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10/06/2017

Rehauts, n° 39

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   Connaissez-vous David Constantine ? Poète et nouvelliste, né en 1944, il est aussi traducteur de Hölderlin, Kleist, Brecht, de Michaux et Jaccottet ; on a pu lire en 1992 Sorlingues (La Dogana) dans une belle traduction de Yves Bichet et quelques poèmes, dans la revue en ligne Recours au poème grâce à Delia Morris et André Ughetto. Rien d’autre alors que l’œuvre compte plus d’une dizaine de titres. Rehauts, qui propose toujours en ouverture une traduction, en donne 12 poèmes, traduits par Perrine Chambon et Arnaud Baignot : c’est un choix varié qui va de l’observation d’un nuage et de rêverie devant une photographie au thème de la fenêtre miroir.

   Des peintures de Stéphanie Ferrat, dont on connaît par ailleurs les livres poèmes, accompagnent un long poème de Caroline Sagot Duvauroux, "au commencement longtemps déjà" ; on y retrouve, pour le dire vite, ce qu’elle poursuit depuis ses premiers écrits : questionner l’ordre de la langue dans ce qu’il a d’indécidable, d’ambigu et, en même temps, faire que la vie, le visible, soient toujours présents dans l’écriture, jamais comme représentation — on se souvient qu’elle écrivait que « Si la vision était lisible on cesserait d'écrire. »1 :

 

Un lac vert dans les yeux d’un homme. Deux

barques s’y croisent. Sur l’une, deux meurent de

honte. Sur l’autre, un peuple meurt d’espoir. Un

détroit de silence.

 

   Le numéro publie également des poèmes d’Étienne Faure ; on y reconnaît le ton mélancolique qui affleure dans plusieurs de ses recueils, mais ici sur un motif nouveau : le narrateur se souvient d’un amour perdu. Remémoration du temps passé, de la lecture commune de Trakl, solitude de la vie présente comme dans ce début du premier poème :

 

Je dors dans un caisson nommé chambre,

suis là-dedans

et meurs tous les jours sous le sceau du secret

puis vais en ville essaimer des paroles,

amorcer la joie toujours après la peine (…)

 

   On voudrait citer encore, au hasard dans ce riche numéro, Max de Carvalho ou les alexandrins rimés de William Cliff, qui poursuit l’exploration de son enfance, les poèmes de Stéphane Korvin et ceux de Bruno Grégoire, les souvenirs de Jacques Josse. On lira aussi les notes de lecture de Jacques Lèbre ; la première est consacrée au très beau livre d’Antoine Emaz, Limite (Tarabuste, 2016) la seconde permet de découvrir le poète danois Soren Ulrik Thomsen, traduit par Pierre Grouix (Les arbres ne rêvent sans doute pas de moi, Cheyne, 2016).

 

  1. dans Le livre d’El, d’où (Corti, 2012).

Rehauts, n° 39, mars 2017, 112 p., 13 €.

Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 5 mai 2017.

 

01/06/2017

Sofia Queiros, sommes nous : recension

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   Sommes nous est le troisième livre de Sofia Queiros publié dans la petite collection à couverture noire, "présent (im)parfait" des éditions isabelle sauvage. Le premier ensemble, "nid", est un récit où sont rapportés (respectivement page paire et page impaire) les façons d’être, toujours opposées d’un je féminin et d’un elle ; « je suis sur les genoux comme souvent à la fin d’un jour aime le silence (…) » appelle l’énoncé d’un comportement inverse, « elle toujours flamboyante lorsqu’il s’agit de parler de tout et du reste (…) ». À la présence des morts répond la nécessité de vivre, la vie de vieille enfant seule a pour parallèle l’agitation d’une femme toujours en mouvement, l’une s’efforce de « passer inaperçue », craint la foule quand l’autre la souhaite et veut être au centre d’un groupe ; des souvenirs d’enfance surgissent à l’évocation, en face, de la vieille dame aujourd’hui ; etc. Les deux sont cependant en accord dans la manière de vivre l’amour : si l’une aspire à « s’oublier dans les bras d’un homme », l’autre « ne désire rien de plus que corps nus apaisés ». Y aurait-il une seule femme à des moments différents ?

   Le je laisse échapper : je « m’invente une vie que je n’ai pas », change sa place avec le elle dans les pages, puis apparaît un il bien ambigu ; peut-être un avatar du je féminin / elle puisqu’il « aimerait pisser debout comme ses congénères » et, ailleurs, « aimerait avoir un corps qui n’enfante pas ». Deux pages blanches séparent tous les propos contradictoires, du côté du féminin et du masculin, et sans trop de surprise je, elle et il sont donnés comme étant une seule figure, « elle il je partagent la même maison (…) le même corps la même vie la même ». À lire ces courtes proses, m’est revenu un passage d’une lettre de Kafka à Grete Bloch, où il lui expliquait connaître sa fiancée Felice sous quatre formes différentes, l’une d’ailleurs, celle qui lui écrit des lettres, étant elle-même multiple.

   Cette vision de la complexité de la personne, à la fois unique et éclatée, est reprise sous une forme très différente dans un second ensemble, "brins et débris", récit encore, composé d’une série de trois courtes séquences par page. Pas de rupture avec "nid", puisque la première débute par "et" comme pour affirmer une continuité — mais la totalité des séquences s’ouvre ainsi pour lier tous les "brins" d’un passé : une vie. Une vie, dans le désordre de ce dont on se souvient, « les monstres de l’enfance », « l’effroi des ombres nocturnes », le père, ses colères et ses coups, la mère, les « cris de ménages en scène et tragédies du quotidien », un garçon, une fille, l’école, les amoureux, les morts sur la route, les femmes d’un village : celle dont on se moque, celle qui vieillit seule, celle qui surveille le couple adultérin, celle qui manque d’argent pour terminer le mois ; bref, les moments de la vie dans leur diversité, dont la relation ne peut qu’être inachevée, et c’est pourquoi la dernière séquence, isolée, se termine par "et".

   Il y a dans ces proses une attention aiguë aux petites peurs que l’on garde pour soi, aux petits gestes de l’enfance, aux petits mouvements de tendresse que l’on n’oublie pas, à tous ces petits riens dont la vie est construite, qui façonnent chacun. Ce sont tous ces moments que rassemble Sofia Queiros dans Sommes nous­ ­ — l’absence de trait d’union n’est pas fortuite —, tout en sachant que cette somme ne vise pas à dire une unité impossible, ou s’il y a unité elle est de choses disjointes : « le merle moqueur (…) jamais ne se posait plan plan pour construire nid brins et débris ».

 

Sofia Queiros, Sommes nous, éditions isabelle sauvage, 2017, 72 p., 13 €. Cette note d lecture a été publiée sur Sitaudis le 26 avril 2017.

25/05/2017

Fabienne Raphoz, Blanche baleine : recension

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   Blanche Baleine peut être rapproché du précédent recueil de Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, pour sa thématique, annoncée par deux citations en exergue (George Oppen, David D. Thoreau) : tout est à connaître de la Terre — donc terre et eaux — et tout ce qui existe est à découvrir. On lira le livre comme une exaltation du vivant, de tout le visible, pierres, plantes et animaux dans des espaces variés : le livre s’ouvre sur la péninsule du Yucatán, mais l’on sera aussi proche du Mont Blanc. Il faut cependant, en même temps que ce voyage lyrique, ajouter d’autres parcours, le premier dans les langues avec l’introduction de l’anglais, de l’allemand, du latin scientifique et, pour le français, de néologismes, le deuxième dans le temps avec la présence de l’antiquité et les allusions à des ères géologiques, le troisième dans la littérature avec des citations de poètes contemporains (à l’exception de Byron), que des notes reprennent et attribuent.

   Ces éléments variés, distingués ici, se fondent dans une composition rigoureuse. Si l’on commence par un ailleurs (le Mexique), on rejoint dans la troisième séquence, la plus développée, la région natale de la narratrice, la Haute-Savoie, et il faut lire dans son titre, "mon-t Fuji", le possessif « mon ». Les deuxième et quatrième séquences, de dimensions égales, portent des titres qui marquent leur parallélisme, "Buisson premier" et "Buisson sonore" ; le livre s’achève par une séquence d’un vers, titrée "Tell de terre", détournement donc d’un terme d’archéologie puisque "tell" évoque habituellement un amas de ruines de constructions humaines.

   Le lyrisme de Baleine blanche se manifeste d’abord dans le plaisir d’écrire les noms, « il importe de nommer » écrit Fabienne Raphoz ; et à côté de noms familiers (baleine, singe, criquet, tortue, fouine, etc.), d’autres renvoient à un ailleurs, et peut-être à ce paradis que chacun porte en lui où le nom de l’animal semble dire ce qu’il est, comme toupaye, chrysomèle, lepture ou sirli — et ajoutons hors du domaine animal des mots dont le lecteur cherchera le sens, comme ololuga, cénote ou pachyte. On découvre à d’autres endroits du texte l’image d’un lien étroit avec la plante et l’insecte, avec la pierre et l’oiseau. Le passereau vu un matin (un accenteur alpin) est décrit à touches rapides, croquis pris sur le vif, ce qui s’équilibre avec le plaisir de « la ritournelle aimée de la liste », celle des différentes variétés de traquets — motteux, pâtre, des prés, tractrac, brun, commandeur, etc., liste qui conduit à nommer les pays où vit chaque variété… Sont également donnés les noms d’espèces de pommes cultivées par le père, noms qui, par leur sonorité, sont aussi liés à un ailleurs, celui de l’enfance, et ils sont isolés pour que chacun forme un vers : « Idared / Metsu / Melrose ».

