17/03/2019
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène : recension
« J’habite le visible »
Le livre rassemble trois recueils publiés en 1994 (Feuilletage de la terre), 2007 (Verticale du secret) et 2009 pour celui qui donne son titre au volume. La préface les présente et parcourt l’ensemble de l’œuvre ; Aude Préta-de Beaufort montre l’unité d’une poésie où « le quotidien, ce qui existe au plus près de soi, les vagabondages de la pensée, de la mémoire, de la rêverie », la présence de l’être aimé mais aussi le doute, la mort dans un monde sans dieu constituent la matière.
Les choses proches, tous ces riens dont la vie de chacun est faite, ce sont un des motifs récurrents de l’écriture. Ce que l’on rencontre dans la ville comme ce que l’on regarde dans la marche sont sujets à s’étonner, on multiplierait sans peine les exemples : ici, « c’est une jacinthe (…) que nous recevons en plein dans les yeux // ou la trace brillante d’un escargot sur une feuille », et là, « des orbes / une tête de lion, une cannelure ». Ce qui retient n’est pas seulement le caractère de ce qui est vu, c’est aussi que chaque chose rappelle que nous-mêmes faisons partie d’un ensemble ; des moments de bonheur y sont liés et l’on rêve même parfois, dans la nature, de devenir animal, le corps alors plus libre « aime de toute sa peau / [et] voit l’exhalaison des sèves ». Mais un insecte sur une pierre, mais un regard bienveillant dans un bus, tous ces « Minimes dons / qui saturent la vie » rappellent également qu’ils sont, comme nous, éphémères.
Ce qui est vécu ne dure pas, qu’il s’agisse des paysages entrevus dans le train par la fenêtre, des reflets du corps dans les vitrines, des mots écrits sur les sarcophages, « tout s’efface / le monde / l’instant / le vide même ». De là, dans la poésie de Marie-Claire Bancquart, le rôle essentiel de la mémoire pour que ce qui a été ne disparaisse pas à jamais. Se souvenir « des jus de notre enfance » aide à vivre la dispersion qu’est la vie de l’adulte, retrouver les odeurs et les bruits des jours anciens, même dans les rêves, fait oublier un moment « la peur d’exister », et les mots sont le moyen de s’interroger sur l’énigme du temps qui a passé. Ce qui demeure plus longtemps, ce sont les œuvres humaines, le taureau de Lascaux qui « s’élance (…) depuis des millénaires », ou les figures mythologiques et littéraires, bribes infimes du passé tout comme les ruines, muséifiées, qui renvoient à l’existence d’une civilisation — et à sa mort. Ce qui peut susciter l’angoisse est cette accumulation de traces muettes, auxquelles on a imaginé brièvement pouvoir redonner vie. Il est possible de se souvenir qu’avant les immeubles, ici — à Paris, mais aussi à Bordeaux ou à Francfort — il y eut des usines, auparavant des potagers, plus en arrière dans le temps des forêts, des friches… Mais si rien du passé ne revit, on peut cependant voir que les ruines sont « bourdonnantes d’abeilles ». C’est souvent le sentiment de ne pouvoir aller au-delà de l’ « entrouvrure des choses », qui s’impose, pourtant ce qu’est l’obscur du monde n’empêche pas du tout de vivre fortement le présent.
Se souvenir du « jeu de l’enfant lointain » ou de l’enfance pendant la Seconde Guerre mondiale n’empêche pas Marie-Claire Bancquart de se préoccuper des conflits du présent, des « barbelés sur la terre entière, aujourd’hui », d’évoquer aussi le parcours tragique de Primo Levi et sa transmission d’une « expérience illisible ». Dans le présent encore, les guerres n’excluent pas que l’on rêve, lise — et aime. Dans les trois recueils réunis, mais tout autant dans les livres précédents, ce n’est pas la souffrance d’être devant l’énigme de la vie, la peur d’exister qui s’imposent, c’est de vivre les jours comme « une traversée de tendresse / près d’un autre corps ». Dans un long poème, "Àtoi, de toi, pour toi", s’exprime sans détour la plénitude de la relation amoureuse : « Est-ce ce que je pense à l’éternel / quand nous nous serrons nue à nu ? // Non, j’évoque l’herbe ou le bonheur d’une bête de grande taille. » On lira souvent dans les poèmes l’éloge du corps amoureux, du désir, de l’étreinte :
Caresse
genou, sexe et tendre cou à son attache
c’est la chair découverte
loin des phrases.
L’éloge n’est pas naïf, Marie-Claire Bancquart n’ignore jamais que le temps qui défait toutes choses atteint aussi le corps amoureux, que l’on « divorc[e] d’avec notre visage de la veille ». Continuer cependant à être là, sur la « terre énergumène », même quand on est devenu un « vieil animal qui flaire l’ horizon »
Il était indispensable de donner à lire largement dans un format accessible une œuvre importante, commencée depuis le début des années 1970. Une œuvre dans laquelle les « choses de rien » (pour reprendre une formulation de Marie-Claire Bancquart), les paysages (la ville, les ruines antiques), l’amour, et tout ce qui dérange (la mort, l’angoisse) ont toute leur place. Comment être plus près du lecteur quand on écrit : « la poésie me semble représenter un besoin vital, une énergie, un moyen d’être « un peu là » en approchant le monde » ?
Marie-Claire Bancquart, Terre énergumène, présentation Aude Préta-de Beaufort, Poésie/Gallimard, 2019, 400 p., 9, 30 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 17 mars 2019.
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07/03/2019
Hommage à Antoine Emaz (1955-3 mars 2019), recension du dernier livre publié
Prises de mer est le dernier livre publié par Antoine Emaz, en 2018, aux éditions, le phare du cousseix. Cette recension a été publiée par Sitaudis
Dans une caractérisation de la mer, le lecteur lit qu’elle « vient (…) s’affaisser », « Quelque chose comme une fatigue, ou une paresse — de mer lasse » ; plus loin, à propos des vagues, « nerveuse » apparaît après une série d’adjectifs. Rien qui puisse arrêter la lecture, habitués que nous sommes à ce que tout ce qui est vivant ou en mouvement soit décrit de manière anthropomorphique ; Antoine Emaz interrompt son propos et commente : « Parler d’un mer calme ou nerveuse, en colère, ne veut sans doute rien dire mais cela permet de s’entendre à défaut d’être exact ». On reconnaît dans la remarque sa rigueur dans l’usage de la langue, on la retrouve à chaque instant dans les pages de ce Journal, consacré à ce qui est vu, selon la saison, à différents moments du jour.
Anroine Emaz note ainsi précisément des bruits, celui des vagues que l’on écoute dans le sielnce autour, celui des coquillages que le pied écrase et qui se détache au milieu d’autres, celui du vent dont le « poids » et le « mouvement » appelle des comparaisons avec ce qui est vu dans les tableaux de Klee, la flèche organisatrice de l’espace. Sont relevés aussi avec précision les couleurs : bleu de source, (le ciel), gris étain, bleu frais, bleu soutenu (la mer), etc., la couleur de la mer changeant selon l’endroit d’où on l’observe : brune parce qu’elle prend la couleur du sable, puis après « quelques mètres de vert » bleu foncé. Pourtant, ces « prises de mer » ne sont pas seulement comparables à des marines.
Le premier paysage décrit, c’est celui du matin, où la relation entre le mouvement incessant des vagues s’accorde avec le « peu de bruit » et procure une impression de tranquillité. Mais ce qui est récurrent dans ces pages, c’est la saisie du vide de la mer, de l’espace, un vide associé au calme de la marche devant l’eau : elle n’a « ni but ni errance, comme les vagues du bord qui se plient et se déplient ». Ce vide n’a rien d’angoissant, on mesure ce que l’on est quand on prend conscience de la disproportion entre notre corps et l’étendue maritime, « on ne se perd pas, on s’efface pour se retrouver plus loin à l’intérieur, bout minime anonyme du vivant ».
L’action du vent transforme le paysage, le sol s’érode, le sable se met en mouvement et l’on a alors le sentiment de « marcher dans ce qui s’en va ». Il faut ajouter à ce caractère éphémère du paysage (« on passe ») que la perception constante du vide donne à penser que l’espace (de la mer, devant la mer) ne peut être une demeure, seulement un espace de passage ; les humains deviennent vite des silhouettes, des « bâtons verticaux sur l’étendue ». Si l’on tient cependant à les garder comme terme de référence, c’est sans doute « pour croire un peu saisir les choses ». C’est cette saisie des choses, si modeste soit-elle, qui importe : prendre sa mesure, pour Antoine Emaz, c’est toujours la condition pour « ouvrir et libérer ». Il y a, ici comme dans la plupart des écrits d’Antoine Emaz, des réflexions dans la lignée des moralistes classiques — ce qui les rend d’autant plus attachants.
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05/03/2019
Esther Tellermann, Première version du monde : recension
Ce serait sortir du cadre de la simple note de lecture que de montrer la continuité entre les textes d’Esther Tellermann ; notons cependant les liens de ce livre avec Une odeur humaine (2004), également donné comme "récit". Liens formels d’abord : prose qui privilégie souvent des blocs sans ponctuation, passage couramment dans la page d’une séquence à l’autre sans rupture syntaxique « (…) approcher la fin de l’univers, // la plaine est gorgée de sang (…) » (p. 88), introduction de formes considérées comme orales, entrelacement des voix et pas d’indication particulière pour passer de l’une à l’autre. Les rapprochements thématiques sont également nombreux, au point que Première version du monde, sur certains points, pourrait être lu comme une continuation de Une odeur humaine ; à côté de la présence de la Shoah, plus largement du racisme et des massacres de masse, le récit met aussi en scène la relation entre l’homme et la femme — plutôt qu’entre un homme et une femme — dans les échanges amoureux, qui parlent avec des interlocuteurs identiques (Madame, Docteur). En outre ces thèmes sont liés à celui de la disparition (du sujet, de la Terre).
