22/11/2017
Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance 1960-1977 : recension
Une bonne partie de la correspondance de Georges Perros (mort en 1978) a été publiée à partir de 1980 et son œuvre est rassemblée en un volume (Quarto / Gallimard, novembre 2017) préparé par Thierry Gillibœuf, à qui l’on doit déjà l’édition de la correspondance avec Jean Paulhan (éditions Claire Paulhan, 2009). Il est bon de lire les lettres de G. P. échangées avec Henri Thomas (1912-1993), dont les poèmes, romans, récits et essais — une quarantaine de volumes —, presque tous chez Gallimard, n’ont pas encore été rassemblés.
Henri Thomas enseignait la littérature française aux États-Unis, à Boston, quand il a reçu Papiers collés à leur parution en 1960, second livre publié par G. P. après Poèmes bleus, tous deux dans la collection "Le Chemin" fondée par Georges Lambrichs chez Gallimard. Cet envoi marque le début de la correspondance entre les deux écrivains. Ils se rencontrèrent peu, quelquefois à Paris, H. T. différant à plusieurs reprises un séjour à Douarnenez où vivait G. P. ; il se demandait en 1964 quand il ferait le voyage et écrivait en août 1967, « Douarnenez me reste inconnu pour un temps encore », et six ans plus tard, « Je fais toujours le songe d’aller vous voir à Douarnenez ».
Il s’y est enfin rendu en 1975, après que G. P. eut appris qu’il était atteint d’un cancer de la gorge. Cette année-là, G. P. avait obtenu une année sabbatique. Il a subi une ablation de cordes vocales à Marseille, où il était soigné ; rééduqué, comme d’autres malades, pour que soit rétablie une forme élémentaire de communication, il racontait les tentatives « pour retrouver une parole œsophagienne », en concluant « On s’est parfois plaint de ma parole. On pourra maintenant s’énerver de mon silence. » H. T. est revenu à Douarnenez en décembre 1977, un mois avant la mort de son ami, le 24 janvier 1978. L’amitié entre eux s’est d’abord fondée sur la reconnaissance réciproque d’une écriture. G. P. se retrouvait dans les études critiques de H. T., celles par exemple de La Chasse aux trésors dont il écrit, « Vous avez la dureté des poètes. Et leur tendresse » ; recevant Le Parjure, il y lit « ce déchirement d’être là plutôt qu’ailleurs » et regrette de si peu connaître son auteur, ajoutant « Je me sens moins seul, à vous imaginer ».
Tous deux avaient également des manières analogues de voir et de penser les choses du monde. Les considérations de G. P. sont d’un homme sans illusions, « La vie, ça tient dans un dé à coudre. Mais, faut se taper tout le reste », et les conclusions de H. T. à propos de son activité ne le sont pas moins quand il confie, « écrire est mon seul mode d’être en vie ». La proximité de vues n’a pourtant conduit que fort tardivement au tutoiement et ce n’est qu’à partir de juillet 1975 qu’il est devenu de mise, G. P. sollicitant alors un article sur Corbière pour une revue amie, Ubacs.
Leur correspondance a été relativement peu importante : 32 lettres de G. P., 26 de H. T., aucune par exemple entre 1964 et 1967, entre 1969 et 1972, peut-être parce qu’aucune n’a été retrouvée pour ces périodes. La maladie de G. P. change la relation épistolaire, puisque 16 lettres ont été écrites par l’un et l’autre de 1976 à décembre 1977. Comme plusieurs de G. P., celles de H. T. ont été alors plus développées ; il rapportait, notamment, les déboires amoureux de sa fille en Grande-Bretagne, donnait des nouvelles de la Nouvelle Revue Française (Lambrichs en a pris la direction en 1977), ou brodait autour des aventures d’un chat qui, recueilli dans son appartement et apporté en banlieue chez Pierre Leyris, avait finalement disparu — anecdote que connaissait G. P. : elle lui avait été relatée par Paul de Roux. L’amitié passait par la correspondance, dont H. T. souligne régulièrement l’importance pour lui ; ainsi : « Je reçois tes deux lettres qui font ma joie. Il me semble que je vis, ça ne m’arrive pas si souvent » (25 février 1977), et un peu plus tard, il s’émeut de « cette flambée d’amitié, qui me vient de toi, et me fait croire à la vie. C’est plus étrange que je ne le dis là » (8 mars 1977). Mais l’amitié se manifestait aussi autrement ; invité à l’émission de Claude Royet-Journoud, "Poésie interrompue »", G. P. lit des poèmes de H. T. et il écrit, en 1977, la 4ème de couverture de La Nuit de Londres repris dans la collection "L’imaginaire".
On lira la préface de Jean Roudaut *, qui définit finement sa relation aux deux hommes, « nous nous plaisions non par la similitude de ce que nous étions mais de ce qui nous manquait ». Dans la postface il propose un portrait de l’un et l’autre ; ils sont suivis d’une évocation de G. P. par H. T., parue dans la revue Ubacs en 1984, et d’un extrait des Papiers collés, 2 (1973) consacré à H. T. L’établissement d’une telle correspondance est affaire délicate : des lettres ne sont pas datées, les événements passés sont plus ou moins compréhensibles, etc. ; Thierry Bouchard fait revivre ces lettres sans les surcharger d’explications mais, toujours précis, il suggère par ses notes d’autres lectures. Cette édition est une réussite qui complète heureusement les volumes de correspondance déjà parus de Georges Perros — on ne connaît qu’un Choix de lettres de Henri Thomas (Gallimard, 2003).
Georges Perros, Henri Thomas, Correspondance, 1960-1977, collection Thierry Bouchard, Fario, 2017, 166 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 7 novembre 2017
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18/11/2017
Bernard Groethuysen & Alix Guillain, Lettres 1923-1949 à Jean Paulhan & Germaine Paulhan
Les noms de Bernard Groethuysen et d’Alix Guillain, tous deux un peu oubliés aujourd’hui, précèdent ceux de Jean et Germaine Paulhan : leurs lettres, surtout celles du premier nommé, constituent l’essentiel de la correspondance, tout simplement parce que celles des Paulhan n’ont pas été retrouvées. Groethuysen (1880-1946), philosophe érudit, Allemand naturalisé français, était un passeur soucieux de faire connaître ce qui lui semblait important bien au-delà de son domaine. Il a notamment publié de son vivant Origines de l’esprit bourgeois en France et son Anthropologie philosophique, posthume (1953), a été rééditée dans la collection Tel de Gallimard. Alix Guillain (1876-1951), sa compagne, traductrice entre autres de Rosa Luxembourg, adhérente de la première heure au Parti communiste, travaillait notamment à la réunion de documents pour Moscou. Tous deux étaient proches des Paulhan : l’un commence ses lettres par « Cher Paulhan » avant de passer à « mon cher ami », « mon cher Jean », pour l’autre Germaine Paulhan est « mon petit ».
Groethuysen enseignait à Berlin ; il venait souvent à Paris mais ne s’est établi définitivement en France qu’en 1932, comprenant que la situation politique en Allemagne se dégradait rapidement ; il aidera d’ailleurs ensuite des réfugiés allemands, comme la photographe Gisela Freund. Pendant ces années, il demandait à Paulhan de lui écrire plus souvent, par exemple en 1926 : « Ne gardez pas tout pour vous tout seuls, mais donnez-moi un peu de votre vie, puisque je vous aime bien tous les deux. » Il souffrait beaucoup de n’avoir pas suffisamment d’échanges avec son ami, terminant une lettre, « Il est temps qu’on se revoie pour parler de tout cela » (1929).