   L’enfance mais aussi d’autres moments de la vie de la narratrice sont présents. Les premiers vers, sibyllins, font allusion à un épisode douloureux (« me suis / écrasée jeune / sur l’asphalte / (vers Manhattan) », écarté (« ai survécu / passons ») : l’expérience intime n’a pas à être motif de poème, ce qui peut être écrit et partagé est autre. Ainsi, les moments vécus dans la région natale qui, bien qu’autour de ce qu’est le "je", sont pour l’essentiel rattachés au motif général du livre ; par exemple, dans une forte ellipse, la narratrice se définit à la fois par rapport à un lieu, un élément, la couleur d’un oiseau :

 

Je suis faite de la

           pierre de mon pays

 

la rousseur du

           gypaète aussi

 

   De même, quand un membre de la famille Raphoz paraît dans les poèmes, c’est pour mettre en relation ce qu’il fait avec la vie animale ; un grand-oncle avait été cocher de fiacre à Paris : cette « migration » s’apparente à « Migration » des oiseaux, et les deux mouvements suivis d’un retour se répondent, page de gauche-page de droite.

   Les mouvements sont incessants dans Blanche baleine, à commencer par ceux de la transhumance ; les vers alors deviennent quasiment un calligramme, dessinant un chemin. Quant à la baleine on peut suivre ses déplacements dans le temps, puisque qu’on la découvre fossilisée dans le désert (« voici les bêtes / revenues     de loin ») et qu’elle est présente chez Homère et dans la Bible. Mais elle avance aussi sur terre, imaginée avoir donné forme à la grotte, et l’on se souvient qu’elle-même fut pour Jonas ce lieu accueillant qu’est la grotte dans l’imaginaire ; accueillante et bienveillante, qui rejeta le prophète sur la côte. L’image de l’ouverture dans la roche ou le sol (donc horizontale ou verticale) est récurrente dans le livre, favorable ou non selon qu’il s’agit du « trou », de la « balme » (« baume » en Provence, pour « grotte ») ou du cénote (sorte de gouffre). La dernière séquence, titrée "Tell de terre", fait disparaître tout caractère dangereux : elle ne comprend qu’un vers, où revient la grotte, associée à un symbole de renaissance (faon) et de liberté (oiseau) : « le faon des grottes se retourne sur l’oiseau » — ce symbole d’ouverture a été retenu par Ianna Andréadis pour illustrer la couverture.

Fabienne Raphoz, Blanche baleine, Héros-Limite, 2017, 96 p., 16 €. Cette note  de lecture a été publiée sur Sitaudis le 18 mars 2017

 

 

27/04/2017

Lisa Robertson, Le temps : recension (éditons NOUS)

 

 

   Deux ensembles alternent dans le livre, l’un formé de proses sur les jours de la semaine (dimanche, lundi, etc.), chacun caractérisé par une météo particulière. L’autre, constitué de vers libres, est plutôt lié aux faits et gestes du "je" présent ; chaque pièce est titrée "Résidence à C [Cambridge]", sauf la dernière, "Porchevers" (après "samedi"), et le livre s’achève par une "Introduction au Temps". En exergue, une citation de Walter Benjamin oriente la lecture : le temps, la mode et l’architecture « se tiennent dans le cycle du même éternellement, jusqu’à ce que le collectif s’en saisisse dans la vie politique et que l’histoire émerge. » Parler du temps qu’il fait est en effet souvent un moyen d’engager la conversation avec quelqu’un que l’on ne connaît pas, et les conversations entre familiers débutent régulièrement par des considérations sur la couleur du ciel, le froid, etc. Ce caractère social du temps est abordé de manière complexe par Robertson.

   Est d’abord défini un lieu, « ici », qui peut être n’importe où, « Ici il y a des dermes et des manoirs et des mines et des bois et des forêts et des maisons et des rues [etc.] », et s’y installe un "je". Il faut entendre que les ciels et leurs transformations (vocabulaire abondant et précis concernant les nuages), point de départ du discours de la météorologie, sont aussi figure du temps comme durée, support des fictions. Donc, quoi qui puisse être dit la variabilité du ciel (weather) s’appliquera autant à la succession des jours (time), « Les jours s’amoncellent sur nous » : la phrase est reprise plusieurs fois. Le caractère à peu près imprévisible de l’état du ciel et de ce qui se produira au cours des mois accompagne les mouvements du sujet parlant. La description du ciel en tant que telle n’est pas ce qui importe, mais la relation entre les changements observés par celle qui regarde et ce qu’elle vit, ressent.

   L’intrication du temps météorologique et du temps compté est restituée dans la dynamique, fort complexe, du livre. À la succession des deux ensembles en alternance fait écho constamment la construction, à plusieurs niveaux, d’oppositions de forme A vs B, ou A incompatible avec B ; ainsi, deux noms, ou deux adjectifs : « frais et brillants », « crêté et trouble », etc. Aussi souvent, deux domaines hétérogènes sont en même temps liés et séparés : « Un vent vif ; nous sommes du papier projeté contre la barrière » ; il s’agit le plus souvent de formulations renvoyant à la nature et à la culture, associées et opposées, comme weather et time. La répétition (A puis B) est également fréquente, tout comme l’accumulation ou la syntaxe brisée, manières également d’exprimer à la fois la diversité du temps météorologique et la complexité du vécu, le réel et l’imaginé. Le choix de la semaine signifie elle-même la possibilité de la répétition, de la reproduction indéfinie — parallèlement, le compte rendu d’une résidence se termine par une virgule : l’inachèvement et l’inachevable.

L’ensemble des séquences titrées « Résidence à C. », construit autour du "je", n’est pas seulement parallèle aux développements autour du temps, ciel et jour. Outre la présence de la narratrice dans les deux ensembles, d’autres éléments les lient. Quand est relatée la lecture de La bâtarde (de Violette Leduc), lui sont associés des termes relatifs à la météorologie (vent, air) ; par ailleurs la bâtardise, c’est-à-dire l’image d’un temps sans origine, peut être rapprochée d’un passage du premier ensemble constitué d’une interrogation sur des femmes absentes suivie d’une série de prénoms féminins (sans patronyme).

   Il faut louer le travail du traducteur qui restitue la vigueur du texte de Lisa Robertson : c’est le poète Éric Suchère qui est ici à l’œuvre, avec le même bonheur que dans sa traduction de Jack Spicer.

 

Lisa Robertson, Le temps, traduction de l’anglais (Canada) par Éric Suchère, NOUS, 2016, 80 p., 14 €.

Cette recension a été publiée dans Libre-critique en mars 2017.

 

  

 

27/03/2017

Jean-René Lassalle, Rêve : Mèng — recension

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   On connaît Jean-René Lassalle traducteur de poètes allemands contemporains — récemment Oswald Egger, avec Rien, qui soit —, et quand on lit ses traductions on ne peut ignorer que lui-même écrit. Rêve : Mèng est présenté par son auteur comme un livre d’hommage à la poésie classique chinoise, écrite du viie au ixe siècle. Une première partie donne, chacun dans un carré, 4 textes en idéogrammes, chacun de 5 vers de 5 mots, suivis chaque fois, également dans un carré, de leur transcription dans notre alphabet, puis de la traduction mot à mot, la longueur des syllabes étant transposée en français.

   Une seconde série de poèmes en chinois est proposée, toujours en carré, écrite par Jean-René Lassalle, « Avec une langue dans laquelle on n’a pas vécu, c’est le rêve qui se poursuit. » Mais, cette fois, la traduction mot à mot est un point de départ pour l’écriture et quatre poèmes sont proposés à partir de quatre modes de lecture indiqués en fin de recueil :

« horizontal (de la première à la dernière ligne, de droite à gauche), palindromique (de la dernière à la première ligne, de droite à gauche), vertical (en colonne de gauche à droite), en spirale ( de la première ligne à gauche jusqu’au mot du centre). »

   Le point de départ, pour la dernière étape (transposition en français) donne pour les deux premières lignes du poème "Gare jaune : Huáng zhàn" :

 

gare     tot        part      trace     route

jaune     fleurs     fond     brume     ans

 

— les tons sont indiqués pour chaque mot afin d’introduire dans la prononciation, autant que faire se peut, quelque chose de la mélodie chinoise.