Très tôt dans Première version du monde apparaît l’un des noms utilisés par les antisémites pour parler des Juifs (« youpins, youpinasses »), repris ensuite avec ajout de qualificatifs (« ordure, sale youpin ») ; est évoquée aussi très tôt l’envoi vers les camps de la mort : « on avait rempli les wagons de carnes, futurs cadavres », avec mention de tortures. Autre aspect des destructions, sont également rappelés les temps de la colonisation, avec un bref descriptif raciste de la vie des populations indigènes et un éloge des colons (« y avait pas encore de noms, fallait qu’on vienne ») et de leur action (« on va leur apprendre le vieux monde ! »). Ce type de discours a justifié, et justifie encore, les exactions et l’exploitation des ressources naturelles ; il est répété avec variante dans le récit, cette fois en insistant sur le caractère archaïque des pratiques indigènes, « Ils entouraient les cadavres de feuilles de palmiers, c’était à la naissance de l’Histoire (…) ». À ces « peuplades ignorantes (…) », à cet « abrutissement des races devant un lever de lune (…) », l’occidental oppose et propose ce qu’il est : « on a mieux, // tous en jeans et en baskets, on s’photographie, même que ça r’mue, on s’fait des films… ».
Cependant, si des voix vantent seulement la supériorité de leur modèle, d’autres rejettent la possibilité de toute différence et prônent la disparition de tout ce qui est estimé élément de désordre, « Faudra débroussailler ces youtres, ces nègres ces cafards (…), ce néant puant l’ordure ». Le livre abonde en allusions aux massacres et à la variété des moyens pour les mener à bien, de la machette aux armes biologiques. Éradiquer toute différence serait le moyen de préserver la vie future, « la ville doit être transformée en fosse commune, voilà tout, nous sommes nombreux depuis toujours à vouloir sauver l’espèce humaine ». On reconnaît là un des thèmes de l’eugénisme, pas seulement celui du nazisme mais (souvent) de tout projet d’un "monde nouveau". L’acharnement des humains à (se) détruire met en cause tout le vivant puisque « les océans se recouvr[…]ent de plastique » ; la disparition du monde d’aujourd’hui est vue comme une nécessité pour sortir de ce qui est mauvais (« ils (…) s’appliquaient à récuser la première version du monde ») ou comme un processus inévitable quoique incompréhensible (« nous n’avions pu ni expliquer ni enrayer la volonté humaine d’organiser sa propre fin »).
Voilà une vision peu amène, noircie sans doute par mon choix de retenir tels fragments du récit. Comment dans ce monde à l’avenir incertain peuvent se construire et se vivre les échanges amoureux ? Quel que soit l’état de la société, il est toujours nécessaire de comprendre ce qu’est la relation entre hommes et femmes ; ici, les voix sans visage ne renvoient pas à des personnages romanesques, plutôt au masculin et au féminin, et il n’est qu’une question : « que narrer d’autre que la rencontre de deux corps ? ». Les échanges amoureux évoqués relèvent du désir plus que de l’amour et ils apparaissent fort peu satisfaisants. Les mini scènes érotiques dans le récit ne font pas illusion, elles ne sont que répétition de gestes décevants ; pour lui, « c’est d’une sinistre trivialité ces cuisses ouvertes pour le même remède ancestral je t’aime tu répètes je t’aime, mêmes récidives, remèdes du vieux monde », pour elle, « ça colle cette odeur étrangère, pas lavé le sexe, j’ai rien senti Docteur, ça va trop vite ».
Ne peut-il y avoir quelque accomplissement de soi dans les échanges amoureux ? La recherche n’en est pas absente, mais le résultat toujours dans l’irréel (elle crut, ce serait), c’est dire qu’elle aboutit toujours plus ou moins à un échec. Au-delà des différences — l’homme toujours dominateur, la femme souhaitant être regardée autrement que comme objet de désir — les attentes convergent ; pour lui, la possession « serait une autre façon d’atteindre le ciel ou son envers », pour elle, l’aboutissement serait d’être « aux confins de la vie, plus proche de l’éternité qui ne réclame plus aucun effort pour disparaître ». On rapprocherait sans peine ce lyrisme amoureux, qui associe amour et disparition, de certains récits, par exemple de Bataille. Une autre aspect de la recherche exclut toute tension, rêve cette fois d’un idéal du retour à un temps d’avant tout échange amoureux, quand ce n’est pas à l’enfance.
Il est remarquable que, pour le masculin comme pour le féminin, l’évocation de l’idéal passe par la relation à l’enfance, c’est-à-dire à un moment de la vie où rien du désir amoureux n’a commencé ; pour elle il aurait fallu, non être pénétrée, mais « qu’il s’alanguisse dans un geste enfantin, les choses reviendraient à leur point de départ, l’émoi d’une première rencontre » ; pour lui, « un jour viendra (…) // l’étincelle d’un premier amour (…) // un contact si volatile (…) qu’il ferait croire à une continuité sans fin ». Pourquoi cela ne reste-t-il qu’à l’état de souhait ? Le vécu amoureux ne serait-il que sujet de roman, « illusions de pensionnaire » ? Voyons un autre plan : les conditions de vie, la « misère sociale » dans la "première version du monde" sont sans doute peu favorables à l’épanouissement par les échanges amoureux ; toute l’existence est enserrée dans un cadre rigide, limitée à « quelques actes notariés », et chacun apprend à ne vivre son corps que comme un « sac incongru » avec « une conscience empêchée d’avance ». Rien de possible aujourd’hui, mais peut-on penser un changement comme le laissent plus ou moins croire les derniers mots du livre,
« peut-être demain nous immerge dans une seconde version du monde » ?
Première version du monde offre une vision si complexe de notre monde que d’autres lectures en sont possibles. On pourrait s’attarder, par exemple, aux évocations de ce qui appartient à l’enfance, aux mentions des odeurs, à l’image du corps, à la construction même du livre (les trois parties ne sont pas équivalentes). Le récit d’Esther Tellermann ne se donne pas aisément à la lecture — et c’est tant mieux.
Esther Tellermann, Première version du monde, éditions Unes, 2018, 144 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 10 février 2019.
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25/02/2019
La tête et les cornes, n° 6 : recension
Quelles qu’aient été les conditions dans lesquelles une forme poétique est apparue, elle peut toujours être reprise plusieurs siècles après. Ainsi la fatrasie, née au XIIIème siècle, le plus souvent poème d’une seule strophe de 11 vers rimés selon un schéma précis (6 pentasyllabes suivis de 5 heptasyllabes), qui énumère des actions impossibles à accomplir ; redécouverte au XXème siècle, notamment par André Breton et Paul Éluard*, pour son caractère nonsensique, elle a été revivifiée par la poète allemande Dagmara Kraus (née en 1981), ainsi d’ailleurs que d’autres formes médiévales dont le virelai. Que la traduction de Jean-René Lassalle ouvre cette livraison de la revue montre l’intérêt du collectif qui l’édite pour ce que peut être l’expérimentation par le biais d’une forme délaissée. L’incohérence des deux poèmes retenus ne fait pas de doute :
supposons une seule fois
que oiseaumot infiltre
sa trogne morfondue
plutôt assez tailladée
nonobstant d’extrême circonspection
mi-pointant depuis l’extérieur
etc.
Il aurait été intéressant de donner les textes originaux des deux fatrasies pour qu’un lecteur germaniste (cela existe) saisisse la tension possible entre le caractère incohérent du propos et sa forme.
La présence de l’original, dans un corps plus petit, s’imposerait aussi pour le long extrait d’un livre de Rosmarie Waldrop, Driven to Abstraction (2010), "En voie d’abstraction", traduit par Françoise de Laroque. L’ensemble présenté tourne autour du nombre zéro, en même temps « signe pour une absence » et représenté par un cercle, donc par une infinité de points. Paradoxe que ce qui note « l’idée du rien » soit également « une trace de qui-compte » : l’introduction du nombre zéro est liée historiquement à l’invention de la monnaie (« un système de nombres noue des nœuds autour de rien »), de l’or comme unité de mesure, et en outre contemporain de l’invention de la perspective. À cet ensemble d’abstractions s’ajoute le phonème, « valeur abstraite comme celle du zéro, qui rend possible l’existence du langage » : formation essentielle qui permet sans limite de dire le monde, ce qu’entreprend Rosmarie Waldrop en proposant par exemple une énumération dont les contenus ne relèvent pas du hasard (« Hirondelles, missiles, hélicoptères, corps blessés, bourgeons, lever du soleil [etc.] », énumération qui s’achève par : « champs de fleurs sauvages et champ de mines en un sacré bouquet de confusion ».
Le désordre du monde, c’est-à-dire la vie, s’oppose à l’abstraction. Entre les différents moments des développements à propos du nombre zéro, de la perspective ou de la monnaie sont introduits des éléments très divers qui renvoient au vécu, d’où des phrases telle « Les voisins disent, quel beau bébé » (reprise en quatrième de couverture) ; d’où aussi, nombreux, des énoncés relatifs au corps et au plaisir amoureux, « Les doigts de la main droite errent sur les parties intimes et les doigts de la main gauche effleurent les seins ». Que les abstractions aient leur nécessité ne peut faire oublier qu’il n’y a pas d’autre monde que celui où nous sommes, et que « C’est encore sur notre cul que nous sommes assis ».
Le poème de Maxime Hortense Pascal interroge également le quotidien, ce qu’est le corps parmi d’autres corps, ce que deviennent les tentatives de dire ce qui est devant soi, ce qu’est un monde où « l’air tient le choc pour le moment ». Poème tout de questions sans réponses possibles, si ce n’est contre l’oppression, contre la destruction le conseil répété d’aller vers la nature, de la parler :
Épelle le nom de la renoncule à feuilles d’ophioglosse ranunculus ophioglossifolius ne la renonce pas rappelle son milieu ouvert son milieu humide son milieu menacé
L’image de la sole blanche sur une assiette blanche dans le poème de Seung-hee Kim (traduit du coréen par Camille Bessette et Hyun-jee Cho) aboutit d’une autre manière à interroger le monde contemporain, la poète concluant « l’extérieur s’immisce toujours en nous par violence ». Dans une prose autour de la musique, traduite par Martin Richet, Mia You évoque le temps de l’enfance et le fait d’être un sujet par la musique, « chaque note jouée pour dire que nous existons ». Une livraison de La tête et les cornes comprend presque toujours un poète d’un pays nordique ; Emmanuel Reymond traduit cette fois le norvégien Nils Christian Moe-Repstad. Poésie très elliptique qui creuse dans la mémoire des temps géologiques, mémoire inscrite dans les pierres, temps gravé dans un espace.
