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18/06/2020

Antoine Emaz, Personne : recension

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Le livre reprend quatre poèmes, dont trois parus chacun en édition limitée — deux en 2017, un en 2018 — le dernier dans une anthologie en 2018, et un poème plus ancien (1996), "Personne", lui aussi publié en tirage limité. Il s’ouvre par la question « et donc là qui », à laquelle Antoine Emaz refuse, comme il l’a toujours fait, « d’aboyer / moi moi moi ». Ce n’est pas nier la présence de celui qui écrit mais rappeler qu’il est, d’abord, comme « chaque un », « paquet de viande / bardé de peau » ; le "je" n’est pas ce qui importe, ici mis de côté, sous la forme « j’euh » ou placé entre deux termes — « quelqu’un je ou / personne » — qui renvoient à ce qui est le plus général, comme le "on", toujours adopté dans les poèmes. Refuser l’effusion n’est pas effacer le corps, qui sera « debout / parmi les corps-mots qui bougent » ; il s’en faut d’une lettre pour que l’on entende "corps-morts". Outre "debout", le lecteur reconnaît dans ce premier poème d’autres mots propres à Antoine Emaz, "mur" et, qu’il retrouvera sous une autre forme dans les poèmes récents,  le couple "dans (dedans)" / "dehors".

Il s’agit toujours de tenter de restituer quelque chose des émotions à partir de la saisie de la réalité extérieure, non de s’épancher, c’est par ce qu’il retient des choses vues que le sujet apparaît. Le poème "Passants" en est un exemple ; contrairement à la passante dont l’œil « fascine » Baudelaire ("À une passante") et qui suscite chez le "je" des images amoureuses, les passants sur la plage n’ont pas de visage, « passants / rien d’autre », et c’est la désignation elle-même qui entraîne des images et le retour aux « passés », ces temps retrouvés avec « l’œil dedans » : la scène du dehors, elle, est « vide, à nouveau ». À partir des mouvements du dehors naissent plus ou moins vivement des traces du vécu et, comparables aux mouvements des vagues à marée basse quand elles ont perdu leur « énergie », « les êtres passés » qui reviennent à la mémoire sont devenus des « ombres », les images donnent fugitivement l’illusion qu’on revient dans un autre temps, mais seules les vagues « effacent ramènent », parce que « les mêmes / pas les mêmes ».

La mer, le sable et le vent sont les motifs des poèmes des dernières années d’écriture. L’espace se définit fortement par sa stabilité — le sol « serré / sous le pas » —, familier, rassurant parce que paraissant toujours identique à lui-même, les pas s’impriment dans le sable, disparaissent avec les vagues et il suffit de reprendre la marche pour qu’ils soient à nouveau visibles. Ressassement, toutes choses semblant ne jamais se transformer, « sable mer ciel » identiques ici ou ailleurs, ce qui accroît le sentiment d’être seul, dans la solitude, au milieu du paysage. Quand on passe de la plage à la page, les mots échouent à restituer l’apparence d’immobilité du paysage, il est là et cependant manque ce qui le fait vivant, il est maintenant « un lieu sûr sans lieu / nulle part / ici », on peut le répéter mais le vent — le mouvement de la vie —   y sera toujours absent.

C’est le mouvement du vent dans des branches, alors images du désordre, qui fait aussi surgir, elles aussi désordonnées, les images du passé, fouillis, avec tout ce qui aurait dû être dit. Rien de ce qui a été vécu ne peut être retrouvé par les mots, de quelque manière que ce soit, et c’est cette illisibilité qui domine quand on cherche à classer ce qui fut, parce que « passent la vie et le sable des gens ».

Quelque chose de la maladie d’Antoine Emaz passe dans les poèmes, mais ce ne sont pas tant les défaillances du corps, la difficulté à se déplacer normalement qui l’indiquent que le sentiment de ne pouvoir restituer ce que le regard perçoit, « on ne sait plus // sans avoir peur », ou de ressaisir autre chose que des bribes dans la mémoire. De là sans doute dans un poème la reprise de la fin du premier vers, « tristesse étrange », de "Semper eadem" de Baudelaire. "Plein air" s’ouvre aussi avec Baudelaire, les premiers mots, « long linceul », venus de "Recueillement" ; "linceul" est, plus avant dans le texte associé à « suaire » ; ces mots sont liés à la mort, tout comme la proximité ensuite de "linge" et de "face" — comment ne pas penser au Christ ? Mais que la vie s’éloigne semble s’inscrire dans la construction même des séquences du poème : le verbe en disparaît presque complètement, comme dans ce fragment, « mots face rien dans leur peu presque vide bleu ». L’allitération du début (rare chez Antoine Emaz), « le bleu du linge qui bat l’air là », est comme un adieu aux ressources de la langue pour le choix d’un dépouillement beckettien, bien lisible dans la fin du poème, « de l’air au bout rien d’être que bruit de langue qui passe dans le vent sous le ciel // c’est encore dire ».

La préface de Ludovic Degroote n’est pas seulement l’hommage d’un ami ; reposant sur une connaissance approfondie des livres d’Antoine Emaz, elle y situe précisément les poèmes de Personne et, suggérant sans pesanteur une interprétation, elle est une invitation à explorer une œuvre brutalement interrompue.

 

Antoine Emaz, Personne, éditions Unes, 2020, 64 p., 16 64 p., 16 €. Cette note de elcture a été publiée par Sitaudis le 27 mai 2020.

08/06/2020

Kafka, Journaux : recension

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Robert Kahn, disparu le 6 avril, avait traduit pour le même éditeur À Milena(2015) et Derniers cahiers (2017). Le lecteur avait découvert sous le titre Journal, en 1954, la traduction de Marthe Robert*, du texte établi et expurgé par Max Brod, mais traduction faite aussi pour certains fragments en partant de l’édition anglaise. Robert Kahn a tenu compte de tous les textes contenus dans les cahiers, traduisant à partir de l’édition critique allemande qui reproduit les manuscrits de Kafka ; il n’a donc pas exclu les ensembles narratifs, achevés ou non, mêlés au texte autobiographique — ne serait-ce que pour mieux comprendre les commentaires qu’en fait parfois Kafka à leur suite. Par ailleurs, de nouvelles études ont conduit à modifier la chronologie. Enfin, un autre regard était aussi nécessaire pour restituer le style de Kafka, qui ne songeait pas du tout à ce que ces écrits soient un jour publiés.

C’est là un aspect important qui apparaît à la lecture des Journaux. Souvent — et surtout quand un "journal" est publié du vivant de son auteur (sous ce titre ou non) — le lecteur a longtemps eu devant lui un écrit nettoyé, qui ne pouvait choquer au regard des normes sociales en vigueur : on pense par exemple au Journal de Jules Renard revu et corrigé par son épouse avant publication. Les Journaux de Kafka regorgent de phrases inachevées (« Par la fenêtre du coupé »), de phrases elliptiques qui n’ont de sens que pour leur auteur, de notations parfois acides à propos de ses amis, tel Max Brod dont Kafka regrette la « mesquinerie de comptable », se promettant d’ouvrir « un cahier spécial sur [s]es rapports avec Max ». Kafka ne distinguait pas ce qui concernait sa vie intime, sociale, et les fictions qu’il écrivait dans ses cahiers : ils étaient un lieu d’essai et on y lit des débuts de nouvelles, parfois repris, prolongés et abandonnés, ou écrits d’un seul jet comme Le Verdict : « dans la nuit du 22 au 23 [septembre 1912] ». C’est alors un moment heureux, où il éprouve, écrit-il, « terrible tension et joie (...) comme si je fendais les flots ». Il commente d’ailleurs de temps à autre ce que représente pour lui ce que sont ces cahiers.

Le Journal contient une partie des matériaux qui pourraient conduire à rédiger une autobiographie, ce qui « serait une grande joie », mais ce projet à peine évoqué n’a jamais eu de suite. Surtout, s’assujettir à écrire régulièrement dans un cahier est un pis-aller nécessaire quand il ne peut travailler à une autre forme d’écriture (« Je n’abandonnerai plus le Journal. Je dois me tenir fermement ici, car je ne peux qu’ici », 10/12/1910). L’écrit a alors une fonction de repère ; il est relu pour des raisons pratiques : des extraits sont choisis pour être lus à Max Brod, tout en sachant qu’ils n’ont pas de « valeur particulière », d’autres « dans le but précis de [s]e faciliter le sommeil ». Il est relu aussi plusieurs fois pour retrouver des moments du passé et des allusions sont faites à un « vieux carnet de notes », à de « vieux papiers », ou encore parce qu’il peut en tirer « une sorte d’intuition quant à l’organisation » de sa vie. Mais dans les moments de dépression, une notation à propos de son emploi du temps lui apparaît une « observation ridicule » et, au sanatorium à la fin de l’été 1913, il n’a « même plus envie d’écrire un Journal » tant cette pratique accroît sa « tristesse. »

L’état d’abattement bien réel que connaît Kafka n’est pas constant, il est d’abord provoqué par le regard qu’il porte sur son corps. Dans les premières pages du premier cahier (1910), il rapporte que s’il trouve agréable de se toucher les oreilles, il note aussitôt « le désespoir que me causent mon corps et l’avenir avec ce corps ». Les remarques négatives abondent pour qualifier ce corps, les moins acides le voient « provenant d’un débarras » ou comme « un tas de paille ». C’est un corps malade, atteint de la tuberculose, un corps aussi qui n’est pas du tout à l’aise sexuellement : ce n’est pas hasard si, par exemple, décrivant un acteur, il insiste sur sa « puissance sexuelle », s’il décrit le viol de la jeune servante d’une auberge par un "il" qui pourrait lui ressembler. C’est également un corps qui ne trouve que rarement le sommeil, souvent plusieurs jours de suite. On ne relève qu’une seule remarque positive, il a « cessé d’avoir honte » de son corps, au moins quelque temps, quand il a fréquenté les piscines. Ce fort rejet a évidemment des conséquences dans ses relations, très complexes, avec les femmes, question qui demanderait à être suivie dans les Journaux. Kafka balance entre les amours sans lendemain et le mariage ; à propos de prostituées vues dans une rue, il écrit, « Passer près d’elles m’excite, cette possibilité lointaine, mais toujours présente, d’aller avec l’une d’elles » ; à l’inverse, après quelques jours à Marienbad avec Felice, qu’il connaît depuis cinq ans, le ton est négatif : il n’a pas supporté la vie commune et résume elliptiquement : « Nuit malheureuse. Impossibilité de vivre avec F. Vie en commun insupportable avec quiconque ». Il lui arrive de s’exalter à l’idée d’être amoureux (« que ne ferais-je ») tout en avouant ailleurs qu’il comprend l’amour « à peu près autant que la musique » — donc, pas du tout.

Un regard apaisé sur lui-même existe cependant lorsqu’il lit ce qui le passionne (par exemple Gœthe ou des ouvrages sur l’histoire du judaïsme), fréquente le théâtre, et notamment les troupes juives, assiste à des conférences qui l’intéressent : après l’une de Richepin, il note « Je ne pensai pas à mes souffrances et à mes soucis. » Ce qui est destructeur et qui agit sur son corps, c’est l’impossibilité d’écrire comme il le voudrait, ce qu’il affirme à l’ouverture du premier cahier (« mon incapacité à écrire »), opposant « la vraie vie », c’est-à-dire « un travail littéraire » à son poste au bureau. Au cours des années, il a relevé les moments où il est incapable d’écrire, d’où le sentiment de perte de soi, « le vide, l’absence de sens, la faiblesse » (3 mai 1915). Par ailleurs, il analyse avec acuité en quoi l’écriture peut lui permettre, écrit-il, « d’extirper complètement de moi tout mon état de peur et, de même qu’il vient des profondeurs, de le déverser dans la profondeur du papier » et, plus avant, précise qu’il faut « s’abandonner à l’inconscient, qu’on croit lointain, alors que précisément on s’y brûle ». Cette clairvoyance ne suffit malheureusement pas pour trouver un équilibre et les dernières pages des Journaux sont à cet égard un exemple de lucidité ; conscient de la destruction progressive de lui-même, Kafka songe à l’enfance perdue, « appel de la vie », à son effondrement (« incapable de tout sauf d’avoir mal » 12/06/1923), mais un peu plus tôt (27/01/1922) rappelle ce que peut être l’écriture : « Consolation de l’écriture : étrange, mystérieuse, peut-être dangereuse, peut-être libératrice. » C’est peut-être la certitude de ne pas surmonter son sentiment de vide qui, progressivement, conduit Kafka à abandonner le Journal ; aux notations suivies et abondantes de 1910 à 1915 succède leur raréfaction : on passe du 29 février 1920 au 15 octobre 1921, et l’année 1923, la dernière, ne compte que trois mentions. Parallèlement, plusieurs textes paraissent entre 1913 et 1922, dont La MétamorphoseLa colonie pénitentiaireUn champion de jeûne.