Collaborateur de la Nouvelle Revue Française dès 1920, donc en même temps que Paulhan qui dirigera la revue à partir de 1926, il a été l’un des fondateurs de la Bibliothèque des Idées de Gallimard. Tous deux ont par ailleurs largement contribué à l’élaboration des sommaires des revues luxueuses qu’étaient Commerce et Mesures, financées par des mécènes, et les lettres de Groethuysen sont souvent relatives à ces travaux de revuiste. Il donne par exemple en 1927 un compte rendu des Douze petits écrits de Ponge parus l’année précédente, où il écrit : « Une parole est née dans le monde muet » ; il sollicite l’avis de son ami à propos d’une note sur Les Conquérants de Malraux. Plus largement, dans une lettre (21 septembre 1938), il aborde toute une série de sujets : travaillant à un sommaire de Mesures comprenant plusieurs écrivains allemands (Hölderlin, Möricke, Musil, Döblin), il le note et le commente pour Paulhan ; il passe ensuite à une rubrique de la NRF (L’Air du Mois), puis aux livres que Paulhan lui a mis de côté, à l’enterrement de Jean Longuet (petit-fils de Karl Marx), à sa relation à Sartre — « Fascination d’un dialogue » — qu’il a rencontré en 1926.
La correspondance entre les deux amis porte également sur des questions philosophiques (vérité et sincérité, esprit critique et esprit de négation) et, en lien avec Les Fleurs de Tarbes en cours d’écriture sur des problèmes de langage, notamment sur la relation entre pensée et parole. Un autre objet de débat qui revient dans la correspondance pendant des années, porte sur l’opposition entre singularité et totalité ; B. G. rouvre cette question d’une manière humoristique en 1946 après la publication par J. P. de ses Entretiens sur des faits divers (1945). Ce fut sa dernière lettre ; venu au Luxembourg pour y soigner un cancer du poumon, il meurt le 18 septembre de la même année ; A. G. décrit à J. P. les souffrances des derniers jours de son compagnon.
Les lettres d’Alix Guillain à J. P. sont d’une militante qui défend les positions de Moscou, quelles qu’elles soient, et qui ne comprend pas les doutes de son correspondant sur le bien-fondé de la politique soviétique ; en juillet 1939, donc un peu avant la signature du pacte germano-soviétique, elle lui fait la leçon : « jamais elle [l’URSS] n’a été pour une guerre de conquête et jamais cela ne sera, vous le savez bien d’ailleurs », et un peu après : « Vous ne voulez croire à Rien, Jean, et vous aimez à exercer votre esprit dissolvant sur les idées ». Aveugle sur la politique de Staline, elle reste ensuite fidèle aux choix du Parti communiste français qui se cherche une virginité en boycottant tout écrivain qui ne s’est pas élevé contre l’occupant pendant la guerre ; elle écrit à J. P. en 1947 pour interdire la publication d’un article de B. G. dans le n° 2 des Cahiers de la Pléiade à cause de la présence d’un texte de Marcel Jouhandeau. J. P. lui rappelle que B. G. n’y aurait pas été opposé et rompt avec elle, qui en est très affectée.
Des annexes rassemblent des hommages à B. G. (de Paulhan, Jouve, Malraux, Cassou, Ponge, etc.) et une biographie d’A. G. par Bernard Dandois. Comme tous les livres publiés aux éditions Claire Paulhan, cette correspondance est accompagnée de notes précieuses : elles rétablissent le contexte des lettres, développant ce qui n’est qu’allusif. La documentation photographique, abondante (une quarantaine de reproductions) offre des images de chacun des correspondants à différents moments de leur vie, plus riche pour B. G. On y voit par exemple les participants dans les années 1920 aux décades de Pontigny, qui ont précédé les colloques de Cerisy, ou le groupe de la NRF en 1937 (Audiberti, Supervielle, Calet, Malraux,
Bernard Groethuysen & Alix Guillain, Lettres 1923-1949 à Jean Paulhan & Germaine Paulhan, édition préparée et commentée par Bernard Dandois, éditions Claire Paulhan, 2017, 240 p.
Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 27 octobre 2017.
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25/08/2017
Paul de Roux, Un rêve : recension
Paul de Roux a principalement publié des ensembles de poèmes ; ses Carnets, vrai journal de bord recouvrant les années 1974 à 2005, constituent l’essentiel de son écriture en prose (mais s’y lisent aussi des poèmes), avec un roman (Une double absence, 2000) et une étude sur Simon Vouet (Visites à Simon Vouet, 1993). Il a en outre donné, comme le précise l’éditeur, en 1977, dans la revue Port-des-Singes fondée par Pierre-Albert Jourdan, une prose brève, sorte de fable qui, accompagnée de son portrait dessiné par son fils, était restée inédite.
Un narrateur rapporte un rêve dans lequel, devenu à sa grande surprise enseignant, il transmet à de jeunes auditeurs attentifs, non des éléments du bagage scolaire, mais des conseils pour bien vivre : la vie est présentée comme un parchemin qui « se dévide » et chacun risque d’être tenté par des frivolités au lieu de s’en tenir à la voie proposée par les « belles lettrines enluminées ». La leçon est suivie par un public attentif, à l’écoute : « mine recueillie », « yeux (…) limpides », « tête de côté ».
Cependant une double rupture intervient dans le récit du rêve : ces enfants aux « âmes pures et candides » qui composent la classe sont des ânes, de vrais ânes aux longues oreilles et, par ailleurs, le narrateur avoue être mal à l’aise de n’avoir aucun titre pour exercer le métier d’enseignant. On connaît quel caractère négatif a, couramment, la figure de l’âne — bêtise, ignorance, obstination, etc. ; cependant, c’est à une toute autre tradition que renvoie la fable ; à la demande du narrateur, trop décontenancé pour continuer son discours, un des élèves prend la parole : les ânes représenteraient les « bons sentiments » du rêveur, mais qui n’auraient pas abouti à des actes dans la vie réelle. Aussi les ânes-sentiments seraient voués à se renforcer sur les bans de l’école pour être efficaces… sous la forme de chèvres.
Aucune leçon à lire dans cette énigme qui clôt le récit, si ce n’est peut-être que le lecteur retourne au parchemin et à la difficulté de lire et comprendre les « lettres enluminées », celles de la vie, celles du rêve..
Paul de Roux, Un rêve, le phare du cousseix, 2017, 8 p., 10 €.
Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 9 août 2017
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27/06/2017
Françoise Clédat, À ore, Oradour : recension
Les camps d’extermination ont été motif à écriture, témoignages de ceux et celles, peu nombreux, qui ont survécu, parmi d’autres Robert Antelme, Charlotte Delbo, Primo Levi. La génération suivante a recherché des traces, par exemple Georges Didi-Huberman (Écorces, 2011) ). Les massacres localisés dont été responsables les soldats nazis pendant leur fuite, s’ils ont laissé des plaies vives dans les mémoires, n’ont pas suscité beaucoup d’écrits hors ceux des historiens. Pour Oradour, on se souvient du poème de Jean Tardieu, écrit en septembre 1944, publié dans des journaux clandestins, puis repris en 1947 dans Jours pétrifiés ; pour la première strophe :
Oradour n’a plus de femmes
Oradour n’a plus un homme
Oradour n’a plus de feuilles
Oradour n’a plus de pierres
Oradour n’a plus d’église
Oradour n’a plus d’enfants
Revenir aujourd’hui sur cette tragédie ne pouvait être par la seule évocation des faits. Françoise Clédat part d’abord du nom de lieu, de son étymologie et de ce qu’elle suggère : Oradour = oratoire, donc lieu de prière, de retenue, de méditation, de silence : tout ce qui fut rompu par les soldats allemands. Elle s’attache également à la lettre initiale du nom, O, à sa forme, et construit le poème avec des mots liés au regard (œil, oculaire, orbite), donc à l’ouverture sur le monde ; s’ajoute la bouche, celle ouverte des enfants qui crient : on n’oublie pas que 207 enfants ont été brûlés vifs.
Maintenir béant
l’effacement
de cette bouche qui crie
Les enfants ont appris avant tout savoir ce qu’était l’approche de la mort, ce qui ne devrait être que savoir de vieillard : Françoise Clédat cite quelques vers des Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, vison crépusculaire du « corps ruiné de bresches ».