La variété des textes dans la forme comme dans l’origine linguistique caractérise depuis le premier numéro la revue. Il faut ajouter que la couverture est faite pour se déplier : on obtient une feuille de 42cm sur 27,50cm illustrée cette fois de quatre images, chacune légendée en espagnol (tournage, décollage, vol, atterrissage), sous le titre général " Tentativa de sobrevolar un cuerpo invertido " — la tentative échoue…
On peut s’abonner à la revue en écrivant à :
lateteetlescornes@gmail.com
* Voir Paul Éluard, Première anthologie vivante de la poésie du passé (Seghers, 1951).
La tête et les. Cornes, 36 p., 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 2 février 2019.
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11/02/2019
Ana Tot, mottes mottes mottes
On ne peut pas choisir pour pseudonyme un double palindrome (Ana + Tot—Thot, dieu des scribes et de la parole) sans avoir un goût prononcé pour toutes les manipulations possibles de la langue, et c’est le cas : l’auteur, à sa manière, s’apparente aux Grands Rhétoriqueurs pour l’invention, la virtuosité et l’humour. Il joue avec la syntaxe, la morphologie, la prononciation, avec les figures de rhétorique, le sens des mots, la versification sans qu’il soit aisé de proposer des classements. Le livre lui-même rompt joyeusement avec la pratique éditoriale ; il se présente sous forme d’un carnet à spirale (16 cm x11 cm), avec une première et une quatrième de couverture semblables, on peut donc commencer à lire d’un côté (numérotation paire des pages) ou de l’autre (numérotation impaire), en résistant à la tentation de lire successivement, par exemple les pages 1 et 114 ou 3 et 113. Le titre est un exemple de ce qu’est le contenu, puisqu’il s’agit d’un jeu sur le genre grammatical, précisément sur des paires de mots que l’on retrouve dans un des poèmes avec « la manche est creuse / le manche est plein » ; donc, « mottes » comme un féminin de « mot ».
Le déplacement du masculin au féminin prend une autre forme avec, parallèlement à « cousins / cousines », « en limousin / en limousine ». On ne s’étonnera pas de lire des inversions du genre grammatical (« le fibre le tige le sève / la fruit la nœud la gland [etc.] » (un mauvais esprit trouvera ici des allusions sexuelles), y compris avec la neutralisation de l’article (l’) : « l’écorce l’humus l’humeur ». À partir du moment où l’on examine les paires de mots possibles, la langue permet d’innombrables possibilités ; à côté d’une anagramme comme « suave / sauve », l’homophonie donne de nombreuses séries : de « scènes d’amours saines » à « le bout bout / le vagin geint » et aux approximations telle « et cetera / se-taira / c’est-tes-rats ». La répétition d’un son, y compris la rime) est à la source d’un poème sur les parties du corps : à chacune est attribuée une chose qui se consomme, introduite par l’anaphore ’’pour le (variante les, la) : « pour le teint le thym / pour les narines des mandarines / pour la brioche une brioche ; etc. ». On passera de l’homophonie à l’à-peu-près avec « un nom brille dans nombril » qui se poursuit en « l’anneau vrille le nom brûle ». On changera le sens en changeant une consonne (« soit tu l’arraches / soit tu t’arraches »), une voyelle (« mère / mort », « père / peur ») ou en introduisant dans un groupe en chiasme une consonne au bon endroit (« de peines la coupe / du couple est pleine »).
Jeux de sens avec par exemple « il nia rien/ il nia rien-à-dire », et jeu du sens et des sons avec l’allitération, dans un poème comme : « lente lapée // longue / langue / lasse /laisse / l’os /lisse ». Un autre poème repose sur l’assonance, « résumé // corps ciseau / corps fuseau / corps tuyau //corps // chaud », et allitérations et assonances peuvent se mêler :
guerre / un
à bas l’abus
à bas l’abat
à bas l’abus d’abats
l’obus s’abat sur les absts
à bas l’abat d’obus
à bas l’envoi là-bas
à l’abattoir
à bas
Il faudrait aussi examiner la versification, où rien n’est laissé au hasard ; ainsi, chaque vers d’un poème commence par un pronom élidé, « j’la cultive / ell’ colporte / j’la calfeutre ; etc. », atteinte à la morphologie et moyen de compter chaque fois 3 syllabes ; dans tel autre poème, est répétée trois fois la structure « vers de 4 syllabes / une syllabe / une syllabe / une syllabe ». Etc. Il faudrait s’attarder à des variations complexes à partir de deux mots, "rien" et "mieux" (« il n’y a rien de mieux que rien mieux que rien / ; etc.), à la manière d’illustrer le mot "anamnèse", à tel micro récit qui renoue avec le non-sens carrollien, etc.
On pourrait à la suite de mes quelques remarques ne voir dans un tel livre qu’un ensemble de jeux ; ce serait déjà beaucoup mais mottes mottes mottes n’est pas une production de l’Oulipo et l’on y trouvera autre chose qu’un plaisir de l’invention. Avec "persona" est esquissée une vision de notre société, « on n’est plus vu / dès qu’on est nu // le vêtement ment / si le silence / et le mensonge / habillent ; etc. » ; l’usage de l’homophonie et de la rime peuvent être au service d’un engagement sans équivoque :
les embruns humectent le sang brun
des hommes tombés sur le rivage
à l’abattoir où vont les uns
répond soudain le sang des braves
c’est toujours soi qu’on assassine [etc.]
Ana Tot, avec tous les aspects ludiques de son livre, a le sérieux de qui entend bien « faire / mordre aux mors ordinaires / la poussière du désordre ».
Ana Tot, mottes mottes mottes, le grand os, 2018, 118 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudisle 23 janvier 2018.
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05/02/2019
La revue de Belles-Lettres, 2018-2 : recension
La dernière livraison de la revue éditée à Lausanne propose un dossier consacré à Gilles Ortlieb, occasion de reprendre quelques-uns de ses livres parmi la trentaine publiée. L’ensemble s’ouvre avec une prose, comme issue d’un journal si l’on se fie aux dates qui la jalonnent, autour d’un passage dans une ville, Arles, que la vie semble en partie abandonner ; l’imagination lit des traces de délaissement qui, progressivement, iront « Jusqu’à ce que les anciens marais reprennent possession des jardins et de la campagne environnante ». Journal ou carnet duquel des notes seraient extraites ? le lecteur reconnaît une manière analogue de regarder les choses du monde dans les essais et les poèmes.
La vision de la ville de province, celle de l’essayiste qui « replace[…] sous la lampe » des écrivains peu ou mal lus, s’accordent en effet avec ce que Jacques Réda met en valeur dans l’œuvre. Chaque fois, Gilles Ortlieb « discerne, dans le fouillis du réel, cet inaperçu qui paraît en être l’accessoire sinon le rebut »., il « enregistre, et s’en tient là » ; il saisit le réel comme l’a fait le peintre Thomas Jones,, notamment avec en 1782 Un mur à Naples : on y voit, au milieu d’une muraille dont le crépi s’écaille et laisse apparaître les pierres, deux fenêtres closes et, séchant à la rambarde d’un petit balcon de l’une, un drap et (peut-être) une couverture, et à une ficelle fixée au mur, un vêtement blanc, un autre bleu ; au-dessus à gauche un pan de mur, le ciel bleu à droite : rien d'autre. La comparaison avec le peintre anglais est forte : il y a chez Gilles Ortlieb un semblable « souci d’exactitude » qui, selon Jacques Réda, est peut-être « la seule parade que nous puissions opposer au rien qui, dans l’inaperçu, puise le moyen paradoxal de revêtir toute une variété de formes. » Patrick McGuinness, lui, insiste sur le mélange des genres, le chevauchement des formes dans l’écriture de Gilles Ortlieb qui, prenant toujours pour motif les choses ordinaires de la vie, parvient à y distinguer ce qu’elles contiennent de mystérieux, d’inattendu. C’est que notre quotidien est « comme perçu à travers un télescope tenu du mauvais côté » ; de là non seulement la mise au jour de ce qui demeure caché pour la plupart d’entre nous mais aussi, régulièrement, la « révélation d’une sorte d’algèbre kafkaïenne ».
Le quotidien a sa part dans les extraits de la correspondance (année 1984-1985) avec Henri Thomas, qui fut un modèle pour Gilles Ortlieb avant d’être un ami. Chacun fait part à l’autre de ses activités, de ses lectures, de ses voyages — l’ensemble s’achève avec une longue lettre d’Ortlieb à propos de l’île grecque où il se trouvait. Les difficultés de la vie sont présentes : Henri Thomas propose par exemple son aide pour l’édition d’un texte, Ortlieb, qui traduisait pour une collection aux éditions Laffont, pose une question sans réponse, « Comment concilier gagne-pain et le reste ? La question m’a l’air souvent insoluble ». Comme il le raconte dans une lettre, elle l’est aussi pour Paul de Roux, qui dirigeait la collection : de retour d’une semaine en Bretagne, « il avait suffi d’un jour pour que Laffont lui pèse à nouveau bien lourd ». Mais tous deux s’accordent dans leur correspondance sur la nécessité de l’écriture, sur « la chimère d’y voir plus clair dans la vie et le réel » grâce à elle.
