Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

31/12/2020

Vladimir Pozner, Un pays de barbelés : recension

IMG_2246.jpeg

La guerre d’Espagne et la défaite de la République espagnole ont suscité une abondante bibliographie : essais, témoignages, œuvres de fiction ; moins de livres portent sur l’exil des républicains (la Retirada) en France qui a suivi la guerre et, surtout, sur leur enfermement dans des camps — d’abord nommés "camp de concentration", puis "d’hébergement", "d’accueil", enfin "camp" — par un gouvernement du Front populaire débordé et qui craignait la diffusion d’idées considérées "dangereuses". Un pays de barbelés est un document sur ces camps ; la préface présente Vladimir Pozner et précise quel a été son rôle avant de donner à lire ses archives.

Il est en effet indispensable de disposer du contexte pour comprendre ce que furent les camps de réfugiés. Vladimir Pozner (1905-1992), né à Paris de parents qui avaient fui la Russie tsariste, était cependant retourné à Moscou et avait connu la Révolution de 1917 ; poète, il a alors fréquenté le milieu littéraire russe et, de retour à Paris dans les années 1920, il a traduit par exemple Victor Chklovski. Devenu journaliste et écrivain, il a publié dans les revues littéraires de l’entre-deux guerres et dans la presse de gauche ; après l’accession de Hitler au pouvoir, il a aidé les réfugiés antifascistes allemands au sein de l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires, proche du Parti communiste fondée en 1932 et dirigée par Paul Vaillant-Couturier ; il est devenu secrétaire de rédaction de Commune, revue de l’association.

C’est en février 1939 qu’un Comité d’accueil aux intellectuels espagnols est formé, présidé par Renaud de Jouvenel ; Aragon, par le biais du journal communiste Ce soir, qu’il dirige avec Jean Richard-Bloch, a lancé un appel international aux dons après avoir constaté l’état de dénuement des réfugiés dans les camps : l’argent était indispensable puisqu’un réfugié ne pouvait sortir d’un camp qu’avec un « permis spécial » payé 2000 francs. Jean Cassou écrivait dans Ce soir le 20 juin 1939, « En aidant les intellectuels espagnols à vivre, c’est nous-mêmes que nous défendons, c’est le meilleur de notre histoire que nous réhabilitons » — allusion transparente au fait que le gouvernement français n’avait rien fait contre l’attaque de la République espagnole par l’armée franquiste et que, selon les mots de Pozner, il n’offrait aux réfugiés qu’ « un morceau de sol français entouré de barbelés français ».

Vladimir Pozner est arrivé à Perpignan le 23 mars 1939, chargé par le Comité d’accueil de visiter les camps pour tenter d’en faire sortir des intellectuels ; tâche difficile, les autorités n’étant que rarement prêtes à coopérer : Alexis Buffet rapporte dans la préface la diplomatie dont a su faire preuve Pozner. Il analyse également comment « Dans le sillage des Choses vues de Victor Hugo, les notes et descriptions de Pozner construisent une fiction d’instantanéité. Nerveuses, brutes de décoffrage, elles (...) révèlent la réalité des camps ».

Les documents réunis dans le livre sont de plusieurs types : lettre, article de journal, carnet de notes, rapport, photographie. Le premier ensemble est constitué de 16 cartes postales, chacune commentée par Pozner ; ne sont retenus dans les descriptions que quelques détails : bras dans le plâtre fixé avec du fil de fer, un rideau sur les épaules contre le froid, et pour un décor : « Une impasse, une cour, un bout de rue, de toute façon dehors » ; dans un camp sur la plage, des tentes faites de trous dans le sable recouverts de morceaux de bois et l’immense foule des réfugiés espagnols en face des officiers de la garde mobile. Ces brèves notations sont complétées par celles, le plus souvent elles aussi lapidaires, d’un "Carnet de notes" tenu de mars à mai 1939, base des rapports de Pozner sous forme de lettres à Renaud de Jouvenel, de ses articles dans la presse et, plus tard, de Espagne premier amour (1965).

Tout ce qui se rapporte aux réfugiés, observé au cours de ces deux mois, est relevé : de la discussion à propos de la prononciation du latin à la recherche d’un vacher parmi les réfugiés par un éleveur. Pozner voit des réfugiés menottés, il apprend qu’un jeune espagnol est frappé par un policier qui l’accuse d’avoir tué cinquante ( !) prêtres, il recopie les paroles d’une chanson écrite dans le camp de Saint-Cyprien, dont il reproduira dans un article deux strophes qu’il a traduites ; on y lit : « Que je serais heureux / Si je pouvais me reposer /Dans les bras de la France / Et de son Front populaire ». Il décrit ce qui précède le départ pour le Mexique d’un ensemble de réfugiés, l’entassement des femmes et des enfants dans les Haras de Perpignan dans la paille et les parasites, avec

les valises que les gardes mobiles fouilleront une fois de plus, une dernière fois,  ces misérables valises en simili, en toile cirée, en papier mâché, ces nœuds de linge sale, de couvertures déchirées, cette chair à poubelles, articles pour chiffonniers, témoins de trois ans de guerre, de l’exode, des camps de concentration que les mobiles fouilleront une fois de plus — pour laisser aux partants un bon souvenir de la France.

Il rencontre dans un ancien hôpital militaire de Perpignan un réfugié menuisier qui passe son temps à réparer ce qui peut l’être avec pour outil un couteau de poche, il n’oublie pas le petit cahier avec des dessins et de courts textes politiques qui circule au camp de Barcarès, il présente le consul mexicain, Fernando Gamboa, dont l’amical Buen viaje, compañeros accompagne ceux qui rejoignent le navire vers le Mexique.

