes continués

Parmi ceux de la modernité ?

 

[...]

 

James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?, photographies d'Emilio Arauxo et James Sacré, éditions Jacques Brémond, 2012, p. 8-15.

© Photo Tristan Hordé

23/11/2011

James Sacré, Un paradis de poussière (note de lecture)

 

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   James Sacré voyage en s'installant dans une région : il la parcourt sans hâte, observe les paysages, les manières de vivre de se déplacer et d'habiter les lieux, le travail des hommes, et il se nourrit avec les uns et les autres. Ce n'est pas dire qu'Un Paradis de poussières serait un ouvrage d'ethnologue..., c'est bien un livre de poète, construit avec une alternance d'ensembles consacrés au voyage et aux rencontres (18), et des parties lyriques (14) titrées chaque fois "Geste parlé", qui sont des adresses amoureuses à l'Autre.

   Il n'est pas nécessaire de connaître l'œuvre de James Sacré pour accueillir cette nouvelle plongée dans le Maroc de Sidi Slimane. On en sort pour des moments à Larache pour la tombe de Jean Genet, un voyage jusqu'à Sakiet Sidi Youssef en Tunisie pour se recueillir en pensant au bombardement de l'armée française le 8 février 1958 ; on revient en France à l'Institut du Monde Arabe ou, à Toulouse, pour un hommage au grand écrivain Edmond Amran El Maleh. Le lecteur des précédents livres ne se retrouvera pas dans du "déjà lu", mais reconnaîtra des motifs propres à ce qui, au fil du temps, est devenu une œuvre : le discours amoureux, la tendresse pour les animaux et les hommes, le questionnement sur la mémoire et sur l'écriture1, les tentatives de nouer les noms de couleur comme sur une toile — ce qui se résout provisoirement par une rencontre avec le peintre Khalil El Ghrib2 —, et sans doute le plus apparent ; le plaisir d'écrire une certaine manière de renaître lors de chacun des séjours au Maroc.

   On entre d'emblée dans le livre comme s'il s'agissait d'une relation de voyage. On débute par des notations sur «l'activité marchande» avec «toutes sortes de petites silhouettes», «des camions pleins de couleurs». C'est le jeu des couleurs de ces camions qui arrête le regard, la juxtaposition et l'entrelacement du rouge, du vert, de l'orange, du blanc, du jaune..., « ça fait / Beaucoup de couleurs, et des formes, qui échappent aux mots ». Ce sont les mouvements des uns et des autres, petits marchands d'eau, de figues de barbarie, de beignets, d'escargots, vendeurs de menthe, enfants, chalands oisifs qui sont croqués, et « À vrai dire on pourrait écrire sans fin ». La description ne peut qu'être indécise, toujours à reprendre, à rectifier pour tenter de restituer quelque chose du vivant : une couleur, une forme, un mouvement, des bruits de la rue. Dans chaque "geste parlé", c'est encore la difficulté de parler à l'autre (et de l'entendre vraiment) qui apparaît : « On finit par s'inventer des formules qui ont l'air de dire / Mais on ne sait pas ce qu'elles disent ».

   Les deux temps du livre, le récit et le geste parlé, pourraient être perçus comme nettement séparés si l'on se tenait aux titres ; on passe par exemple de "Un soir on a sorti deux chaises devant la porte" à "Ce qu'on mêle en échangeant des mots", ou de "Les gens sont là, pas loin" à "Le mot rien dans le mots vivant". Cependant, dans chaque temps on retrouve une tension analogue : il y a d'une part le désir de "donner à voir", d'autre part celui d'exprimer simplement la complexité d'une relation amoureuse, et le doute de parvenir à noter quelque chose de la réalité telle qu'elle est ou telle qu'elle a été vécue. Dans cette interrogation sur la portée du regard attentif ou amoureux, le lecteur est même introduit dans un poème : « C'est trop descriptif ton poème que tu diras, / Ces vagues mots sur la misère de l'endroit » ; réponse est faite à ce lecteur pour qu'il lise autrement et attache moins d'importance au récit qu'à l'émotion qui en est à la source :

   Le poème n'est-il que des mots ? Pour les disposer ainsi, selon un rythme et des arrangements divers,

     N'a-t-il pas fallu quelque transport de cœur, fût-ce

     Dans le plus grammatical déguisement des phrases ?

     Écrire

     C'est toujours plus qu'écrire.