   Il s’agit donc d’écrire à partir d’une contrainte, pas plus forte ni plus arbitraire que celle qui régit le sonnet ou la ballade ; on pourrait penser aux règles de l’Oulipo, mais ici la recherche formelle passe par une langue dont la grammaire n’a pas grand chose à voir avec celle du français, et le cheminement de Jean-René Lassalle consiste à travailler aussi cette différence de relation de la langue au monde. Il aboutit à trois séquences de 5 vers et une de 4, en retenant du poème de départ tel mot (« gare », « fleurs »), ou bien il emploie ce que l’on désigne communément par synonyme (partir / démarrer), mais qui modifie la vision ; pour le début de la lecture horizontale :

 une gare démarre pour bâtir une voie

fleurs jaunes au fond d’années de brouillard

 

Les différents jeux de variations font entrer dans un univers parallèle, non pas donné, plutôt à construire par le lecteur ; ainsi pour la lecture en mode vertical :

l’escale dorée dote, c’est une escale-vents

ombelles de gourdes matines furètent début de cycle (etc)

 

   Il faudrait évidemment ne pas citer de vers en exemple : chaque poème est formé de l’ensemble rapidement décrit ici, depuis les idéogrammes jusqu’à la dernière séquence en mode spirale. C’est d’ailleurs le tout, c’est-à-dire les 4 « nouveaux carrés chinois », écrits par Jean-René Lassalle, qui, en regard (en miroir) des 4 carrés des poètes Tang (titrés « dans le style ancien »), constitue un hommage à une poésie trop peu connue. En outre, l’un et l’autre groupement de poèmes lient un passé lointain au présent par la reprise des contraintes (5 vers de 5 idéogrammes / mots dans un carré), formant un texte dont on isole difficilement un fragment, jeu du passé-présent qui donne son sens au titre, "Mèng" signifiant « rêve ».

Jean-René Lassalle, Rêve : Mèng, éditions Grèges, 2016, 70 p., 12 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 2mars 2017.

 

 

 

 

26/02/2017

Laurent Fourcaut, Arrière-saison

 

 

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   Laurent Fourcaut, responsable de la très belle revue annuelle Place de la Sorbonne, éditeur de Giono, fin connaisseur de la littérature contemporaine, est aussi poète. Arrière-saison rassemble 34 sonnets et 4 dizains ; une bonne partie est consacrée à la vie quotidienne, avec un regard critique sur ce qui se passe dans la société, dénonçant quand il y a à dénoncer ce qui détruit la vie de uns et des autres, notamment « la finance flasque / qui contamine tout jusqu’à putréfaction » — ou pour le dire autrement : « le Capital nous pourrit la vie ». Avec la même verve, Laurent Fourcaut, dans un dizain titré "Prière", associe religion et sexualité, commençant par détourner des notions toujours vivantes pour les chrétiens, « Un feu d’enfer efface les péchés / aussi est-on tous les soirs près de l’âtre / de quoi ressusciter un vit branché ».  Le dizain, construit avec des mots liés au feu — donc pour tous à la passion — s’achève ironiquement, après une jeu des sons, sur ce qui illustre la mièvrerie amoureuse : « incandescent dessin carte du Tendre ».

   L’ironie est sans doute un des caractères de ces poèmes, manière de se mettre à distance d’un monde bien peu satisfaisant. Décrivant un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, Chasseurs dans la neige, Laurent Fourcaut semble un moment céder au lyrisme, mais notant que l’eau « fait comme un miroir / qui dédouble le monde », il ajoute dans le dernier vers : « multipliant du coup les espaces où choir ». Chute du sonnet pour éloigner toute sentimentalité — mais auparavant il avait rompu l’ordre de la description en changeant brusquement de niveau de langue : « le froid nique leur [des chasseurs] flair ».

   Ces décalages sont constants et efficaces. On notera certains titres qui, d’emblée, questionnent la tentation que l’on pourrait avoir de lire sérieusement un sonnet ; ainsi "De l’art et du cochon", "À poil !", "Sœur âne" — ou "Rosbifs" (dizain à propos d’Anglais). L’emploi d’un subjonctif (« on voudrait qu’il fût ») est immédiatement suivi de formes lexicales familières : « Une belle instit blonde au beau cul ». Un éloge de Glenn Gould est titré "La totale", et même si d’autres sonnets évoquent Watteau, Van Loo ou l’abbaye du Thoronet, la majorité des poèmes abordent plutôt des sujets liés à des plaisirs plus terrestres : boire de la bière, regarder les jolies femmes.

   On sait bien que la mélancolie n’est pas toujours loin de l’ironie et ici est dite avec simplicité la difficulté, souvent, de vivre. Le second sonnet emprunte son titre à Baudelaire, "Enivrez-vous", et en propose une variation, comme on parle de variation musicale : « qu’est-ce qui s’interpose entre le triste moi / et la jouissance du réel ». Le réel, toujours à rechercher, toujours fuyant ? « pas une once de réel dans l’atroce info / générale », il faudrait ouvrir « une fenêtre / sur un peu de réel » et non pas parler. Des dates ponctuent l’ensemble, et le dernier poème est titré "13 novembre" : cette fois, « On prend un affreux coup de réel dans la face » avec la mort, et cette fois, « Faut du silence sinon rien qui soit du sens ».

   Laurent Fourcaut, dans cette Arrière-saison comme dans ses précédents recueils, garde une forme fixe, le sonnet en alexandrins ; il choisit, presque toujours, un modèle du xvie siècle, comme pour le dizain la forme en décasyllabes de Maurice Scève pour Délie. Cela n’empêche pas quelques accommodements : l’amateur trouvera souvent des rimes riches (trois sons en commun), mais aussi — rarement — des assonances, dans les dizains (monstres / honte / remonte) et dans les sonnets (mornes / menottes). Cela n’empêche pas non plus de jouer avec ce qui est réputé classique, en introduisant par exemple un vocabulaire qui est à l’encontre du convenu (chouia, impec, kiffer, locdu, etc.) ou couper un mot pour obtenir une rime (perpendiculaire / ment ; obéissanc / e). Les choix sont d’ailleurs définis clairement dans un "Art poétique" liminaire ; retenir le sonnet, soit, mais sans être esclave du dispositif : on en fait ce que l’on veut en faire (voir hier Queneau, aujourd’hui Roubaud) et, pour Laurent Fourcaut, il « écrit donc des vers lubriques et pervers / pour se frotter au réel par l’intermédiaire / d’une langue trouée érotisée ».

 

Laurent Fourcaut, Arrière-saison, Le Miel de l’Ours, 2016, 44 p.

Cette note a été publiée par Sitaudis le 10 février 2017.

 

 

 

 

21/11/2016

John Taylor, Hublots / portholes, peintures de Caroline François-Rubino

 

   On pourrait sans difficulté relire une partie de la littérature française (pas seulement, mais soyons modestes) à partir du thème de la fenêtre, passage entre le dedans et le dehors. On se souvient du duc de Nemours voyeur, la nuit, de son aimée dans La Princesse de Clèves, et de l’invitation de Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, à découvrir l’intime, également la nuit : « Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » ("Les Fenêtres"). Aussi souvent la fenêtre ouvre sur le public, parfois l’inconnu, et l’on pense à la prison de Fabrice, aux Fenêtres de Mallarmé, à Emma Bovary, etc. Paul de Roux, à Paris, regardait de sa fenêtre le mouvement des nuages, la lumière, pour relire un poème d’ Apollinaire : « Tu soulèveras le rideau. Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre. (…) La fenêtre s’ouvre comme une orange. Le beau fruit de la lumière ». Le hublot est aussi une fenêtre, d’un genre particulier puisqu’elle n’est pas ouverture sur un dehors public.

   Que voit-on ? Toujours : la mer, les infinies variations de l’eau, crêtes et creux des vagues, et ce qui s’y trouve : une île, un autre bateau ; ou, à l’approche de la terre, une falaise. Selon le moment, les formes changent, nettes sous le soleil, indistinctes, troubles, devenant confuses, s’effaçant presque avec la brume ou le soir venu ; les couleurs se transforment, du gris le plus profond au bleuâtre. Tous ces mouvements disparaissent avec la nuit et seuls les mots peuvent restituer cette absence et, tout aussi bien, ce qui est imaginé, qui prend aussi diverses formes.

   C’est surtout cet imaginaire construit dans l’espace du hublot que peint Caroline François-Rubino. Ici pourra-t-on reconnaître la mer et ses mouvements, là le ciel et ses transformations selon l’heure, la saison, mais toujours les nuances et les arrangements du bleu qui laissent toute latitude pour inventer tous les paysages possibles. Ces peintures suggèrent que l’on peut, en laissant errer le regard, voir derrière le hublot des mondes inconnus, ce que dit le poème : il y a, aussi, une fenêtre pour revisiter le temps,

 

Le hublot

de la mémoire

 

cercler

teinter de bleu

ce qui est

un vide blanc 

 

Poèmes et peintures conversent, se répondent, d’une certaine manière se commentent ; l’utilisation de la seule couleur bleue est en accord avec le caractère condensé des poèmes en anglais, fort bien adaptés en français. Ce lien très fort entre image et texte donne au livre une unité que n'ont pas toujours les "livres d’artiste".