On retrouve l’essentiel des informations du "Carnet de notes" dans les trois rapports, sous forme de lettres, envoyés à son ami Renaud de Jouvenel. On lit aussi d’autres exemples de la violence manifestée vis-à-vis des réfugiés, un chef de cabinet de préfet assurant qu’ « ils sont bien à Bram [camp dans l’Aude], trop bien même, à mon avis, puisqu’ils ne veulent pas retourner en Espagne ». On comprend que Pozner doit être — et il l’est — fin diplomate pour obtenir ce qu’il veut, des listes d’intellectuels espagnols et la possibilité de les sortir des camps. L’indifférence, au mieux, quant au sort de réfugiés est partagée par une partie de la population, si l’on en juge par un article paru dans la presse locale après le déplacement d’un camp : « Les camps, les réfugiés, la troupe, la police donnaient beaucoup d’animation au Roussillon ». Dans le même texte inédit où il a recopié cet extrait, Pozner relate sa visite du camp de Montolieu et l’on devine sa rage quand il écrit : « [Les réfugiés] dormaient sur la paille, mangeaient des lentilles et, après avoir combattu les avions italiens et les tanks allemands, luttaient contre le plus impitoyable des ennemis, la vermine française. » `

Outre une substantielle bibliographie, plusieurs annexes prolongent les textes de Pozner : les plans de travail des réfugiés — enseignements dispensés, conférences, préparation pour le départ au Mexique —, le rapport de Jean Cassou (juin 39) qui insiste notamment sur le fait qu’ « il s’agit d’accueillir une armée vaincue qui s’est battue pour un idéal semblable à celui qu’a toujours défendu la nation française ». De nombreuses illustrations et fac-similés aident à se représenter des situations trop oubliées aujourd’hui. Tout le livre aide aussi à réfléchir sur le sort des immigrés d’aujourd’hui qui tentent de rejoindre ce qu’ils pensent être un lieu d’accueil.

Voilà un livre politique, c’est-à-dire qui concerne les citoyens, à lire et faire lire.

Vladimir Pozner, Un pays de barbelés, édition établie et préfacée par Alexis Buffet, éditions Claire Paulhan, 2020, 288 p., 33 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 27 novembre 2020.

18/12/2020

Jean Paulhan, Henri Pourrat, Correspondance 1920-1959 : recension

IMG_2221.jpeg

La correspondance commence avec une lettre de Paulhan du 19 avril 1920, demandant à Pourrat une note, pour La NRF, à propos d’un livre de Francis Jammes ; la note est écrite et les deux écrivains s’envoient leurs livres. Paulhan regrette l’éloignement de Pourrat, qui vit à Ambert, et sollicite rapidement une collaboration régulière. Après quelques échanges d’éléments plus personnels — mais les lettres de Pourrat sont absentes jusqu’au 26 septembre —, Paulhan termine sa longue lettre du 15 juin 1920 par « Je suis votre ami » et débute la suivante par « Mon ami », à quoi répond un « Cher ami » suivi, comme ce sera souvent le cas, de nouvelles développées.

Tout semblait séparer les deux hommes, outre l’éloignement géographique : Paulhan (1884-1968) avait un métier, en même temps qu’il assurait le secrétariat de La NRF avant d’en prendre la direction, en 1925, à la mort de Jacques Rivière ; cette fonction lui faisait rencontrer le milieu littéraire, de Gide et Valéry aux surréalistes : il écrivit dans Littérature, la revue d’André Breton. Henri Pourrat (1887-1959), souffrant de la tuberculose, avait dû abandonner sa formation d’agronome et vivre à Ambert ; il publia très tôt des poèmes, collaborait à des journaux régionaux en Auvergne et trouva sa voie avec la publication de Les Vaillances, farces et aventures de Gaspard des montagnes en 1921.  Les différences ont été mises entre parenthèses et les deux hommes se sont vite découvert des motifs d’échanger.

Pourrat exprime souvent un lien très fort, vivant, à la nature qui l’environne, soucieux d’aménager un potager, de planter des arbres fruitiers, et il écrit à propos des changements dans la montagne au fil des saisons, de la dureté des hivers, des plaisirs simples de la campagne (« Je cueille des champignons rosés dans de jolis prés »). Toute son œuvre est écrite principalement « sur les gens d’Auvergne, leurs coutumes, leurs mœurs », c’est-à-dire à propos du monde paysan dont, en observateur avisé, il observe la mort possible et, écrit-il dès 1928« Ce pourrait être intéressant (...) ces transformations qu’on a sous les yeux, et [de] se séparer de tout un régionalisme. » Ses descriptions du quotidien, comme ses livres, ont toujours été très favorablement accueillis par Paulhan qui était également un observateur de la nature. Il raconte qu’à Paris une marchande de journaux gardait dans son kiosque une salamandre qu’elle nourrissait de salade, ou que Paul Éluard lui « a apporté un caméléon de Tunisie » ; lui-même élevait des lézards verts, des poissons rouges. Il note qu’au moment de la migration des hirondelles, les plus anciennes s’occupent des plus jeunes et, qu’au mois de juin, son jardin est « pris d’une sorte de folie bien plus animale que végétale, et lance de tous côtés des fleurs et des tiges que l’on reconnaît à peine ». Il serait aisé de multiplier les traces du souci de la nature dans leur correspondance ; en octobre 1937 encore, Pourrat ajoute à la fin d’une lettre, « Hier nous avons vu une si belle monstrueuse salamandre. J’ai pensé à la capturer pour toi. »

Les échanges portent aussi régulièrement sur les difficultés rencontrées dans la vie quotidienne, personnelle et professionnelle. Pourrat et Paulhan se font part de leurs problèmes de santé, de ceux de leurs proches : pour le premier, il souffrira beaucoup de la mort de sa fille aînée, âgée de dix ans, en mai 1940, pour le second, il voit l’évolution de la maladie de Germaine, son épouse, qui perd toute sa mobilité. Les rationnements au cours de la guerre ont donné à Pourrat l’occasion d’apporter à Paulhan, alors installé à Paris, une aide efficace en lui expédiant des sacs de charbon de bois pour le chauffage et des vivres, pommes de terre, topinambours et miel. On lit des deux côtés une attention constante à l’autre et les témoignages réciproques d’amitié sont aussi nombreux en ce qui concerne leur travail, chacun tenant l’autre au fait de ce qu’il écrit.