 

   Ce qui ne peut venir dans le poème, c'est l'homogène, l'unité de sens. Peut-être l'écrit aide-t-il à ce que le lecteur « s'imagine un peu » ce qui a été vu, mais il ne peut ignorer que le "monde", le rapport à l'Autre n'entrent pas dans les mots. James Sacré ne parvient pas plus à saisir avec la photographie ce qu'il sait devoir toujours lui échapper, il regrette d'ailleurs que ses photographies soient « le plus souvent mal prises ». Ce qui reste, c'est toujours « De la poussière de mots, un poème », la « poussière du poème ». La réalité s'enfuit, même quand est noté ce qui est regardé, et bien plus fragiles encore sont les images du passé : autre poussière, « Poussière du temps, tamis / De la mémoire ». Des moments de la campagne marocaine, des gestes du travail, une couleur de la terre dérangent la durée vécue et rapportent à un temps aboli :

     On comprend mieux tout d'un coup que la campagne est pas loin,

     Pas si loin non plus (qu'est-ce qui s'en va ?)

     Celle que labourait mon père

     Avec la même sorte de petit tracteur [...]

   C'est aussi le souvenir du village natal en Vendée, le jardin près de la maison, la sieste de la mère qui resurgissent, et les bruits entendus dans la vilel marocaine lui semblent « comme un prolongement des jours de foire aux bestiaux à Coulonges-sur-l'Autize » — « la drôle de charpie que c'est le temps », mais seul 'écrit permet d'évoquer ce « paradis dans la bouche » qu'est le couscous partagé dans un village. Les mots sont « une couture au temps » ; ce sont les mots de l'enfance, régionaux ou appartenant à des techniques anciennes qui viennent à propos des choses du Maroc : "ranche", "cenelle" ou "dorne" : « [...] comme si la terre / Ouvrait sa dorne [= son giron] remplie d'une histoire [...] ».

   Sans doute le livre est toujours à faire puisque le poème est là pour « remettre de l'ordre dans le monde »...

 

James Sacré,  Un paradis de poussière, Marseille, André Dimanche, 2007.

©Photographie Tristan Hordé
Cette note de lecture a paru dans Poezibao sous une autre forme.

1  On peut lire sur ce sujet Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage), éditions Obsidiane, 2006). Une allusion à ce titre dans Un paradis de poussières : «Je ne fais que m'empêtrer / Dans la broussaille de ces poèmes» (p. 103)

2  voir James Sacré, Khalil El Ghrib, éditions Virgile, 2007.

 

28/10/2011

James Sacré, D'autres vanités d'écriture

                   

                                                     À propos du lyrisme

 

 

   imgres.jpegLe lyrisme : ou l’histoire de la poésie à travers des confusions de formes et de thèmes. Déjà Pindare fait courir l’homme plutôt que les héros au rythme de ses grandes odes. Horace un peu plus tard mesure les siennes aux dimensions familières du quotidien. Une fois les dieux disparus et quelques solides valeurs métaphysiques-morales éboulées, la poésie épique ne sait plus très bien qui elle est et s’habille d’un nouveau nom : poésie lyrique. Ronsard un instant ne s’y retrouve plus et cherche des repères, il veut par exemple réduire le lyrisme à l’exploitation de quelque thèmes ; mais le voilà qui chante l’amour le plus humain en décasyllabes aussi bien qu’en alexandrins, et la fureur divine l’anime autant sinon plus dans ses sonnets que dans la Franciade. Du Bellay comprend bien qu’il n’y a jamais eu qu’une opposition factice entre les vers épiques et les vers lyriques, que ce n’était qu’une affaire de sujet et de conventions formelles jamais bien respectées, et que la fureur divine n’est en somme que la sublimation d’une mélancolie plus qu’humaine. Le dix-septième siècle s’accroche au mot « sublime », mais Boileau s’empêtre en des « je ne sais quoi » et des va-et-vient ambigus (à propos des formes autant que des thèmes) où l’épique se démêle mal du lyrisme. Puis le « véritable » épique se trouve rapporté à un problématique originel commerce des hommes avec Dieu : toute la poésie avec lui d’ailleurs, ce qui embrouille un peu plus les choses. « L’enthousiasme » de Mme de Staël installe enfin l’épique, et la poésie tout aussi bien, en plein mystère du moi. Dans le même temps le mot lyrisme prend place au cœur de toute écriture poétique. Désormais poètes et poèmes se perdent (ou croient se retrouver) en d’inépuisables abandons ou résistances au moi : plongées dans le rêve ou le subconscient, dans le silence ou le bruit du langage (mais comment ne pas y entendre toujours un semblant de cœur qui bat, désespérément magnifique ou dérisoire ?), ou désir d’une impossible objectivité devenant le monde. De toutes façons c’est toujours, autour d’un moi aussi insaisissable que les anciens dieux, la même impression d’un silence vivant mêlé à la magnifique insignifiance des mots.

 

James Sacré, D’autres vanités d’écriture, éditions Tarabuste, 2008, p. 91-92.

