23/11/2011
James Sacré, Un paradis de poussière (note de lecture)
James Sacré voyage en s'installant dans une région : il la parcourt sans hâte, observe les paysages, les manières de vivre de se déplacer et d'habiter les lieux, le travail des hommes, et il se nourrit avec les uns et les autres. Ce n'est pas dire qu'Un Paradis de poussières serait un ouvrage d'ethnologue..., c'est bien un livre de poète, construit avec une alternance d'ensembles consacrés au voyage et aux rencontres (18), et des parties lyriques (14) titrées chaque fois "Geste parlé", qui sont des adresses amoureuses à l'Autre.
Il n'est pas nécessaire de connaître l'œuvre de James Sacré pour accueillir cette nouvelle plongée dans le Maroc de Sidi Slimane. On en sort pour des moments à Larache pour la tombe de Jean Genet, un voyage jusqu'à Sakiet Sidi Youssef en Tunisie pour se recueillir en pensant au bombardement de l'armée française le 8 février 1958 ; on revient en France à l'Institut du Monde Arabe ou, à Toulouse, pour un hommage au grand écrivain Edmond Amran El Maleh. Le lecteur des précédents livres ne se retrouvera pas dans du "déjà lu", mais reconnaîtra des motifs propres à ce qui, au fil du temps, est devenu une œuvre : le discours amoureux, la tendresse pour les animaux et les hommes, le questionnement sur la mémoire et sur l'écriture1, les tentatives de nouer les noms de couleur comme sur une toile — ce qui se résout provisoirement par une rencontre avec le peintre Khalil El Ghrib2 —, et sans doute le plus apparent ; le plaisir d'écrire une certaine manière de renaître lors de chacun des séjours au Maroc.
On entre d'emblée dans le livre comme s'il s'agissait d'une relation de voyage. On débute par des notations sur «l'activité marchande» avec «toutes sortes de petites silhouettes», «des camions pleins de couleurs». C'est le jeu des couleurs de ces camions qui arrête le regard, la juxtaposition et l'entrelacement du rouge, du vert, de l'orange, du blanc, du jaune..., « ça fait / Beaucoup de couleurs, et des formes, qui échappent aux mots ». Ce sont les mouvements des uns et des autres, petits marchands d'eau, de figues de barbarie, de beignets, d'escargots, vendeurs de menthe, enfants, chalands oisifs qui sont croqués, et « À vrai dire on pourrait écrire sans fin ». La description ne peut qu'être indécise, toujours à reprendre, à rectifier pour tenter de restituer quelque chose du vivant : une couleur, une forme, un mouvement, des bruits de la rue. Dans chaque "geste parlé", c'est encore la difficulté de parler à l'autre (et de l'entendre vraiment) qui apparaît : « On finit par s'inventer des formules qui ont l'air de dire / Mais on ne sait pas ce qu'elles disent ».
Les deux temps du livre, le récit et le geste parlé, pourraient être perçus comme nettement séparés si l'on se tenait aux titres ; on passe par exemple de "Un soir on a sorti deux chaises devant la porte" à "Ce qu'on mêle en échangeant des mots", ou de "Les gens sont là, pas loin" à "Le mot rien dans le mots vivant". Cependant, dans chaque temps on retrouve une tension analogue : il y a d'une part le désir de "donner à voir", d'autre part celui d'exprimer simplement la complexité d'une relation amoureuse, et le doute de parvenir à noter quelque chose de la réalité telle qu'elle est ou telle qu'elle a été vécue. Dans cette interrogation sur la portée du regard attentif ou amoureux, le lecteur est même introduit dans un poème : « C'est trop descriptif ton poème que tu diras, / Ces vagues mots sur la misère de l'endroit » ; réponse est faite à ce lecteur pour qu'il lise autrement et attache moins d'importance au récit qu'à l'émotion qui en est à la source :
Le poème n'est-il que des mots ? Pour les disposer ainsi, selon un rythme et des arrangements divers,
N'a-t-il pas fallu quelque transport de cœur, fût-ce
Dans le plus grammatical déguisement des phrases ?
Écrire
C'est toujours plus qu'écrire.
Ce qui ne peut venir dans le poème, c'est l'homogène, l'unité de sens. Peut-être l'écrit aide-t-il à ce que le lecteur « s'imagine un peu » ce qui a été vu, mais il ne peut ignorer que le "monde", le rapport à l'Autre n'entrent pas dans les mots. James Sacré ne parvient pas plus à saisir avec la photographie ce qu'il sait devoir toujours lui échapper, il regrette d'ailleurs que ses photographies soient « le plus souvent mal prises ». Ce qui reste, c'est toujours « De la poussière de mots, un poème », la « poussière du poème ». La réalité s'enfuit, même quand est noté ce qui est regardé, et bien plus fragiles encore sont les images du passé : autre poussière, « Poussière du temps, tamis / De la mémoire ». Des moments de la campagne marocaine, des gestes du travail, une couleur de la terre dérangent la durée vécue et rapportent à un temps aboli :
On comprend mieux tout d'un coup que la campagne est pas loin,
Pas si loin non plus (qu'est-ce qui s'en va ?)
Celle que labourait mon père
Avec la même sorte de petit tracteur [...]
C'est aussi le souvenir du village natal en Vendée, le jardin près de la maison, la sieste de la mère qui resurgissent, et les bruits entendus dans la vilel marocaine lui semblent « comme un prolongement des jours de foire aux bestiaux à Coulonges-sur-l'Autize » — « la drôle de charpie que c'est le temps », mais seul 'écrit permet d'évoquer ce « paradis dans la bouche » qu'est le couscous partagé dans un village. Les mots sont « une couture au temps » ; ce sont les mots de l'enfance, régionaux ou appartenant à des techniques anciennes qui viennent à propos des choses du Maroc : "ranche", "cenelle" ou "dorne" : « [...] comme si la terre / Ouvrait sa dorne [= son giron] remplie d'une histoire [...] ».
Sans doute le livre est toujours à faire puisque le poème est là pour « remettre de l'ordre dans le monde »...
James Sacré, Un paradis de poussière, Marseille, André Dimanche, 2007.
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