Une second poème, "Oradour (2)", s’ouvre en suivant le déroulement de la tragédie du 10 juin 1944, en rappelant le partage opéré entre les hommes parqués dans une grange, les femmes et les enfants enfermés dans l’église. L’essentiel est consacré aux enfants, avec focalisation sur ce qui pouvait être entendu (« dernier cri ») et vu, la « dernière image » du corps « brûlé vif » — plutôt : ce qui aurait pu être entendu et vu par la mère de chacun des soldats. De là, la reprise de la lettre O, cette fois initiale de mots de sens opposés à ceux du premier poème : ils connotent la violence, la mort (Offense, Occis) ou la sortie de ce qui est considéré comme humain (Ogre, Obscène, Ordure), ils conduisent à évoquer tous les massacres perpétrés par les hommes, avant et après Oradour : d’où une suite de noms de pays.
La durée du massacre lui-même est hors de toute description, les actions des soldats semblent hors du temps et Françoise Clédat accumule les noms et les groupes de noms =
Fagots paille foin sur les corps
Fagots paille foin dans l’église
Grenades à main produits incendiaires
Embrasement
Embrasement
Fournaise
Cris dans la fournaise
Le massacre d’Oradour, comme tout massacre, déborde toute compréhension et exclut d’être décrit avec des verbes, qui supposent un sujet humain ; il ne peut y avoir que des « Non-dits d’indicibles détails » et ce qui était visible après ne peut être aujourd’hui restitué que par l’énumération, « Ruines fumantes / Maisons effondrées (étages et toits) / etc. » ; seuls ceux qui ont vu de leurs yeux « Ont raconté décrit fait récit /…/ (Ont raconté l’odeur) ». Les tâches à entreprendre après la destruction des choses et des humains prennent aussi la forme de l’énumération, série sous la forme infinitive du catalogue ; la dernière : « — compter (long difficile) recompter 642 victimes 246 femmes 207 enfants 10% identifiés ».
Un dernier poème dit encore que « ce qui s’écrit échoue à écrire ». C’est pourquoi les vers s’organisant à partir des mots "vide", "absence" et d’autres qui disent le vide ou l’absence du vivant, du jour, du lieu : sans, ruines, noir, obscurcissant, néant, destruction. Ce que dit enfin Françoise Clédat, c’est que les traces maintenues du massacre sont monument pour que la mémoire vive.
Françoise Clédat, À Ore, Oradour, le phare du cousseix, 2017, 16 p., 7 €. Cette note a été publiée sur Sitaudis le 8 juin 2017
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20/06/2017
Jean-Pierre Chevais, Le temps que tombent les papillons : recension
Perros, dans ses Papiers collés, notait : « Les poètes écrivent mal. C’est leur charme. Si tout le monde écrivait comme Anatole France, lire ne serait plus et définitivement qu’une entreprise maussade. Ils écrivent mal, n’ayant qu’un obstacle mais cet obstacle impossible à franchir. Ils le retrouvent partout. C’est le mot. »1 Le mot, les mots, c’est le matériau de la poésie de Jean-Pierre Chevais.
Le livre est divisé en six ensembles, et le premier est fondateur : un seul poème, qui s’ouvre par : « Maman a / vant elle / pelait les mots » ; si l’on pèle restent des pelures et, à travers les images des pelures utilisées comme bandages, je lis l’apprentissage de la langue, de la langue maternelle. La mère disparue, « les papillons a /lors ont / commencé » : vers sibyllins, comme l’est le titre, si l’on oublie que le papillon symbolise le changement ; dans l’usage, c’est la continuelle transformation des sens, non maîtrisable, et une absence de relation entre les mots et les choses : arbitraire analogue aux mouvements du papillon. Ou mots comme la poussière, ainsi chez Inger Christensen2,
quand la poussière
se lève un peu
elle dit que c’est
l’envol des pa
pillons du monde
moi quand je
souffle sur les mots
ça tient pas ça
bat des ailes
c’est bien la preuve
pas dur d’en at
trapper trois quatre
avant qu’ils ne re
tombent
Et il faut ajouter avec Mahmoud Darwich que « la trace du papillon / ça s’efface pas ».
Les mots sont bien un « obstacle impossible » et, en même temps, la condition pour la poésie de dire ce qui échappe au sens. Il est loisible de passer d’un mot à un autre, par exemple par l’étymologie ou par les jeux de ressemblance. Le nom de Ramuz évoque-t-il par le latin la branche, alors peut-on dire « Ramuz c’est /un endroit feuillu / ça fait drôle de / le voir avec / des feuilles autour / des feuilles avec / dessus des mots » ; le nom la Lucania venu de Carlo Levi (dans Le Christ s’est arrêté à Eboli), entraîne le mot "lucane", sans qu’il y ait dans la réalité un rapport quelconque entre le lieu et l’insecte. Voilà bien une leçon, « Les mots il faut / pas trop mettre / les doigts dessus », leçon que le poète ne suit évidemment pas.
Un mot en appelle un autre et l’on peut aussi remonter dans le temps pour prendre en compte les mouvements de la langue ; est ainsi recopiée et datée la première forme de dégringoler, "desgringueler, 1595", ce qui suscite « je dévale (…) la gringole », jeu avec l’étymologie, puisque dé- indique bien dans le verbe le point de départ. Les liaisons qui s’établissent entre les mots sont complexes, d’autant plus que dans certains cas « il ne se passe rien » ; par ailleurs, la langue de l’écriture n’est plus aisément lue dans la mesure où, affirme le je, « j’/ écris dans / une langue / mi / morte ». L’affirmation paraît paradoxale, le vocabulaire employé appartenant, comme on dit, à un registre courant, et les constructions grammaticales mimant parfois ce que l’on attribue à l’oral, avec par exemple l’élision du ne de la négation (« ils aiment pas ») ou l’usage répété de ça. Mais les mots « fendent cassent » et les vers (rarement plus de trois syllabes) se déglinguent, jusqu’à ne pouvoir être articulés :
Je préfèrerais pas
tout
compte fait sur
vivre à
mon c
orps il est d
ans un é
tat
on me dit ç
a
(…)
On (sans que l’on sache qui est ce "on") reproche par ailleurs au je ces vers trop courts, ce qui accuse démesurément la part du blanc dans la page ; la réponse introduit un autre aspect du livre, l’humour : « ça je sais / je n’ / arrive / pas ». Lorsque viennent dans un poème « bethsabée au bain » et « diane au bain », ce sont moins les allusions mythologiques qui importent que la possibilité, ensuite, d’écrire « tout tombe à l’eau » et de signaler que tout part « à vau-l’eau ». Jeu avec la culture, certes encore quand, dans une série de poèmes s’ouvrant par « Je préfèrerais pas », l’un d’entre eux se poursuit par « qu’on m’ap / pelle bartle /by » : il faut alors se souvenir du personnage de Melville et de son "I would prefer not to".
Mais les allusions culturelles, si elles ont pour fonction de lier le poème à l’histoire, appartiennent surtout, me semble-t-il, au vaste réseau d’associations dont font partie les mots de la langue et qui ne peut être épuisé. Mots de la langue qui sont ancrés dans le temps, et de même les noms de personne : écrire des noms comme "Béatrice" ou "Bérénice", c’est encore évoquer des livres, c’est-à-dire des relations dans l’Histoire. L’épaisseur du temps rend difficile l’appréhension de ce que chacun a vécu, et s’il est malaisé d’écrire le rapport à l’autre — le je renonce à dire ce qu’est le vous —, il l’est tout autant de dire quoi que ce soit de soi, ce qu’exprime ici la perte du nom : le mot lui même disparaît dans son unité (« mon n / om ».
On n’a fait que parcourir ce livre qui avance avec ses papillons en faisant comme si l’essentiel était de jouer avec les mots (la grammaire, le vocabulaire, les associations), avec le vers, avec le temps. On pourrait lire autrement, se préoccuper de la très forte composition de l’ensemble et de son contenu ; un aperçu : au premier poème isolé succède une séquence de 19 poèmes, puis de 5 commençant tous par « Je préfèrerais pas », ensuite on lit un ensemble identique pour la forme, en miroir, donc : 19 + 5 + 1. On découvre aussi dans un poème le père — mais ce n’est pas lui qui transmet la langue… Un livre réjouissant et qui donne à penser à ce qu’est notre relation aux mots, à l’autre.
Jean-Pierre Chevais, Le temps que tombent les papillons, Rehauts, 2017, 84 p., 13 €.