John Taylor, Hublots portholes, peintures de Caroline François-Rubino, édition bilingue, traduction de Françoise Daviet, L’œil ébloui, 2016, 32 p., 13 €.

Cet article a paru dans Libr-critique.com, revue de Fabrice Thumerel, le 7 novembre 2016.

 

                                                                                             

27/10/2016

Michel Couturier, Poésie complète

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   Éditer un poète peu connu et disparu depuis trente ans est une aventure : Michel Couturier (1932-1985) avait publié des poèmes dans la revue Siècle à Mains et quelques minces recueils, tous à peu près inaccessibles, De distance en château (Siècle à Mains, 1964), L’ablatif absolu (Maeght, 1975), Constante parité (1976, Le collet de Buffle) ; Lignes de partage (1985, id.) est posthume. L’ensemble est repris dans le volume et Marie de Quatrebarbes, qui l’a construit, a ajouté un inédit, Ès (1982, dans Banana Split). On lira dans Sitaudis (22 avril 2016) son entretien avec Émmanuèle Jawad à propos de la parution de L’ablatif absolu ; y sont relatées les étapes de la construction du livre et des remarques sur le rapport de Couturier à l’écriture.

La postface de Jean Daive, qui a bien connu Couturier, apporte des données utiles pour situer le poète dans son temps ; il précise notamment ses liens avec Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach et leur influence, avec qui il édita à Londres la revue Siècle à mains, et il évoque également ses travaux de traducteur de poètes américains, d’abord de Burn Singer, puis surtout de John Ashbery.

   Comme d’autres lecteurs sans doute, j’ai lu pour la première fois Michel Couturier dans sa préface à Fragment, Clepsydre, Poèmes français d’Ashbery (1975) qu’il avait traduit pour la collection ’’Fiction & Cie’’ de Denis Roche. Hors ce qu’il écrivait du poète américain, m’avait retenu la forme de quelques-unes de ses phrases, riches en subordinations successives qui demandaient un retour à leur début. Cette étirement du discours est présent surtout dans les derniers poèmes, au point que la syntaxe est brisée, qu’il est difficile, voire impossible, de reconstruire la phrase : il y a là un « parcours comme une ligne mélodique », écrit Couturier dans Lignes de partage. Pour Jean Daive, les « mots prétendent à une gamme, une vocalisation ou phonation qui est imposée tout d’abord à la voix, ensuite à la lecture sinon au regard. » Donc, phrase suspendue, vers éclatés, et refus de présenter un sens — d’où ici une parenthèse vide, là des vers s’ouvrant par « que qui » sans qu’il soit aisé de retrouver un fil, ou simplement un vers en anglais.

   Le refus d’un sens donné est manifeste dès les premiers poèmes publiés (De distance en château), certains vers étant d’abord fondés sur le son : « Tébréo Téréoté / Toré aussi To / Toro alor / d’épée chur au pays d’é ». Parallèlement, la réalité n’est pas abandonnée, avec le nom d’une rue de Londres (Aschurch Grove), ni les formes classiques du vers : se maintient la majuscule en début de vers et plusieurs poèmes gardent un nombre à peu près régulier de syllabes, autour de 12 ou de 10 ; mais les poèmes s’éloignant de toute narration, les vers n’ayant pas (ou fort peu) de relation de sens entre eux. Quand un récit s’amorce avec une entrée comme « en cette vie-là », toute suite est interdite, l’énoncé accumulant impossibilités sémantiques et phrase tronquée, comme dans : « je mendiais les amarres de l’ombre qui délivrée / disais-je d’un visage de haute laine ». Dans un poème où se développe le thème de l’orage, une image rompt le caractère presque convenu de la description :

Travaux d’approche des éclairs

Vers le point d’équilibre des orages

Qui leur permettrait d’agir

D’investir leurs genoux sur les vitres

 

   Si l’on excepte les poèmes en prose de Lignes de partage, brefs récits qui réalisent « le désir / de narration » et où un certaine lyrisme s’exprime avec la récurrence des mots sang et mort, couturier abandonne dans les poèmes en vers à partir de L’ablatif absolu les quelques règles qu’il avait suivies et s’accentue le caractère à la fois vocal et visuel du texte : mots à dire en respectant des silences — comme dans le chant— et disposition dans l’espace de la page qui figurent le mouvement de la voix. Le « je » affirme cependant sa présence ; Jean Daive rapporte que Couturier interrompait une remarque de Royet-Journoud en lui disant « Je continue ma lecture », phrase devenue vers, sibylline sans ce contexte. Il est présent autrement, avec la présence de l’Autre et sa disparition : « Il y a là des yeux très clairs / et qui s’éloignent / qu’il faut accepter de perdre ».

   Couturier est aussi dans ses poèmes par la langue qu’il utilise ; ici et là, il introduit des mots rares (« transfixer », « inaccouplé » — néologisme formé en 1845), archaïques (« infiguré »), des sens archaïques (« irréfragable » à propos d’une personne) et, surtout des vocabulaire techniques, ceux des mathématiques et de la grammaire. Il l’est encore par la récurrence de quelques mots, du premier recueil au dernier : « ombre » est le plus fréquent, comme s’il permettait d’exprimer « la perte de l’instant en un / mot ».

 

Michel Couturier, L’ablatif absolu, poésie complète, postface de Jean Daive, La Tête et les Cornes, 2016, 168 p., 18 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 5 octobre 2016.

 

 

16/10/2016

Fabienne Courtade, Papiers retrouvés

 

         fabienne courtade,papiers retrouvés

  

   Fabienne Courtade mentionne une année, une saison, été 2013 et, plus loin, note un jour, 12 juillet, jour de la mort de Mathieu Bénézet — qui est dans le poème avec une citation (« jouets d’enfant »), fragment dont la source est donnée sur le rabat de la plaquette.

   Que reste-t-il quand l’aimé disparaît ? Il écrivait des mots dispersés sur des papiers, mots qui demeurent, à lire, peut-être à rassembler : des « papiers retrouvés », pour lier quelque chose du passé au présent. Rien qui puisse apaiser celle qui les lit, ne vient pour en parler que le vocabulaire du désordre : feu, sang, bruits, mouvements de la vie qui ne cesse, pleurs, chocs, qui l’emporte sur le mot « lumière », très présent.

   Quand tout semble aller vers un autre équilibre, avec les roses dans un pot, et non plus des bruits mais le pas d’un passant, toujours revient et s’impose la couleur rouge, celle du sang — sang et rouge, deux mots qui ponctuent le poème. Il ne peut y avoir qu’une paix trompeuse, l’avancée vers la mort continue : « je ramasse une branche d’arbre / je la pose / sur l’étagère / tous les jours elle indique : ta présence / papiers / terre remuée // elle pourrit doucement // depuis le mois de juillet ». La fracture est irrémédiable, et « Les morts ne s’occupent pas des vivants », ces vivants pour qui les choses du monde n’ont pas changé, pas plus que le passage des saisons.

   Dans une narration très épurée, sans jamais de pathos, s’esquisse ce qui ne peut se dire, les moments d’une vie que rappellent des objets, des lieux, les moments de l’attente. Persistent aussi les souvenirs de l’été : c’est ce temps de la rencontre, de « la lumière devenue vivante » — elle bondit, en effet —, et de la « lumière / de son regard », mais du passé ne subsistent que des images, et l’« on perd tout ».

 

Fabienne Courtade, Papiers retrouvés, le phare du cousseix, 2016, 16 p., 7 €.

09/10/2016

Ana Tot, Méca

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   Méca : ce titre pourrait être une abréviation de mécano et, alors, évoquer un jeu de construction ; ici, une grande partie des 69 textes se construit à partir d’un procédé simple : mots de sens opposés (vide / plein, accepter / refuser, différent / pareil, etc.), expressions courantes qui ouvrent un texte (il faut tenir le coup, ça va aller, ça n’a aucune importance, etc.), exploration de ce qui peut être dit d’une ‘’entrée’’ comme « si j’étais », « je suis bien épaisse », répétitions, énumération de ce qui peut suivre un pronom : « elle est bonne. Elle voit. [etc.] », passage d’un mot (matière) à un autre (histoires), etc. On aurait donc de cette manière des jeux avec les ressources de la langue, des exercices de style qui aboutissent d’ailleurs parfois à des énoncés cocasses : la proposition d’ouverture « tout a une fin », après des considérations sur le rapport entre la fin et le commencement, entraîne : « Tout a une fin, sauf le saucisson ». Mais ce n’est pas si simple.

   Dans la page titre, différente de ce qu’on lit sur la couverture, sous méca vient camées ; ce renvoi à un travail minutieux de mise en relief ne contredit pas le sentiment premier de jeu. L’anagramme phonique [mé-ca /ca-mé] oriente cependant dans une autre direction : la lecture ne peut s’arrêter à une signification, ce qui est explicite dans un texte où l’on passe d’un sens à l’autre du mot « langue » ; si « je te mets ma langue dans la bouche. Ce n’est pas la langue du plaisir, ce n’est pas une présence. C’est mécanique. C’est la langue. », d’où : « Alors tu sors de toi. C’est désagréable. Ce n’est pas mécanique. C’est enfin la création de ta langue grâce à la langue mécanique. » Ce qui permet de conclure : « C’est enfin la réaction qui te fait réagir. Tu dis, tu réagis, tu jouis, non [dans la bouche] ». Le jeu existe, certes, mais pour dire une expérience.