Gilles Ortlieb écrit également à propos d’autres écrivains, ici du dramaturge Arthur Adamov dont il relate quelques moments de la vie*, et, passeur, il est traducteur de l’allemand, de l’anglais et du grec : il donne dans ce numéro cinq bref récits de Tanassis Valtinos. Son "autoportrait" est construit à partir de ses propres proses par Marcel Cohen, non pas pour caractériser l’œuvre mais retenir quelques attitudes de l’écrivain devant le monde ; ainsi dans cet extrait, « Quelle est la nature du plaisir que l’on éprouve (…) à se trouver là où l’on ne devrait pas être et à fuir autant que possible chaque fois que cela est possible, les lieux où la plupart jugent bon de se trouver ? »
À côté de ce dossier, le lecteur retrouvera ou découvrira dans la revue une figure un peu oubliée, celle d’Armel Guerne, poète et grand traducteur, grâce à un hommage de Jean-Yves Masson qui insiste sur l’importance du rôle du rêve chez ce traducteur de Novalis et des romantiques allemands. Un autre écrivain un peu à part, Jean-Loup Trassard, est lu par Mary-Laure Zoss ; attentive au rythme et à l’allure des textes, à « une langue qui engage le corps et le souffle » ; elle montre qu’il se tient dans son œuvre au plus près du vivant et qu’il a su restituer une présence à une civilisation agraire en voie de disparition. On lira encore, réunis par Jean-Daniel Murith, cinq jeunes poètes grecs (dont quatre femmes), non encore traduits, et une longue note de lecture qui clôt le riche sommaire, à propos de Un nouveau monde, poésies en France 1960-2010, d’Yves di Manno et Isabelle Garron ; Jacques Lèbre en regrette les limites, avec des choix qui excluent, d’Edmond Jabès à André Frénaud, de Robert Marteau à Philippe Jaccottet.
* La revue Europe a consacré son numéro de janvier-février 2018 à Arthur Adamov, numéro évoqué par Gilles Ortlieb.
La revue de Belles-Lettres, 2018- 2, Société de Belles-Lettres de Lausanne, 208 p., 25 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 18 janvier 2019.
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31/01/2019
Michel Collot, Le parti-pris des lieux : recension
Connaisseur de la poésie moderne et contemporaine, Michel Collot a beaucoup écrit à propos du paysage*. Le parti pris des lieux rassemble pour l’essentiel des poèmes en prose à propos de paysages ’’naturels »’’, puis de paysages urbains ; suivent une série de rêves et des poèmes écrits après une résidence à Charleville. Les dernières séquences constituent une ouverture, réflexions sur l’architecture grecque et sur des peintures de paysages. Ajoutons que, d’un bout à l’autre, l’écriture des paysages est souvent moyen de définir ce qu’est pour lui la poésie.
Les paysages, vus directement ou réinventés grâce aux tableaux, sont des espaces explorés de diverses manières et liés au temps, ‘’lieu mémoire’’. Deux courts avant textes annoncent ces caractéristiques, j’en extrais la première phrase : « La parole poétique est celle qui se porte vers l’autre rive, comme un pont » et « Remonter le cours du sang, se tourner vers les zones les plus intimes pour agrandir le domaine public ». Ce qu’apprennent les proses données autobiographiques, c’est l’absence pour Michel Collot d’ancrage dans un paysage pendant l’enfance, contrairement à celui qui, né dans un village de Bourgogne ou des Landes, apprécie d’en dire les charmes ; il a vécu dans cette absence de lieu qu’est toute banlieue, loin de la Champagne paternelle et du Vaucluse maternel : « n’étant nulle part », il devint capable d’une « adhésion fugitive » à un lieu jusqu’alors inconnu, chaque fois que « le temps d’un instant, se nouait un certain accord entre moi et le monde, entre le ciel et la terre, entre la nature et les hommes. » C’est ensuite par l’écriture qu’il invente ses propres paysages.
L’inconnu ne devrait jamais être inquiétant, il apparaît plutôt comme une chance puisqu’il oblige chaque fois à « faire l’épreuve de [notre] relation intime avec le monde » et, ce faisant, à reconnaître notre « appartenance au monde ». L’écriture du paysage, à partir de ces prémices, abandonne l’idée commune du lyrisme comme expression du moi : il est ici « expression du sujet hors de soi qui explore son propre inconnu à travers l’étrangeté du monde et des mots ». Ce sont des fragments de cette exploration qui sont proposés, les paysages les moins aimables pouvant être appréciés. Ainsi, on sait que « la mondialisation habille le globe de teintes uniformes », cependant rien n’empêche de voir la ville autrement que grise et de la réinventer à partir des matériaux disponibles devant soi. Un exemple : Michel Collot, assis un soir d’hiver dans un abribus, voit sur l’immeuble en face de lui la mention d’une pension de famille et il commence à « imaginer la vie des pensionnaires », puis il découvre dans les vitres d’une fenêtre ouverte « un paysage inaperçu », enfin une jeune fille à sa fenêtre le fait rêver — jusqu’au moment où l’autobus arrive. Ce poème récit illustre la manière dont peuvent se révéler autres les choses du monde.
Il faut évidemment prêter une attention particulière à ce qui nous entoure pour comprendre, non qu’il y a des choses cachées dans le quotidien mais plutôt qu’à tout moment peut naître une émotion, que l’imagination s’empare aisément d’un détail. Alors, le lieu et le temps se transforment, parfois de manière inattendue : ainsi, « au bord du précipice (…) on plonge dans les entrailles de la terre » et, entre les murettes, on s’égare dans un « dédale de couloirs » vers quelle issue ? « le vide », et l’on se dit, en l’espérant et en le craignant : « Le Minotaure nous y attend » — avant à nouveau de marcher sur un sentier plus avenant. Un autre ’’lieu’’ privilégié — espace et temps s’y confondent — est le sommeil, grâce auquel le narrateur « plonge dans la nuit des temps, descend au fond de la grotte obscure des sensations. » La paroi où la cordée progresse est aussi mouvement vers l’inconnu et la plus petite erreur peut conduire à la chute, alors « une main se tend, une voix répond », « L’échange est renoué », la chute écartée. Il est donc des lieux dangereux qui, par leur nature même, peuvent conduire à la disparition. Dans les poèmes de Michel Collot, le vide est toujours proche : celui des cauchemars n’est dissipé que par le jour, qui aide à « échapper à l’abîme du sommeil et à la masse obscure des rêves. » Le vide est également présent dans la vie de chaque jour, ainsi la jeune femme qui a fait rêver le narrateur « s’appuy[ait] sur le garde-corps », et lui-même prend garde à vérifier, lorsqu’il se trouve à un étage élevé, qu’un appui à une fenêtre le préservera de la chute ; dans un rêve, il voit une « rambarde très basse » et, rapporte-t-il, « je crains de tomber ».
Il faut sans cesse ouvrir les yeux pour voir ce qui échappe au premier regard pour lequel tout est indistinct, et comprendre progressivement que toujours un « rayon (…) perce à jour toutes choses (…) : les voici de nouveau visibles, et rendues à leur part d’invisible. » Ainsi la poésie : beaucoup « de mots éculés, sans cesse remâchés pour retrouver enfin par la grâce d’une image la saveur de la langue. » Cette exploration des lieux est sans cesse révélation, des « ramifications secrètes » de la paroi rocheuse au surgissement de la rivière un temps partie dans « l’épaisseur obscure » de la terre. Ainsi de la poésie : « la ligne devient sens, le sens prend la tangente — tangent à l’infini ».
Michel Collot, Le parti-pris des lieux, La Lettre volée, 2018, 128 p., 19 €.Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 décembre 2018.
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08/01/2019
Édith Azam, PoOki, c'est PoOnk : recension
Un livre pour les zenfants ?
Tous les livres écrits par des écrivains ’’à destination de la jeunesse’’, comme on dit, n’ont pas tous eu le succès du Petit Prince et on a tendance à les oublier. Quelques titres au hasard de ce que la mémoire appelle : Grain d’aile d’Eluard (dont le patronyme était Grindel), Chantefleurs chantefables de Desnos, plus près de nous Innocentines de René de Obaldia, Contes de Ionesco, Anacoluptères de James Sacré et, pour ne citer qu’un seul ouvrage traduit, L’arbre aux souhaits de Faulkner. Il y a bien une tradition en la matière et Édith Azam la poursuit à sa façon, elle a inventé un personnage, PoOki, dont elle débute les aventures. Présenté comme « brindille en bois cassé », ou comme bestiole, ou comme « oizo », il est enfermé dans une boîte et seuls bras, jambes et tête sont visibles ; la fausse naïveté des dessins de Sylvie Durbec (qui, entre autres, écrit aussi ’’pour la jeunesse’’) dirige le lecteur vers l’imaginaire et le non-sens, en accord avec le texte.
Édith Azam renoue pour certains aspects avec quelques-uns de ses écrits anciens qui mettaient à mal la syntaxe et la morphologie du français, comme dans Le mot il est sorti, Du popcorn dans la tête ou, surtout, Mercure qui, en outre, saccage l’orthographe. Les atteintes sont nombreuses : rupture des accords (« comment que c’est ses dents cassées »), soudure de mots (« c’est komça »), liaison prononcée d’un mot après un article au pluriel (les émotions) transportée au singulier (« la zémotion »), suppression du ne de la négation (« j’ai pas »), mot habituellement au masculin pluriel utilisé au singulier (« un gens »), aphérèse (« les tites », pour les petites ; « zaktement » ; « l’aime pas », « l’est là »), redoublement d’une syllabe (« la boîboîte ; les bêbêtes ») ; graphie selon la prononciation (« l’oizo », « le cervo »), etc. On relève également des créations de mots, qui suivent les règles de la néologie en français et, de ce fait, restent interprétables : « la brûlance », « la croquille », « cagé » (= mis en cage), « enfloconner », etc.