Il est d’autres aspects de la vie de Kafka, lisibles dans son Journal, que l’on pourrait reconstituer : son intense activité de lecteur, sa fréquentation du théâtre juif, des acteurs et du yiddish, ses réunions fréquentes avec un cercle d’amis, son intérêt constant pour la Palestine — il ne faut pas oublier, aujourd’hui, que des communautés juives y étaient installées et que Tel-Aviv a été fondé en 1909. Les notes (650 à propos des Journaux) sont indispensables pour comprendre l’importante vie intellectuelle de Kafka et de la communauté juive de Prague, mais pas seulement, c’est toute une époque de la culture allemande qu’évoquent les dizaines de titres d’œuvres, de noms de personnes et de lieux. Robert Kahn, pour la quatrième de couverture, présente les Journaux comme « le cœur de l’œuvre de Kafka : le lieu où les frontières entre la vie et l’œuvre s’évanouissent ». Ne serait-ce que pour cette raison, leur lecture est passionnante.

* Cette traduction a été reprise en édition de poche. Sous le titre Journal intime, Pierre Klossowski avait traduit (1945) des fragments des cahiers tenus par Kafka.

 

Kafka, Journaux, première traduction intégrale par Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, 848 p., 35 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 4 mai 2020.

28/05/2020

Cédric Demangeot, Le Poudroiement des conclusions recension

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   Le poudroiement des conclusions — titre aussi de la cinquième partie du livre, la plus développée — mêle remarques, réflexions, injonctions (« Heurte en toi ce qui se peut »), aphorismes, poèmes à propos d’un poète (Tsvetaeva) ou non, journal sans date, commentaires critiques et citations. Les noms sont abondants dans la première partie, "Lire dans le noir", à partir desquels le lecteur construit une bibliothèque ; à côté de Jacques Dupin, très présent, les noms d’Essenine, Proust, Cendrars, Svevo, Pizarnik, Mathieu Bénézet, Lautréamont, Rosewicz, Guy Viarre, Rodrigue Marques de Souza, etc., et la littérature tchécoslovaque, familière à Cédric Demangeot, Kafka, Richard Weiner, Jakub Deml...

   On revient toujours à la question, à vrai dire difficile à résoudre de la lecture de la poésie, de la littérature, question trop liée au dépeçage scolaire (ou non) des textes. C’est pourquoi la poésie de Guy Viarre est importante aux yeux de Demangeot, « elle guérit violemment le lecteur de cette manie de passer le poème à l’interrogatoire ». Lire dans le noir, c’est être totalement absorbé, « disparaître » dans sa lecture, de sorte que cette lecture en vienne à « nourrir le livre », donc à le réécrire en le lisant. C’est rejoindre en partie une pratique que cherchent à répandre des enseignants poètes comme Serge Martin, pour qui il faut apprendre à lire autrement ; en abandonnant le commentaire, on cherche à ré-énoncer les textes, « à les faire siens dans sa propre voix, sa propre manière de vivre, son propre corps. (1) ». La lecture, donc, comme expérience particulière, liée intimement à l’écriture — que l’on écrive soi-même ou non ; mais pour Demangeot, ce lien est plus complexe, la disparition dans la lecture est indissociable de l’entrée de tout sujet dans la langue : alors on est « dans l’intimité de personne [...] on est avec personne ». Ce n’est pas hasard si une fiction récente de Demangeot a pour titre Pour personne. Cela ne signifie évidemment pas que le livre est détaché de toute réalité.

   Si Jacques Dupin est commenté et souvent cité, c’est parce qu’il est l’un de ceux qui mettent au jour « ce qui, dans la langue maternelle, nous est étranger ». Sa relation aux mots s’apparente à celle entretenue par le sculpteur avec le fer ou le bois : ce à quoi le sculpteur aboutit n’a que des rapports éloignés avec le matériau de départ et, de manière analogue, le matériau langue est travaillé pour que le poème soit « rythme et lieu d’un combat », et c’est par ce travail qu’on parvient à « la connaissance intime (...) / de ce qui n’a pas de nom ». Mais si l’on admet que la société repose sur la parole, l’écriture, quand elle n’est pas d’information, sépare ; pour Demangeot, elle est proprement « expérience d’exil et d’enfermement », et il y a dans son écriture une volonté de rompre avec ce qu’est la société : écrire, lire, pour « ne pas crever asphyxié par le monde ».

   Cependant, ce qui est écrit et publié devient partie de la littérature, quel que soit le refus exprimé et Demangeot dit fermement qu’écrire a pour lui un autre but, « L’écriture, la poésie, la littérature : en soi, je m’en fous. Tant que je n’aurai pas compris comment vivre la vie, aucun autre travail, aucune autre question ne saura me retenir ». Mais l’écriture peut-elle « sauver la vie » qui est « invivable » ? La réponse est ambiguë ; certes, elle aide sans doute à supporter le réel, le chaos en donnant un peu de sens à ce qui est d’emblée incohérent, sans pourtant permettre une continuité et faire que l’on se retrouve entier dans le monde et s’accepte. Aimer la vie : sans doute, « sous la forme d’un arbre ou d’un chien ». On lit, me semble-t-il, la difficulté de construire une unité de la vie, autant dans la construction même du livre que dans des propositions où la relation à l’Autre est dite impossible ; si l’on se souvient d’André Breton en lisant « Je n’aime plus que l’amour », la suite est loin de lui, « L’amour sans le monde. L’amour sans personne ».

   Pourquoi écrire encore si dominent le « désastre », le « laid » qui peut faire mourir, si à regarder l’Autre on ne voit plus qu’un « sa peau et ses os — raclés de temps » ? Si le poème peut et, donc, « doit témoigner de tout », l’écriture prend un sens en ce qu’elle donnerait à saisir les racines du désastre. Depuis toujours, rappelle Demangeot, le politique a été l’ennemi de la poésie, « c’est pourquoi la poésie ne peut pas faire comme si le politique n’existait pas », et il résume brutalement ce qui commande aujourd’hui selon lui la vie des hommes « prêts à pisser du pétrole » :

                  la chirurgie

                  de destruction

                  de masse : un noir

                  usinage des corps —

                  et l’anéantissement de l’esprit

 

 Ce n’est pas une issue qu’espérer « se dissoudre (...) dans le poudroiement des conclusions ». Peut-être la trouvera-t-on dans le livre avec la récurrence du mot "neige" : la neige recouvre tout — et tout ensuite peut recommencer. Alors le sujet peut se défaire de ce qui l’encombre et sortir provisoirement du temps, comme ce "je" des dernières lignes, « Je suis nu, je m’endors, il neige ».

Les cinq dessins d’Ena Lindenbaur qui ouvrent chaque partie, comme celui de la couverture, accompagnent très exactement le texte de Demangeot : traits voulus maladroits pour des corps qui se défont — toute la difficulté d’être là, en ce monde.  

                 

  1. Serge Martin, Poétique de la voix en littérature de jeunesse Le racontage de la maternelle à l'université, 2014.

Cédric Demangeot, Le poudroiement des conclusions, dessins d’Ena Lindenbaur, L’Atelier contemporain, 2020, 162 p., 20 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 24 avril 2020.

 

02/05/2020

Paul Valet, La parole qui me porte et autres poèmes

Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, recension

 

Le livre rassemble plusieurs titres, Lacunes (1960), Table rase (1963), La parole qui me porte (1965) et Paroles d’assaut(1968), choix heureux qui donne à lire un ensemble cohérent. On peut espérer que cette édition de poche fera sortir Paul Valet de l’ombre : estimé de Guy Lévis-Mano, René Char, Henri Mi chaux, Cioran, Maurice Nadeau, par Jean Dubuffet pour sa peinture et Yvonne Zervos qui l’exposa, salué par Jacques Lacarrière (Paul Valet, Soleil d’insoumission, 2001), il reste encore méconnu. Certains l’ont découvert grâce à ses traductions du poètes russes, Joseph Brodski en 1963 (Seize poèmes) et Anna Akhmatova en 1966 (Requiem). Il faut peut-être lire la préface de Sophie Nauleau avant les poèmes pour faire un peu connaissance avec un homme dont la vie et l’œuvre sont hors des sentiers battus.

Né Grzegorz Szwarc en 1905 dans une famille juive en Pologne, il passe son enfance en Russie, d’où la révolution d’Octobre 1917 oblige sa famille à s’exiler, en Pologne puis en France en 1924. Devenu Georges Schwartz, il entreprend des études de médecine, est naturalisé français en 1931 — ainsi que Chaïa Tenenbaum, épousée l’année précédente —, devient médecin en banlieue ouvrière, à Vitry-sur-Seine où il vivra jusqu’à sa mort. Sauf pendant la guerre où, après sa démobilisation, il est l’un des organisateurs de la Résistance en Haute-Loire et dans le Cantal avec le mouvement "Libération". En 1945, il apprend que père, mère et sœur sont morts à Auschwitz. Il commence à écrire et choisit le pseudonyme de Paul Valet, expliquant en 1963 dans un entretien : « je ne suis pas libre d’écrire ce que j’écris. La pensée va au-delà de la parole et, pour exprimer ma pensée, il faut que je la soumette aux lois de la parole. Je suis donc le valet de la parole, le valet de la poésie. Et puis au Moyen Âge, un valet c’est un jeune homme chargé d’un noble service. C’est joli, non ? » (1)

Les vers de Paul Valet, une large partie d’entre eux du moins, évoquent l’art classique de la maxime par leur concision, leur caractère synthétique, leur autonomie aussi ; souvent réunis en distiques, ils ne nécessitent pas a priori d’être lus avec un contexte, comme par exemple : « Chacun porte son vide / Où il peut ». La lecture s’arrête pour saisir ce que remue en soi la proposition, mais on rassemble progressivement dans l’ensemble du livre tout ce qui est relatif à l’absence, au vide, motif récurrent, et l’on revient à ces deux vers. Motif récurrent, dont l’énoncé est parfois repris sous une forme un peu différente dans le même livre ; dans Lacunes, le fort sentiment que la vie de l’homme compte pour peu entre deux bornes est exprimé à deux endroits : une première fois avec l’image traditionnelle du passage, de la porte, « La naissance et la mort / Deux portes siamoises », une seconde fois en rapprochant plus brutalement les deux moments, le début et le terme venant presque à se confondre, « Avant ma naissance / J’étais déjà mort ». La thématique du vide, si présente, est fondée sur l’expérience personnelle douloureuse, mais perçue comme propre à toute vie humaine ; de là des vers qui n’ont rien d’énigmatique, comme « Depuis des millénaires / Je mâche le même refrain ».