Dès le début de leur relation, en 1920, Pourrat remercie Paulhan d’avoir publié dans La NRF quelques poèmes qui contribuent à le faire connaître ; il ne cessera les décennies suivantes de lui savoir gré de ses lectures attentives et critiques. On peut voir par les remarques de Paulhan ce que pouvait être alors un éditeur ; à propos d’un roman de Pourrat, Le Mauvais garçon, il détaille tout le bien qu’il en pense (délicatesse, justesse, poésie) et, ensuite, précise ce qui lui paraît à reprendre — « Il faut que je te tracasse sur deux ou trois points » —, à alléger ou supprimer dans la première partie, etc. Cet éditeur savait découvrir dans Pourrat autre chose qu’un écrivain "régional", lisant dans un récit un « sentiment d’horreur ou d’effroi (...) qui donne à ton œuvre une raison tragique ». Il ne se posait pas pour autant en supérieur, insistant sur le rôle positif de Pourrat pour lui, «Tu es mon homme libre ; il y a beaucoup de choses que je choisis ou que je juge à partir de toi, ou de ce que je serais si j’étais toi », projetant d’écrire deux romans ensemble lors d’une rencontre, lui demandant son avis quand il publiait un livre ou l’écrivait (« Ça ne t’ennuie pas que je te parle un peu des Fleurs de Tarbes ? »). Pourrat, de son côté, a toujours sollicité et apprécié les remarques et conseils de son ami : « Je pense à toi comme à celui qui m’a donné le sens de la qualité et comme au meilleur des témoins, des juges, des parrains », lui écrit-il, et il a régulièrement commenté les livres de Paulhan dans ses lettres et dans des articles*, très intéressé notamment par l’art du récit.

Pourrat publiait beaucoup (c’était son gagne-pain), en partie aux éditions Gallimard, et il a souvent sollicité l’aide de Paulhan pour régler des problèmes de tirage, de promotion de ses livres, et il était parfois furieux par la désinvolture — le mépris ? — manifesté par certains membres des éditions, comme Brice Parain ; ses lettres reviennent régulièrement sur ces difficultés, accrues par son éloignement de Paris. Paulhan intervient chaque fois qu’il le peut et, par ailleurs, lui donne des nouvelles de la vie de l’édition (en 1931, « Tout va vraiment très mal pour les livres »), des revues. Tous deux échangent à propos des écrivains qu’ils apprécient, Francis Jammes, Cingria, Bove, Ramuz, Joë Bousquet, etc., de Vialatte, que Pourrat a présenté à Paulhan.

Pendant la période de la guerre les confidences se font plus rares. Paulhan s’est engagé très vite dans la résistance, fondant notamment dès 1941 avec Jacques Decour Les Lettres françaises, alors que La NRF était passée sous la direction de Drieu La Rochelle en novembre 1940. Il batailla après la guerre contre les excès de l’épuration, sachant que sa revue, « souillée » sous l’occupation, ne pouvait reparaître — ce sera La Nouvelle Nouvelle Revue française en 1953. Pourrat, de son côté, a d’abord vu dans Pétain celui qui résistait au nazisme ; il recueillit des Juifs dans les années sombres et, plus tard, reconnut qu’il avait été en partie aveugle, « je pense à tout ce que j’aurais dû comprendre mieux auprès de toi ». La maladie gâcha ses dernières années et il voyait la disparition accélérée du monde qu’il avait décrit, « l’homme vient travailler à Ambert pour bénéficier des lois sociales », écrivait-il en 1957.

Ce fort volume est une traversée de quarante ans d’histoire littéraire ; on y découvre l’acharnement de Paulhan pour que sa revue se développe et devienne une référence dans le monde des lettres, l’énorme travail de Pourrat pour restituer la vie et les mœurs d’une région rurale. On y suit également les développements d’une belle amitié.

 Jean Paulhan, Henri Pourrat, Correspondance, 1920-1959, édition Claude Dalet et Michel Lioure, Les Cahiers de la NRF, Gallimard, 2020, 816 p., 45 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 18 novembre 2020.

* On lira la liste de ses recensions en appendice et celle des Fleurs de Tarbes reprise intégralement.

 

 

 

06/12/2020

Hervé Brunaux, Poèmes de près et de loin, Dessins de Jean-Luc Parant : recension

Hervé Brunaux.jpeg

 Poèmes de près et de loin procure (m’a procuré !) un double plaisir, retrouver le graphisme de Jean-Luc Parant et lire des poèmes qui évitent complètement le ton bêtifiant de ce qui s’écrit trop souvent "pour les enfants".

Le premier, "perché", joue sur la répétition du mot titre avant chaque strophe de deux vers, sur l’anaphore — chaque strophe s’ouvre avec « sur » pour indiquer un lieu où se percher —, et la première strophe est reprise pour finir avant de clore le poème, la disposition des strophes mimant les mouvements successifs pour se percher :

                                            perché
         
sur la branche
          du tilleul du parking

il ne reste plus qu’à chanter
quand on est bien perché

Sur la page de gauche (mais l’illustration déborde vers la droite), Jean-Luc Parant a dessiné un arbre sans feuilles où sont perchés deux oiseaux verts (un troisième vole sous l’arbre), l’arbre constitué de minuscules boules caractéristiques de ses dessins ; sur deux portées musicales, feuilles jaunes dans le vent, sont recopiées la strophe finale pour l’une, une autre strophe pour l’autre. Le nombre de boules est noté au pied de l’arbre. Cette description sommaire vise à donner une idée de la construction élaborée du livre. On retrouvera les oiseaux verts, d’autres rouges et bleus, et les portées musicales, d’autres figures apparaissent : un cheval (un Pégase ailé), un poulpe, un soleil bleu, etc., le nombre de boules  mentionné dans chaque dessin, précision qui arrêtera la curiosité de tout lecteur.