   Les mots en gras (qui s’accordent ici avec le double sens de « langue »), sont séparés de l’ensemble ; simples ou multiples, ils forment une sorte de synthèse à l’issue de chaque texte : à partir de leur réunion dans une table des matières, on esquisse sans trop de peine une vision peu avenante des choses du monde. Sont en effet récurrents des mots reçus avec un sens négatif à des degrés variables : « tout allait rien, rumination, ça-n’a-aucune-importance est, n’arrive pas, rien, basta, choquer, lasse, tout ce sang », le beckettien « pour en finir avec » et le dernier mot du livre, l’impératif « crève ».

   Cette invitation à crever dans le texte final est faite non seulement à tous ceux qui, socialement, ont un rôle particulier (les artistes, les poètes), mais à l’humanité bien portante dans son ensemble et aux animaux qui l’accompagnent (chiens, chats) ; toujours dans le jeu des oppositions, à « crever  » répond « vivre », qui inclut les rejetés de notre société où tout doit être propre, transparent, sans aspérités : « les vieillards inutiles, les hommes sans génie, les beautés sans Beauté, les choses sans Vérité, les vérités sans Machin-Chose, les fourmis, les microbes, les imbéciles et les incultes. [etc.] ». Opposition exprimée avec humour — il faudrait tout citer —, mais facile, qu’on peut estimer simpliste, et Ana Tot ne l’ignore pas : si la double proposition (crever /vivre) apparaît être un programme, somme toute assez commun, que ce programme lui-même disparaisse ! Que reste-t-il ? « [crève] ». Et peut-être que ce dernier mot du livre sur l’inanité des choses de la vie, renvoie au premier texte.

   La phrase d’ouverture, « les choses ne sont pas comme elles sont », prend à rebours la proposition d’Aristote, si souvent commentée : « Le commencement de toutes les sciences, c’est l’étonnement de ce que les choses sont comme elles sont. ». Ana Tot laisse de côté le premier membre de la phrase et, de manière virtuose, semble démonter la proposition en jouant sur « comme elles sont » et en introduisant deux termes (cravates, chaussettes) et non un (choses), ce qui donne à l’issue du raisonnement : « si je te dis justement que tes cravates sont comme des chaussettes c’est que tes cravates sont [comme elles ne sont pas]. Ce n’est pas tant la réflexion philosophique qui est mise à l’épreuve que la lecture sans réflexion.

   Par ailleurs, Ana Tot avance à différents endroits de Méca des propositions qui, réunies, interrogent une vision du monde. Ainsi, du statut du ‘’je’’, donc de l’humaine condition : partant de « nous ne créons rien », elle aboutit à « Nous sommes le poids d’un passé qui contient présent et avenir. […] Tout est passé, joué, donné, produit. » S’interrogeant sur ce qui peut être cherché par chacun de nous, qui manquerait, la narratrice affirme « personne, moi pas davantage qu’un autre, ne manque à quoi que ce soit » — ce qui ne peut en effet être discuté et conduit à conclure que « c’est rien qui manque », donc on ne peut que chercher rien… Etc.

   Ces considérations importent, mais ne sont pas ce qui retient d’abord. Le lecteur est plus immédiatement sensible au fait d’être emporté dans un labyrinthe de mots et d’être contraint de relire pour saisir le fonctionnement d’une rhétorique souvent subtile. Emporté aussi dans la jubilation d’une écriture qui joue sans cesse avec la syntaxe ou, parfois, avec des consonances en série : « Breloques, bibelots, babioles ! mes bibles, mes bribes, mes billes ! Mes mots, mes mottes, mes montres… » Et séduit par un lyrisme discret, quand la narratrice, à plusieurs endroits, se dédouble, alors « L’une repose sur le lit de mes jours. L’autre s’enflamme / [sur le bord de mes nuits] ».On relit plusieurs fois ce petit livre foisonnant de vie et l’on remercie Le Cadran ligné de l’avoir publié. 

Ana Tot, Méca, Le Cadran ligné, 2016, 72 p., 13 €. 

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 21 septembre 2016.

21/06/2016

Christian Prigent, Les Amours Chino : recension

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                                                    Une aventure de lecture

 

   La lecture des Amours Chino est difficile et c’est bien une aventure de l’entreprendre, dans la mesure où l’on abandonne très vite l’idée de retrouver la logique à l’œuvre dans la quasi totalité des romans publiés. Ce qui apparaît rapidement, c’est « le mélange d’une élocution littéraire sophistiquée à des effets d’idiotie bouffonne »(1). Je m’attacherai à décrire cette « ruse rhétorique » (idem) par laquelle le texte échappe à la figuration, à l’ornement, au sens donné.

   Le livre se présente, dans un avertissement en ouverture, comme continuant Les Enfances Chino

(2014) : défini comme une « dévalée d’adolescence à sénescence », il comprend des éléments biographiques, « Exclamation rétro-éberluée pas loin de la ligne d’arrivée : « Ah, nos amours ! » » (p. 9). C’est un roman en vers, ce qui aujourd’hui apparaît sans doute paradoxal à beaucoup de lecteurs. Les exemples en français non pas de romans en vers — on cite (toujours) Chêne et Chien de Queneau —, mais d’ensembles de vers avec pour matériau principal la biographie, ne sont pas rares ; au hasard : Une Vie ordinaire (Georges Perros), Marcher au charbon et la suite (William Cliff), Autobiographie au père absent (Jean-Luc Sarré).

   Roman ? Les Amours Chino en conserve les caractères connus, avec des personnages (Chino, des femmes, divers comparses), une histoire (celle de Chino), des chapitres — 18, de longueur inégale — dont certains titres laissent prévoir une histoire (‘’Chino au bocage’’, ‘’Chino surpris par l’amour’’), d’autres un épisode de la vie en société (‘’Chino Mao’’) ou une réflexion sur un écrivain (‘’Chino lit Diderot’’). L’ensemble compte 285 poèmes toujours composés de 3 quatrains ; les vers ont majoritairement 11 ou 9 syllabes, souvent mêlés, quelques-uns de 7 syllabes, mais on lira aussi des vers de 10 ou 12 syllabes. Ils sont presque toujours rimés ou assonancés (dunes/légumes ; bombe/ombre), la rime étant parfois pour l’œil (botox/porno x ; skype/prototype) ou absente (passé/en/plage/image (58) ; thé/ras/pieds/graviers (90), etc.). Indications sommaires, plus intéressants sont divers éléments qui perturbent la lecture au point de la miner.

   Commençons par le plus visible : on lit des enjambements tels que le mot en fin de vers se trouve coupé (impéti/Go ; l’a/Rtiste ; etc.), jusqu’à rendre la restitution orale difficile (il le v/Eut). La lecture fait apparaître la fonction quelquefois burlesque de ces coupures — je retiens un exemple : « Ah qu’alibi Madame soit la libi /Do que nulle image en pierre ido/Lâtrée » (112) ; on relèvera des dizaines de jeux analogues avec les sons, comme « on/Ne voit pas c’est con mais qu’on sait là » (231), leur compréhension n’étant pas toujours immédiate : « conden/S & fendu » (64). Le mot tronqué peut former avec son complément un calembour : « ébulli/Sillons » (85), « un petit mot char/Mant songe » (282) ; etc. ; il a aussi une fonction sémantique forte, comme le montre l’usage du mot ‘’con’’.

   Dans un poème du chapitre ‘’Chino Mao’’, où se succèdent des parodies de la pseudo formation reçue par les militants, la coupe du mot à la rime met en relief ce qu’était l’endoctrinement dans les groupes maoïstes français des années 1970 : « Camarade tu notais au logis mon / Progrès en idée mon top niveau de con/Science » (143). Mais ‘’con’’ est beaucoup plus souvent au sens de ‘’sexe féminin’’, partie d’un mot à la rime et en relation avec ‘’cul’’ : « cu/Lottes – con/Ciliante » (319). On relèvera plusieurs fois à la rime ‘’con’’ (= ‘’idiot’’ ou ‘’sexe’’), ‘’cul’’, et une série de mots relatifs au corps (féminin ou masculin) et à l’activité amoureuse : seins, toison, moniche, fente, sexe, déduit, queue, fesse, nue, couilles, bite, foutre, foutré, baiser, putain, (je) jouis, libido, cœur, amoureux, amour, je t’aime.