D’autres énoncés ont également une portée générale, présentant le sort commun comme une épreuve, quelle que soit la manière de vivre, « J’ai deux pieds / L’un patauge dans la boue / L’autre dans l’abîme ». Personne ne peut échapper à l’absence d’horizon et l’universalité de ce destin clairement exprimée, « Chaque homme est traversé / Par une voie sans issue ». C’est souvent avec la forme de l’aphorisme qu’est ôtée la possibilité d’un mouvement vers l’Autre, « Les pensées les plus tendres / Pourrissent les premières ». Dans l’univers de Paul Valet, on est toujours confronté au vide de l’existence ; l’un des très rares poèmes, titré "Liberté", l’élément naturel, vu positivement, qui apparaît est aussitôt présenté comme interdit,

À l’orée de la liberté
L’herbe se fait haute
Parfumée
Tendre
Infranchissable

Comme si l’humain n’avait, ne pouvait concevoir d’autre perspective dans sa vie que la mort ; au cogito, ergo sum cartésien, est substitué « Je péris / Donc je suis ».

On ne peut s’empêcher de lier ce lyrisme douloureux de Paul Valet aux tragédies de l’histoire qu’il a vécues, non qu’il y ait "témoignage" dans sa poésie, mais la disparition de ses proches, plus largement les camps d’extermination, constituent un arrière-plan, « tant entendu que le drame personnel est devenu exemplaire. Écrire « Je suis habité par les morts / Nourri, lavé, soigné par les morts » à la fois renvoie à un vécu et rejoint autour du motif de la mort la poésie de la fin du XVIe siècle.

Le passé, ce sont d’abord les morts, ce qui a construit celui qui écrit, « Débris de mémoire / En quête de l’oubli » ; la réalité de l’absence ne peut être annulée, cependant s’il écrit « Je suis le Valet / De l’éternel malade », ce n’est pas pour céder à un quelconque repli sur soi : avoir la certitude du vide mais affirmer « Mon destin / Le refus de l’Abri ». La parole qui me porte est aussi le titre d’un poème dont un vers (devenu le titre d’un autre livre) est un programme positif, « Que pourrai-je vous donner / De plus grand que mon gouffre ». L’art poétique de Paul Valet repose sur le refus du détour, sa poésie est une « Réponse à l’existence » et exprime sa volonté de trouver une « place pour le cri ». Il s’agit bien de comprendre, de faire comprendre ce qui guide l’écriture, rien ne pouvant effacer « la détresse / de celui qui voit ». Paul Valet note dans un poème, "Art poétique", « L’épouvante attend / Que je vienne lui rendre la parole ». C’est pourquoi il lui est difficile de trouver les mots pour restituer quelque chose de la perte, du « naufrage ».

Cette poésie exigeante n’hésite pas à jouer avec des expressions courantes, donnant vigueur au propos (« Les murs écroulés / Ont perdu leurs oreilles », « Les poètes aboient / La poésie passe », etc.), cependant les clins d’œil ou les jeux rhétoriques sont rares. On trouvera quelquefois l’emploi de l’anaphore, quelquefois des oppositions de sens (en liberté-sauvages). Quand dans un vers des mots riment entre eux, Paul Valet exprime alors avec concision ce qu’il souhaite que soit sa poésie :

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Resterai-je toujours votre valet ?

 

* Entretien avec Madeline Chapsal, L’Express, 15 août 1963, repris dans Paul Valet cahier dirigé par Guy Benoît (Le temps qu’il fait, 1987), cité par S. Nauleau.

Paul Valet, La parole qui me porte at autres poèmes, préface Sophie Nauleau, Poésie / Gallimard, 2020, 224 p., 7, 50 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 30 mars 2020.

24/04/2020

Simone Debout et André Breton, Correspondance 1958-1966

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Une carte postale ancienne ouvre le livre, c’est une vue de la statue de Fourier, inaugurée en 1899 boulevard de Clichy et fondue par le gouvernement de Vichy en 1941 : il n’en reste que le socle.... Fourier est le sujet principal de cette correspondance et de l’essentiel des annexes. Pourquoi s’est faite la rencontre entre l’écrivain et la professeure de philosophie ? Simone Debout, qui vivait à Grenoble, préparait une thèse sur l’éducation sociale chez Fourier ; André Breton, qui était parti aux États-Unis en 1940, y avait découvert Fourier et, de retour en France en 1946, y avait publié son Ode à Charles Fourier(1947). Simone Debout, qui connaissait bien l’œuvre du poète, lui avait remis en 1958 une partie de son travail. Suivront une correspondance et des rencontres.

Breton ne cache pas son enthousiasme à la lecture des pages de la thèse et pense que l’ensemble achevé pourrait « provoquer, en faveur de Fourier, un vaste courant attractif », mouvement qui, à ses yeux, importe pour « l’avenir du monde ». Il propose à Simone Debout de publier un fragment important de sa thèse dans Le surréalisme, même et lui envoie un exemplaire de la revue 14 juillet. « Je l’ai lu comme on retrouve un air natal ! », écrit-elle en retour, appréciant le portrait de Fourier, un article de Claude Lefort, un témoignage de Robert Antelme,  « la violence » de Marguerite Duras. 

Cependant, elle déplore « l’inflation verbale » de Dionys Mascolo et Jean Schuster dans un envoi spécial de la revue, en date du 21 septembre 1958, c’est-à-dire le jour du référendum qui fondait la Ve République ; elle qui avait été une grande résistante analyse ce que représente la venue de De Gaulle (« accident du pourrissement socialiste ») au pouvoir et insiste sur la nécessité  de lire les événements sans tout confondre : « je ne crois pas que des exigences politiques puissent être "sans date" » ; leçon pour ceux qui appellent à la résistance à De Gaulle de la même manière qu’il y avait eu le refus de Pétain. Simone Debout, consacrant l’essentiel de sa lettre — c’est la plus développée — à cette question politique (« je ne voulais pas vous donner à demi mon impression »), montre là la fermeté de son engagement dans la société. Elle constate qu’en 1958 « le socialisme ne vit plus vraiment en France » et, dans une autre lettre, elle met son espoir dans la diffusion de l’utopie fouriériste qui, pour elle comme pour Breton, « peut être chargée de puissances à venir ».

La pensée de Fourier et les travaux qu’y consacre Simone Debout sont bien au centre de cette correspondance. Quand André Breton regrette le format trop petit des caractères pour la publication du fragment de thèse, il demande en même temps un autre extrait pour le catalogue de l’exposition internationale du surréalisme de décembre 1959. Simone Debout accepte, satisfaite de la première publication : « Je souhaiterais donner faim de connaître cet étrange génie ». Elle participe en 1961 à une livraison de la Revue internationale de philosophie, éditée en Belgique, consacrée à Fourier — elle enverra en 1962 le numéro à Breton en y ajoutant des inédits. Elle est chargée, la même année, de préparer la réédition du livre majeur de Fourier, La Théorie des quatre mouvements : elle envoie le texte mis au pont aux éditions Jean-Jacques Pauvert en août et son introduction un peu plus tard — mais le tout ne sera mis sous presse qu’en 1964. 

La correspondance, cependant, aborde d’autres sujets. L’engagement politique de Simone Debout et son amitié avec des membres d’Action poétique, la conduisent à demander une collaboration à André Breton pour un numéro de la jeune revue autour de la guerre d’Algérie, « ils seraient très heureux d’avoir un texte de vous » — mais il répond, justement, que le délai de remise du texte est trop court. À partir de l’intérêt pour Fourier, des liens se sont construits et Simone Debout confie à l’écrivain qu’elle admire les difficultés de sa vie : la maladie de son mari, la sienne qui nécessitera une opération, l’éducation d’un fils hors des normes — ce qui lui fait un jour écrire « je n’ai plus de réserve pour les instants possibles de vraie vie ». Elle fait aussi part des moments heureux, comme la découverte de ce moment où l’on voit, une fois tous les quatre ans au printemps, « la graine [des sapins] fuser de toutes les branches » ; André Breton retient le récit et le publie peu après dans la revue Bief. À diverses reprises, elle l’invite à venir près de Grenoble, notamment pour chercher des agates roulées, la dernière fois en mars 1966 ; André Breton, affaibli, ne répond pas, il meurt le 26 septembre.

Le volume est augmenté de textes de Simone Debout, d’abord d’un Mémoire d’André Breton à Charles Fourier, la révolution passionnelle. L’ensemble aide à comprendre ce qui a passionné André Breton à la lecture de Fourier. Simone Debout relate sa découverte de l’utopiste, grâce à Fernand Rude, historien des mouvements sociaux, « c’est aux clartés mobiles des passions — l’amour — que j’ai lu Fourrier ». Elle décrit ce « théâtre muet » qu’était le bureau d’André Breton, « voyage dans le temps, dans les profondeurs de la vie et de l’art », et suit l’évolution politique de l’écrivain jusqu’à son rejet du système soviétique et l’écriture de l’Ode à Charles Fourier. Elle analyse précisément des fragments du poème et, parallèlement, des éléments de l’utopie de Fourrier ; retenons que pour lui le péché originel existe, c’est le fait qu’un homme a rendu esclave un autre homme ; se libérer de cette sujétion ferait retrouver le vrai sens du travail, le « plaisir de se transformer en transformant le monde ».

Dans un dernier ensemble, Simone Debout rapporte quelques moments de son activité  dans la Résistance, que l’éditeur de la correspondance précise, en rappelant que « Debout » a d’abord été le pseudonyme de son mari, Ludwig Oleszkiewicz, lui aussi engagé contre l’occupation allemande. Florent Perrier donne par ailleurs pour chaque lettre les éléments contextuels à la fois nécessaires à la compréhension de ces échanges anciens et les rendant vivants ; les illustrations (nombreuses photographies, fac-similés de lettres, reproductions de couvertures d’ouvrages, de tableaux ; etc.), comme dans chaque livre des éditions, remplissent les mêmes fonctions.

Simone Debout et André Breton, Correspondance 1958-1966 , édition Florent Perrier, Claire Paulhan, 2019, 288 p., 35 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 25 mars 2020.

 



 

16/04/2020

Pierre Alferi, chaos : recension

pierre alferi,chaos,recension

divers chaos réunit des poèmes écrits ou publiés au cours des années 2000 (un seul ensemble date de 1993), sous une autre forme ou dans un autre contexte pour des poèmes isolés — par exemple, un hommage à Jude Stéfan édité isolément (ink, 2011) est intégré dans la sirène de satan. Le titre — chaoss’emploie rarement au pluriel(1) — insiste aussi bien sur la diversité des ensembles que sur la mise en question de normes formelles admises et, par ailleurs, sur l’état de la société, image du désordre.

Le premier chaos, c’est celui que retiennent les poèmes d’ouverture ; et la rue(2018) présente une vue de la ville — Paris — aujourd’hui et questionne la difficulté à restituer la réalité : comment le mot "violence" peut-il suffire à dire ce que sont les opérations de police ? La violence de l’État prend des formes diverses, visibles, abandonnant les plus pauvres, les migrants dans la rue ; aussi

la honte nous survivra
nos descendants diront
enjambaient des corps
longeaient des familles à terre
pour faire leurs courses

Alferi brise la syntaxe, ici et dans d’autres poèmes, pour que la violence dans la réalité quotidienne soit inscrite dans la langue. Le désordre s’impose à d’autres niveaux, les changements affectent la manière d’habiter la ville et rejettent à l’extérieur une partie de la population (« on va / vivre plus loin »). En même temps c’est « la laideur sans frontières », l’importance des "jeux du cirque" avec des « projecteurs / plus haut que les flèches / de leur dame », la transformation de la nourriture (« les churros les burgers »), la surveillance permanente (« souriez / vous êtes filmés »), les pratiques à la mode et leur vocabulaire (« phyto chéro déco bio »), l’omni-présence des médias (« les nouvelles nouvelles »). La « métaphore du vide » est prolongée par l’existence des parcs dits de loisir, celui de Disney et « son univers impitoyable- / ment fluide ». Monde du leurre et de la suffisance dans lequel les assis « mangent des huîtres sous faux modigliani ».