07/08/2011

James Sacré, Portrait du père en travers du temps

 

james sacré,portrait du père,temps

Me promenant dans Pertuis

Je pense à mon père sans trop imaginer

Aucun de ses gestes ni même son visage

Les rues de la vieille ville s’en vont

Sans qu’on sache trop où,

Mais ça n’est jamais si loin, jusqu’à

Par exemple un lavoir ou telle petite place de l’Ange

Avec une belle fontaine vivante et d’anciennes façades

Maisons du seizième siècle, naguère (on le voit sur une photo)

Un grand orme poussait là, tout frôlant sans doute

Les murs proches des maisons…

On s’en revient toujours à une place un peu centrale

Et qui semble tenir dans sa main toutes ces rues lâchées, mais

pas trop, autour d'elle

y voit beaucoup de vieux Maghrébins

Qui prennent le premier soleil du matin

Et c’est peut-être pour cela que j’ai pensé à mon père

À cause de leurs visages qui ont été mélangés à du temps, à du

travail longtemps

Et qui sont là maintenant quasiment sans bouger

Entre de la campagne en allée

Et quelque chose aussi de parti

Dans cette vieille ville de Pertuis.

(9 mars 2004)

 

Ton visage si fortement

Entre le faux et le vrai, des colères,

La solitude et ce mélange

De plaisir et de distance gênée

Avec les autres, et les choses du monde.

Le visage vivant de mon père.

À quoi penser maintenant qu’il est

Des matières pourries qui ont séché ?

Il me reste de son corps

La couperose des joues, l’œil

Comme une question dure,

Son allure à la fin mal balancée.

Ça me reste où ça ? Et quelle importance ?

(21 juin 2005)

 

James Sacré, Portrait du père en travers du temps, Lithographies de Djamel Meskache, La Dragonne, 2009, p. 33 et 43.

©Photo Tristan Hordé

04/05/2011

James Sacré, Une petite fille silencieuse

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                                  À côté des iris sans fleurs

 

                                        1

 

La beauté d’un jour de juillet,

Grand soleil et bleu mais tempérés par des feuillages

Qui font de l’ombre  à la maison tranquille où j’écris.

Telle beauté se nourrit de beaucoup de temps passé,

De choses qui ont changé, de gens qu’on oublie ;

Mais l’herbe de la pelouse verdit.

 

Je ne verrai plus assise à côté des iris sans fleurs

Une enfant qui regarde un animal familier.

 

Est-ce qu’un poème ressemble à la verte indifférence de l’herbe,

Ou s’il peut être aussi un geste pour voir ?


 

 

La persistance d’une pluie un jour d’été,

Avec des moments que l’on entend plus fort,

Produit de la fraicheur qui est bonne

À la moiteur d’un gros bourg

Dans l’ouest rempli d’arbres et de collines de la

     Nouvelle- Angleterre.

 

Quelqu’un a l’impression

Que toute l’activité de la pluie lui rend

Les façons d’être un corps (une jambe, un visage disparus) comme à      

     nouveau sensibles ;

 

En fait c’est qu’un poème qui s’écrit à cause

De l’attention prêtée à un bruit d’eau, à cause d’événements récents,

     les mots

Perdent leur sens où du plaisir s’empêtre en des tourments de cœur.

 

James Sacré, Une petite fille silencieuse, collection Ryôan-ji, André Dimanche éditeur, 2001, p. 27-28.

28/03/2011

James Sacré, Anacoluptères

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Une tellement courte collection que depuis c’est tout parti en poussière, fines pattes cassées, débris d’élytres qui brillent encore. Depuis si beau temps d’en allée dans les prés : la grande herbe se cloutait de buprestes dans la douceur de la flouve et des scabieuses. Comme des bijoux dans le foin d’un corps nu. À quoi t’as rêvé sans savoir. Tout ça que tu disposais dans la boîte pas vitrée, le foin rentré un peu plus tard, c’est plus rien que poussière et reste de vieux fourrage sur les fagots de la grange. Comment ça pourrait.

Ramener du printemps dans les mots d’un poème ?

 

Au lieu de m’amuser à parler d’insectes, à l’âge que j’ai comme dirait maman, comme elle a toujours dit, je ferais mieux sans doute de penser à comment j’ai vécu, à comment je continue.

Toutes ces grandes questions qu’on s’est mal posées, personne qu’a répondu. Le sentiment, la mort, le monde et les gens. Ça mériterait peut-être encore un effort. Au lieu de ça me voilà avec des poèmes comme des fourmis dans les jambes. Une petite odeur acide. Les yeux pas plus hauts qu’un peu de terre en tas mêlée à des brindilles.

C’est-y s’amuser ? Les insectes sont aussi du vivant, à l’écart des mots futiles. Comme autant de questions ?

Maman s’en va, j’entends mal ce que dit maman… maman comme une grande fourmi dans le temps.

 

James Sacré, Anacoluptères, illustrations Pierre Yves Gervais, éditions Tarabuste, 1998, n. p.