Hervé Brunaux1 ne se limite évidemment pas au jeu du chat perché ; si les animaux ont leur place dans les poèmes, ils ne sont pas du tout majoritaires : l’un énumère quelques animaux... empaillés —­ mais la planète et les enfants le sont aussi —, un autre, "histoires", met en scène un oiseau qui plonge son bec dans l’encrier et les histoires écrites occupent les arbres. On observe aussi des ours au fond de la mer et des ouistitis sur la lune. Etc. Mais on sait bien que « La seule imagination ne rend compte que de ce qui peut être », écrivait André Breton (cité par Georges Jean : 2), et les poèmes ici font la part belle à l’imaginaire, variant les motifs sans négliger le réel. Ainsi l’amour / l’amitié avec "dans nos mains" :

            dans ta main
            les lignes de ma vie
            dans ma main
            les lignes de ta vie

qui s’achève par ces deux vers « dans nos deux mains enchevêtrées / le labyrinthe de l’avenir ». On voit que les mots employés débordent, et c’est toujours le cas dans le livre, le vocabulaire des enfants. Comme l’analyse Georges Jean, « Des mots difficiles sont éclairés par les autres, et même (et heureusement) parfois restent pour longtemps incompréhensibles, indéchiffrables, magiques ».2 On lira aussi de brefs poèmes-récits qui ressemblent à des souvenirs d’enfance.

D’une manière générale, l’organisation des poèmes rompt plusieurs fois avec les conventions et se rapproche des découpages de la poésie contemporaine, disons depuis Apollinaire, y compris avec l’absence de majuscule en début de vers. Hervé Brunaux privilégie l’emploi de refrains, l’anaphore, les répétitions — y compris d’un vers entier avec seulement une variante, à la manière de Prévert —, la polysémie, le découpage des mots, le jeu des sonorités, tout l’éventail des moyens propres à donner le plaisir de lire.

Les poèmes et les illustrations faussement naïves qui les accompagnent forment un ensemble que l’on voudrait voir dans les bibliothèques, celles des écoles, celle des enfants de tous âges. À offrir sans restriction !

Hervé Brunaux, Poèmes de près et de loin, dessins de Jean-Luc Parant, Lanskine, 2020, 56 p., 13 €. Cette note de lecture a été publiée par  Sitaudis le 5 novembre 2020.

1 Hervé Brunaux a fondé en 2002 le festival expoésie à Périgueux (lectures (y compris dans des écoles), conférences, expositions). Il a publié plusieurs livres de poésie et des romans.
2 Georges Jean, "L’enfant lecture et poésie", dans Communication et Langages, 1977, n° 34, p. 75.

 

29/11/2020

Muriel Pic, Affranchissements : recension

Muriel Pic.jpeg

Affranchissements est sous-titré "récit", récit de la vie d’un oncle bossu, James/Jim, disparu au mois de mai 2001 ; cependant, les rares rencontres n’auraient pas permis de rapporter ce qu’avait été cette vie, ce que la narratrice concède, « Je suis bien obligée de reconnaître que je ne sais pas grand-chose de la vie de Jim. » La reconstruction s’opère à partir de documents divers, rassemblés ici et là, « photographies, timbres, cartes postales, dessins, cartes à jouer et bouts de textes ». À partir de cette moisson hétéroclite se dessine une figure qui ne peut être que floue, partiellement inventée, mise en relation avec la réalité chaotique de son temps et avec des lectures. L’enchevêtrement d’éléments hétéroclites restitue l’impossibilité de faire « revivre ce que l’on n’a pas vécu », sans pourtant que le "récit de vie" soit confus, incohérent : plusieurs fils l’organisent et ne demeurent d’obscurités que celles propres à toute vie.

Le livre contient 60 illustrations liées plus ou moins à l’oncle— plan d’un jardin ou d’un hôtel, dessin d’une fleur, carte postale, photographies, etc. ­—, mais tous ces documents visent à renforcer l’effet de réel du texte. Le mot "affranchissement" revient, à différents moments, avec ses diverses acceptions ; l’oncle, philatéliste, a la passion de « tout ce qui se rapporte à l’affranchissement » et, jardinier à l’Université de Londres, lecteur d’ouvrages d’horticulture il plante des arbres fruitiers en suivant la méthode de l’affranchissement. Le mot est aussi employé avec sa valeur de "libération", en particulier à propos du style dans la mode souvent « asservi à une forme qui satisfait les lois du marché en limitant l’imagination et l’intelligence pour ne pas s’exposer au péril de l’affranchissement ». Il est également choisi pour préciser le passage du réel à la poésie, « L’imagination affranchit les mots d’un rapport conventionnel avec le réel. Comprendre cet affranchissement est comprendre la poésie ».  La double valeur du mot est d’ailleurs glosée, avec l’origine commune de free (= libre) et de to frank, « affranchir postalement », d’où l’« affinité entre le geste postal et le geste de libérer, qui fonde le double sens du mot français affranchissement ». En même temps que ce fil, la relation éclatée des moments de la vie de l’oncle forme la trame du récit.

Le portrait physique est limité à l’aspect général, déformé par la tuberculose osseuse : une « allure de vieillard et d’enfant » ; la narratrice explique beaucoup plus avant dans le texte l’origine de la maladie et les soins reçus quand elle relate ce que furent les parents — leur mauvaise gestion de leur hôtel à Menton, leur ruine, l’installation à Londres et leur mort de la grippe espagnole. Par les clients de l’hôtel, l’enfant a découvert très tôt la discrimination provoquée par la couleur de la peau et, plongé par le hasard de sa naissance dans un bain linguistique, il a appris l’anglais, le français, l’allemand et l’italien. Il a tenté de transmettre sa passion à sa nièce en lui envoyant des timbres chaque mois, mais la collection retrouvée dans le grenier en 2017 ne représente plus que « les restes d’un monde en train de partir ». Pour rejoindre son travail, il a inventé des chemins détournés, comme s’il passait « de l’autre côté du miroir, guidé par un être surnaturel ». Si la figure de l’oncle est relativement peu présente en tant que telle, son nom (James / Jim) et son infirmité structurent le récit.