Rien d’heureux dans ce tableau, encore assombri dans rue des deux-gares. Le premier poème donne le nom de quelques médicaments antidépresseurs et, progressivement, s’impose l’image d’un monde sans assise ; on voit « une vieille qui pisse / un allemand fou aux urgences / qui hurle je suce je suce ». Dans la sirène de satan (2019) c’est encore un monde de semblant qui est présenté, où « chacun trouve un équilibre / sans se soucier des autres » : « vivre sépare ». La violence n’a rien de symbolique — on peut compter « le nombre d’éborgnés chez les manifestants » — et il faut (et l’on peut) écrire à propos de la réalité de la société, « un poème qui touche / la crasse ». Poésie non pas "engagée", mais contre le chaos pour que chacun « lève / les yeux vers le / dégagement / qui rend la ville / propre à de nouveaux / usages d’utopie ». L’écriture permet de construire un cadre pour saisir quelque chose de la réalité, dire le chaos pour imaginer ce qui pourrait être autre.

En se souvenant cependant que le sens, des mots comme des choses, échappe souvent, comme tel graffiti sur un mur : une injonction peut être claire (« rappelle-toi beryllos »), mais ni le destinateur, ni le destinataire, ni le contenu de ce qui est à se remémorer. Cette question du sens est une de celles abordées dans un livre de Jacques Derrida (La Carte postale, 1980), cité par Alferi (« chez nous tous les messages / dépassent leur cible / je n’oublie pas la carte / postale de mon père »). On peut orienter le sens de la lecture d’un énoncé grâce notamment à l’emploi de paronomases (« l’arrêt alité », « des gafa gaffe à », « l’intime mité », etc.), ou par le rejet (« la rentrée des classes / sociales »). On s’arrêtera aussi à la manière dont est travaillée une forme traditionnelle, le sonnet.

Écrire l’histoire du sonnet, ce serait sans doute retracer les transformations du modèle pétrarquiste et du modèle français jusqu’aux sonnets en prose de Roubaud. Pierre Alferi, lui, abandonne la langue et propose un sonnet en 14 dessins, sonnet que l’on peut reconnaître de forme shakespearienne : (ABBA) x 2 CDCDEE — cette forme est aussi celle de quelques pièces (dont la première) des Holy sonnets de John Donne (2). Des personnages en noir au premier plan dans la première image sont en grisé dans l’image, vue comme dans un miroir, qui "rime" avec elle, et ceux au départ en grisé viennent alors au premier plan ; ils sont en mouvement dans les "quatrains", plutôt immobiles dans les "tercets". Une simple description du dispositif montre donc que les règles sont respectées si l’on accepte l’équivalence une image = un vers. Cependant, on est loin du projet des poètes du XVIsiècle pour qui le sonnet visait à illustrer les ressources de la langue ; ici, le lecteur peut commenter l’attitude des personnages (coureur, lutteurs de sumo, femme aux seins nus sur un piédestal, équilibriste, etc.) sans qu’il soit possible d’introduire une continuité propre au genre : c’est le contenu même du mot "sonnet" qui vacille.

D’autres ensembles mêlent texte et dessin. Algologie est écrit à partir de dessins d’algues empruntés au livre d’une botaniste ; sous le titre beryllos des lettres en désordre de l’alphabet grec annoncent le graffiti au centre du poème. La première page de gauche de propre à rien (où "propre" est aussi à entendre pour « bien lavé ») évoque dans une chambre les odeurs du corps (cou, seins, sexe), évocation qui s’ouvre par une homophonie, « chair amie », et se ferme par une paronomase, propriété-propreté, en accord avec la relation suggérée ; la chambre est dessinée page de droite, réduite à un lit et à un téléviseur. La plupart des poèmes suivants sont liés aux odeurs avec une répartition texte-dessin analogue ; la dernière image présente un homme fort concentré pour lâcher des vents, image du refus de la bienséance, « — tout plutôt que / l’arrogance du neutre / du littéral déodorant / réputé libre ».

Le dessin n’est pas une simple illustration de ce que les mots suggèrent, et d’ailleurs les mots ne suggèrent parfois que des stéréotypes — une des formes du chaos ? C’est le cas, sous le titre "serial", dans des poèmes en français avec leur traduction en anglais (ou l’inverse), qui énumèrent des situations souvent propres aux films de série B ; ainsi ce résumé de scénario qui ouvre l’ensemble, « une pièce brisée / une boîte noire / une balle de cuivre / sept perles / qu’est-il arrivé à marie ? / avec qui se marie marie ? ». On notera que dans le second scénario, également concis, sont accumulés des mots suggérant l’absence, le manque : perdu, caché, fantôme, sans clé, j’aimais, attachée, bâillonnée. 

Il est un autre regard vers l’anglais avec le souvenir des poètes américain John Asbery et anglais Tom Raworth, annoncé dans le premier vers d’un poème par « j’ai deux amours ». Cette allusion transparente à une chanson de Joséphine Baker est peut-être à intégrer dans la pratique d’Alferi qui introduit dans les poèmes, parfois très brefs, quantité d’homophonies, paronomases, allitérations, assonances et allusions, de « cèdre crayon craquant copeau » à patchouli-pâte jolie et au « j’y suis » de Rimbaud. Alferi essaie des formes en prenant son bien partout, y compris avec une forme proche du haïku (dans été passé) ou une mise en page de poèmes chinois. Ce qui reste constant, c’est le choix du vers bref, le plus souvent de 4, 5 et 6 syllabes, vers qui exclut le récit — d’ailleurs un poème s’achève par « l’histoire manque ». L’unité de ces chaos n’est pas que formelle, ce qui domine à la lecture, c’est le rejet du convenu. 

  1. Un exemple dans La Légende des siècles("Le Satyre"), « Au-dessus de l’Olympe éclatant, (...) Plus loin que les chaos, prodigieux décombres ».
    2. Pierre Alferi a traduit John Donne (Paradoxe et problèmes, Allia, 2011).

Pierre Alferi, Divers chaos, P. O. L, 2020, 270 p., 18 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 9 mars 2020.

 

 

 

09/04/2020

la revue de belles-lettres, 2019, 2 : recension

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La revue de belles-lettres, plus que centenaire — 143ème année ! —, surprend toujours le lecteur, à la fois au plus près de la poésie d’aujourd’hui et ouverte à des zones peu explorées. Cette livraison propose cette fois un dossier de plus de cent pages autour de la poésie russe d’aujourd’hui, "Polyphonie russe", qui rassemble des poètes tous inconnus en France. Mais la revue donne aussi sa place à une poétesse russe de la génération précédente, Elena Schwarz et, comme chaque fois, à des voix de langue française.

Le numéro s’ouvre avec Pierre Voélin et ses Douze poèmes trop courts, plus deux ; poèmes de quatre ou cinq vers inégaux, le dernier plus court, modestie des motifs et simplicité du vocabulaire : les oiseaux du jour et de la nuit, les arbres, les plantes, le bord des chemins et la figure ancienne du cantonnier qui les entretient, la poule, et

La courtilière sur le sentier, 
la huppe dans les vignes,
où je passe — là
est mon chemin.

 On lira aussi Sylviane Dupuis ("Muta eloquentia"), Jacques Roman ("Qui instruira le livre du calme") et quatre poèmes de Muriel Pic, extraits d’un ensemble à paraître. Autour de la mer Égée, les corps des migrants sur les plages, « La nuit, les noyés s’y baladent / en traînant des pieds » ; les îles ne sont pas que des paradis pour touristes. « Tu voulais toucher le soleil ? / D’autres veulent toucher la terre. ». Le dernier poème est un hommage, en particulier par son dépouillement, au poète américain Robert Lax (1915-2000) qui passa plus de trente ans de sa vie sur l’île de Patmos avant de revenir dans son village natal en 2000. 

C’est avec un court récit de Bruno Pellegrino, "L’appartement", que se clôt le numéro. Le narrateur rapporte un travail qu’il a accepté lorsqu’il était étudiant : à la mort d’une écrivaine, il a été chargé de « classer les papiers et établir l’inventaire de ce qui deviendrait un fonds d’archives ». Il a passé de longues semaines à vider des cartons et à entrer dans l’intimité de la disparue mais, en même temps, sa vie « se poursuivait à l’extérieur de l’appartement » et, par ailleurs, c’est au cours de cet été qu’il corrige les épreuves de son premier livre.

Hélène Henry présente la poétesse russe Elena Schwarz (1948-2010) et propose huit poèmes datés de 1988 à 2007, un long poème écrit à la suite de l’incendie de son appartement en 2004, quelques pages en prose dont Trois caractéristiques de ma poésie où elle dit construire « un petit modèle du monde », inventer des thèmes nouveaux (« Les amoureux aux funérailles »), être attachée, comme Ovide, aux métamorphoses. Très tôt « créatrice de l’ombre », « son refus des compromis, son travail poétique nocturne et obstiné, l’inscrivent naturellement dans la dissidence littéraire ». Rappelons que Joseph Brodsky après son procès en 1964 est contraint à l’exil, et ce n’est qu’après 1981que l’étau officiel se desserre : Elena Schwarz peut alors lire ses poèmes et les éditer ; surtout, elle voyage à l’étranger, notamment en Italie, « son pays d’élection ». Les pages d’Hélène Henry sur les contenus et la métrique, font regretter l’absence de traduction de l’œuvre en français, seuls 31 poèmes (1948-2010) ont été publiés en français (La Vierge chevauchant Venise et moi sur son épaule (traduction H. Henry, éditions Alidades, 2004). Le poème d’Elena Schwarz est « à la fois discours à la première personne, négligent, accidenté, bariolé, lexicalement cahotant, et ces confuses paroles que laissait échapper la pythie delphique dans ses moments d’"enthousiasme" ». Un exemple autour de « l’infini de la mémoire » :

Quand je regarde au fond du gouffre de ma vie —
J’y trouve tout un tas de choses
On dirait à mes pieds un entonnoir béant —
Ce qui fut autrefois, ce qui nous arriva,
Et m’arriva à moi et ne reviendra pas.
(...)
L’ivresse, dira-t-on, de lire Khlebnikov,
Le vieux 6x6 de ma jeunesse, et le souhait
De souffrir pour tous, pour tous et plus que tous,
Et cette écolière qui s’appelait Vovk Kourelekh,
Ce passé si pareil à un dépotoir
Il gronde, il griffe, et je suis sans regret.

 Le dossier autour de la nouvelle poésie russe est présenté par le poète russe Alexander Markin (qui vit en Suisse) et rassemble neuf poètes nés après la dernière guerre, surtout à la fin des années 1970 ou après 1980. Leurs poèmes prouvent que, malgré le peu de souci du pouvoir de promouvoir une culture vivante, il y a aujourd’hui un « extraordinaire épanouissement » de la poésie, comparable à ce qui s’est passé au début du XXsiècle, avec « expérimentation formelle, thématiques inédites ». Ces nouvelles générations de poètes sont nées dans la foulée de la littérature clandestine d’avant la chute de l’URSS — la littérature libre dans un pays sans liberté diffusée sous forme de polycopiés (les samizdats). Elles ont aussi découvert la poésie européenne et américaine du XXsiècle, ce qui a facilité la rupture avec les formes traditionnelles de la poésie russe. Les poètes retenus ici, parmi d’autres possibles, « thématisent l’expérience traumatique des catastrophes historiques du XXe siècle, les guerres, les répressions, l’effondrement d’un pays immense ». 

Plusieurs ensembles de poèmes (tous en bilingue, sauf un) sont suivis d’un entretien avec le traducteur ou de ses réflexions (Yvan Mignot, traducteur par ailleurs de Daniil Harms, les donne sous la forme d’un poème), à propos de ce qui est nouveau par rapport à la poésie russe connue. L’un des poètes, Alexander Averbukh, commente lui-même son travail ; évoquant ici la vie en URSS en 1932, il a écrit à partir de documents et de récits, pour « absorber une diversité de voix ». Cet exilé a tenté d’écrire une « sorte de requiem » et cherché, en s’appuyant sur des témoignages, à faire que toutes les paroles oubliées, enfouies « continu[ent] à résonner (...) avec les incorrections, les dialectes, les accents ». De nationalité israélienne et vivant au Canada, il sait ce que signifie « l’absence de langue ». 