Tous ces éléments ne visent pas à représenter l’oral, mais à donner une langue au personnage principal, langue d’un personnage qui est autre, ne ressemble à rien que l’on puisse rencontrer — surtout pas à un petit prince. Loin d’un oral factice : PoOki emploie aussi des mots comme « métamorphique », « mutisme » et crée le verbe « néanter ». Le lecteur est du côté nonsensique dès le début avec une proposition comme « Le PoOki il est PoOnk / Non on sait pas pourquoi ». Mais si quelques séquences reprennent le motif de l’ignorance, d’autres évoquent nettement des thèmes propres aux récits et poèmes d’Edith Azam : la peur, la difficulté de la relation à autrui (« Mais c’est facile pour personne / savoir aimer c’est pas facile ») ou la place prépondérante, pour se construire un équilibre, de l’écriture (« L’écrit du fond de sa baignoire ») et du livre : le PoOki termine sa première aventure « au milieu des livres et des feuilles / à se faire tout doux dans lui » et, ainsi, à être « ENTIER ».
Tout cela est-il bien sérieux ? Sans aucun doute, puisque la 4ème de couverture porte : « poésies pour enfants de 3 à 99 ans ». Dessins et texte font vraiment sortir de l’oubli quelque chose de l’enfance, une langue pas encore réglée par des normes et l’extrême difficulté à (se) construire une image du monde.
Édith Azam, PoOki,c'est PoOnk, dessins de Sylvie Durbec, Lanskine, 2018, 32 p., 12 € ; Cette note a été publiée sur Sitaudisle 9 décembre 2018.
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30/12/2018
Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin, Correspondance 1902-1913 : recension
En 1902, Rodin, à 62 ans, reconnu aux Etats-Unis et au Japon comme en Europe, homme d’affaires avisé, reçoit de nombreuses commandes de musées et de particuliers, Rilke, lui, poète pas encore estimé en Allemagne, n’a publié aucune de ses œuvres majeures. Il découvre Rodin grâce à son épouse, Clara Westhoff, elle-même sculptrice, et il lui écrit, en français, pour le rencontrer et compléter ses informations : il a obtenu la commande d’une monographie sur l’œuvre du sculpteur. Les échanges épistolaires ont été déséquilibrés, un peu plus d’une centaine de lettres de Rilke à côté de 26 de Rodin, souvent très brèves et parfois écrites par son secrétaire. Pourtant la correspondance n’éclaire pas seulement sur la manière qu’a Rilke de penser son rapport à la sculpture et à son écriture.
Bien que peu nombreuses et courtes, les lettres de Rodin sont le plus souvent attentives et chaleureuses. Loin des formules toutes faites, il dit son attachement au couple, « Vos lettres (…) me sont si précieuses que je les mets avec soin à part » ; le sachant dans le besoin, il offre l’hospitalité à Rilke dans sa maison de Meudon et est prêt à lui apporter une aide financière. De 1905 à 1906, il le prend comme secrétaire, n’ignorant pourtant pas qu’il maîtrisait mal le français, et Rilke s’acquitte de sa tâche en écrivant aussi bien à Bourdelle qu’à un emballeur, à une dame qu’à l’écrivain Gustave Kahn — ce qui ne l’empêchera pas d’être brusquement licencié, victime de l’humeur changeante de Rodin, ce qu’il commente avec amertume, « Me voilà chassé comme un domestique voleur à l’imprévu de la petite maison où, jadis, votre amitié m’installait doucement ». Leur relation reprend un an plus tard sans ce rapport d’employeur à employé et Rodin invite Rilke à venir le voir, affirmant « nous avons besoin de la vérité de la poésie tous deux et d’amitié » ; il lui propose même des photos inédites pour un article, lui porte un panier de fruits, lui prête une table. Clara obtient de travailler dans son atelier et, plus tard, de sculpter son buste pour le musée de Mannheim. Rodin lui refuse ensuite cette faveur comme il refuse à Rilke, en 1913, des photographies pour une nouvelle édition de sa monographie, après les avoir promises. L’épisode marque la fin de la relation et Rilke écrit à son éditeur, « On ne peut plus se fier à lui en rien ».
Dès les premiers temps de sa relation à Rodin, Rilke le considère comme un modèle, et ses lettres s’ouvrent avec « Mon cher maître », « Mon grand maître », avant que l’adresse devienne, en décembre 1908, « Mon cher et seul Ami ». Il vit une relation d’apprentissage qui lui paraît indispensable, et il évoque le drame du jeune peintre ou écrivain qui ne trouve aucun appui, dans « un abîme de délaissement » ; on pense aux lettres qu’il a écrites à partir de 1903 au jeune Franz Kappus, publiées beaucoup plus tard et traduites en 1937, Lettres à un jeune poète. Il regrette très vivement « l’imperfection » de son français qui gêne sa relation au point qu’il perd souvent « tout moyen de [s’] exprimer » — Hugo Hengl a heureusement choisi de publier les lettres de Rilke et de Rodin sans aucune correction. Ce qu’il apprend, en fréquentant Rodin et ses sculptures, c’est la nécessité de ne pas céder à l’émotion première, « le travail assidu peut désarmer même les anxiétés de la pauvreté », écrit-il, appréciant « cette solide et suprême jeunesse qu’est le travail », et ses hommages sont sans ambiguïté quant à l’importance pour lui de ce qu’il acquiert au cours de ses rencontres : « Votre œuvre est la patrie, pour nous, la terre natale où nous prenons tout : force et espoir et nourriture ». Clara, dans une de ses lettres à Rodin, lui rend également hommage, « Je commence à comprendre un peu ce qu’il faut faire dans la sculpture grâce à votre exemple et votre conseil. »
Si Rilke n’hésite pas à être un intermédiaire entre un acheteur en Allemagne et le sculpteur, ses lettres abordent plus souvent ce qui lui tient à cœur. Il ne cesse d’écrire à Rodin, d’Italie, de Suède, d’Autriche et lors d’un séjour en Espagne, il lui décrit un tableau du Greco qui l’a enthousiasmé. Il souhaite lui lire ses poèmes : « (quoique en allemand) pour vous donner, du moins dans le rythme, quelque chose de ce qui est ma vie », et il le tient au fait de son travail, lui confiant par exemple, « Je suis descendu dans mon travail plus loin que jamais. Il y fait noir quelquefois comme au fond de la mer et la pression des courants au dessus (sic) de moi est très forte » ; à un autre moment il tente de définir ce qu’est pour lui la différence entre poésie et prose. En 1913, quand il se retrouve seul à Paris — son ami Verhaeren est reparti —, il se fixe une règle de vie et définit ce qu’est son travail, « je ne verrai plus personne et je serai dans mon atelier comme un jeune étudiant qui commence. Car on commence toujours ».
Ce qui est aussi lisible dans cette correspondance et que souligne Hugo Hengl, c’est « un cosmopolitisme remarquable et […] un esprit européen qu’offre la passion commune de l’art ». C’est également, clairement analysé, la difficulté qu’ont les femmes à devenir artiste, notamment sculptrice, « Clara ne put véritablement percer dans son art » — le refus de Rodin de la laisser sculpter son buste révèle cette mise à l’écart.
Le livre est abondamment illustré de fac-similés de lettres, de photographies des épistoliers, des œuvres de Rodin, de l’hôtel Biron (devenu le musée Rodin), etc. Il comprend tout un ensemble d’annexes, notamment une chronologie contextuelle à partir de la naissance de Rodin, fort utile pour suivre les déplacements de Rilke et Rodin, quelques lettres écrites par Rilke au service de Rodin, des extraits d’une conférence de Carla Rilke autour de Rodin, à quoi s’ajoutent des index. Le tout, dans la belle collection Art et artistes, aide à mieux connaître le poète et le sculpteur.
Rainer Maria Rilke, Auguste Rodin, Correspondance, 1902-1913, édition de Hugo Hengl, Gallimard, 230 p., 28 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 5 décembre 2018.
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12/12/2018
Rémi Checchetto, Laissez-moi seul
Il serait bon, pour chaque livre, de comprendre dans quel contexte il est publié, et lu. Pour Laissez-moi seul, quelques éléments peuvent platement être énumérés. En France comme en Europe, l’extrême droite progresse, le repli sur soi à droite comme à gauche (souverainisme !) s’accentue, le populisme est devenu la panacée de l’extrême droite comme de l’extrême gauche. En même temps, sur l’île de Lesbos, à Moria sur une ancienne base militaire, environ 9000 migrants sont entassés, Syriens, Afghans, Irakiens, dans des conditions qui font employer le mot « enfer » pour en parler. En France, on se réjouit de l’augmentation du nombre d’expulsions de migrants en « situation irrégulière » et ceux qui apportent « une aide directe ou indirecte en bande organisée (sic) à l’entrée irrégulière d’étrangers sur le territoire national », ont droit à un procès, au cours duquel est demandée la prison, avec ou sans sursis. C’est le monde dans lequel nous vivons. Quelques Rémi Checchetto ne se résignent pas… Laissez-moi seul : ce sont les derniers mots prononcés par l’émigré à qui l’auteur donne voix.
Ce long poème en prose, avec dès le début des fragments traduits en arabe et en portugais (langue longtemps de migrants européens, parlée aussi en Afrique), est construit de manière linéaire, récit d’un émigré parmi d’autres qui a fui pour ne pas mourir ; pour lui, « la mort est loin, la mort ne me mord, elle habite le pays loin d’ici, celui où je n’irai plus ». Fuite donc, et pas seulement d’un homme, le passage de "je" à "nous" est rapidement effectué, et s’il est bien question d’une fuite pour échapper à la guerre, c’est aussi pour rester un sujet, ne pas être considéré comme « plus négligeable qu’un mégot », c’est-à-dire comme une chose que l’on jette. La fuite est d’abord un exil, ce qui disparaît avec le départ de la maison, du pays, c’est ce qui forme l’identité même de chacun : le lieu de vie, les proches, le passé, tous les mots, soit la base même des échanges.