Ainsi, le lecteur rencontre deux hommes qui portent le même prénom, le frère de Frances Yates, historienne de la magie1, et un riche Américain qui sillonnait la Méditerranée et que la rumeur prétendait être l’amant de la mère de l’oncle. Et il est question de bossus tout au long du récit : dans l’histoire économique (une superstition veut que "toucher la bosse d’un bossu" porterait chance pour s’enrichir), dans une fiction de l’Antiquité (l’esclave bossu acheté en même temps qu’un candélabre en or), dans le jeu du tarot (l’Hermite remplacé par le Bossu), dans les lectures (Leopardi, Gramsci), dans un dessin de Frances Yates (une figure féminine au « dos légèrement tordu ») et avec la présence continue de l’écrivain médecin William Carlos Williams : il est supposé rencontrer dans un parc un petit bossu qui, à la fin du récit, est dans sa salle d’attente.

La narratrice a acheté un livre de Williams (Spring and all) la dernière fois qu’elle a rencontré Jim et ses poèmes sont cités au début de cinq chapitres sur six. Le poète américain apparaît comme une référence majeure et un extrait d’un de ses poèmes est même attribué à Jim. Le récit débute d’ailleurs par la présentation de son livre dans des termes qui peuvent s’appliquer à Affranchissements : « il est tout : un essai, un récit avec des chapitres dont la numération est incohérente et des poèmes qui pensent à voix haute et l’œil grand ouvert, les logiques absurdes et jumelles des guerres et de l’économie marchande. » Le titre de chaque séquence des six parties est une date et les dates se suivent sans ordre apparent (1840, 1719, 1927, -225, 1965, etc.), des poèmes2 ferment quelques séquences, d’une écriture dans la lignée de Williams. Pour le dernier point, les essais, le renvoi au poète est explicite ; la narratrice relève que Williams « serre avec son imagination le détail du réel dans ses vers » et, plus loin, qu’elle écrit avec Spring and all ouvert.

Les essais en prose introduits portent aussi bien sur l’introduction de l’héliothérapie contre la tuberculose que sur Mallarmé et, surtout, sur la place de l’argent dans la société — à partir, notamment, d’un poème de Williams et de sa traduction en allemand par Enzensberger — et les méfaits du capitalisme. Si certaines pages sont bien intégrées dans le récit, bien des développements ressemblent à des articles d’une petite encyclopédie ; d’autres, par exemple à propos du capitalisme, manquent leur cible tant ils apparaissent sommaires. Le lecteur comprend bien qu’il s’agit de restituer quelque chose du chaos du monde, de sa complexité et, certes, la narratrice y insiste, le lecteur « ne doit pas chercher les grandes révélations » ; certes, elle renvoie à la fin du livre, à une longue liste « des noms de tous les auteurs d’après lesquels l’ouvrage a été écrit, personne n’écrivant seul ». Il n’empêche qu’un décalage existe entre le récit proprement dit, au tissage subtil et efficace, et ce qui apparaît souvent comme fragments étrangers — mais la narratrice insiste sur le fait qu’elle veut « une poésie documentaire, philologique, engagée objectivement dans le monde », et l’histoire de l’oncle est à lire comme élément parmi d’autres de l’histoire d’une époque.

On préfère retenir ce que l’oncle bossu a appris à la narratrice, « le poème non scriptum de nos échanges (...) juste le don de l’instant » — elle l’imagine d’ailleurs juste avant sa mort avec dans ses bras « le cadavre de l’instant » et, lisant son journal, elle retient sa description d’une prairie sèche : « une prolifération de hasards, un milieu anarchique (...). C’est un libre désordre », description qui pourrait être celle de la société, mais aussi celle d’Affranchissements.

Muriel Pic, Affranchissements, Seuil, 2020, 288p., 19 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 4 novembre 2020.

 

1 Frances Yates est surtout connue en France pour son livre L’Art de la mémoire (1966, traduit en 1987).
2 17 poèmes, d’abord écrits en anglais et présentés avec leur traduction.

 

 

 