Beaucoup de poèmes tournent autour du motif de la mémoire ; Lida Ioussoupova, par exemple, écrit ce qu’a été une enfance sous le régime soviétique, les scènes évoquées glissant progressivement dans le fantastique. La méditation sur le temps d’une autre poétesse, Maria Stepanova, prend un autre chemin : comme l’analyse sa traductrice, il s’agit pour elle de refonder « la mémoire du corps féminin, absent des grands récits », et elle puise dans les mythologies, les littératures, l’histoire. Un passé plus proche de nous, celui des guerres de Tchétchénie et d’Afghanistan, est évoqué par Elena Falaïnova à partir, comme elle le rapporte, de ce qu’elle a entendu raconter par un ancien soldat ; à la lire, on regrette que seul un poème ait été traduit, dont voici la première strophe :

...Les voici repartis sur leur Afghanistan,
Grosny aux grosses roses noires épanouies,
Quand sur la place, ils se sont mis en rang
En carré pour être réduits en bouillie.
Quand a eu lieu le jour de fête du serment
Elle est venue pour se donner à lui,
Elle était la nouvelle Iseut de son Tristan
(Attention, attention, tous à l’écoute !)
[...]

 Il faudrait citer d’autres poèmes de cet ensemble foisonnant qui, en effet, rappelle la richesse des années 1920 en URSS, quand le stalinisme n’avait pas encore détruit toute créativité. 

La revue de belles-lettres, « polyphonie russe », 2019, 2, 216 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 3 mars 2020.

 

30/03/2020

Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports : recension

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Vanda Mikšić, poète croate, traductrice de l’italien et du français, voyage souvent en bus, en voiture, alors que Jean de Breyne se déplace plutôt en train et en avion. Les deux écrivains ont décidé qu’au cours de leurs voyages, ils s’écriraient des poèmes et c’est cette correspondance, de septembre 2014 à décembre 2016, qui est publiée. Tous deux sont des observateurs du monde et ils notent ce qu’ils voient et entendent pendant quelques heures dans ce lieu clos qu’est le moyen de transport emprunté.

Qui a voyagé reconnaîtra cette femme qui s’est trompée de numéro de siège et, sûre de son bon droit, refuse de le reconnaître. Il entendra cet homme qui ronfle et, en car, les bavardages du chauffeur ; à l’heure du repas, des sacs s’ouvrent et les odeurs de nourriture s’imposent. Vanda Mikšić voit « les gouttes / qui filent /sur le pare-brise », elle s’amuse de la figure dessinée par les chiffres 6 et 9 et les trépidations du car sont telles que « S’éveillent des désirs » ; elle essaie de ne pas vexer ce poète qui veut lui faire lire ses vers. Jean de Breyne observe une femme qui « A défait son chignon ses cheveux / Sont tombés sur ses épaules / Puis de ses deux mains / Elle les a relevés et rattachés » et, dans un voyage en avion, il s’attarde sur le visage d’une femme endormie, une autre fois c’est dans le hublot qu’il regarde « un profil avec cheveux blonds / échappés / sur la joue ». L’extérieur, en train ou en car, existe grâce aux fenêtres et chacun pourrait écrire

Toujours je regarde

Toujours je peux être ému 

par les feuillages.

 Et défilent, pour le passager du TGV, haie, ruisseau, étang, arbres, les gares. On écoute les annonces, on oublie les visages. Parfois, des animaux ou un arbre sur la voie arrêtent momentanément le voyage, puis le train repart « tout droit sans écart (...) / Vers là-bas ». Train ou car traversent le paysage, et l’on sait bien qu’il n’est pas indispensable de regarder, ce que note Jean de Breyne : « Même ce que je ne vois pas / Les animaux les humains / Je vois tout cela / Parce que je le sais ». Divers incidents peuvent rompre l’inévitable monotonie des déplacements, il n’empêche que rien d’autre n’est à partager avec les voyageurs que le parcours. « On espère toujours l’indicible / mais on se heurte au temps ». Ce temps, comme l’espace, peut s’abolir quand le car, par exemple, avançant dans un brouillard épais, semble être « nulle part ». Dans l’avion, la relation au temps change : l’extérieur disparaît et le voyageur n’a plus aucun repère, au-dessus des nuages tout apparaît immobile, le seul contexte est l’intérieur de la cabine.

Mais voyager, quelle que soit la durée du voyage, c’est toujours, répètent Vanda Mikšić et Jean de Breyne, connaître la séparation d’avec le quotidien et, de là, questionner ce qu’est sa vie. L’un se demande ce qu’est la réalité : est-ce vraiment ce que l’on regarde par la fenêtre ? Et qu’est-ce que l’on met entre parenthèses le temps d’un voyage ? Comment penser le temps qu’il reste à vivre ? Le voyage est aussi le temps du retour sur sa propre histoire et, encore, l’occasion de penser le présent. Vanda Mikšić s’interroge sur tout ce qui conduit ses contemporains à consommer aveuglément « tous les biens de masse / fabriqués par le capital ». En feuilletant son carnet, elle retrouve les dessins de son fils qui, à sa manière, explore le monde. Elle lit, beaucoup, et revient sur son activité de traductrice qu’elle vit comme « un risque, une aventure » — ce dernier mot aussi sous la plume à propos du voyage. Elle quitte le présent du voyage et dans un rêve éveillé imagine des ébats amoureux dans une chambre à Tokyo...

Toute correspondance, celle-ci par internet, doit être échange et chacun ici écrit en pensant au destinataire, par exemple en lui faisant part de préoccupations à propos de la vie, du travail — les poèmes de Vanda Mikšić sont publiés par Jean de Breyne et elle le traduit. Dans une lettre, Jean de Breyne accumule les jeux de mots autour des noms de ville (Rennes/reine, Lorient / l’Orient, etc.), ce qui ne l’empêche pas, après avoir évoqué l’écriture de Vanda Mikšić, de penser que « La tragédie est le lot de chacun ». Elle s’enquiert à plusieurs reprises de ce qu’il fait et rappelle le lien qui les unit au moment où elle lit L’Amitié de Blanchot, « l’amitié, Jean, c’est ce que je lis ». Chacun écrit pour partager quelques moments de vie, en évitant de dire ce qu’il y a d’intime en soi mais en faisant part, sans détours, de ce qui l’absorbe au moment de l’écriture : c’est ce qui fait le charme de cette correspondance.

Vanda Mikšić, Jean de Breyne, des transports, Lanskine, 2019, 88 p., 14 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 février 2020.

 

19/03/2020

Ludovic Degroote, Si décousu : recension

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Une partie des poèmes, comme le précise une note avant la table des matières, a été publiée en revues, sous forme de plaquettes ou de livres d’artistes, entre 1989 et 2015, et une quinzaine de poèmes inédits ont été écrits entre 1994 et 2006 : tout laisse penser que ces décalages dans le temps donnent leur sens au titre, que le livre est une réunion d’éléments hétérogènes. La lecture s’oppose à cette première impression, d’un bout à l’autre les mêmes motifs sont présents — notamment, insistant, le thème de la difficulté de lire un ordre dans les éléments du monde et d’y avoir une place :

dès que je m’en vais je suis dans la pente / je regarde la mer et je suis dans la pente ; je        n’ai plus besoin de montagne / ni de marécage / tout cela paraît si décousu alors que la vie ne sort pas de sa ligne : on ne se défait pas de ce qu’on est / par delà les piles des ponts / nous somme finis (p. 118-119)

Quant à l’unité formelle des poèmes, elle est aisément visible. On note des textes anciens jusqu’aux plus récents une permanence dans l’emploi de la paronomase, souvent en accord avec le propos de l’ensemble du livre, « vie tenue ténue », « sans vides sans rides », « impuissances impatiens », "tenue - venue", "gravir - gravats", "poupée - coupée". L’unité est en relation avec le désordre du monde et du Sujet ; le plus souvent, les vers sont séparés par des blancs, sans aucune ponctuation ni majuscule (y compris pour les noms propres), ce qui ralentit la lecture, et cette absence de lien mime la distance entre les choses, entre les choses et le Sujet. Un texte en prose restitue cette distance en introduisant régulièrement des barres dans le texte — voir la citation ci-dessus —, parti-pris de morcellement exposé jusque dans le titre du texte :

TEMPS // MORT // BLOC
DÉFAIT
DE // SON // TEMPS

Une autre prose, heureusement titrée "Compost", accumule des noms de fleurs, d’arbustes, d’arbres, longue énumération en une seule phrase et aucun des éléments nommés ne se détache des autres : tous ne sont que des « mots défaits dans leur lente transformation vide ». L’accumulation n’aboutit donc pas à un enrichissement (comme le compost agricole à un engrais), mais plutôt à montrer une opération inutile, un manque, et ce manque est partout présent. Ainsi, la mer en tant que telle apaise, mais ce qui la désigne et le nom des choses qui lui sont attachées, n’ont pas de réalité, « mer digue barque / dans ces mots le vent / des images vaines ».
Plus largement le monde, ce dans quoi chacun vit, est toujours qualifié négativement, milieu par nature du manque ; il semble impossible d’y trouver le moindre appui, quelle que soit la tentative pour aller vers l’Autre, ce que suggère le remplacement de "tendue" par "pendue" : « on s’accroche / à tout ce qui dépasse // un signe de vie // un regard // une main pendue ». Tout se passe comme si tout échange, toute présence étaient refusés. Le monde se caractériserait d’abord par l’existence devant soi d’un mur — « un mur partout » ; on pense à Antoine Emaz qui écrivait, dans "Poème du mur", « un mur indéfiniment » et, aussitôt, « un jour / on ira / plus loin » ; Ludovic Degroote prend-il le même parti ? « on est là / parce qu’on reste là ». Peut-on (se) changer ? comment vivre « la brutalité », « l’horreur du monde » ? Pour le dire autrement « qu’est-ce qu’on peut bien faire de soi » est peut-être la question en arrière-plan du livre.
Rien ne peut modifier ce fait que « nous allons seuls / dans notre solitude », mais c’est cependant quand on se met à l’écart, dans la « nuit claire » — image du temps à côté du temps du monde —, que l’on réussit à « ne pas avoir à jouer ce qu’on est ». Encore faut-il pouvoir penser ce que l’on est, quand le Sujet lui-même apparaît "si décousu". La construction de soi exige du temps pour « réduire la distance / qui vous mène à vous-même » et ce temps est aussi celui qui « nous défait ». Le passé demeure accessible mais les souvenirs sont tellement coupés du présent qu’ils semblent renvoyer à quelqu’un d’autre que celui qui les évoque ; quelle relation entre celui qui se souvient des « gaies tombes fleuries », des « riants caveaux » de son « enfance moisie », et celui qui écrit « je suis coupé de moi », « on vit séparé » ? Tout l’enjeu est bien de coudre, reformer un tissu, une continuité dans ce qui, la vie, n’est que discontinuité, fragments successifs. Restent ce qui ne peut se dénouer, des ombres qui demeureront quoi qu’on fasse, ce qui s’exprime de manière sibylline : [nés, nous sommes] « précédés de notre disparition » ? — disparition, un des mots récurrents.
La fragilité liée au fait de vivre ne signifie pas abandon au chaos, si l’on sait qu’il y a « manque » on sait aussi qu’il s’inscrit dans une double histoire, celle de la personne et celle de la poésie, tout comme l’ossuaire visité à Rome dont un passage de la description, « tête cou- / pée qui coupe / la tête zone du cou », renvoie aux disparus et est une allusion transparente à "Zone" d’Apollinaire.