Cette note a été publiée sur Sitaudis le 26 mai 2017.
- Georges Perros, Papiers collés, Le Chemin/Gallimard, 1960, p. 80-81.
- Jean-Pierre Chevais a édité Inger Christensen (Herbe, Atelier La Feugraie, 1993)
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10/06/2017
Rehauts, n° 39
Connaissez-vous David Constantine ? Poète et nouvelliste, né en 1944, il est aussi traducteur de Hölderlin, Kleist, Brecht, de Michaux et Jaccottet ; on a pu lire en 1992 Sorlingues (La Dogana) dans une belle traduction de Yves Bichet et quelques poèmes, dans la revue en ligne Recours au poème grâce à Delia Morris et André Ughetto. Rien d’autre alors que l’œuvre compte plus d’une dizaine de titres. Rehauts, qui propose toujours en ouverture une traduction, en donne 12 poèmes, traduits par Perrine Chambon et Arnaud Baignot : c’est un choix varié qui va de l’observation d’un nuage et de rêverie devant une photographie au thème de la fenêtre miroir.
Des peintures de Stéphanie Ferrat, dont on connaît par ailleurs les livres poèmes, accompagnent un long poème de Caroline Sagot Duvauroux, "au commencement longtemps déjà" ; on y retrouve, pour le dire vite, ce qu’elle poursuit depuis ses premiers écrits : questionner l’ordre de la langue dans ce qu’il a d’indécidable, d’ambigu et, en même temps, faire que la vie, le visible, soient toujours présents dans l’écriture, jamais comme représentation — on se souvient qu’elle écrivait que « Si la vision était lisible on cesserait d'écrire. »1 :
Un lac vert dans les yeux d’un homme. Deux
barques s’y croisent. Sur l’une, deux meurent de
honte. Sur l’autre, un peuple meurt d’espoir. Un
détroit de silence.
Le numéro publie également des poèmes d’Étienne Faure ; on y reconnaît le ton mélancolique qui affleure dans plusieurs de ses recueils, mais ici sur un motif nouveau : le narrateur se souvient d’un amour perdu. Remémoration du temps passé, de la lecture commune de Trakl, solitude de la vie présente comme dans ce début du premier poème :
Je dors dans un caisson nommé chambre,
suis là-dedans
et meurs tous les jours sous le sceau du secret
puis vais en ville essaimer des paroles,
amorcer la joie toujours après la peine (…)
On voudrait citer encore, au hasard dans ce riche numéro, Max de Carvalho ou les alexandrins rimés de William Cliff, qui poursuit l’exploration de son enfance, les poèmes de Stéphane Korvin et ceux de Bruno Grégoire, les souvenirs de Jacques Josse. On lira aussi les notes de lecture de Jacques Lèbre ; la première est consacrée au très beau livre d’Antoine Emaz, Limite (Tarabuste, 2016) la seconde permet de découvrir le poète danois Soren Ulrik Thomsen, traduit par Pierre Grouix (Les arbres ne rêvent sans doute pas de moi, Cheyne, 2016).
- dans Le livre d’El, d’où (Corti, 2012).
Rehauts, n° 39, mars 2017, 112 p., 13 €.
Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 5 mai 2017.
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01/06/2017
Sofia Queiros, sommes nous : recension
Sommes nous est le troisième livre de Sofia Queiros publié dans la petite collection à couverture noire, "présent (im)parfait" des éditions isabelle sauvage. Le premier ensemble, "nid", est un récit où sont rapportés (respectivement page paire et page impaire) les façons d’être, toujours opposées d’un je féminin et d’un elle ; « je suis sur les genoux comme souvent à la fin d’un jour aime le silence (…) » appelle l’énoncé d’un comportement inverse, « elle toujours flamboyante lorsqu’il s’agit de parler de tout et du reste (…) ». À la présence des morts répond la nécessité de vivre, la vie de vieille enfant seule a pour parallèle l’agitation d’une femme toujours en mouvement, l’une s’efforce de « passer inaperçue », craint la foule quand l’autre la souhaite et veut être au centre d’un groupe ; des souvenirs d’enfance surgissent à l’évocation, en face, de la vieille dame aujourd’hui ; etc. Les deux sont cependant en accord dans la manière de vivre l’amour : si l’une aspire à « s’oublier dans les bras d’un homme », l’autre « ne désire rien de plus que corps nus apaisés ». Y aurait-il une seule femme à des moments différents ?
Le je laisse échapper : je « m’invente une vie que je n’ai pas », change sa place avec le elle dans les pages, puis apparaît un il bien ambigu ; peut-être un avatar du je féminin / elle puisqu’il « aimerait pisser debout comme ses congénères » et, ailleurs, « aimerait avoir un corps qui n’enfante pas ». Deux pages blanches séparent tous les propos contradictoires, du côté du féminin et du masculin, et sans trop de surprise je, elle et il sont donnés comme étant une seule figure, « elle il je partagent la même maison (…) le même corps la même vie la même ». À lire ces courtes proses, m’est revenu un passage d’une lettre de Kafka à Grete Bloch, où il lui expliquait connaître sa fiancée Felice sous quatre formes différentes, l’une d’ailleurs, celle qui lui écrit des lettres, étant elle-même multiple.
Cette vision de la complexité de la personne, à la fois unique et éclatée, est reprise sous une forme très différente dans un second ensemble, "brins et débris", récit encore, composé d’une série de trois courtes séquences par page. Pas de rupture avec "nid", puisque la première débute par "et" comme pour affirmer une continuité — mais la totalité des séquences s’ouvre ainsi pour lier tous les "brins" d’un passé : une vie. Une vie, dans le désordre de ce dont on se souvient, « les monstres de l’enfance », « l’effroi des ombres nocturnes », le père, ses colères et ses coups, la mère, les « cris de ménages en scène et tragédies du quotidien », un garçon, une fille, l’école, les amoureux, les morts sur la route, les femmes d’un village : celle dont on se moque, celle qui vieillit seule, celle qui surveille le couple adultérin, celle qui manque d’argent pour terminer le mois ; bref, les moments de la vie dans leur diversité, dont la relation ne peut qu’être inachevée, et c’est pourquoi la dernière séquence, isolée, se termine par "et".
Il y a dans ces proses une attention aiguë aux petites peurs que l’on garde pour soi, aux petits gestes de l’enfance, aux petits mouvements de tendresse que l’on n’oublie pas, à tous ces petits riens dont la vie est construite, qui façonnent chacun. Ce sont tous ces moments que rassemble Sofia Queiros dans Sommes nous — l’absence de trait d’union n’est pas fortuite —, tout en sachant que cette somme ne vise pas à dire une unité impossible, ou s’il y a unité elle est de choses disjointes : « le merle moqueur (…) jamais ne se posait plan plan pour construire nid brins et débris ».
Sofia Queiros, Sommes nous, éditions isabelle sauvage, 2017, 72 p., 13 €. Cette note d lecture a été publiée sur Sitaudis le 26 avril 2017.
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25/05/2017
Fabienne Raphoz, Blanche baleine : recension
Blanche Baleine peut être rapproché du précédent recueil de Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, pour sa thématique, annoncée par deux citations en exergue (George Oppen, David D. Thoreau) : tout est à connaître de la Terre — donc terre et eaux — et tout ce qui existe est à découvrir. On lira le livre comme une exaltation du vivant, de tout le visible, pierres, plantes et animaux dans des espaces variés : le livre s’ouvre sur la péninsule du Yucatán, mais l’on sera aussi proche du Mont Blanc. Il faut cependant, en même temps que ce voyage lyrique, ajouter d’autres parcours, le premier dans les langues avec l’introduction de l’anglais, de l’allemand, du latin scientifique et, pour le français, de néologismes, le deuxième dans le temps avec la présence de l’antiquité et les allusions à des ères géologiques, le troisième dans la littérature avec des citations de poètes contemporains (à l’exception de Byron), que des notes reprennent et attribuent.