Il n’y a pas d’autre solution, pour des dizaines de milliers de personnes, que de prendre la route pour tenter d’arriver dans un lieu où il est, simplement, possible de vivre, en sachant que cela implique la perte de tout repère sans certitude de pouvoir en construire d’autres, « la route ne fut plus celle de ma mémoire ». La perte des repères est d’autant plus forte que l’éloignement du pays natal est grand ; comment l’Européen qui a un domicile fixe pourrait-il mesurer ce que signifie le déracinement que provoque un changement de continent ? Ce n’est pas un déplacement pour un travail plus lucratif, pas non plus une escapade pour une semaine ou deux d’exotisme facile : pour le migrant, la traversée de la mer est une coupure, une blessure, « « la mer non pas mon étonnement et ma joie mais pour ma fragilité, ma fragile fragilité », et le trouble de ne plus connaître qu’un « monde morcelé ».
On le sait, l’accueil, de l’autre côté de la mer, est pour le moins réservé : il faut lutter contre la « submersion », hurle une démagogue. Pour le migrant, ce monde où il arrive dépourvu de tout lui échappe, ce qu’il y trouve, réelles ou symboliques, ce sont des grilles, et « les grises grilles sont grises de l’indifférence qui les habite ». Il n’est pas d’autre solution de que de « m’enfermer dans ma pensée », conclut le migrant, et rester « les doigts gourds, lourds, sourds à [ses] commandes ». Rémi Checchetto écrit de la façon la plus simple ce que peut être l’espoir de qui a tout laissé pour seulement rester debout : que du côté de la mer franchie, il soit reconnu comme sujet et non pas perçu comme du dehors, « mon désir pourtant limpide devrait pouvoir s’écouler et vous rencontrer (…) afin que nous puissions (…) ». Idéal où celui qui vient d’ailleurs entrerait dans un "nous"…
Le migrant n’en demande pas tant, seulement la guerre éloignée de pouvoir mettre « la tête dans l’herbe ». Et de rêver à une société apaisée, à un monde nouveau « de paroles, de paroles qui permettent » et non qui enferment, de « mains qui accueilleront ». Monde où rien ne déferait la transparence, analogue au mouvement ininterrompu de l’eau qui coule de la colline, « cela va de son va ». C’est un monde qui n’existe que rêvé ; pour le migrant l’incompréhension est là et s’il peut se souvenir des danses qu’il a connues, donc de l’harmonie d’avant la guerre, il sait aussi sur quoi repose la paix des pays européens. Un long passage du poème résume le fossé entre lui et ses semblables et l’Europe, organisé avec la répétition de « je sais, je sais que » :
[…] je sais je sais que votre drapeau est belles légendes et admirables victoires et jolis livres de mirifiques histoires […] je sais, je sais, je sais que rien n’est blanc, ni vos peurs ni vos étonnements ni vos idées ni votre mer ni les pages de votre destin et qu’il vous faut frotter, récurer, astiquer la surface du monde afin de tenter de le blanchir […]
Mis de côté le rêve, reste à vivre dans ses pensées, à « remettre [sa] pensée en mouvement dans [ses] mouvements », et à demander : « Laissez-moi seul ».
Il faudrait reprendre Laissez-moi seul et détailler les divers aspects du poème, la place des reprises et des échos, celle des répétitions, le choix des anaphores, le plaisir de jouer avec les sons (chemise / chemin, mots / mets, « les grilles me grillent ») jusqu’à ceux des anagrammes (entailles / tenailles). On retrouve aussi dans le poème Rémi Checchetto homme de théâtre : son texte appelle la voix et il a été donné sur scène par son auteur, accompagné du musicien Titi Robin.
Précision apportée à la suite du texte : il a été écrit en juillet 2018, 400 migrants étant installés dans un square à Nantes, expulsés le 23 juillet.
Rémi Checchetto, Laissez-moi seul, Lanskine, 2018, 40 p., 12 €. Cette note a été publiée sur Sitaudisle 13 novembre 2018.
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05/12/2018
Cécile A. Holdban, Toucher terre : recension
On ne peut qu’être attentif au titre du dernier livre de Cécile A. Holdban : c’est aussi celui de la quatrième partie (après "Labyrinthe", "Demeure" et "Voix") et du poème qui termine l’ensemble. Ce motif mis en avant du lien étroit à la nature (arbres, fleurs, oiseaux, ruisseau, soleil) est une ouverture après un parcours où la mélancolie est très présente, même si l’introduction d’autres voix que la sienne la tempère. En effet, à côté de citations de Celan, Pizarnik et (en anglais) de Poe, d’un titre de poème tiré de Rimbaud ("C’est la mer allée avec le soleil"), C. A. H. introduit, sur le même plan que ses textes, ses traductions de poètes des États-Unis (Linda Pastan, Howard McCord) et de Hongrie (János Pilinszky, Sándor Weöres)(1).
Très souvent, la narratrice évolue dans un monde étouffant qui n’offre guère d’échappées — « il y a des murs de tous côtés » —, où la nuit semble ne jamais finir : elle génère le trouble, parfois l’angoisse quand elle est vécue comme « une soupe épaisse tournant autour du gouffre ». Si pour certains romantiques la nuit était le moment favorable au rêve et aux visions fantastiques, pour d’autres c’était plutôt le moment du retour sur soi, de la solitude, le moment souvent d’une détresse que rien ne pouvait apaiser, et c’est ce côté sombre que l’on retrouve dans Toucher terre. Le « ciel obscur » emporte « tous nos repères » et contribue ainsi à ce que le sujet ne sache plus ce qu’il est, comme s’il lui fallait toujours la lumière et une image de lui pour se reconnaître comme tel. Il y a avec la nuit comme un effacement de la personne dans la mesure où elle ne se perçoit plus au milieu des choses : « Dans la nuit parfois nos mains tremblent et tâtonnent / sans jamais saisir qui nous sommes » (à un autre endroit du texte ce sont les doigts qui tremblent) — tremblement qui ne peut assurer une relation aux choses autour de soi.
Les figures d’une identité difficile à construire, ce sont un Jonas sans mémoire, une Ophélie dont l’O du nom — l’eau de la disparition, du sommeil de la mort — est la métaphore de l’oubli. Ce sont aussi les poupées russes ; dans un poèmes titré "Matriochkas", la narratrice quitte le présent pour tente de saisir des moments du passé, c’est-à-dire ce qui n’est plus susceptible de changement, « Miroir, devant toi je me déplie / cherchant l’image de ce que je fus ». Sans doute peut-on écrire que ce temps de l’enfance était celui où seul l’avenir comptait (« je suis encore la fillette qui s’élance »), mais sans illusion : l’image d’une autre qui existait dans le labyrinthe du passé, reconstruite, n’empêche pas de se dire « tu avais oublié que grandir fait mal ». L’enfance a disparu et la tentative de revenir en arrière n’aboutit qu’à mettre provisoirement entre parenthèses le présent, moment terrible puisqu’il implique la suppression de l’Autre et de soi, « je me retourne je t’oublie je m’oublie disparition ».
Un des poèmes traduits, "Labyrinthe droit" (János Pilinszky), dit par l’oxymore de son titre que l’issue consiste seulement à suivre le « couloir brûlant » jusqu’à la chute. N’y aurait-il rien autre qu’une « Vie constellée de pierres mornes et sans relief », pierres qui, selon Howard McCord « ne chantent jamais » ? La narratrice donne l’image saisissante de la photographie d’un paysage que l’on a voulu conserver sur un mur : avec le temps, le papier glacé est « troué percé en lambeaux ».
Dans ce qui apparaît de toutes parts désaccordé, sortir du tragique ne peut se faire que par le désir de « toucher terre », de vivre en accord avec les choses du monde. Ainsi, regarder les eaux du torrent apaise un peu puisqu’elles sont toujours semblables à elles-mêmes, « Le temps dont nous manquons ne manque plus, métamorphoses liquides ». Ainsi l’enfance retrouvée l’est par une relation à un arbre, « résine, miel amer, l’enfance toute entière / dans une goutte », et la reconnaissance de soi ne passera plus par une image du passé mais par l’effort de s’interroger dans le présent, et il n’est pas indifférent que ce soit la métaphore du berger et de la marche qui l’introduise :
berger sans bâton ni carte
je marche en moi-même
pour puiser ce qui me constitue
sans l’aide du miroir
Une relation heureuse est établie avec les oiseaux qui symbolisent l’envers de la matière pesante ; ils sont nombreux dans Toucher terre : hirondelle, mouette, martinet, bruant, chouette…, présents même métaphoriquement, liés à l’enfance (« Les oiseaux de ses mains rappellent la clarté et le froid de l’enfance »), à l’écriture (« des oiseaux palpitants dans les mots ») et ils figurent aussi une liberté rêvée : « mon destin d’oiseau ». Ces oiseaux sont toujours, comme celui de Prévert, dans « le vert feuillage, la fraîcheur du vent, la poussière du soleil », tout à fait contraires au « chant désaccordé de l’orage », et seul vrai remède à la mélancolie.
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1. Cécile A. Holdban a publié des traductions de poètes hongrois (Sándor Weöres, József Attila, Karinthy Frigyes) et, avec Thierry Gillybœuf, de Howard McCord.
Cécile A. Holdban, Toucher terre, Arfuyen, 2018, 120 p., 14 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 5 novembre 2018.
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24/11/2018
Charles Reznikoff, La Jérusalem d'or : recension
Longtemps ignoré en France, comme les autres poètes du mouvement objectiviste1(Louis Zukofky, George Oppen, Carl Rakosi notamment), Charles Reznikoff (1894-1976) est aujourd’hui largement traduit. The Golden Jerusalem l’a d’abord été partiellement par Jacques Roubaud en 1977 (8 poèmes), ensuite par Sabine Macher en 2000 (15 poèmes).2Publiés en 1934, les 79 poèmes, numérotés et parfois titrés — le dernier a le titre de l’ensemble —, sont de dimension très variable : un seul vers pour le 29ème, plus de trois pages pour le 75ème.