Ludovic Degroote, Si décousu, éditions Unes, 2019, 136 p., 21 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 21 février 2020.

 

 

13/03/2020

André Breton, Paul Éluard , Correspondance 1918-1939 : recension

           André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938,

Quelques volumes de la correspondance d’Éluard et de Breton ont déjà paru (1) ; ce nouvel ensemble a été préparé par Étienne-Alain Hubert, qui a collaboré à l’édition des œuvres d’André Breton par Marguerite Bonnet dans la Pléiade. Après une présentation détaillée des lettres, il retrace dans sa préface l’évolution des deux poètes après leur rupture. Bien que des lettres aient été perdues, ces échanges épistolaires constituent une chronique passionnante, même si partielle et partiale, d’une période littéraire essentielle, celle de la formation et du développement du surréalisme, avec quelques-unes des querelles qui l’ont agité. On lit aussi les débuts et l’épanouissement d’une amitié, la richesse des échanges affectifs et intellectuels entre les deux poètes — ils écrivirent d’ailleurs ensemble L’immaculée conception (1930) — et comment des divergences politiques quant aux moyens de vivre un idéal ont provoqué leur éloignement. Comme pour les volumes déjà parus les notes, indispensables au lecteur d’aujourd’hui, restituent le contexte des lettres et précisent la position et le rôle de personnes proches ou non de Breton et Éluard — l’index compte plus de 400 noms — écrivains, peintres, marchands, directeurs de revues, personnel politique, etc. Ajoutons que des fac-similés de lettres et cartes postales, et quelques photos, illstrent le volume.

 La rencontre est d’abord liée à la littérature ; Breton écrit (4 mars 1919) à Éluard après avoir lu Le Devoir et l’inquiétude, court ensemble de poèmes publiés en 1917, et l’invite à collaborer à la revue Littérature, « Jean Paulhan me dit que sans doute vous écririez dans Littérature ». Leur amitié se construit notamment par l’envoi de livres et Breton exprime rapidement son affection, en septembre 1919, « Peu de choses me tiennent à cœur, cependant votre amitié et quelques autres » et en décembre’ 1920, « Je m’ennuie bien de vous » — le tutoiement n’intervient qu’en août 1923. Cette relation affective est dite tout au long des années par l’un et l’autre, aussi bien au début des lettres que dans leur conclusion (A. B. « A toi comme à personne », P. E. « A toi très affectueusement »). Entente quant à ce que devrait être la poésie — Breton écrit un article laudatif à propos d’Éluard) —, engagement commun pour changer le monde, attitude générale partagée (plutôt prédatrice) vis-à-vis des femmes, toute une manière de vivre a longtemps rapproché les deux hommes.

Les faits politiques sont rarement évoqués directement dans la correspondance, cependant la guerre du Maroc (1925-1926) y est présente, pour évoquer les manifestations violentes de juillet 1925 auxquelles des surréalistes participent ; Éluard, dans ce cadre, pense que les publications du groupe ont une importance révolutionnaire et feront entendre une voix différente, distincte notamment de celle des communistes. Il accorde d’ailleurs un rôle moteur à Breton ; quand celui-ci se désole de n’avoir rien écrit pour un numéro de la revue des surréalistes, en août 1925, Éluard le morigène avec humour (« Voyons, mon petit, un peu de courage ») et conclut sérieusement, « Ce numéro ne peut pas paraître sans toi ». Cette reconnaissance du rôle prépondérant de Breton est largement explicitée, en septembre 1925 :

 Je suis plein de force, plein d’espoir et tellement heureux d’avoir lu Lénine de Trotsky et de    la façon dont tu en parles. Voilà enfin un enseignement parce qu’entièrement révolutionnaire. Ce livre est un des plus grands que j’aie jamais lus. (...) Je crois que notre action peut tout gagner (en décision, en sûreté, en intelligence, en efficacité) de la lecture de ce livre.

 

Cette confiance dans les choix de Breton est répétée quelques années plus tard, en 1928, « Je n’ai d’espoir qu’en toi pour que notre position ne cesse pas d’être révolutionnaire ». Elle se maintient entière quand le parti communiste, en 1931, rejette les surréalistes, quand Aragon, en 1932, rompt avec le surréalisme : Éluard le qualifie notamment de « canaille », parle d’une « malhonnêteté crapuleuse » qui lui donne « envie de vomir ».

Au cours des années 30, le parti communiste parvient à empêcher les surréalistes d’être audibles politiquement. Pourtant, Éluard, en 1936, ne coupe pas les ponts avec les défenseurs de l’URSS. ; à Breton qui lui rappelle ce que sont les procès de Moscou, il redit sa certitude d’une « entente absolue sur le fond » et, à nouveau en avril 1938, affirme encore sa fidélité : « ce que nous aimons et défendons va trouver, sous ton influence, une nouvelle terre d’élection » en la revue Minotaure. Lors de son séjour au Mexique, en 1938, Breton est violemment diffamé par Commune, un des organes des communistes, et Éluard donne cependant un poème à la revue, ce qui laisse entendre pour Breton qu’il ne condamne pas les attaques, alors qu’il est impossible pour lui de ne pas dénoncer la réalité de l’URSS. Suit une rupture, définitive. Que reste-t-il ensuite entre eux ? Éluard s’éloigne des surréalistes mais écrit à celui qui fut son ami, « Je n’oublierai jamais ce que tu as été et ce que tu restes pour moi » ; Breton, en juin 1945, à propos d’un poème d’Éluard qui vient d’être publié, écrit « C’était toujours Toi (ou moi) ».

La correspondance donne de très nombreuses preuves d’une fraternité qui s’est renforcée par le travail commun dans le surréalisme. Elle explique les confidences de l’un et l’autre sur leur vie quotidienne. Éluard écrit souvent à propos de la reprise de sa tuberculose et de son état de faiblesse, qui entraînent la solitude, un sentiment d’inutilité (« Ma santé, mon cher André, est un désastre ») ; il se désole aussi de ne pas pouvoir aider financièrement Breton comme il le voudrait (« un de mes plus perpétuels soucis, un des plus importants est de ne pas mieux pouvoir t’aider, te soutenir, te servir ». Breton, lui, raconte volontiers ses difficultés sentimentales et ses bonheurs, il fait part aussi souvent de sa pauvreté et de sa lassitude, parfois de manière émouvante ; ainsi en mars 1930 :

Il est tard et je me trouve seul. Ce soir et dans la vie. Où tout cela va-t-il, autant ne pas y songer. Mais à coup sûr à sa fin, qui est la mienne. Non qu’il me tarde de mourir, je me découvre de temps à autre (...) le rand appétit de choses qui sont plutôt dans la vie ou plutôt non : il n’y en a plus qu’une, je n’aime plus la poésie, je n’aime plus la Révolution, je n’aime plus que l’amour, je n’ai peut-être jamais rien aimé que l’amour. Et sans doute n’ai-je jamais   aimé un être qu’en fonction de l’amour dont je le croyais capable. Par exemple toi.

Une fort belle correspondance, à tous égards, pour découvrir autrement Breton et Éluard

 

  1. Pour Éluard sa correspondance avec Paulhan, Bousquet et sa première épouse, Gala, est disponible ; Pour Breton, après leur publication par un éditeur (aujourd’hui, lettres à Péret, Bousquet, Tzara et Picabia, sa fille Aube, sa première épouse Simone Kahn), les lettres et cartes postales qu’il a envoyées et reçues, sont mises en ligne (voir : www.andrebreton.fr)

André Breton, Paul Éluard, Correspondance 1919-1938, édition Étienne-Alain Hubert, Gallimard, 2019, 462 p., 32 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 11 février 2020.

 

 

03/03/2020

André Gide et les peintres, Lettres inédites

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À l’occasion du 150ème anniversaire de sa naissance (29 novembre 1869), un nouveau volume de la correspondance de Gide a été publié*, ainsi que dans la collection Folio un choix de lettres (de 1888 à sa mort en 1951), préparé par Pierre Masson qui, avec Olivier Monoyer, a commenté des lettres de l’écrivain et de peintres qu’il a connus. La première phrase de la présentation de ce livre définit bien la relation de Gide aux arts, « André Gide a vécu pour la littérature ; il a vécu par la musique ; il a vécu avec la peinture » (p. 7). Gide a soutenu, parfois par des dons (par exemple Albert Brabo), par l’écrit quelques peintres, a acheté des tableaux et plusieurs de ses œuvres ont été illustrées.

Il a fréquenté très tôt les salons parisiens, y compris les mardis de Mallarmé, lieux où il a rencontré des peintres. Le premier est sans doute Jacques Émile Blanche, portraitiste notamment d’écrivains anglais, qui partageait son temps entre sa propriété normande, à Offranville, et la Grande Bretagne. Blanche se lia avec le peintre anglais Walter Sickert, depuis 1895 à Dieppe, donc près de chez lui ; il le fit connaître après 1900 à Gide qui, après avoir visité son atelier, lui acheta plusieurs toiles. Les lettres de Sickert ont été conservées, contrairement à celles de Gide ; le peintre devenu connu, sa galerie organisa en 1909 une grande vente à Drouot, Gide y est présent mais écrit à un ami sa « déconvenue ». En 1912, quand il vient à Londres pour rencontrer l’écrivain Edmund Gosse et dîner avec Henri James et George Moore, il ne semble pas avoir revu Sickert qui s’y était installé. Les relations avec Blanche se sont, elles, poursuivies.

Blanche se piquait de vouloir être écrivain autant que peintre ; il avait publié en 1911 Essais et portraits et souhaitait une réédition à La NRF, sa demande au directeur Jacques Copeau, alors directeur des éditions, resta sans réponse et il sollicita Gide qui récrivit en partie le manuscrit — d’où ce commentaire dans son Journal : « Les extraordinaires défaillances de son style m’éclairent sur celles de sa peinture ». Le livre ne sera pas retenu, pas plus que son autobiographie, mais La NRF publiera en 1915 ses Cahiers d’un artiste ; Blanche proposa pour un second volume de payer l’impression, mais le livre comptait 500 pages : il se résigna difficilement à l’alléger de 180 pages (« Tout cela est déplorable, car le volume est plein tel que je l’avais conçu » ; Gide « rapetasse » comme il le put le manuscrit, mais les dissensions entre Gaston Gallimard et Blanche conduisirent au retrait du manuscrit porté chez Émile-Paul. Blanche avait déjà fait deux portraits de Gide seul, le premier vers 1890, le second en 1912, et un autre entouré de quelques amis, à la manière de Fantin-Latour, au moment de l’exposition universelle de 1900. Les deux hommes ont correspondu jusqu’en 1939, mais Gide notait en 1916 dans son Journal : « Il y a chez J.-E. Blanche quelque chose de content, de facile, de léger, qui me cause un inexprimable malaise. » 

Beaucoup plus tôt, Gide se fit construire une maison à Auteuil, notant dans son Journal en mai 1905 « J’attends de cette maison ma force de travail, mon génie ». Les travaux furent longs et Gide demanda à René Piot d’y préparer une fresque, ayant apprécié dans le sous-sol du Grand Palais son ensemble, titré La Chambre funéraire, y voyant une rupture avec l’esthétique symboliste qui correspondait à ses recherches. La fresque fut achevée en janvier 1909, décriée par Blanche — Gide vendit sa maison en 1928 et informa Piot qu’il faisait don de la fresque au Palais du Luxembourg (elle est actuellement au Louvre). Piot, qui avait travaillé dans l’atelier de Gustave Moreau et appris la technique de la fresque en Italie, fit aussi des décors de théâtre ; intermédiaire du mécène Jacques Rouché, voulant « des pièces modernes », il sollicita Gide qui n’avait guère d’illusions sur ses capacités et notait dans son Journal, « près des maîtres, l’intelligence de ceux-ci suppléait avantageusement la sienne (qu’il a fort médiocre) ».  