22/11/2020

Fabrice Caravaca, lalali : recension

Caravaca.jpeg

Les ouragans se multiplient tout comme les raz-de-marée dévastateurs, les inondations détruisent récoltes et villes, le réchauffement climatique s’accroît et la banquise, le pergélisol fondent, les glaciers se réduisent..., en même temps les conflits armés se développent, les antagonismes entre les "grandes" puissances ne s’apaisent pas. De là à envisager la possibilité d’une apocalypse, une destruction de l’humanité, le pas est franchi par les survivalistes et autres effondristes. Ce scénario a été très souvent utilisé depuis, par exemple, La peste écarlate (1912) de Jack London ; Fabrice Caravaca part de cette perspective d’une quasi disparition de la vie terrestre pour, en de courtes séquences, imaginer des humains qui n’auraient plus aucune notion de la civilisation dont ils sont pourtant issus, comme si une catastrophe avait entraîné son oubli.
Certains ont emporté (mais d’où venaient-ils ?) des outils du "monde d’avant" sans plus en connaître l’usage. Des hommes attendent dans le silence et des femmes nues, ensemble, s’habillent ; les premiers semblent avoir perdu tout souvenir d’un passé devenu trop lointain, le visage des secondes ne manifeste rien de ce qu’elles ressentent. Hommes et femmes « forment une tribu » qui survit grâce à des « lois précises », mais ils vivent séparés les uns des autres. Ces humains d’un autre temps, comme beaucoup d’animaux, dorment peu ; ils ont oublié ce qu’est « la parole partagée », vivent « sans passion » dans un nulle part partagé en deux saisons — humide et chaude, humide et froide —, sans rien attendre, et pour eux le temps se réduit à l’instant.
Ils occupent des villages partiellement détruits et ils attendent la nuit pour se retrouver, « Ce sera le début de la chasse » — on reconnaît dans le titre hallali ; à l’origine le mot, dans le vocabulaire de la chasse, est apparu sous la forme ha la ly. Les petits animaux ne suffisent pas pour nourrir le groupe mais les grands, dangereux, prennent les humains pour proie et s’approchent parfois de leurs habitations. Cependant, il arrive que de gros oiseaux de la plage s’égarent, plus faciles à tuer.  
Ces humains enterrent leurs morts et, les nuits de pleine lune, s’enduisent le corps de graisse pour danser nus ; pendant la saison chaude, ils s’exposent au soleil quand la pluie cesse un peu. Quand ils quittent leurs abris, ils ne peuvent se déplacer que vers la forêt ou la plaine, l’une et l’autre sans fin, ignorant si d’autres groupes sont installés ailleurs et ne s’en préoccupant guère. L’activité est réduite pour l’essentiel à la recherche de nourriture et, contre le froid et l’humidité, à la confection de vêtements de peau et à l’entretien du feu.
Le récit ne s’appuie pas sur des descriptions de la vie des préhistoriques, beaucoup plus complexes dans leurs activités, mais vise plutôt à suggérer ce que pourraient être les jours des humains privés d’échanges verbaux et donc de toute vie spirituelle. Dans cette fiction, il n’y a pas de parole — le récit s’achève avec l’image dans la forêt d’un homme qui « crie » — et « Hommes et femmes ignorent l’existence des rêves ». Il ne s’agissait pas pour Fabrice Caravaca de renouveler le genre de la science-fiction, simplement de rappeler que l’humanité ne vit pas sans i Les ouragans se multiplient tout comme les raz-de-marée dévastateurs, les inondations détruisent récoltes et villes, le réchauffement climatique s’accroît et la banquise, le pergélisol fondent, les glaciers se réduisent..., en même temps les conflits armés se développent, les antagonismes entre les "grandes" puissances ne s’apaisent pas. De là à envisager la possibilité d’une apocalypse, une destruction de l’humanité, le pas est franchi par les survivalistes et autres effondristes. Ce scénario a été très souvent utilisé depuis, par exemple, La peste écarlate (1912) de Jack London ; Fabrice Caravaca part de cette perspective d’une quasi disparition de la vie terrestre pour, en de courtes séquences, imaginer des humains qui n’auraient plus aucune notion de la civilisation dont ils sont pourtant issus, comme si une catastrophe avait entraîné son oubli.
Certains ont emporté (mais d’où venaient-ils ?) des outils du "monde d’avant" sans plus en connaître l’usage. Des hommes attendent dans le silence et des femmes nues, ensemble, s’habillent ; les premiers semblent avoir perdu tout souvenir d’un passé devenu trop lointain, le visage des secondes ne manifeste rien de ce qu’elles ressentent. Hommes et femmes « forment une tribu » qui survit grâce à des « lois précises », mais ils vivent séparés les uns des autres. Ces humains d’un autre temps, comme beaucoup d’animaux, dorment peu ; ils ont oublié ce qu’est « la parole partagée », vivent « sans passion » dans un nulle part partagé en deux saisons — humide et chaude, humide et froide —, sans rien attendre, et pour eux le temps se réduit à l’instant.
Ils occupent des villages partiellement détruits et ils attendent la nuit pour se retrouver, « Ce sera le début de la chasse » — on reconnaît dans le titre hallali ; à l’origine le mot, dans le vocabulaire de la chasse, est apparu sous la forme ha la ly. Les petits animaux ne suffisent pas pour nourrir le groupe mais les grands, dangereux, prennent les humains pour proie et s’approchent parfois de leurs habitations. Cependant, il arrive que de gros oiseaux de la plage s’égarent, plus faciles à tuer.  
Ces humains enterrent leurs morts et, les nuits de pleine lune, s’enduisent le corps de graisse pour danser nus ; pendant la saison chaude, ils s’exposent au soleil quand la pluie cesse un peu. Quand ils quittent leurs abris, ils ne peuvent se déplacer que vers la forêt ou la plaine, l’une et l’autre sans fin, ignorant si d’autres groupes sont installés ailleurs et ne s’en préoccupant guère. L’activité est réduite pour l’essentiel à la recherche de nourriture et, contre le froid et l’humidité, à la confection de vêtements de peau et à l’entretien du feu.
Le récit ne s’appuie pas sur des descriptions de la vie des préhistoriques, beaucoup plus complexes dans leurs activités, mais vise plutôt à suggérer ce que pourraient être les jours des humains privés d’échanges verbaux et donc de toute vie spirituelle. Dans cette fiction, il n’y a pas de parole — le récit s’achève avec l’image dans la forêt d’un homme qui « crie » — et « Hommes et femmes ignorent l’existence des rêves ». Il ne s’agissait pas pour Fabrice Caravaca de renouveler le genre de la science-fiction, simplement de rappeler que l’humanité ne vit pas sans imaginaire.

 Fabrice Caravaca, lalali, éditions marguerite waaknine, 2020, 44 p., 7 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 octobre 2020.

 

 

 

15/11/2020

Jacques Réda et Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur Texte : recension

Réda.jpeg

En ouvrant le livre avec une "Note pour servir à une histoire du vers français", A. Prieux indique d’emblée vouloir introduire des réflexions autour du vers de Jacques Réda dont le précédent livre*ne citait aucun poète vivant ; l’entretien, conduit par correspondance, est suivi d’une "Coda" où Jacques Réda reprend plusieurs des points abordés. On retiendra que, par ses réponses aux questions et par les précisions finales, il explicite à nouveau ce qu’est pour lui le rôle du vers régulier. À nouveau, mais il n’est pas inutile de le faire : sa position avait été clairement exposée dans plusieurs articles (dont un datant de 1972, dans les Cahiers du chemin), réunis dans Celle qui vient à pas légers (1985), recueil auquel renvoie A. Prieux. L’exergue choisi de Cingria résume d’ailleurs les choix de Réda ; en voici le début : « De même qu’il y a beaucoup plus de liberté dans le vers régulier qu’il y en a dans le vers libre, il est patent qu’il y a beaucoup plus de possibilités d’inventions réelles et de positif sursaut général dans un art obligé que dans un art où tout est laissé à l’inspiration. »

Réda a très souvent été associé au vers de 14 syllabes, dont il aurait été l’inventeur ; il relève à juste titre l’inexactitude de cette attribution par quelques-uns qui prétendent faire l’histoire du vers – il suffit en effet de lire pour en trouver, par exemple, dans Verlaine, Apollinaire (« Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles » ou Éluard (« Le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin »). Ce mètre, non rimé, lui apparaissait comme un compromis entre le vers régulier comme l’alexandrin (un des mètres qu’il a pratiqués) et le vers libre — qu’il n’a pas du tout rejeté, pas plus que la prose. Le vers "classique" — le prototype étant l’alexandrin — est lié, en particulier, à l’idée de règle et il a « l’avantage inégalable de rester toujours prêt à l’emploi » ; or Réda affirme avoir toujours voulu « préserver et même (...) étendre (son) aire de jeu » et tout jeu implique la connaissance et le respect de règles. C’est là pour lui un motif déterminant pour en maintenir l’usage, qu’il s’agisse de l’alexandrin ou du vers de 14-syllabes : il permet de noter la mesure, le rythme, comme le jazz, qu’il a découvert en même temps que la poésie. C’est là un point crucial.