Ces éléments variés, distingués ici, se fondent dans une composition rigoureuse. Si l’on commence par un ailleurs (le Mexique), on rejoint dans la troisième séquence, la plus développée, la région natale de la narratrice, la Haute-Savoie, et il faut lire dans son titre, "mon-t Fuji", le possessif « mon ». Les deuxième et quatrième séquences, de dimensions égales, portent des titres qui marquent leur parallélisme, "Buisson premier" et "Buisson sonore" ; le livre s’achève par une séquence d’un vers, titrée "Tell de terre", détournement donc d’un terme d’archéologie puisque "tell" évoque habituellement un amas de ruines de constructions humaines.
Le lyrisme de Baleine blanche se manifeste d’abord dans le plaisir d’écrire les noms, « il importe de nommer » écrit Fabienne Raphoz ; et à côté de noms familiers (baleine, singe, criquet, tortue, fouine, etc.), d’autres renvoient à un ailleurs, et peut-être à ce paradis que chacun porte en lui où le nom de l’animal semble dire ce qu’il est, comme toupaye, chrysomèle, lepture ou sirli — et ajoutons hors du domaine animal des mots dont le lecteur cherchera le sens, comme ololuga, cénote ou pachyte. On découvre à d’autres endroits du texte l’image d’un lien étroit avec la plante et l’insecte, avec la pierre et l’oiseau. Le passereau vu un matin (un accenteur alpin) est décrit à touches rapides, croquis pris sur le vif, ce qui s’équilibre avec le plaisir de « la ritournelle aimée de la liste », celle des différentes variétés de traquets — motteux, pâtre, des prés, tractrac, brun, commandeur, etc., liste qui conduit à nommer les pays où vit chaque variété… Sont également donnés les noms d’espèces de pommes cultivées par le père, noms qui, par leur sonorité, sont aussi liés à un ailleurs, celui de l’enfance, et ils sont isolés pour que chacun forme un vers : « Idared / Metsu / Melrose ».
L’enfance mais aussi d’autres moments de la vie de la narratrice sont présents. Les premiers vers, sibyllins, font allusion à un épisode douloureux (« me suis / écrasée jeune / sur l’asphalte / (vers Manhattan) », écarté (« ai survécu / passons ») : l’expérience intime n’a pas à être motif de poème, ce qui peut être écrit et partagé est autre. Ainsi, les moments vécus dans la région natale qui, bien qu’autour de ce qu’est le "je", sont pour l’essentiel rattachés au motif général du livre ; par exemple, dans une forte ellipse, la narratrice se définit à la fois par rapport à un lieu, un élément, la couleur d’un oiseau :
Je suis faite de la
pierre de mon pays
la rousseur du
gypaète aussi
De même, quand un membre de la famille Raphoz paraît dans les poèmes, c’est pour mettre en relation ce qu’il fait avec la vie animale ; un grand-oncle avait été cocher de fiacre à Paris : cette « migration » s’apparente à « Migration » des oiseaux, et les deux mouvements suivis d’un retour se répondent, page de gauche-page de droite.
Les mouvements sont incessants dans Blanche baleine, à commencer par ceux de la transhumance ; les vers alors deviennent quasiment un calligramme, dessinant un chemin. Quant à la baleine on peut suivre ses déplacements dans le temps, puisque qu’on la découvre fossilisée dans le désert (« voici les bêtes / revenues de loin ») et qu’elle est présente chez Homère et dans la Bible. Mais elle avance aussi sur terre, imaginée avoir donné forme à la grotte, et l’on se souvient qu’elle-même fut pour Jonas ce lieu accueillant qu’est la grotte dans l’imaginaire ; accueillante et bienveillante, qui rejeta le prophète sur la côte. L’image de l’ouverture dans la roche ou le sol (donc horizontale ou verticale) est récurrente dans le livre, favorable ou non selon qu’il s’agit du « trou », de la « balme » (« baume » en Provence, pour « grotte ») ou du cénote (sorte de gouffre). La dernière séquence, titrée "Tell de terre", fait disparaître tout caractère dangereux : elle ne comprend qu’un vers, où revient la grotte, associée à un symbole de renaissance (faon) et de liberté (oiseau) : « le faon des grottes se retourne sur l’oiseau » — ce symbole d’ouverture a été retenu par Ianna Andréadis pour illustrer la couverture.
Fabienne Raphoz, Blanche baleine, Héros-Limite, 2017, 96 p., 16 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 18 mars 2017
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27/04/2017
Lisa Robertson, Le temps : recension (éditons NOUS)
Deux ensembles alternent dans le livre, l’un formé de proses sur les jours de la semaine (dimanche, lundi, etc.), chacun caractérisé par une météo particulière. L’autre, constitué de vers libres, est plutôt lié aux faits et gestes du "je" présent ; chaque pièce est titrée "Résidence à C [Cambridge]", sauf la dernière, "Porchevers" (après "samedi"), et le livre s’achève par une "Introduction au Temps". En exergue, une citation de Walter Benjamin oriente la lecture : le temps, la mode et l’architecture « se tiennent dans le cycle du même éternellement, jusqu’à ce que le collectif s’en saisisse dans la vie politique et que l’histoire émerge. » Parler du temps qu’il fait est en effet souvent un moyen d’engager la conversation avec quelqu’un que l’on ne connaît pas, et les conversations entre familiers débutent régulièrement par des considérations sur la couleur du ciel, le froid, etc. Ce caractère social du temps est abordé de manière complexe par Robertson.
Est d’abord défini un lieu, « ici », qui peut être n’importe où, « Ici il y a des dermes et des manoirs et des mines et des bois et des forêts et des maisons et des rues [etc.] », et s’y installe un "je". Il faut entendre que les ciels et leurs transformations (vocabulaire abondant et précis concernant les nuages), point de départ du discours de la météorologie, sont aussi figure du temps comme durée, support des fictions. Donc, quoi qui puisse être dit la variabilité du ciel (weather) s’appliquera autant à la succession des jours (time), « Les jours s’amoncellent sur nous » : la phrase est reprise plusieurs fois. Le caractère à peu près imprévisible de l’état du ciel et de ce qui se produira au cours des mois accompagne les mouvements du sujet parlant. La description du ciel en tant que telle n’est pas ce qui importe, mais la relation entre les changements observés par celle qui regarde et ce qu’elle vit, ressent.
L’intrication du temps météorologique et du temps compté est restituée dans la dynamique, fort complexe, du livre. À la succession des deux ensembles en alternance fait écho constamment la construction, à plusieurs niveaux, d’oppositions de forme A vs B, ou A incompatible avec B ; ainsi, deux noms, ou deux adjectifs : « frais et brillants », « crêté et trouble », etc. Aussi souvent, deux domaines hétérogènes sont en même temps liés et séparés : « Un vent vif ; nous sommes du papier projeté contre la barrière » ; il s’agit le plus souvent de formulations renvoyant à la nature et à la culture, associées et opposées, comme weather et time. La répétition (A puis B) est également fréquente, tout comme l’accumulation ou la syntaxe brisée, manières également d’exprimer à la fois la diversité du temps météorologique et la complexité du vécu, le réel et l’imaginé. Le choix de la semaine signifie elle-même la possibilité de la répétition, de la reproduction indéfinie — parallèlement, le compte rendu d’une résidence se termine par une virgule : l’inachèvement et l’inachevable.
L’ensemble des séquences titrées « Résidence à C. », construit autour du "je", n’est pas seulement parallèle aux développements autour du temps, ciel et jour. Outre la présence de la narratrice dans les deux ensembles, d’autres éléments les lient. Quand est relatée la lecture de La bâtarde (de Violette Leduc), lui sont associés des termes relatifs à la météorologie (vent, air) ; par ailleurs la bâtardise, c’est-à-dire l’image d’un temps sans origine, peut être rapprochée d’un passage du premier ensemble constitué d’une interrogation sur des femmes absentes suivie d’une série de prénoms féminins (sans patronyme).
Il faut louer le travail du traducteur qui restitue la vigueur du texte de Lisa Robertson : c’est le poète Éric Suchère qui est ici à l’œuvre, avec le même bonheur que dans sa traduction de Jack Spicer.
Lisa Robertson, Le temps, traduction de l’anglais (Canada) par Éric Suchère, NOUS, 2016, 80 p., 14 €.