Gide avait correspondu avant 1900 avec William Rothenstein, mais il se lia avec le peintre anglais grâce à Saint-John Perse qui lui écrivit en octobre 1912 à propos de Rabindranath Tagore et lui envoya en mars 1913 son exemplaire du Gitanjali. Gide traduisit 25 poèmes qui parurent dans la NRF (revue) en décembre et la totalité (L’Offrande lyrique) au moment où l’écrivain indien reçut le prix Nobel. Rothenstein, ami de Rodin, fréquentant notamment Marcel Schwob, Verlaine quand il était à Paris, écrivit à Gide son enthousiasme à la lecture de la traduction et l’invita en Angleterre. Gide ne fera le voyage qu’en 1918, à la demande également du peintre Simon Bussy, ami de longue date, dont l’épouse Dorothy deviendra la traductrice de ses œuvres. 

Les deux peintres ont donné de beaux portraits de l’écrivain. D’autres portraitistes ont fait poser Gide, de Dunoyer de Segonzac à la sculptrice Renée Sintenis, de Théo van Rysselberghe à Paul Albert Laurens. Les auteurs retiennent ici André Bourdil dont un portrait est publié en frontispice d’une édition de L’immoraliste (1947) et qui dessina le visage de Gide sur son lit de mort (ici page 189). On suit également le travail des illustrateurs. Un fusain d’Odilon Redon et un tableau de Sickert, qui avaient appartenu à Gide, sont reproduits, ainsi que deux illustrations de Dufy et de Dunoyer de Segonzac pour ses œuvres. Les commentaires des lettres complètent très heureusement ce que l’on sait de la relation de Gide à la peinture à partir de son Journal et de son abondante correspondance.

* André Gide, Marcel Drouin, Correspondance, 1890-1943, édition Nicolas Drouin, Gallimard, 2019, 992 p.

André Gide et les peintres, Lettres inédites, dossier Pierre Masson et Olivier Monoyer, Les Cahiers de la NRF/Gallimard, 2019, 208 p., 18, 50 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 22 janvier 2020.

21/02/2020

Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques : recension

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Comment ne pas être intrigué par un livre de Cécile Mainardi ? Elle prend par exemple pour motif ce qu’a été sa voix au cours du temps ou son nom qui finit par être réduit à l’initiale M*. Le titre énigmatique de l’ensemble publié en 2019 est expliqué dans un préambule de même forme que les « quatre-vingt-dix idéogrammes acryliques » : disposition en colonne étroite, fer à gauche et à droite. Il y aurait eu transformation de calligrammes, « nés de formes simples dessinées à la main », par des « traitements » analogues à ceux des tissus acryliques ; cette opération — qui demeure mystérieuse — expliquerait le nom retenu plutôt que celui de "lyrique" (qu’avait d’abord retenu Apollinaire, Idéogrammes lyriques, avant de s’arrêter à Calligrammes). Le lyrique, ici, précise Cécile Mainardi, « se mélange à de l’âcreté » ; sans doute puisque ac(re) et une anagramme de lyrique compose acrylique. Quelques formes dessinées subsistent, imbriquées dans le texte, silhouettes humaines majoritairement féminines, souvent en mouvement : la première — une danseuse ? —, venant de la gauche de la page, entre dans le premier texte, une autre, en robe, sort du dernier texte vers la gauche. On trouvera aussi cinq autres représentations, dont l’image traditionnelle d’une sonnerie, d’un haut-parleur, d’un appareil photo.

Allusion est faite dans le premier texte à un mot, "marron", qui serait écrit sur la page opposée : cette image est absente, la page vide. De là le rêve d’écrire un poème qui serait « exemplairement immatériel », sans existence, évidemment illisible « n’importe où et n’importe quand » puisqu’il n’existerait pas. Cette absence du poème a son pendant métaphorique dans le second texte qui intègre les contours d’une femme renvoyant sans ambiguïté à la scène du Déjeuner sur l’herbe de Manet, ce que confirme le texte : il évoque un déjeuner sur l’herbe et ses ingrédients (poulet froid, etc.), la nudité (« ça revient à ne rien porter ») et les vêtements de velours des hommes présents. Dans sa chute, blanc de la page et nudité s’équivalent : « pour quelle / cueillette de sens la nudité / au milieu se penche-t-elle ». Quête du sens ? certainement, d’un bout à l’autre du livre, et sens introuvable dans la plupart des minuscules récits proposés. Cinq d’entre eux sont en anglais — donc a priori non lisibles — dont deux en vis-à-vis ne respectent pas la règle de construction "fer à gauche et à droite", seulement alignés à droite ; l’un reprend la figure vide de l’ouverture : [I can] dream/ all night / long of / the missing / world », tout comme plusieurs textes en français sont liés à la nudité. Sens introuvable encore par le biais du jeu de mots, non qu’il n’ait pas de sens en lui-même mais, par exemple, une fois l’équivalence phonique "pas le = pâle" acceptée, la suite tourne à vide :

 

            j'aime pas  le bleu pas le
            bleu  pâle bleu pâle  bleu
            pâle bleu pas le bleu pas
            le bleu  pas le bleu pas le
            bleu  pâle  bleu pâle  bleu
            pâle  bleu pâle  bleu pâle
            bleu pas le bleu pas le bleu
            [etc.]

 

Le vide, l’absence, la nudité apparaissent avec insistance sous des formes diverses. Ici, la trace de l’eau chaude versée sur la neige fait imaginer le plaisir qu’aurait eu Degas pour « la peinture qu’il n’en fait pas » ; là, sont mentionnées des griffures faites au cours du sommeil, qui disparaissent très vite, « leur temps d’effacement sur la peau se confondant de manière assez imprévisible avec le temps d’évaporation dans la mémoire ». Une phrase entendue, que l’on comprend mal, prend un sens quand elle est réécoutée dans son contexte, mais mieux vaudrait en rester au « secret initial », ces phrases un peu obscures laissant « entrevoir le paradis perdu de leur sens ». Ce sens serait toujours à construire, comme dans un des textes où des blancs, les mots manquent et le lecteur est invité à « remplir l’espace (...) laissé vide ». On peut ajouter un des exemples construits, résolument, sur le non-sens : l’aboiement d’un chien pourrait être visualisé en plaçant une feuille de papier devant l’animal, et la feuille, déchirée, serait reconstituée pour qu’on reconnaisse une « lettre écrite à la main ».

Dans ces jeux autour de l’absence sont aussi présents des jeux autour du nom ; un poème propose une série de variations qui lient nom et voix (ce qui rappelle les livres cités ci-dessus) à partir de la proposition : « ai-je une voix du fait de porter un nom [...]. Mais ce nom, ou plutôt ici le prénom Cécile, subit à plusieurs reprises des transformations ; de cécile la maladresse devant le clavier fait passer à céciel, déformation qui « fait voir autre chose » et, dans un autre texte, à cécole : autre chose, alors, c’est le souvenir d’enfance, les mots du matin qui reviennent, « c’est l’heure d’aller à l’école » ; ce rappel entraîne l’idée d’une transformation de la langue avec un nouveau verbe, conjugué ici, école portant la marque de la personne (« tu aller-à-l’écoles », etc.).

Aux Idéogrammes acryliques sont ajoutés « Dix situations très subjectives de cataprose » ; ce mot est inventé par Cécile Mainardi pour énoncer une règle d’écriture : « la production d’un premier énoncé (plutôt en prose) se répercute conséquemment dans une série d’autres énoncés (plutôt en vers) » ; elle propose d’introduire un mot commençant par cata. Souvent avec l’humour carrollien que l’on trouve dans ses textes, l’auteure parcourt donc le jeu du « cata », et il n’est pas surprenant que dans l’une des cataproses on retrouve une Cécile enfant, dans une autre sur une photo, et que la règle ne soit pas observée dans une partie d’entre elles (absence de cata ou du premier énoncé). Peut-être faut-il lire dans le dernier poème le sens de l’absence :

 

Écrire revient-il à cela, est-il un retour de cela
                  que ça ne soit jamais encore arrivé
                  que rien ne soit jamais encore arrivé
                  que soit rendu possible que rien ne soit encore arrivé ?
                  Pour que tout soit là 
                  sur le point d’advenir,
                  et toujours par les phrases
                  précipité dans ma voix,
                  le fait d’être sur le point
                  d’aimer.

 

L'Histoire très véridique et très émouvante de ma voix de ma naissance à ma dernière chose prononcée (Contre-Pied, 2016), Le Degré rose de l'écriture, Ekphr@sis, 2018.

Cécile Mainardi, Idéogrammes acryliques, Flammarion, 2019, 126 p., 16 €. Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 17 janvier 2020.

14/02/2020

Senna Hoy, n° 1

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Le nombre de revues de poésie "sur papier" demeure toujours important, bien heureusement.  Certes, plusieurs ont disparu ces dernières années, publiées alors (ou pas) en ligne, mais ce qui est réjouissant pour le lecteur, c’est qu’il en naît de nouvelles régulièrement. Victoria Xardel, par exemple, présente ici, a créé plusieurs revues plus ou moins éphémères ; citons parmi d’autres L’ennuiPension VictoriaLa Dépêche de San Zaninovo et, avec Luc Bénazet, Les divisions de la joie. Senna Hoy, en français et en anglais, est publiée par Luc Bénazet et Jackqueline Frost ; elle se veut militante et donne à lire non pas des poèmes-réunis-par un-thème (les oiseaux, le silence, etc.), mais des poèmes. Point. Le choix du titre n’est pas indifférent. Senna Hoy ? On consultera le Dictionnaire des militants anarchistes pour plus de précisions ; Senna Hoy était le pseudonyme de Johannes Holzmann (1882-1914) qui, entre autres activités, publia un hebdomadaire anarchiste, Kampf (Combat), fut un précurseur de la défense de l’homosexualité et, contre les syndicats gouvernés par les socio-démocrates, prônait l’auto-organisation des travailleurs... Vaste programme ! un tel militantisme ne pouvait aboutir qu’à la prison, Senna Hoy mourut en effet de tuberculose dans une prison de Berlin.

Et la revue ? Dans un petit format (18cmx13,50cm), elle réunit des poèmes dans les deux langues. Des extraits d’un ensemble de Nat Raha, poète que l’on peut écouter lire sur Youtube, sont (en anglais et en français ; traduction L. Benazet) fortement liés aux difficultés pour vivre dans une société fondée sur l’exploitation de l’homme, où toute différence est rejetée,

 

                       quels sorts, guerre, votre désesp/érée  
                       colonialisation interne
                       émeutes, nourriture ; 38 moisson
                      -s polaires & poumons en feu
                       rapports sociaux entre choses
                       , travail échangé, salaires, dé-

                        possessions [...]

 

Une forme plus classique est conservée dans le poème en anglais de Christina Chalmers (poétesse américaine) et dans les deux poèmes de Victoria Xardel (trois en français, trois autres traduits par J. Frost), non le propos, qui questionne clairement les pratiques sociales :

          Tu diras, un système s’effondre non par excès de l’opposition
          mais par le développement irrépressible de ses contradictions.
          Tu vantes les connexions raffinées qui nous neutralisent.
          (etc.)

 

Voilà une revue revigorante à soutenir, diffusée uniquement par voie postale ; pour un abonnement à 4 numéros, 20 €, écrire 15 rue Myrrha, 75018, Paris.

Senne Hoy, n°1, np (20 p), 4 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 19 décembre 2019.

 

05/02/2020

Rosanna Warren, De notre vivant : recension

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   Quelques poèmes de trois livres publiés depuis 2003 ont été rassemblés dans De notre vivant et leur réunion esquisse des traits de la société telle que la vit Rosanna Warren. On pourrait ne retenir que la vision d’un désastre quand une allusion est faite à la rue Mutanabi :  marché aux livres dans le vieux Bagdad, lieu de culture et d’échanges, mais dans une ville en feu, sous les bombardements. Le monde, là comme ailleurs, connaît « le feu éternel, dit Héraclite », et la quasi citation du philosophe garde son sens si, quittant l’Irak, est évoquée la vie aux États-Unis.