Que peut exprimer de la « réalité pure » la poésie ? Le vers compté, lui, est un « artifice destiné à favoriser notre contact avec ce fond insaisissable de la réalité qu’est le rythme ». Contact essentiel, puisqu’alors avec le rythme est approchée « une saisie éternisée de l’instant » ; Réda sur ce point met en relation le rythme du vers et le swing, clairement avec un titre de Charlie Parker, It’s the time, qu’il traduit : « maintenant est toujours le seul moment qui compte ». C’est donc plutôt en observant des règles que, pour tout lecteur, la poésie parvient à une synthèse entre l’« exigence lyrique et la forme », peut-être à son apogée avec La Fontaine et Racine. À partir du moment où le vers n’est plus le lieu du rythme ­— mis en pièces notamment avec Rimbaud —, la situation est analogue à celle née avec le "free jazz" où chacun a construit sa conception du rythme et de la musique — et souvent le rythme disparaît. Pour Réda, si des réussites du vers libre sont incontestables (Follain, Dadelsen, Droguet sont cités), souvent, il ne fait « sous une facile affectation d’inattendu et de souplesse (...) que chercher à compenser l’insuffisance d’une prose en général atone et sans couleur. » Si la nécessité prosodique disparaît, que reste-t-il ?

Réda s’attache à une autre fonction du vers régulier, elle aussi liée au rythme. Par opposition au chaos du monde, les mots y sont en ordre alors que dans une prose éclatée comme celle de Un coup de dés ils sont dispersés, isolés, « dans le vide qui reste leur dernier lien », et par la suite l’artifice typographique est substitué au musical. C’est grâce à l’ordonnancement des mots que chacun d’eux « détient muettement dans la mémoire une partie de notre passé, de notre savoir, de nos aspirations les plus diverses. » Maîtriser le vers compté classique ne consiste pas à aligner 12 syllabes (ou 14, 10,..., syllabes), mais aboutir à un certain équilibre, à une mélodie ; Réda rapporte qu’il a passé beaucoup de temps à imiter ses prédécesseurs (comme les peintres l’ont fait dans les musées), de du Bellay à Leconte de Lisle, « j’apprenais ainsi l’humilité — au moins la modestie. »

Modestie : il n’a pas le souci de savoir quelle "place" il occupe dans la poésie française, s’il inscrit une "œuvre dans le temps" ; ce qui a un sens, en écrivant, c’est le « sentiment (...) d’être utile sans savoir exactement à qui ou à quoi ». On constate dans ces pages une certaine indifférence vis-à-vis de ce qui préoccupe bien des contemporains qui cherchent à sortir du vague du vocabulaire et tentent de définir ce qu’est la poésie ; Réda rappelle que pour les Anciens il s’agissait d’écrire en vers et que l’on confond trop "poésie "et "poétique". Reprendre des formes régulières du passé, c’est en tout cas une manière de « revenir à celles de la jeunesse de la langue ».

Aux formes seulement. La transformation des savoirs a rendu impossibles l’épopée, la lyrique courtoise, alors ne restait à mesurer que « l’immense reste de l’inintelligible et du non mesurable », et le vers se fait alors un « écho du silence pascalien du monde ». La poésie alors m’interroge sur l’« énigme de toute réalité »

* Jacques Réda, Quel avenir pour la cavalerie : Une histoire naturelle du vers français, Buchet-Chastel, 2019.

 

Jacques Réda et Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur Texte, fario, 2020, 120 p., 14, 50 € ; Cette note de lecture a été publiée le 25 octobre 2020 par Sitaudis.

 

 

 

09/11/2020

Jacques Demarcq, La Vie volatile

Demarcq.jpg

Jacques Demarcq écrit, notamment mais pas seulement, à propos des oiseaux, d’une manière différente de celle de Fabienne Raphoz ou Dominique Meens, pour citer des contemporains, ou Henri Pichette un peu plus avant ; on  le retrouve dans une belle livraison de la revue PO&SIE parue en août 2019 (n° 167-168, "Des oiseaux"). Dans ses livres publiés depuis Les Zozios (NOUS, 2008), se mêlent caractère documentaire, autobiographie, poèmes et images, et c’est ainsi qu’est encore construit, très foisonnant, La Vie volatile, avec une place importante réservée aux calligrammes. La simple description des neuf parties de l’ensemble dépasserait les limites d’une note de lecture, on ne s’attachera qu’à ce qui apparaît comme des constantes de l’œuvre.

Le titre l’indique clairement, l’essentiel des textes est relatif aux oiseaux, mais si l’observation est des plus précise, complétée par des ouvrages savants, le propos n’est pas celui d’un naturaliste. Quand besoin est, il s’appuie sur un extrait d’Élisée Reclus ou un ouvrage concernant un peuple mélanésien et sa musique, il renvoie à Utamaro ou cite Chateaubriand, c’est par souci chaque fois d’exactitude : l’ouvrage s’achève d’ailleurs par une bibliographie qui énumère les sources utilisées. Le projet de Demarcq déborde largement ce qui est apparent pour le lecteur qui feuilletterait seulement une partie du livre, la restitution des cris des oiseaux : ce n’en est qu’un aspect et, à différents endroits, sont donnés des éléments pour mieux saisir l’unité du livre.