   Il s’agit bien de trouver une forme en exploitant les possibilités des discours classiques. Ainsi, l’allitération et l’assonance, vantées par les manuels, peuvent être accumulées au point que les vers deviennent difficiles à lire : « …ou pas (plutôt pas) plus un pas plu/Tôt vita évitée nova zéro bo/Bo d’alibi de libido no/Sanglots d’émoi en gloire ni glu//etc. », 338. C’est pourquoi aussi des rimes en usage chez les Grands Rhétoriqueurs de la fin du xve siècle sont reprises, comme les rimes annexées qui veulent la reprise de la rime au début du vers suivant : « amères/Mères, acier/Scié, gravier/&, mer/Merdeuses, sur/Surfaces ; etc. (314). Sont également introduits de nombreux anagrammes (comme « rosies d’osiers », 53, « en outre troue », 114 ; etc.), un acrostiche (27), un oxymore (« astre énorme noir aveuglant », 91), des onomatopées (plic ploc, miam, zzz, crac, plouf, bzzz, etc.), des calligrammes (V pour le sexe féminin), des formes anciennes (onc, emmi, jà, sade (pour ‘’sexe féminin’’), etc.), un vocabulaire familier (grolle, deuze) ou régional (drache, s’achienner), des néologismes (inardeur), des élisions (audsus, d’poule), le remplacement d’un mot par un chiffre (« Lame 1 » se lisant ‘’la main’’).

  

   Ce qui est également remarquable, quand on abandonne l’attention à la métrique, c’est l’abondance des références ou des allusions aux œuvres. Rien de nouveau chez Christian Prigent, certes, cependant dans ces courts poèmes l’intrusion de noms, de citations (avec ou, le plus souvent, sans nom d’auteur) et de fragments plus ou moins reconnaissables, accentue le caractère polyphonique de l’ensemble ; à la pluralité des jeux dans la langue se mêle la pluralité des voix venues d’autres livres, d’autres langues, d’autres moments de l’Histoire. Cela commence par le titre même, Les Amours Chino (comme Les Enfances Chino), qui calque la syntaxe du Moyen Âge — voir Les Enfances Ogier, Les Enfances Vivien, etc. —, syntaxe conservée dans Hôtel-Dieu. Le Moyen Âge est également présent avec l’allusion à l’épisode du « sein de Guinier » et de « Caradoc au Gros-Bras » (35), pour le moins sibylline quand on ignore un petit roman qui continue le Perceval de Chrétien de Troyes. Résumons : un serpent s’est enroulé autour du bras de Caradoc, Guinier présente son sein au serpent qui le mord, le frère de la jeune fille lui coupe le bout du sein en voulant tuer le serpent, bout qui sera remplacé par la bosse d’or d’un bouclier… Cette histoire apparaît à propos du séjour de Rousseau à Venise et de sa relation à La Zulietta : « Je m’aperçus qu’elle avait un téton borgne » (Confessions), soit chez Prigent « un pneu raplapla côté ro/Ploplo » (34).

   Il n’y a aucune homogénéité temporelle dans la mosaïque des voix introduites, de Virgile à Baudelaire, de Heine à Beckett, de Rubens à Giacometti, de Hölderlin à Proust, de Corrège à Jarry, du texte (de Clemens Brentano) d’un lied de Brahms à une citation de Joyce…, et cette homogénéité est explicitement refusée par le fait que les langues se mêlent : le français, l’allemand, l’anglais, l’italien, le grec, le latin, le japonais. Rimbaud donne un titre, « 1958, « en cette jeune Oise » » (53) et une parodie : « Si j’ai du goût c’est pas pour la terre/(dinn ! dinn ! dinn !) ni pour les pierres » (37), où l’on reconnaît ‘’Alchimie du verbe’’ ; « Et l’unique cordeau des trompettes marines » d’Apollinaire est adapté en « fin des lunatiques corps/D’eau des trempettes marines » (183). Chino lit Diderot(2) et écrit en reprenant des fragments de lettres à Sophie Volland, et emprunte ailleurs aux lettres de Sade ; dans (1987, imitation), in memoriam G[eorges] B[ataille], la variation à partir des mots ‘’tombe’’ (= tombe et tomber) et ‘’robe’’ provient d’une phrase de Bataille(3) : « Je pense comme une fille enlève sa robe. » Ne pas oublier que Prigent se cite, reprenant Étude de nu, et qu’à côté d’une allusion à Jaufré Rudel ou à la Dame du Lac, il donne le titre d’une chanson (« Cry baby cry ») des Beattles et le nom de groupes punk (Clara Vénus, Siouxsie).

 

   Ces relevés pourraient laisser penser que Les Amours Chino est un étrange magma de voix discordantes, ce qui oblige à lire deux ou trois fois bien des poèmes. On peut répondre que « la dimension de l’illisibilité est intrinsèque à ce type de rapport particulier à la langue et au réel qu’on appelle littérature »(1). Ce roman est une forme « plutilingue, selon le mot de Bakhtine, pour que quelque chose du réel, impossible à restituer, soit perçu, quelque chose que Christian Prigent nomme, comme Beckett, l’« innommable » ». On peut répondre aussi que cette langue sans cesse en mouvement dans laquelle sont écrits les poèmes est, toujours, jubilatoire.

   Pour conclure, si l’on isole des fragments de ces Amours Chino, s’esquisse quelque chose de la manière dont Christian Prigent vit le réel, même si « maudit/Soit ce dégoulinement de soi » (175). Je retiens un regard souvent désabusé sur lui-même et la société contemporaine — « la vie ça pue » (281), « la nature pue » (289), et le sentiment de la mort, de la décomposition toujours proche : « rien à dire qui dure » (289), « tout est vou/É aux ruines jeunes béton » (323). Je retiens aussi les très nombreuses occurrences de ‘’bleu’’ (et dérivés), dans Les Amours Chino couleur ambiguë, positive et négative, « Car le blues du cul cinglé est bleu (couleur/De la douceur buée-de-ciel de la douleur) » (231).

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  1. Dans Silo, sur le site des éditions P. O. L , où Christian Prigent reprend des essais et des entretiens publiés dans des revues et des volumes collectifs.
  2. Prigent a publié Suite Diderot (Ficelle, 2011)
  3. Georges Bataille, L’expérience intérieure, Gallimard, 1954, p. 216.

 

Christian Prigent, Les Amours Chino, Roman en vers, P.O.L, 2016, 350 p., 15 €. Cette note de lecture a paru sur Sitaudis le 5 juin 2016.

 

  

  

 

 

 

 

 

 

 

 

12/06/2016

Laurent Fourcaut, Alcools de Guillaume Apollinaire : recension

 

laurent fourcaut,alcools de guillaume apollinaire

 

   Il est bon aujourd’hui de relire Wilhelm Apollinaris de Kostrowistky, naturalisé français, né en Italie de père inconnu et d’une mère polonaise, elle-même née en Lituanie province russe ; aujourd’hui, c’est-à-dire à un moment où les migrants, plus largement l’ « autre » (Rrom, Syrien, Irakien, Éthiopien— liste qui ne peut se clore), est ‘’invité’’ à repartir chez lui. Cela a à voir avec les années 1900, où le rejet de qui n’était pas français de souche ( ?) existait : Apollinaire eut à en souffrir et ce n’est pas hasard si les exilés ont une grande place dans son œuvre.

   Plusieurs pages sont consacrées à rappeler ce qu’était Paris au début du xxe siècle, au moment de la publication d’Alcools en 1913, tant du point littéraire que musical — Du côté de chez Swann sort la même année, comme Le Sacre du Printemps — et pictural : toutes les avant-gardes sont dans la capitale. Il n’est pas non plus indifférent de se souvenir qu’Apollinaire vit au moment où toute une série d’innovations voient le jour : l’automobile, l’avion, le métro, le cinéma…, où l’empire colonial s’étend. À côté de ce contexte large, Laurent Fourcaut appelle que l’œuvre d’Apollinaire se caractérise par sa diversité (poésie, contes, romans, théâtre, chroniques d’art), précise ce qu’a été la formation du poète, détaille la genèse et la composition d’Alcools, commente la versification et l’emploi d’un vocabulaire rare (un lexique est donné en annexe), étudie le rythme fondé sur la marche et le chant, « dans les pulsions mêmes du corps. »

Mais que pouvons-nous donc encore apprendre à propos d’Alcools, recueil qui a suscité de nombreux essais ? Laurent Fourcaut, qui connaît fort bien la poésie contemporaine et anime la revue Place de la Sorbonne, poète lui-même, a lu toutes les études dont il donne une liste commentée. Son but est de lire Alcools à partir d’un fil rouge : sans père, sans nom, sans patrie, sans langue, Apollinaire représente une « espèce de forme pure de l’abandon et du manque », et l’on peut suivre dans son œuvre sa quête d’une identité. Non pas pour recouvrer un ‘’je’’ entier, sans faille : l’unicité n’existe pas et « la poésie [d’Apollinaire] consiste à donner forme — donc mille formes changeantes, mille tons divers, mille sens éclatés — à ce mouvant et polyglotte gisement du moi que Freud au même moment appelle inconscient ». C’est donc un ‘’moi’’ éclaté qui apparaît, et cette dispersion se manifeste par le biais de la multiplication des références : Apollinaire mêle les époques et les lieux, l’histoire et les mythologies, emprunte aux religions et aux littératures. Mais s’il s’empare de l’héritage culturel qu’il a assimilé, c’est pour le secouer, y prendre son bien : l’héritage est une assise, mais aussi ce qui contraint, et même asservit, et dont il faut s’affranchir ; on y apprend des formes nouvelles et la multiplicité des figures que l’on y rencontre permet de forger sa voie / voix.