Le livre s’ouvre par des références à la tradition hébraïque, le nom de Sion et l’allusion au Cantique des cantiques avec le passage où Salomon chante l’amour de la Sulamite. Il est d’autres renvois au Tanakh, certains poèmes sont même construits à partir des livres sacrés ; à partir : cela signifie que Reznikoff les retient non pour un retour à un passé révolu mais pour vivre le présent. Ce qui importe par exemple dans le poème issu de Josué, XXIV, 13, c’est la mise en valeur du mouvement des Hébreux, chassés par leur dieu dès qu’ils commencent à se sédentariser ; dispersés, ils deviennent « citoyens des grandes villes, / parlant hébreu dans toutes les langues sous le soleil ». De même le théologien juif Luzzato a quitté Padoue où il vivait pour se rendre à Jérusalem, comprenant la nécessité de l’exil pour lire autrement les textes de la tradition, « j’ai perdu ma patience devant ce que disent les rabbins », lui fait dire Reznikoff. Presque toutes les évocations de la tradition mettent l’accent sur la nécessité de garder en mémoire ce qui appartient à une culture et, en même temps, de penser le passé par rapport à aujourd’hui ; écrire avec ce qui nous a précédés : un poème, titré "Les Anglais en Virginie, avril 1607" est accompagné d’une note pour préciser qu’il a emprunté des données aux « Œuvres du capitaine John Smith publiées par Edward Arber ». Si l’on revient aux premiers poèmes du livre, on construit le passage de la tradition à la vie contemporaine, ainsi des vers sur la « lune dévergondée » « montrant son sein de rose et d’argent / à la ville tout entière, » précèdent une allusion à des « rois David » aux affaires aujourd’hui et à une Bethsabée au bain. Ainsi, après les vers relatifs à la destruction d’Israël — les Hébreux ayant négligé leur Dieu, préoccupés par des choses futiles (« envoyer des baisers à la lune ») — le narrateur s’interroge : « que doit-il m’arriver / à moi qui regarde la lune, les étoiles et les arbres ? »
Il n’arrivera rien au marcheur dans la ville — Reznikoff vivait à New York —, sinon toujours rencontrer la lune lors de ses errances, nocturnes ou non, la lune et ce qui appartient auss à la vie d’une ville : les changements visibles de saison, la neige de l’hiver puis sa disparition et, alors, « les haies ont reverdi, les arbres sont verts. » Au cours de ses marches survient l’inattendu, un moineau seul au milieu de la rue qui finit par s’envoler « dans un arbre poussiéreux ». L’irruption d’éléments de la nature dans le monde urbain y introduit parfois des caractères à la limite du fantastique ; un jour, deux chevaux, l’un noir l’autre blanc qui tirent une charrette « semblent fabuleux », un autre jour, le narrateur rencontre un cheval présenté comme s’il était seul, « Que fais-tu dans notre rue au milieu des voitures, cheval ? Comment vont tes cousins, le centaure et la licorne ? » La présence de la nature dans la ville, avec les feuilles et les fleurs, est signalée à plusieurs reprises ; ici, on arrive à un « arbre blanc de fleurs », là, « Sur le chemin du métro, ce matin / le vent nous souffle des poignées de pétales blancs ».
Ce n’est pas dire que la ville est un lieu de vie idéal ; on voit des mouettes blanches voler, mais c’est au-dessus du fleuve « où les égouts déversent / leurs vaguelettes lentes », la fumée des pots d’échappement d’un « bleu brouillé » figure des fleurs, mais des « fleurs puantes ». Cependant, pour le marcheur, c’est le métro, évoquant le monde souterrain de la mythologie grecque avec Héphaïstos, qui représente ce que la ville a de plus détestable : image d’une forêt, mais « bois de piliers d’acier », « terre stérile », « lumière sans crépuscule », et partout poussière, bouts de papiers. Les papiers ne sont certes pas rares dans la rue, ils n’ont pourtant pas le même aspect, « pas un morceau qui n’ait souffle de vie ». Ce qui domine, dans la vision du marcheur, c’est la capacité des éléments naturels à absorber et transformer les détritus rejetés dans le fleuve par les hommes :
Lorsque le ciel est bleu, l’eau, sur fond de sable, est verte.
On y déverse des journaux, des boîtes de conserve,
un ressort de sommier, des bâtons et des pierres :
mais les uns, les eaux patientes les corrodent, les autres
une mousse patiente les recouvre.
La ville est aussi un milieu où l’amour a sa place. Reznikoff approuve les pratiques simples, anciennes pour dire le sentiment amoureux : « le cœur et les flèches — les soupirs, les yeux embués ; et les vieux poèmes — je les crois vrais ». La pauvreté d’une partie importante de la population dans les années 1930 des États-Unis pourrait expliquer la forme choisie des échanges amoureux, mais il y a aussi fortement le refus du paraître dans leur expression : offrir un café plutôt qu’une fourrure, apprécier la beauté des réverbères plutôt que celle d’un autre pays, sont de vraies marques d’amour, et l’aimée ne s’y trompe pas, « c’est bien assez, disait-elle ».
Il n’est pas toujours aisé de lire Reznikoff, il me semble que la traduction, au plus près du texte, nous y aide : elle restitue avec justesse son écriture sans apprêt et il appartient alors au lecteur de reconstruire un contexte. Il y a dans La Jérusalem d’or un souci constant de ne pas hiérarchiser les cultures, de ne pas se figer sur un moment du temps — le dernier poème commence avec "Le livre de Juda", continue avec "Le bouclier de David", puis "Spinoza" et s’achève avec "Marx". Un souci également d’insister sur la valeur du mouvement, de l’exil même, pour s’ouvrir aux choses du monde sans préjugé.
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1 À lire, la conférence de P. Blanchon et É. Giraud, Des objectivistes au Black Mountain College, La Nerthe, 2014.
2 Europe, juin-juillet 1977 pour les traductions de Jacques Roubaud, reprises dans Traduire, journal, NOUS, 2018 ; If, n 16 ; 2000, pour celles de Sabine Macher.
Charles Reznikoff, La Jérusalem d’or, traduction André Markowicz, édition unes, 2018, np, 15 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 20 octobre 3018.
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10/11/2018
Olivier Domerg, La méthode Vassivière : recension
Vassivière ? On rapporte volontiers, depuis un siècle, que les Français ne connaissent pas la géographie et, en particulier, celle de leur pays, plus familiers des paysages du Maroc ou du Cambodge que du Limousin. Le grand lac artificiel de Vassivière, en Haute-Vienne, porte une île où est construit le Centre international d’art et du paysage, lieu de résidence qui a accueilli Olivier Domerg. Quant à la "méthode", elle résulte de l’association « de la lecture du paysage » et de la lecture des poésies du poète américain George Oppen (1908-1984), régulièrement cité dans le livre. Il y a bien une proximité de projet entre Oppen et Domerg, qu’un vers de ce dernier résume, « Impossible de douter du monde : il est visible », et la tâche du poète consiste à parcourir cette visibilité inépuisable : « Tout poème débute avec le monde ».
Le livre explore en effet le lieu "Vassivière" — le lac, l’île, la colline, la forêt, les prés —, sous forme de vers brefs, touches minuscules, variations à propos du paysage qui pourraient se poursuivre puisque tout ce qui est vu demeure toujours d’une certaine manière dans l’étrangeté. Certes, « ce que nous voyons est là », mais il faut comprendre que « regarder les choses, c’est ouvrir un abîme ». L’entreprise du regard est difficile ; le fait d’ignorer le nom des plantes ou à quel oiseau attribuer tel chant n’est pas ce qui pourrait gêner : qui regarde les choses du monde chaque jour (arbres, eaux, etc.) éprouve un sentiment d’impuissance analogue à celui de Domerg, ce qui est vu, « comment le dire / dans le langage ordinaire ? ». Le regard peine souvent à distinguer et isoler la variété des formes et des couleurs (l’abondance des verts, par exemple), saisi par la « sensualité » des formes, des « ondulations du relief ». Domerg exclut, comme Oppen, la métaphore, essayant ici et là l’allitération et l’assonance pour restituer le « plénitude saturée » avec, par exemple, « frondeuses frondaisons », « buissons (…) bruissant », « fouillis de fougères et de feuilles ». Le plus souvent, il emploie les mots les plus courants pour "donner à voir", « Troupeaux dispersés / sur les pentes ou // au creux des combes // ou soudain rassemblés / sous l’arbre unique / ou bien à l’orée du bois, / du bosquet, // pour s’abriter / de la pluie. » On suit dans ces vers la lenteur du regard, la tentative de s’imprégner de tout le visible.
« Ne cours pas », écrit Domerg, et si l’on prend le temps de regarder, on sera autour de Vassivière surpris par la présence partout de la lumière ; les notations à ce sujet sont si abondantes qu’elles contribuent à donner au texte son unité. La lumière est étroitement liée à l’air (« l’air / est la lumière nue / du soleil » ; « Dans la clarté/ lumineuse de l’air »), également à la couleur verte visible partout (« la lumière semble sourdre du vert », « le vert est le fruit de la lumière »). Lumière du lac, lumière qui « soude les choses entre elles » — ce qui ne signifie pas une transparence du monde. Il y a une « merveille de l’évidence », dont le regard s’emplit, mais bien que l’on devine la présence animale, on ne voit rien autre que les familiers — le héron, l’écureuil ; pour les autres, « ils sont là, quelque part ! ». Rien de transparent non plus dans la pourriture des troncs ; pas de lumière alors, mais le sombre que l’on évite de mettre en relation avec notre vie pour ne pas y voir une image de ce qu’elle deviendra.
Dans La méthode Vassivière comme dans d’autres livres d’Olivier Domerg, le lecteur reconnaît le « désir / de saisir / (…) / Ce qu’il y a ». La poésie aurait d’abord pour tâche de trouver une forme « pour dire qu’il y a quelque chose / à nommer », et en même temps le monde est « impénétrable » ; c’est cette difficulté qui est sans cesse affrontée avec la volonté d’épuiser le « besoin de voir », d’aller au-delà de l’apparence, sachant bien qu’il faudra sans cesse recommencer à ouvrir les yeux.