Cette recension a été publiée dans Libre-critique en mars 2017.
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27/03/2017
Jean-René Lassalle, Rêve : Mèng — recension
On connaît Jean-René Lassalle traducteur de poètes allemands contemporains — récemment Oswald Egger, avec Rien, qui soit —, et quand on lit ses traductions on ne peut ignorer que lui-même écrit. Rêve : Mèng est présenté par son auteur comme un livre d’hommage à la poésie classique chinoise, écrite du viie au ixe siècle. Une première partie donne, chacun dans un carré, 4 textes en idéogrammes, chacun de 5 vers de 5 mots, suivis chaque fois, également dans un carré, de leur transcription dans notre alphabet, puis de la traduction mot à mot, la longueur des syllabes étant transposée en français.
Une seconde série de poèmes en chinois est proposée, toujours en carré, écrite par Jean-René Lassalle, « Avec une langue dans laquelle on n’a pas vécu, c’est le rêve qui se poursuit. » Mais, cette fois, la traduction mot à mot est un point de départ pour l’écriture et quatre poèmes sont proposés à partir de quatre modes de lecture indiqués en fin de recueil :
« horizontal (de la première à la dernière ligne, de droite à gauche), palindromique (de la dernière à la première ligne, de droite à gauche), vertical (en colonne de gauche à droite), en spirale ( de la première ligne à gauche jusqu’au mot du centre). »
Le point de départ, pour la dernière étape (transposition en français) donne pour les deux premières lignes du poème "Gare jaune : Huáng zhàn" :
gare tot part trace route
jaune fleurs fond brume ans
— les tons sont indiqués pour chaque mot afin d’introduire dans la prononciation, autant que faire se peut, quelque chose de la mélodie chinoise.
Il s’agit donc d’écrire à partir d’une contrainte, pas plus forte ni plus arbitraire que celle qui régit le sonnet ou la ballade ; on pourrait penser aux règles de l’Oulipo, mais ici la recherche formelle passe par une langue dont la grammaire n’a pas grand chose à voir avec celle du français, et le cheminement de Jean-René Lassalle consiste à travailler aussi cette différence de relation de la langue au monde. Il aboutit à trois séquences de 5 vers et une de 4, en retenant du poème de départ tel mot (« gare », « fleurs »), ou bien il emploie ce que l’on désigne communément par synonyme (partir / démarrer), mais qui modifie la vision ; pour le début de la lecture horizontale :
une gare démarre pour bâtir une voie
fleurs jaunes au fond d’années de brouillard
Les différents jeux de variations font entrer dans un univers parallèle, non pas donné, plutôt à construire par le lecteur ; ainsi pour la lecture en mode vertical :
l’escale dorée dote, c’est une escale-vents
ombelles de gourdes matines furètent début de cycle (etc)
Il faudrait évidemment ne pas citer de vers en exemple : chaque poème est formé de l’ensemble rapidement décrit ici, depuis les idéogrammes jusqu’à la dernière séquence en mode spirale. C’est d’ailleurs le tout, c’est-à-dire les 4 « nouveaux carrés chinois », écrits par Jean-René Lassalle, qui, en regard (en miroir) des 4 carrés des poètes Tang (titrés « dans le style ancien »), constitue un hommage à une poésie trop peu connue. En outre, l’un et l’autre groupement de poèmes lient un passé lointain au présent par la reprise des contraintes (5 vers de 5 idéogrammes / mots dans un carré), formant un texte dont on isole difficilement un fragment, jeu du passé-présent qui donne son sens au titre, "Mèng" signifiant « rêve ».
Jean-René Lassalle, Rêve : Mèng, éditions Grèges, 2016, 70 p., 12 €.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 2mars 2017.
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26/02/2017
Laurent Fourcaut, Arrière-saison
Laurent Fourcaut, responsable de la très belle revue annuelle Place de la Sorbonne, éditeur de Giono, fin connaisseur de la littérature contemporaine, est aussi poète. Arrière-saison rassemble 34 sonnets et 4 dizains ; une bonne partie est consacrée à la vie quotidienne, avec un regard critique sur ce qui se passe dans la société, dénonçant quand il y a à dénoncer ce qui détruit la vie de uns et des autres, notamment « la finance flasque / qui contamine tout jusqu’à putréfaction » — ou pour le dire autrement : « le Capital nous pourrit la vie ». Avec la même verve, Laurent Fourcaut, dans un dizain titré "Prière", associe religion et sexualité, commençant par détourner des notions toujours vivantes pour les chrétiens, « Un feu d’enfer efface les péchés / aussi est-on tous les soirs près de l’âtre / de quoi ressusciter un vit branché ». Le dizain, construit avec des mots liés au feu — donc pour tous à la passion — s’achève ironiquement, après une jeu des sons, sur ce qui illustre la mièvrerie amoureuse : « incandescent dessin carte du Tendre ».
L’ironie est sans doute un des caractères de ces poèmes, manière de se mettre à distance d’un monde bien peu satisfaisant. Décrivant un tableau de Pieter Brueghel l’Ancien, Chasseurs dans la neige, Laurent Fourcaut semble un moment céder au lyrisme, mais notant que l’eau « fait comme un miroir / qui dédouble le monde », il ajoute dans le dernier vers : « multipliant du coup les espaces où choir ». Chute du sonnet pour éloigner toute sentimentalité — mais auparavant il avait rompu l’ordre de la description en changeant brusquement de niveau de langue : « le froid nique leur [des chasseurs] flair ».
Ces décalages sont constants et efficaces. On notera certains titres qui, d’emblée, questionnent la tentation que l’on pourrait avoir de lire sérieusement un sonnet ; ainsi "De l’art et du cochon", "À poil !", "Sœur âne" — ou "Rosbifs" (dizain à propos d’Anglais). L’emploi d’un subjonctif (« on voudrait qu’il fût ») est immédiatement suivi de formes lexicales familières : « Une belle instit blonde au beau cul ». Un éloge de Glenn Gould est titré "La totale", et même si d’autres sonnets évoquent Watteau, Van Loo ou l’abbaye du Thoronet, la majorité des poèmes abordent plutôt des sujets liés à des plaisirs plus terrestres : boire de la bière, regarder les jolies femmes.
On sait bien que la mélancolie n’est pas toujours loin de l’ironie et ici est dite avec simplicité la difficulté, souvent, de vivre. Le second sonnet emprunte son titre à Baudelaire, "Enivrez-vous", et en propose une variation, comme on parle de variation musicale : « qu’est-ce qui s’interpose entre le triste moi / et la jouissance du réel ». Le réel, toujours à rechercher, toujours fuyant ? « pas une once de réel dans l’atroce info / générale », il faudrait ouvrir « une fenêtre / sur un peu de réel » et non pas parler. Des dates ponctuent l’ensemble, et le dernier poème est titré "13 novembre" : cette fois, « On prend un affreux coup de réel dans la face » avec la mort, et cette fois, « Faut du silence sinon rien qui soit du sens ».
Laurent Fourcaut, dans cette Arrière-saison comme dans ses précédents recueils, garde une forme fixe, le sonnet en alexandrins ; il choisit, presque toujours, un modèle du xvie siècle, comme pour le dizain la forme en décasyllabes de Maurice Scève pour Délie. Cela n’empêche pas quelques accommodements : l’amateur trouvera souvent des rimes riches (trois sons en commun), mais aussi — rarement — des assonances, dans les dizains (monstres / honte / remonte) et dans les sonnets (mornes / menottes). Cela n’empêche pas non plus de jouer avec ce qui est réputé classique, en introduisant par exemple un vocabulaire qui est à l’encontre du convenu (chouia, impec, kiffer, locdu, etc.) ou couper un mot pour obtenir une rime (perpendiculaire / ment ; obéissanc / e). Les choix sont d’ailleurs définis clairement dans un "Art poétique" liminaire ; retenir le sonnet, soit, mais sans être esclave du dispositif : on en fait ce que l’on veut en faire (voir hier Queneau, aujourd’hui Roubaud) et, pour Laurent Fourcaut, il « écrit donc des vers lubriques et pervers / pour se frotter au réel par l’intermédiaire / d’une langue trouée érotisée ».