   C’est dire que le ‘’je’’ n’a pas « d’autre réalité […] que celle que lui [confère] le défilement indéfini, sur la page, des mots, des motifs, des images, des formes », et Laurent Fourcaut suggère de lire Alcools comme « un théâtre où le poète met en scène la tragédie […] de son identité problématique, insaisissable, égarée. » Cette lecture, il la propose en s’appuyant sans cesse sur le texte, en analysant les motifs qui se chevauchent dans le recueil, ceux du temps qui passe, de l’ombre — de l’inconstance, du dédoublement —, de la folie, du rêve, de la « bouche-sexe » de la mère, de « la femme impossible », de l’amour enfui, de l’exilé.

   Dans un dernier chapitre passionnant, Laurent Fourcaut met en parallèle la vision de la ville dans Alcools, un tableau de Chagall et trois autres perceptions (Rimbaud, Verhaeren, Aragon) ; la ville est objet poétique, image de l’ère nouvelle pour Apollinaire, par excellence pour tous l’espace des métamorphoses, une « métaphore de la poésie ». Ce n’est peut-être pas ce que les lecteurs du xxie siècle lisent dans Apollinaire, plus séduits dans Alcools par la tradition élégiaque — il faut rappeler que ses contemporains étaient très sensibles à la diversité des thèmes et des tons, au caractère baroque de l’œuvre.

 

Laurent Fourcaut, Alcools de Guillaume Apollinaire, Calliopées, 2015, 144 p., 15, 60 €.

Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 19 mai 2016.

 

 

 

 

06/06/2016

Ghérasim Luca La Paupière philosophale : recension

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     Un numéro de la revue Europe consacré en grande partie à Ghérasim Luca paraît en même temps que La paupière philosophale : c’est une somme sur ce poète trop méconnu et nous y reviendrons. La prière d’insérer précise que le recueil de courts poèmes publié par les éditions Corti a été écrit en 1947, la même année que Passionnément, qu’il faut relire — mais peut-on se passer de relire Le chant de la carpe, La proie s’ombre, ou d’écouter Ghérasim Luca dire Comment s’en sortir sans sortir ? Pour l’instant, nous découvrons comment l’on peut écrire à propos de pierres précieuses.

     Le livre est partagé en 10 courts ensembles, le premier non pas sur une paupière — il n’y a que des yeux ouverts sur le monde des mots —, mais amorçant la suite consacrée aux pierres, l’opale, l’onyx, le lapis-lazuli, etc. Ghérasim Luca les décrit à sa façon, en considérant que ce sont des mots : il s’agit de décomposer chaque nom et de composer d’autres mots à partir de là. ‘’Opale’’ contient le son ‘’o’’, qui peut donc prendre la forme écrite ‘’eau’’, ‘‘au’’ ; ‘’pale’’ se décompose en ‘’pal’’, ‘’al(e)’’, ‘’pa’’, ‘’p’’, et l’on peut encore ajouter ‘’op’’. Tous ces éléments phoniques ou graphiques, fragments de ‘’opale’’, sont assemblés de diverses manières de sorte que le lecteur puisse reconnaître (entendre ou lire) ‘’opale’’, ou un des éléments du nom. Ainsi dans le second poème pour cette pierre :

          L’eau palpe le poulpe
         

          Mais le hâle le pèle

     Après la reprise du mot (« L’eau pal[pe] »), Ghérasim Luca introduit une variation de la suite ‘’al’’, et ‘’pal’’ devient ‘’poul’’, puis ‘’pèl’’ — ‘’poulpe’’ apparu dan le premier poème formé d’une série avec des mots de construction ‘’p + voyelle’’. Ces manipulations aboutissent à de mini récits souvent pleins d’humour et toujours évoquant un univers étrange ; la syntaxe étant respectée, on cherche assez spontanément à savoir « ce que ça veut dire ». Ça veut dire que défaire les mots (prononcés, écrits) et en agencer les éléments dans un autre ordre, aboutit à proposer des associations insoupçonnées.

     Prenons la turquoise. Avec un principe de décomposition analogue, le mot offre ‘’tu’’, ‘’tur’’, ‘quoi’’, ‘’qu + voyelle’’, ‘’q’’, ‘’oi’’, donc ‘’oua’’, ‘’oa’’. Tous éléments à partir desquels se bâtit un poème nonsensique :

          Sur le turf oiseux d’un tutu
 / Turlututus et turluttes
  / Sont disposés en quinconce

          Trois-quarts en ouate pour les oiseaux
 / Trousse-queue en quartz pour les oasis

      Le lecteur prendra plaisir à suivre les transformations opérées avec les mots onyx, lapis-lazuli, saphir, chrysophrase, améthyste, rubis et émeraude — ce dernier contient ‘’mer’’, donc ‘’mère’’, et ‘’raude’’, d’où avec changement de consonne ‘’raube’’, et Gérasim Luca écrit alors : « Elle [= l’émeraude] est comme la mère d’une robe ». Il prendra plaisir parce que l’on entre aisément dans cet univers qui, certes, se dérobe au sens, mais s’offre généreusement à l’imaginaire de chacun.

 

Ghérasim Luca, La Paupière philosophale, Corti, 2016, 
80 p.
,14 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 20 mai 2016.

 

14/05/2016

Paul Celan, René Char, Correspondance 1954-1968 : recension

nicolas pesquès,la face nord du juliau,treize à seize

 

Bertrand Badiou a déjà publié la correspondance de Paul Celan avec son épouse et celle avec Ingerborg Bachmann*. Sa connaissance de l’œuvre et des études à son propos, nombreuses depuis deux décennies, aboutissent à une édition exemplaire. Aux lettres (dont 3 de Celan non envoyées) et billets, cartes postales, envois de livres, de plaquettes et de traductions, s’ajoutent des lettres entre René Char et Gisèle Celan-Lestrange avant et après le suicide de Celan, d’autres concernant l’internement de Celan. La plupart des lettres sont elliptiques ou portent sur des événements que le lecteur n’a pas en mémoire (par exemple, l’affaire Goll), et les livrer sans rétablir leur contexte risquait de les rendre illisibles : toutes les données nécessaires à la compréhension des échanges sont réunies ; les notes, indispensables, sont abondantes, les références précises. L’édition des lettres est complétée par une chronologie, divers documents, un index, une bibliographie des sources.

Dans sa préface, Bertrand Badiou compare le « poète du maquis de Provence » et « le poète juif d’Europe centrale », relevant entre eux une série de points communs. Retenons que « Char et Celan ont trempé pour toujours leur parole dans [leur] vécu. Une parole qui devait assumer sa part obscure, issue des méandres et des gouffres du siècle » ; retenons aussi que les femmes ont eu une place « considérable dans leur vie, comme dans leur poésie. » Il y eut cependant un décalage de taille entre eux. Ainsi Celan, qui connaissait l’œuvre de Heidegger dans le texte, a pris beaucoup de recul quand il a compris que le philosophe ne regrettait rien de son passé nazi, alors que Char conserva toujours une admiration sans mélange. Par ailleurs, si Celan lisait Char, qu’il a traduit en allemand (notamment Feuillets d’Hypnos), Char n’a connu la poésie de Celan qu’à travers quelques traductions.

C’est Celan, lecteur de Char, qui écrit en 1954 pour une rencontre (« Je retrouve, en vous adressant ces lignes, tout l’espoir angoissé qui préside à mes rares rencontres avec la Poésie », 21/7/54), demande plus que bien accueillie. Il y eut de nombreuses périodes de silences, dus en partie pour Celan aux difficultés qu’il avait à écrire, mais pendant plusieurs années leur proximité fut réelle ; par exemple, on ignore ce que Celan a appris à Char en 1955, mais la réponse témoigne d’une sympathie profonde : « Je ne sais pas partager avec un ami son mal-être, son chagrin […] je ne sais pas lui montrer à l’aide de la parole trop peu précise et balsamique que je le comprends. » (29/4/55 ; souligné par Char). Ce qui a provoqué d’abord une distance entre eux vient de l’affaire Goll ; Claire Goll menait depuis 1953 une campagne diffamatoire, accusant Celan d’avoir plagié son mari Yvan Goll, campagne dénoncée par poètes et critiques mais qui, malgré tous les soutiens qui lui étaient prodigués, atteignait fortement l’équilibre de Celan — son ami Jean-Pierre Wilhelm lui écrivait en 1956 « Je ne pense que cette veuve abusive [=Claire Goll] puisse vous faire beaucoup de mal. Elle est ‘’brûlée’’ partout, détestée ». Char, ne mesurant pas du tout l’effet des calomnies, les a mises en parallèle avec une querelle sans portée qu’il avait avec un universitaire à propos d’une édition de Rimbaud, ce que Celan ne pouvait accepter.