Olivier Domerg, La méthode Vassivière, Dernier Télégramme, 2018, 208 p., 15 €.Cette note a été publiée sur Sitaudisle 17 octobre 2018.
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01/11/2018
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée : recension
Quand l’être aimé disparaît à jamais, rien ne comble l’absence, les mots de deuil ne peuvent que dire le vide qui s’est créé, la douleur de la perte. Ici, la "trajectoire déroutée" est celle d’une jeune femme à qui est dédié le livre, la fille de l’auteure, décédée à 21 ans en 2015. Le livre d’un bout à l’autre dit la souffrance éprouvée, impossible à apaiser parce que pour toujours la fille disparue est devenue « inatteignable ».
L’absence — le mot revient plusieurs fois — est d’autant plus difficile à supporter que le visage de la jeune fille est sans cesse présent, que la vie passée avec elle n’a pas à être oubliée ; la faille entre aujourd’hui et hier, entre présence et absence, ne peut être comblée et tout essai de reconstruire un ordre acceptable échoue : « Que faire de la fille disparue ? / Je la mets ci, / Je la mets là, / Jamais à la bonne place. », « Sans place. Sans endroit. » À la fille s’est substitué le vide, ainsi l’escarpolette au « fer rouillé » se balance-t-elle sans personne, jusqu’à ce que la narratrice s’y installe. Ainsi le temps météorologique n’est plus perceptible qui ne renvoie plus à des activités partagées, à des projets, « Il n’y a plus qu’une saison, / celle de son absence », et la succession même du jour et de la nuit est remise en question puisque « Le soleil roule / sur la rue étroite, la nuit ». Au désordre du temps et de l’espace répond celui du corps.
Tout se passe comme si les repères les plus courants de l’existence s’étaient dissous, à commencer par la conscience du corps et de ce qui lui est proche. La perte de l’Autre provoque la perte de soi et, dans l’imagination, le corps change de forme (« mon corps gonfle »), n’habite plus l’espace, devient « baudruche géante / errante ». Gigantisme de la paume qui se fait alors protectrice de la nuit, gigantisme du corps entier et le monde alors est « en bas », modification des doigts, bientôt « sourds et aveugles », ou métamorphose en insecte (« Mes élytres frémissent »). En même temps, l’environnement perd ses caractéristiques familières, des algues rouges apparaissent dans le jardin et les pierres du jardin prennent l’aspect de pierres tombales. Le seul souvenir de la disparue suffit à tout désorganiser, il ravive sans cesse la douleur et empêche le retour à un état d’équilibre — « je me défais en morceaux », dit la narratrice quand l’image de sa fille ressurgit. En outre rien, dans ce monde qui s’est déréglé, n’accueille la douleur, « Chemin ou serpent / La même menace ». Une esquisse de mise à l’écart de la disparition, avec l’emploi de « la fille », « la jeune fille », est difficile à maintenir, et Sanda Voïca écrit, dans la dernière partie du livre, « Ma fille — elle mon talon ».
Il n’y a pas ici incapacité à éloigner le désordre, mais accepter le fait de vivre « Un monde d’avant et d’après / toute mort » exige en premier lieu de « sortir du jour où la fille revient, / sortir de sa nuit qui est la mort ». Cela peut-il se faire par l’écriture ? Le lecteur peut toujours le penser, qui tourne les pages, mais si le livre publié tient sans doute à distance pour son auteure le drame vécu, il ne l’annule pas : au cours de son élaboration, « la douleur ronge / les crayons / les feuilles / mon clavier », et il faut lentement redonner de la chair aux « mots évidés ». Cela est d’autant plus difficile que la mort de la fille a suscité le souvenir de paradis perdus, des caresses anciennes, images de l’enfance elle aussi disparue, images de la neige ou d’une alouette — tout ce qui surgit que l’on croyait complètement dans l’oubli.
Chaque page écrite est certainement une « fenêtre / vers une vallée » et Trajectoire déroutée, qu’il faut lire comme un long poème fragmenté, est à sa manière un chant de vie ; « J’ai vu le noir se répandre », écrit Sanda Voïca, mais elle a su écarter par l’écriture ce que cela a de négatif.
Sanda Voïca, Trajectoire déroutée, Lanskine, 80 p., 14 €.Cette note a été publiée par Sitaudis le 5 octobre 2018.
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26/10/2018
Pierre Chappuis, Battre le briquet : recension
La collection « en lisant en écrivant » est indispensable pour qui veut comprendre les évolutions et les voies de la poésie contemporaine ; on y lit des réflexions et notes très diverses, d’Yves di Manno à Caroline Sagot Duvauroux, de Claude Dourguin à Philippe Beck. À côté de volumes de poésie, Pierre Chappuis a aussi nourri la collection, maintenant avec Battre le briquet.
Le livre s’ouvre avec des notes à propos de l’écriture, la poésie, la langue, la lecture, etc. ; parmi ces fragments qui ressemblent à des extraits d’un Journal — à la manière de Reverdy régulièrement évoqué —, certains touchent d’autres sujets, par exemple le suicide de Francis Giauque ou une démonstration d’Étienne Decroux. Cependant, les uns et les autres, relations de faits de la vie, ne s’éloignent guère d’une question essentielle pour Pierre Chappuis, le rapport à la langue, aux mots. Ainsi d’un souvenir d’enfance relaté. Jeune garçon, il ne put manger le poisson proposé et vomit ; or la scène se passait chez les parents de son père, sa mère ne mangeait jamais de poisson et il est probable qu’il était au menu pour cette raison : tout s’est passé comme si l’enfant, prenant en charge le dégoût de sa mère pour cet aliment, avait construit l’équivalence poisson / poison. Pour Étienne Decroux, il parvient dans son mime de la marche à « l’illusion parfaite », c’est à dire à la restitution de l’expérience vécue — ce que le poème s’efforce de faire. Etc. Le premier ensemble se poursuit par des réponses au poète Antonio Rodriguez sur la pratique de l’écriture : non plus des notes mais des réflexions plus développées. La seconde partie rassemble 18 articles, écrits depuis 1995, sous le titre Battre le briquet ; titre gardé pour le livre qui demande explication : avec les anciens briquets, il fallait à plusieurs reprises actionner la molette pour enflammer l’essence ; l’écriture exige des retours analogues et Pierre Chappuis, à propos de la nécessité de ne jamais se satisfaire d’un résultat, renvoie à Joubert dans le premier article de la série, avec lui il faut « s’interroger sans relâche sur les mots, la lecture, les livres, le langage poétique ».
Ce travail toujours à recommencer implique que l’écriture du poème n’est jamais spontanée. Il y a bien au départ un « sentiment », une « matière sauvage », sans quoi rien ne se passerait, « Affleure je ne sais quoi venu des profondeurs (et non du ciel), noté dans un calepin en cours de route ». C’est ce matériau qui est transformé, retouché, élagué jusqu’à trouver la forme la plus concise, débarrassée de tous oripeaux ; c’est encore suivre la leçon de Reverdy et, comme lui, faire « l’éloge du peu, un des enjeux majeurs de la poésie ». Pierre Chappuis dans son dialogue avec Antonio Rodriguez donne un exemple de ce qu’est la réécriture d’un poème — la première version ici ayant sans doute déjà été revue dans l’atelier :
Champs hersés sous une première neige :Champs hersés de frais (la première neige)
Sol clignotant, hiver vagabond.
En avant !
*
Champs hersés de neige (la première neige), scintillements au sol (vivement, zigzaguer) (vivement), hiver vagabond (vivement emboîter le pas).
*
Champs hersés de frais, hiver vagabond à fleur de neige. Vivement, emboîter le pas !
Il n’est pas nécessaire d’analyser longuement les modifications successives pour saisir la volonté de dépouillement, mais aussi pour comprendre que le poète n’a pas à privilégier à tout prix la transparence du sens. Si la recherche d’allègement aboutit parfois à un poème obscur, il faut comprendre que cette obscurité répond « à l’obscurité du monde, de tout être, toute chose dans sa singularité, de toute relation qui se noue, unique. » Pour le dire autrement, et Pierre Chappuis y revient plusieurs fois, le poème tente de combler la distance entre l’expérience et ce qui en est dit, entre les mots et les choses, tout en sachant qu’elle ne peut être abolie ; il permet au moins d’imaginer que nous sommes « en présence des choses » grâce à « la seule vertu des mots eux-mêmes, leurs couleurs, leur charge affective, par l’attraction qu’ils exercent les uns sur les autres ». C’est dire que la poésie, d’abord, est « rythme, sonorités, souffle », caractéristique essentielle qui donne sa place au lecteur.
La lecture, à sa manière, est aussi complexe que l’écriture ; l’une et l’autre ne peuvent jamais être linéaires, elles impliquent « Allers et retours, repentirs, détours, attentes vaines et raccourcis soudains ». Rencontre (comme avec une personne), la lecture exige du temps, elle est subjective, donc faite d’imprévus, et c’est pourquoi la lecture en ligne ne fait qu’introduire des manques. Le lecteur commençant à lire un livre de poèmes, qu’il en connaisse ou non déjà l’auteur, doit construire progressivement ses repères. On appréciera, dans Battre le briquet, le fait que Pierre Chappuis soit attentif à ce que peut être la réception autant qu’à l’écriture telle qu’il la pratique.
On appréciera également les citations ou les renvois aux écrivains qu’il lit, de Hölderlin à Montale, de Ponge à Esther Tellermann, de Reverdy à Beckett (au « chant âpre, délabré »), les discrètes allusions à des musiciens, Haydn ou Alban Berg (« Beau jusqu’à la souffrance ») et à la peinture, l’extrême attention à la langue n’étant pas séparée d’une relation à l’ensemble des arts. Lire, regarder et écouter les choses du monde pour écrire et pour lire.
Pierre Chappuis, Battre le briquet, Corti, 2018, 176 p., 18 €.Cette note de lecture a été publiée par Sitaudisle 28 septembre 2018.
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