Laurent Fourcaut, Arrière-saison, Le Miel de l’Ours, 2016, 44 p.
Cette note a été publiée par Sitaudis le 10 février 2017.
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21/11/2016
John Taylor, Hublots / portholes, peintures de Caroline François-Rubino
On pourrait sans difficulté relire une partie de la littérature française (pas seulement, mais soyons modestes) à partir du thème de la fenêtre, passage entre le dedans et le dehors. On se souvient du duc de Nemours voyeur, la nuit, de son aimée dans La Princesse de Clèves, et de l’invitation de Baudelaire, dans Le Spleen de Paris, à découvrir l’intime, également la nuit : « Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » ("Les Fenêtres"). Aussi souvent la fenêtre ouvre sur le public, parfois l’inconnu, et l’on pense à la prison de Fabrice, aux Fenêtres de Mallarmé, à Emma Bovary, etc. Paul de Roux, à Paris, regardait de sa fenêtre le mouvement des nuages, la lumière, pour relire un poème d’ Apollinaire : « Tu soulèveras le rideau. Et maintenant voilà que s’ouvre la fenêtre. (…) La fenêtre s’ouvre comme une orange. Le beau fruit de la lumière ». Le hublot est aussi une fenêtre, d’un genre particulier puisqu’elle n’est pas ouverture sur un dehors public.
Que voit-on ? Toujours : la mer, les infinies variations de l’eau, crêtes et creux des vagues, et ce qui s’y trouve : une île, un autre bateau ; ou, à l’approche de la terre, une falaise. Selon le moment, les formes changent, nettes sous le soleil, indistinctes, troubles, devenant confuses, s’effaçant presque avec la brume ou le soir venu ; les couleurs se transforment, du gris le plus profond au bleuâtre. Tous ces mouvements disparaissent avec la nuit et seuls les mots peuvent restituer cette absence et, tout aussi bien, ce qui est imaginé, qui prend aussi diverses formes.
C’est surtout cet imaginaire construit dans l’espace du hublot que peint Caroline François-Rubino. Ici pourra-t-on reconnaître la mer et ses mouvements, là le ciel et ses transformations selon l’heure, la saison, mais toujours les nuances et les arrangements du bleu qui laissent toute latitude pour inventer tous les paysages possibles. Ces peintures suggèrent que l’on peut, en laissant errer le regard, voir derrière le hublot des mondes inconnus, ce que dit le poème : il y a, aussi, une fenêtre pour revisiter le temps,
Le hublot
de la mémoire
cercler
teinter de bleu
ce qui est
un vide blanc
Poèmes et peintures conversent, se répondent, d’une certaine manière se commentent ; l’utilisation de la seule couleur bleue est en accord avec le caractère condensé des poèmes en anglais, fort bien adaptés en français. Ce lien très fort entre image et texte donne au livre une unité que n'ont pas toujours les "livres d’artiste".
John Taylor, Hublots portholes, peintures de Caroline François-Rubino, édition bilingue, traduction de Françoise Daviet, L’œil ébloui, 2016, 32 p., 13 €.
Cet article a paru dans Libr-critique.com, revue de Fabrice Thumerel, le 7 novembre 2016.
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27/10/2016
Michel Couturier, Poésie complète
Éditer un poète peu connu et disparu depuis trente ans est une aventure : Michel Couturier (1932-1985) avait publié des poèmes dans la revue Siècle à Mains et quelques minces recueils, tous à peu près inaccessibles, De distance en château (Siècle à Mains, 1964), L’ablatif absolu (Maeght, 1975), Constante parité (1976, Le collet de Buffle) ; Lignes de partage (1985, id.) est posthume. L’ensemble est repris dans le volume et Marie de Quatrebarbes, qui l’a construit, a ajouté un inédit, Ès (1982, dans Banana Split). On lira dans Sitaudis (22 avril 2016) son entretien avec Émmanuèle Jawad à propos de la parution de L’ablatif absolu ; y sont relatées les étapes de la construction du livre et des remarques sur le rapport de Couturier à l’écriture.
La postface de Jean Daive, qui a bien connu Couturier, apporte des données utiles pour situer le poète dans son temps ; il précise notamment ses liens avec Claude Royet-Journoud et Anne-Marie Albiach et leur influence, avec qui il édita à Londres la revue Siècle à mains, et il évoque également ses travaux de traducteur de poètes américains, d’abord de Burn Singer, puis surtout de John Ashbery.
Comme d’autres lecteurs sans doute, j’ai lu pour la première fois Michel Couturier dans sa préface à Fragment, Clepsydre, Poèmes français d’Ashbery (1975) qu’il avait traduit pour la collection ’’Fiction & Cie’’ de Denis Roche. Hors ce qu’il écrivait du poète américain, m’avait retenu la forme de quelques-unes de ses phrases, riches en subordinations successives qui demandaient un retour à leur début. Cette étirement du discours est présent surtout dans les derniers poèmes, au point que la syntaxe est brisée, qu’il est difficile, voire impossible, de reconstruire la phrase : il y a là un « parcours comme une ligne mélodique », écrit Couturier dans Lignes de partage. Pour Jean Daive, les « mots prétendent à une gamme, une vocalisation ou phonation qui est imposée tout d’abord à la voix, ensuite à la lecture sinon au regard. » Donc, phrase suspendue, vers éclatés, et refus de présenter un sens — d’où ici une parenthèse vide, là des vers s’ouvrant par « que qui » sans qu’il soit aisé de retrouver un fil, ou simplement un vers en anglais.
Le refus d’un sens donné est manifeste dès les premiers poèmes publiés (De distance en château), certains vers étant d’abord fondés sur le son : « Tébréo Téréoté / Toré aussi To / Toro alor / d’épée chur au pays d’é ». Parallèlement, la réalité n’est pas abandonnée, avec le nom d’une rue de Londres (Aschurch Grove), ni les formes classiques du vers : se maintient la majuscule en début de vers et plusieurs poèmes gardent un nombre à peu près régulier de syllabes, autour de 12 ou de 10 ; mais les poèmes s’éloignant de toute narration, les vers n’ayant pas (ou fort peu) de relation de sens entre eux. Quand un récit s’amorce avec une entrée comme « en cette vie-là », toute suite est interdite, l’énoncé accumulant impossibilités sémantiques et phrase tronquée, comme dans : « je mendiais les amarres de l’ombre qui délivrée / disais-je d’un visage de haute laine ». Dans un poème où se développe le thème de l’orage, une image rompt le caractère presque convenu de la description :
Travaux d’approche des éclairs
Vers le point d’équilibre des orages
Qui leur permettrait d’agir
D’investir leurs genoux sur les vitres
Si l’on excepte les poèmes en prose de Lignes de partage, brefs récits qui réalisent « le désir / de narration » et où un certaine lyrisme s’exprime avec la récurrence des mots sang et mort, couturier abandonne dans les poèmes en vers à partir de L’ablatif absolu les quelques règles qu’il avait suivies et s’accentue le caractère à la fois vocal et visuel du texte : mots à dire en respectant des silences — comme dans le chant— et disposition dans l’espace de la page qui figurent le mouvement de la voix. Le « je » affirme cependant sa présence ; Jean Daive rapporte que Couturier interrompait une remarque de Royet-Journoud en lui disant « Je continue ma lecture », phrase devenue vers, sibylline sans ce contexte. Il est présent autrement, avec la présence de l’Autre et sa disparition : « Il y a là des yeux très clairs / et qui s’éloignent / qu’il faut accepter de perdre ».
Couturier est aussi dans ses poèmes par la langue qu’il utilise ; ici et là, il introduit des mots rares (« transfixer », « inaccouplé » — néologisme formé en 1845), archaïques (« infiguré »), des sens archaïques (« irréfragable » à propos d’une personne) et, surtout des vocabulaire techniques, ceux des mathématiques et de la grammaire. Il l’est encore par la récurrence de quelques mots, du premier recueil au dernier : « ombre » est le plus fréquent, comme s’il permettait d’exprimer « la perte de l’instant en un / mot ».
Michel Couturier, L’ablatif absolu, poésie complète, postface de Jean Daive, La Tête et les Cornes, 2016, 168 p., 18 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 5 octobre 2016.