Aucune trace n’est restée des motifs d’une rupture survenue en 1958, au moins pour Celan ; ne demeurent que des notes à propos de Char, prises à la suite d’une conversation téléphonique : « une vanité grandissante, un discours toujours plus indigent qui se répète ». Plus tard, Celan a écarté Char de sa vie par ces mots : « Confirmation de ma première impression — plus tard remise en question eu égard à l’homme — poésie douteuse » (journal inédit, 4/1265, cité p. 21). Dans une lettre à Ingeborg Bachmann, en mars 1959, il dénonçait l’attitude de Char, (« Le mensonge et l’ignominie »), et dans une autre à Char après la mort de Camus, mais qu’il n’a pas envoyée, il écrivait : « vous avez su nous [= PC et Gisèle Celan-Lestrange] faire mal à la légère, vous nous avez peiné » (6/1/60). Enfin, dans son journal (tenu par son épouse), Celan note en mars 1961, « On ne peut pas compter sur lui. » La correspondance devient ensuite plus rare, composée surtout d’envois de livres, et cet éloignement n’a pas donné lieu à des explications entre les deux hommes. Cependant, Char est intervenu efficacement en 1966 pour améliorer l’internement de Celan et lui écrira à sa sortie de l’hôpital. Après le suicide de son mari, Gisèle Celan-Lestrange poursuivra la correspondance avec Char ; j’en retiens cette phrase d’une lettre, qui pourrait s’appliquer à bien d’autres poètes : « La poésie [de Celan] que si souvent j’ai envie de refuser, je refuse à cause de son savoir si lucide jusqu’à l’insupportable. » (22/7/70).

Cette édition permet d’approfondir la connaissance de Celan et il faut espérer la publication, avec le même souci de rigueur, d’autres correspondances disponibles en allemand, en même temps que la poursuite des traductions de la poésie.

 

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* Paul Celan, Gisèle Celan-Lestrange, Correspondance (1951-1970), éditée et commentée par B. Badiou avec le concours d’Éric Celan, 2 vol. Seuil 2001 ; Ingeborg Bachmann, Paul Celan, Le Temps du cœur, Correspondance (1948-1967), éd. B. Badiou, H. Höller, A. Stoll et R. Wiedemann, trad. de l’allemand B. Badiou, Seuil, 2011.

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Paul Celan, René Char, Correspondance 1954-1968, Gallimard, 2015.

Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 27 avril 2016

21/04/2016

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize : recension

 

nicolas pesquès,la face nord de juliau,treize à seize : recension

   Commençons par un court descriptif. J 13 débute par un bref Prologue (daté de 2009), suivi de deux séquences de dimensions inégales (2010, ‘’Le grand pense-bête », 2011, ‘’Les formules’’(1)) ; l’année 2011 fournit également J 14 et J 15, et le volume se clôt avec J 16 pour l’année 2012. Si l’on ne considère que les datations qui organisent le texte, J 13 et J 14 se présentent sous la forme d’un journal, mais journal parfois abandonné ; rien entre 13 octobre 2010 et le 17 janvier 2011, entre le 28 avril et le 28 mai 2011. S’y mêlent réflexions sur la relation au monde, sur l’écriture, etc., en prose ou en vers, la distinction étant parfois inopportune. J 16, écrit en vers, ne cesse pas, loin de là, d’interroger le rapport au langage. Cette esquisse descriptive vise à souligner que ce nouveau volume est très construit, comme les précédents ; parmi les motifs qui reviennent d’un livre à l’autre, celui de la séparation me semble être privilégié dans la mesure où il est mis en valeur dans J 15, qui ne compte que deux mots :

                              nous

 

                             sommes

   Il y a là, en même temps, affirmation de la présence et constat d’une coupure. Voilà qui évoque le ‘’coup de foudre’’ qui retient par ailleurs l’attention de Pesquès : il aide en effet à comprendre que « l’origine est une fracture ; et qu’avec lui, derrière lui, après lui, l’œuvre relève de la fragmentation. » (175) Écrire la colline de Juliau, ce qu’elle est, ne peut se faire que dans son absence et une part importante des remarques portent sur ce point, la séparation, le « gouffre » entre ce qui est vu, entre les choses, et la langage, les mots. Il s’agit bien de « faire des choses avec des mots » (54), mais la colline, comme le corps, ne sont en rien « ce que les mots en disent » (19). D’une certaine manière, il n’est peut-être pas d’autre sujet d’écriture que celui-là ; le paysage, le corps sont devant moi, et sont pour toujours obscurs en ceci qu’avec les mots je vais les construire, mais pas les donner à voir. Ce que reprend inlassablement Pesquès d’un livre à l’autre. Ici : les phrases sont vouées à « la construction d’un colline » (27), « la construction d’une sensation, c’est tout l’effort d’écrire » (112) ; au hasard, dans un des livres précédents : « Les choses ne sont pas ce que les mots produisent. Elles émergent de ce qu’ils séparent »(2).

   Cette séparation acceptée justifie le caractère inachevable de l’écriture de Juliau, et certaines ‘’formules’’ écrites au cours des années « demandent à être revisitées, repensées, débattues » (9) : ce qui est avancé dans le prologue annonce que l’objet du livre ne peut être nouveau. Donner le nom de ce qui est devant soi est possible « trajectoire du renard, histoire de la limace, chevreuil dans les vignes » (125), et l’on pourra lire les mots grillon, sauterelle, huppe, mulot, blaireau, pie, ou « Chevreuil à dix pas. Perdrix mixte » (123), on ne sera pas pour autant dans la représentation. Il ne s’agit pas de ‘’découvrir » » que les mots ne sont pas les choses ! Ce qui importe, ce sont les approches de ce qu’est la séparation entre le langage et les choses. Quand Pesquès écrit « Il n’y a séparation que parce qu’il y a quelque chose qui veut être retrouvé, je veux dire inventé à nouveau pour avoir été tranché » (87), la proposition est proche du lien établi à différents moments entre « séparation » et « origine ». Proximité encore avec les vers cités d’Alain Veinstein (153) :

Je ne fais rien d’autre, au fond,

Que m’enfouir le visage dans ces phrases

   Pour y retrouver l’odeur de ma mère

   La tentative, toujours à recommencer, de dire ce qui est vu — ce qui est vu est mis en cause dès que les mots sont écrits — divise le sujet, alors partie avec les choses, partie avec les mots. Il n’est guère concevable de passer outre, ou plutôt le silence ne peut être compris que « désir interdit, inhumain, transgressif », il n’est que dans « la jouissance et la mort » (163) ; le tragique, dans la relation à la langue, est justement que son usage implique « l’éloignement, la séparation » (55), les choses étant « toujours en excès sous la phrase » (152)

   Donc : il faut s’obstiner à écrire, pour accepter ce qui est dessaisissement, condition pour « le pluriel vécu de l’identité » (130), le désir. Si le jaune est omniprésent dans les volumes de La face nord de Juliau, c’est qu’il est la couleur de la sexualité (« pas du jaune, du sperme »,150), et qu’il porte la pluralité, écrit par anagramme nauje, aujen (117) ou « Jaune, JAUNE, jaune » (107). Ce corps en désir, pluriel, est plus présent dans J 16, dans la mesure où la colline s’éloigne, où s’imposent alors « 2 nus/sans le moindre mot » (231), une approche du silence étant possible. D’ailleurs les mots et des connotations liées traditionnellement au corps amoureux imprègnent le long poème pour exprimer « une sorte d’amour réel » : nu (nue, nus), nudité, jouir, ventre, chair, excitée, anfractuosité, écoulement, tendu, « l’épanouie imprenable » — et envahissent le discours, jusqu’aux « cuisses de la phrase ». Ce n’est donc pas hasard si dans la dernière section du livre Pesquès entend « écrire sans accessoires ni chuchotement » (212) — on reconnaît là une citation de Mallarmé dans Crise de vers —, et ainsi (tenter de) trouver une « langue brisée d’amour » (227).

   Il faudrait, il faudra, relire tous les volumes de La face nord de Juliau, suivre le lent cheminement et comprendre, dans ce qui peut n’être qu’inachevable, que la poésie bute « sur le fin fond du dicible » (92). Suivre aussi la relation complexe entretenue avec la peinture — les essais de Pesquès dans ce domaine sont à lire avec sa poésie ; ici, est évoqué le peintre de Lascaux, qui « parle dans la nuit » et « en arrache une image » (124). Alors relire l’ensemble comme « une sorte de ready made du gouffre de toute vie, l’évidence du désir incluant son accomplissement écarté. À la fois le « parti pris des choses » et ce qu’elles sont : insaisissables. » (126).

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  1. Certains éléments laissent penser à des ajouts postérieurs : Pesquès introduit des citations dans J 13, II et III (2011) — une liste des auteurs sollicités est donnée page 155 —, mais les vers repris d’Alain Veinstein sont extraits de Scène tournante publié en 2012.
  2. Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, cinq, André Dimanche, 2008, p. 57.

 

Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, treize à seize, Poésie / Flammarion, 2016, 252 p., 18 €. Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 7 avril 2016.