   Ce que le lecteur rencontre alors, c’est un monde qui se défait, où tout semble ne pas pouvoir durer et devoir disparaître ; dans un poème titré "Après", il ne reste ici et là que les ruines des temples d’aujourd’hui, magasins propres au mode de vie dominant lié à la consommation, mais une consommation pour laquelle la relation entre ce que le sol peut produire et ce qui est proposé aux consommateurs n’existe pas — ainsi une épicerie asiatique au « toit défoncé ». Subsiste cependant, symboliquement, un McDo toujours ouvert qui « vend toujours des tas de graisse ». Après ? sans doute après un déluge, après une destruction d’une partie de la planète : ici des vieillards noyés, là une fille noyée elle aussi, « la tête dans la boue ». 

   C’est un monde où triomphe le « marché ». Partout, les lieux voués à des activités culturelles, à la création, à la connaissance sont « noircis et criblés de balles », partout le sol est creusé pour des bâtiments à l’assaut du ciel à côté de terrains vagues emplis de déchets. À Berlin, des quartiers sont rénovés après la réunification, c’est simplement que « le nouvel ordre démantèle l’ancien » ; mais ce nouvel ordre n’empêche pas le monde dans son ensemble de se désagréger, ce ne sont partout que malades à cause d’une nourriture inadaptée ou de la pollution, de la drogue, et partout des « décombres moisis », des terrains abandonnés. Du haut du ciel, la terre semble n’être qu’un tapis usé, terne. Le bonheur existe, puisqu’il est promis sur une affiche...—mais ce qui semble venir, c’est l’Apocalypse.

 Rien ne semble échapper pour Rosanna Warren à la violence et à la destruction. Même les arbres ont perdu les caractéristiques qui en font des arbres, restent des « cyprès squelettiques », des « fantômes de pins », et l’on ne voit que le « chaos du ciel », on ne longe qu’une « rivière massive et crasse », le vent arrache tout : réponse à l’« ouragan de misères » dans la ville où l’on aurait voulu trouver l’art. C’est peut-être dans la relation à celui (celle) avec qui on partage les jours qu’est vécu un peu de liberté ; à la question « tranchante comme une lame » : « Tu m’as dit la vérité ? », question posée un jour de neige, un jour de lumière laiteuse, la réponse est « non ».

D’autres moments loin du désastre de la vie ont été vécus, mais ils sont éloignés : dans l’enfance, il était possible de croire qu’on ne deviendrait pas adulte ; on apprenait Pétrarque et on le récitait, on imagine devenir soi par la création, par l’amour, en donnant naissance, en accompagnant un mourant puisque tout se résout dans le cimetière : alors « les ennemis font la paix ». Des allusions à Krishna, à la perte d’un rapport au divin (« avons-nous perdu le ciel, les yeux fixés au sol ? ») laissent ouverte  dans le livre une voie spirituelle, sinon religieuse, mais sont aussi fréquents les renvois à la musique (Liszt), à la littérature (Hölderlin, Schiller, Pétrarque) et à la peinture, même si dans les tranches de vie des toiles de Bonnard « l’âme reste sombre ».

Les œuvres humaines représentent le vivant, tout comme le poisson découpé dont le cœur continue de battre, métaphore de la vie qui s’obstine. Il y a dans la nature vue par Rosanna Warren une humanisation constante, image peut-être d’un espoir de renouvellement indéfini du vivant : les courants « luttent », on découvre « la ceinture du dégel », les « cuisses luisantes » des blocs de glace, etc. Le lien entre l’humain et la nature s’opère aussi fortement la nuit, lors d’une éclipse ; si la lune à ce moment paraît « avalée » par les gratte-ciels, elle est présente par ce qui est alors visible de sa couleur, « traces menstruelles », aussi vives que « des bouts de poèmes » qu’on donnerait à lire sur un mur. 

Lisant ce choix de textes, on souhaiterait voir traduit un livre entier. Pour l’heure on appréciera le choix des dessins de Peter H. Begley : limités à quelques lignes sereines, ils sont une balance au monde souvent sans assise des poèmes. 

Rosanna Warren, De notre vivant, traduction (américain) Aude Pinin, dessins P. H. Begley, Æncrages & CO, 2019, np, 21 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 6 janvier 2020.

 

 

 

20/01/2020

Ariel Spiegler, Jardinier : recension

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Voici un livre de poèmes qui rompt avec les thématiques dominantes aujourd’hui ; il n’abandonne pas la forme devenue classique du vers libre, mais il se développe autour de deux passions perçues comme inconciliables — voir Thérèse d’Avila — l’amour du divin et l’amour de la chair. Le titre évoque bien un lien à la nature, en l’occurrence il s’agit du jardin où a lieu la résurrection du Christ : "jardinier" renvoie à la méprise de Marie-Madeleine qui, trouvant le tombeau vide, s’adresse à un homme — Jésus — qu’elle prend pour un jardinier, voulant savoir où a été transporté le corps crucifié. La citation en épigraphe, « il nous viendra comme la pluie », extraite du Livre d’Osée, un prophète de la Bible hébraïque, est en relation directe avec l’existence de Jésus quand on lit son contexte :

          (1) Connaissons, cherchons à connaître l’Éternel ; 
               sa venue est aussi certaine que celle de l’aurore. 
               Il viendra pour nous comme la pluie, 
               comme la pluie du printemps qui arrose la terre.

               (6.3, traduction Louis Segond, 1874)

Il faut ajouter que l’amour d’Osée pour son épouse Gomer (qui avait été une prostituée) est aussi inconditionnel que son amour de Dieu, thématique qui n’est pas étrangère aux poèmes d’Ariel Spiegler : la passion pour le divin et celle pour l’homme se mêlent au point qu’on ne peut toujours établir un partage entre elles. Le premier ensemble, le plus long (23 poèmes) est majoritairement occupé par la quête du Christ, comme le troisième, le quatrième et le dernier (11, 5 et 12 poèmes), le cinquième est consacré à l’amour humain (5) alors que le second est partagé entre les deux.

Les poèmes de Jardinier ont souvent un caractère sibyllin, l’alternance du "je" et du "tu" ne représentant pas toujours des sujets définissables, l’un et l’autre pouvant parfois renvoyer au divin ou à l’humain et, à deux reprises, l’introduction de "Ariel" désoriente la lecture. Il semble que le va et vient entre les deux instances est la trace d’un débat intérieur, d’un mouvement de doute et d’espérance, d’hésitation et d’élan, l’objet même de la recherche étant d’abord difficile à cerner ; « tu ne sais pas (...) ce que tu cherches » a pour réponse, plus avant, « Je sais où aller », sans que le pronom "tu" ici renvoie clairement à tel ou tel sujet, "tu" pouvant devenir "je". Celle désignée par « petite » par le personnage divin — ou dans le dialogue intérieur — entend « l’appel   d’un homme incompréhensible / à le suivre tambourine » ; cet inconnu n’est jamais nommé mais sa figure se dessine par ce que les évangiles rapportent de ses actions et paroles. Ainsi, « il a vaincu le monde » reprend le « j’ai vaincu le monde » du Christ (Jean, 16.38), « le souffle devant qui tomber à genoux » — se souvenir que esprit a pour origine le latin spiritus, "souffle" — fait penser à la Lettre de Paul aux Éphésiens, « je tombe à genoux devant le Père » (traduction Ernest Renan), etc. Les allusions à l’action du Christ parsèment les poèmes, comme « renverser les tables » — les tables des marchands du Temple (Jean, 2.15) ou « reviens sur un petit âne » (Marc, 11.7), ou encore l’allusion au moment de la crucifixion (« ce qui a pu arriver un jour d’avril »). Le lecteur reconnaîtra le vocabulaire du christianisme, parfois la parole mystique avec la récurrence du mot "lumière" : « ses paroles commencent / par la lumière », « j’ai senti sa lumière », etc., et, dans le dernier ensemble du livre  est dite la fusion désirée avec le divin, « Soulève-moi jusqu’à ta face / (...) disperse-moi dans ta lumière ». On relève encore « colombe », pour parler de la "petite", l’oiseau symbolisant la recherche de Dieu, « grâce », « feu », etc. Ces éléments sont d’autant plus remarquables que des formes analogues apparaissent à propos de l’amour humain.

Si l’on revient à l’épigraphe initial, le sauveur est attaché au printemps, à une nouvelle naissance ; l’arrivée de l’amant emporte aussi loin du monde quotidien mais dans un autre temps, « De loin, dans l’hiver, il est venu à moi, / une veste de moto sur les épaules, et le royaume. » Royaume cette fois de la chair, sans ambiguïté, l’union des corps étant aussi totale que celle d’une autre nature avec le divin — « je me suis mélangée à son corps —, sans pourtant que la présence divine, sous la forme de la mère-vierge, soit abandonnée : dans l’étreinte, « Marie sur sa médaille est entrée / mille fois dans ma bouche et m’a bénie ». La relation amoureuse aboutit elle aussi à abolir le temps (« Délivre-moi du futur ») et à connaître un paradis autre que celui promis par le divin, « Tu as fait de ma vie un jardin ». Le contexte de la rencontre, c’est celui d’un espace qui contient, par le biais de l’extrême variété des couleurs, toutes les formes vivantes possibles, cette diversité étant lisible également dans la beauté du corps féminin :

(...) Et qui l’attend ma cuisse pêche aurore

thé. Quand il la touche framboise

                                                dragée bonbon la chair.

 

L’éloge du corps, de la chair est-il contraire à la parole divine qui, s’adressant à la "petite", oppose l’amour de Dieu, « irrémédiable », c’est-à-dire que rien ne peut changer, à la passion humaine : « Je suis le désir (...) le seul » et « À toi les multiples », en précisant sur ce point : « Tu sais (...) tourner autour de l’odeur d’un homme / de la saveur de son sperme ».

Y a-t-il opposition irréductible entre le divin et l’humain ? Le dernier ensemble du livre laisse entendre que les deux peuvent coexister, même si l’élan vers le Christ semble parfois dominant. Les poèmes sont ici majoritairement liés à la lumière et à l’eau, par exemple avec l’allusion au baptême de Jésus par « son cousin » (« l’eau de l’attente sur les cheveux »), avec le début d’une chanson de Guy Béart, "L’eau vive", l’eau vive étant le symbole de la purification, avec les derniers mots du livre, « Donne-moi à boire », mots de Jésus à la Samaritaine près d’un puits. Il n’y a aucune hésitation, avec le retour de la question à propos du Christ, « Qui est cet homme en sandales (...) ? », suivi aussitôt de l’écho à l’épigraphe d’ouverture, « Qui est cet homme venu sur la terre / comme une rosée par terre ? ». L’ordre terrestre n’est pas absent, avec le souvenir avant le poème final du pays de l’enfance, des danses (et non des prières) pour appeler la pluie fécondante, de l’herbe odorante, d’un chanteuse brésilienne populaire, Elis Regina (1948-1982) et d’un « chagrin d’enfant / confié aux coquillages ».

Dans Jardinier, des tensions se vivent entre le spirituel et le charnel sans que l’un l’emporte sur l’autre ; la "petite" affirme bien « Je suis ton esclave éperdue », donc folle d’amour, mais ces mots sont prononcés dans un contexte ambigu ; d’une part, ils semblent répondre au poème précédent (« Il m’a dit : « N’aie pas peur de mourir / je suis là »), d’autre part, ils sont suivis de propos sur « l’orchestre de la vie », sur le « vent [qui] danse  haut dans les feuilles ». Les deux passions sont vécues, entières, sans conflit, au moins dans l’écriture.

 Ariel Spiegler, Jardinier, Gallimard, 2019, 104 p., 11, 50 €.  Cette note de lecture a été publiée sur Sitaudis le 15 décembre 2019.