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16/10/2016
Fabienne Courtade, Papiers retrouvés
Fabienne Courtade mentionne une année, une saison, été 2013 et, plus loin, note un jour, 12 juillet, jour de la mort de Mathieu Bénézet — qui est dans le poème avec une citation (« jouets d’enfant »), fragment dont la source est donnée sur le rabat de la plaquette.
Que reste-t-il quand l’aimé disparaît ? Il écrivait des mots dispersés sur des papiers, mots qui demeurent, à lire, peut-être à rassembler : des « papiers retrouvés », pour lier quelque chose du passé au présent. Rien qui puisse apaiser celle qui les lit, ne vient pour en parler que le vocabulaire du désordre : feu, sang, bruits, mouvements de la vie qui ne cesse, pleurs, chocs, qui l’emporte sur le mot « lumière », très présent.
Quand tout semble aller vers un autre équilibre, avec les roses dans un pot, et non plus des bruits mais le pas d’un passant, toujours revient et s’impose la couleur rouge, celle du sang — sang et rouge, deux mots qui ponctuent le poème. Il ne peut y avoir qu’une paix trompeuse, l’avancée vers la mort continue : « je ramasse une branche d’arbre / je la pose / sur l’étagère / tous les jours elle indique : ta présence / papiers / terre remuée // elle pourrit doucement // depuis le mois de juillet ». La fracture est irrémédiable, et « Les morts ne s’occupent pas des vivants », ces vivants pour qui les choses du monde n’ont pas changé, pas plus que le passage des saisons.
Dans une narration très épurée, sans jamais de pathos, s’esquisse ce qui ne peut se dire, les moments d’une vie que rappellent des objets, des lieux, les moments de l’attente. Persistent aussi les souvenirs de l’été : c’est ce temps de la rencontre, de « la lumière devenue vivante » — elle bondit, en effet —, et de la « lumière / de son regard », mais du passé ne subsistent que des images, et l’« on perd tout ».
Fabienne Courtade, Papiers retrouvés, le phare du cousseix, 2016, 16 p., 7 €.
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09/10/2016
Ana Tot, Méca
Méca : ce titre pourrait être une abréviation de mécano et, alors, évoquer un jeu de construction ; ici, une grande partie des 69 textes se construit à partir d’un procédé simple : mots de sens opposés (vide / plein, accepter / refuser, différent / pareil, etc.), expressions courantes qui ouvrent un texte (il faut tenir le coup, ça va aller, ça n’a aucune importance, etc.), exploration de ce qui peut être dit d’une ‘’entrée’’ comme « si j’étais », « je suis bien épaisse », répétitions, énumération de ce qui peut suivre un pronom : « elle est bonne. Elle voit. [etc.] », passage d’un mot (matière) à un autre (histoires), etc. On aurait donc de cette manière des jeux avec les ressources de la langue, des exercices de style qui aboutissent d’ailleurs parfois à des énoncés cocasses : la proposition d’ouverture « tout a une fin », après des considérations sur le rapport entre la fin et le commencement, entraîne : « Tout a une fin, sauf le saucisson ». Mais ce n’est pas si simple.
Dans la page titre, différente de ce qu’on lit sur la couverture, sous méca vient camées ; ce renvoi à un travail minutieux de mise en relief ne contredit pas le sentiment premier de jeu. L’anagramme phonique [mé-ca /ca-mé] oriente cependant dans une autre direction : la lecture ne peut s’arrêter à une signification, ce qui est explicite dans un texte où l’on passe d’un sens à l’autre du mot « langue » ; si « je te mets ma langue dans la bouche. Ce n’est pas la langue du plaisir, ce n’est pas une présence. C’est mécanique. C’est la langue. », d’où : « Alors tu sors de toi. C’est désagréable. Ce n’est pas mécanique. C’est enfin la création de ta langue grâce à la langue mécanique. » Ce qui permet de conclure : « C’est enfin la réaction qui te fait réagir. Tu dis, tu réagis, tu jouis, non [dans la bouche] ». Le jeu existe, certes, mais pour dire une expérience.
Les mots en gras (qui s’accordent ici avec le double sens de « langue »), sont séparés de l’ensemble ; simples ou multiples, ils forment une sorte de synthèse à l’issue de chaque texte : à partir de leur réunion dans une table des matières, on esquisse sans trop de peine une vision peu avenante des choses du monde. Sont en effet récurrents des mots reçus avec un sens négatif à des degrés variables : « tout allait rien, rumination, ça-n’a-aucune-importance est, n’arrive pas, rien, basta, choquer, lasse, tout ce sang », le beckettien « pour en finir avec » et le dernier mot du livre, l’impératif « crève ».
Cette invitation à crever dans le texte final est faite non seulement à tous ceux qui, socialement, ont un rôle particulier (les artistes, les poètes), mais à l’humanité bien portante dans son ensemble et aux animaux qui l’accompagnent (chiens, chats) ; toujours dans le jeu des oppositions, à « crever » répond « vivre », qui inclut les rejetés de notre société où tout doit être propre, transparent, sans aspérités : « les vieillards inutiles, les hommes sans génie, les beautés sans Beauté, les choses sans Vérité, les vérités sans Machin-Chose, les fourmis, les microbes, les imbéciles et les incultes. [etc.] ». Opposition exprimée avec humour — il faudrait tout citer —, mais facile, qu’on peut estimer simpliste, et Ana Tot ne l’ignore pas : si la double proposition (crever /vivre) apparaît être un programme, somme toute assez commun, que ce programme lui-même disparaisse ! Que reste-t-il ? « [crève] ». Et peut-être que ce dernier mot du livre sur l’inanité des choses de la vie, renvoie au premier texte.
La phrase d’ouverture, « les choses ne sont pas comme elles sont », prend à rebours la proposition d’Aristote, si souvent commentée : « Le commencement de toutes les sciences, c’est l’étonnement de ce que les choses sont comme elles sont. ». Ana Tot laisse de côté le premier membre de la phrase et, de manière virtuose, semble démonter la proposition en jouant sur « comme elles sont » et en introduisant deux termes (cravates, chaussettes) et non un (choses), ce qui donne à l’issue du raisonnement : « si je te dis justement que tes cravates sont comme des chaussettes c’est que tes cravates sont [comme elles ne sont pas]. Ce n’est pas tant la réflexion philosophique qui est mise à l’épreuve que la lecture sans réflexion.
Par ailleurs, Ana Tot avance à différents endroits de Méca des propositions qui, réunies, interrogent une vision du monde. Ainsi, du statut du ‘’je’’, donc de l’humaine condition : partant de « nous ne créons rien », elle aboutit à « Nous sommes le poids d’un passé qui contient présent et avenir. […] Tout est passé, joué, donné, produit. » S’interrogeant sur ce qui peut être cherché par chacun de nous, qui manquerait, la narratrice affirme « personne, moi pas davantage qu’un autre, ne manque à quoi que ce soit » — ce qui ne peut en effet être discuté et conduit à conclure que « c’est rien qui manque », donc on ne peut que chercher rien… Etc.
Ces considérations importent, mais ne sont pas ce qui retient d’abord. Le lecteur est plus immédiatement sensible au fait d’être emporté dans un labyrinthe de mots et d’être contraint de relire pour saisir le fonctionnement d’une rhétorique souvent subtile. Emporté aussi dans la jubilation d’une écriture qui joue sans cesse avec la syntaxe ou, parfois, avec des consonances en série : « Breloques, bibelots, babioles ! mes bibles, mes bribes, mes billes ! Mes mots, mes mottes, mes montres… » Et séduit par un lyrisme discret, quand la narratrice, à plusieurs endroits, se dédouble, alors « L’une repose sur le lit de mes jours. L’autre s’enflamme / [sur le bord de mes nuits] ».On relit plusieurs fois ce petit livre foisonnant de vie et l’on remercie Le Cadran ligné de l’avoir publié.
Ana Tot, Méca, Le Cadran ligné, 2016, 72 p., 13 €.
Cette recension a été publiée sur Sitaudis le 21 septembre 2016.
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