Regarder avec attention les oiseaux, étudier autant leurs mouvements et leurs cris n’est donc pas pour écrire en ornithologue, bien plutôt « Observer avec eux m’invite à regarder le genre humain avec une distance, un décentrement, une fragile excentricité ». On entend là quasiment un moraliste, sans aucune naïveté ou anthropomorphisme béat ; certes les animaux n’apprennent pas directement ce que sont les hommes mais leur fréquentation incite à voir les hommes autrement. Demarcq le dit autrement à propos d’un séjour au Sénégal, « Je traque les oiseaux pour leurs hommes autant que pour eux. Pour les paysages et sociétés qu’ils côtoient en touristes, immigrés provisoires. » Cette attention aux hommes est lisible dans les pages du Journal tenu au cours de plusieurs séjours à New York ; Demarcq y fréquente les musées mais aussi les parcs, prend le métro, cherche sans succès les traces d’un village ancien, marche beaucoup dans les rues, s’arrête devant les gratte-ciel bâtis pour les milliardaires, constate l’appauvrissement des librairies d’occasion concurrencées par internet, concluant ainsi le Journal : « New York est une loupe rapprochant ce qu’il peut y avoir de splendide et de pire dans un Bref New World. »

Un autre aspect du projet touche à l’écriture puisque, pour Demarcq, « Les rythmes et sons, degrés zéro et infini du poétique, priment sur le sens et désaxent la syntaxe ». Partant de là, proposer de noter le cri des oiseaux n’oblige en rien à tenter une restitution que seuls des enregistrements peuvent accomplir — enregistrements qu’il utilise à l’occasion. Il essaie donc d’inventer dans la langue ce qu’est pour lui le cri du bruant ou de la fauvette, « je pars de quelques syllabes maladroitement imitées d’oiseaux / ce qui raréfie, étoffe, étrangle le vocabulaire à ma disposition ». Mais les modulations du cri ? la typographie joue un rôle puisqu’il est possible de varier le corps des lettres, d’insérer une portée musicale, de donner un mouvement : les mots d’un vers ne sont pas sur la même ligne, une série de vers représente le vol d’un oiseau. On pensera que ces manipulations sont bien éloignées du cri de tel ou tel oiseau ; cela est probable mais répond cependant à ce que recherche Demarcq.

Il y a dans sa démarche un refus du sens à tout prix ; il ne s’agit pas du tout de faire comme si la langue n’existait pas mais « de la rendre naissante, enfantine et fragile, à l’instant où des mots, des articulations s’esquissent dans le bégaiement. » C’est sans doute pourquoi, attentif aux manières de prononcer qu’il rencontre, il transcrit la prononciation différente du français par une personne rencontrée en Amérique (« Les péhuches détuisent toute sôte [...]). C’est pourquoi aussi il introduit, dans les proses comme dans les poèmes, des images pour remplacer les mots, des dessins en forme de lettres — une tente pour le A, par exemple, une suite verticale de points pour le "l" de pluie —des jeux variés avec les couleurs et les formes : ainsi un texte inscrit dans une sorte d’affiche rectangulaire elle-même dans la page.

C’est pourquoi enfin Demarcq pratique le calligramme ; il définit très justement que cet « affrontement » de l’écriture et du dessin implique pour lui « le mélange de caractères disparates, la déformation de certains ou leur détournement figuratif, la dislocation ou torsion des lignes, l’introduction d’éléments non scripturaux tels que vignettes, pictogrammes ou traits rythmiques, et mieux que tout la vibration des lettres et des couleurs, proches des vibratos du chant. » Passionné de peinture, il reprend des toiles, des couleurs ou des formes de peintres, de Monet à Dubuffet, à partir desquelles il construit ses propres formes. Il rappelle d’ailleurs dans son Journal qu’il avait essayé, à partir des toiles de Pollock à New York, de « dessiner des phrases ». Le goût — et le plaisir — de l’expérimentation sont sensibles dans ses tableaux recomposés comme dans ses transcriptions de bruits, ceux de « la futaie [qui] grinsse cracke grezzille d’insectes », du pic qui « tapopote ». Comme dans le choix des paronomases (« python piteux ») et, surtout, des calembours : en plus du titre, on relèvera les titres et sous-titres, « Cygne d’étang », « Recife à ses cieux », « exquis disent plus ? », etc.

On comprend que les réponses à la question posée au tout début du livre, « Pourquoi les oiseaux ? » sont multiples, celles d’un écrivain soucieux de « se penche[r] pour voir ce qu’il y nia ». Il faut ajouter que les réponses s’inscrivent dans une histoire, celle des lectures faites : évoquant ses souvenirs d’enfant abandonné et ses lectures précoces, Demarcq note que « qui lit descend au moins autant des auteurs qu’il a fréquentés que de son milieu », et les références littéraires ne manquent pas ici, notamment de Baudelaire, Poe, Apollinaire à Cummings. Il faut du temps pour lire et apprécier tous les jeux avec la langue de cette Vie volatile, et c’est tant mieux à une époque où tout "doit" aller vite.

Jacques Demarcq, La Vie volatile, éditions NOUS, 2020, 400 p., 30 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 septembre 2020.

 

04/11/2020

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur

Julien Bosc.jpeg

Ce livre posthume de Julien Bosc, en chantier probablement avant 2016, reprend plusieurs des motifs qui lui étaient chers et l’on y entend pleinement sa voix singulière. Le lien avec les livres précédents est au moins une fois explicite ; ainsi un fragment où il est dit qu’un homme sait lire « le verso des miroirs » a donné le titre Le verso des miroirs (2018). Mais ce ne sont pas seulement des mots semblables qui construisent des voies de passage entre les livres, plus profondément est constante la présence de ce qui le hantait : la mémoire des camps d’extermination, de la violence qui ne cesse. Le rêve mais non l’illusion d’une société harmonieuse, le lien profond avec la nature, l’amour d’une femme n’ont pu, dans une solitude choisie, contrebalancer la certitude d’un désastre général.

Julien Bosc connaissait « les souffrances d’un nom / Élu pour le pire » : juif de naissance, il portait toujours les images des camps ; motif principal d’un autre livre, De la poussière sur vos cils (2015), elles sont encore très présentes ici. La destruction n’est pas seulement celle des corps, c’est aussi celle des noms, de toute identité quand il ne subsiste que des cendres et que tout de ce qui a été vécu disparaît à jamais. Ce qui est insupportable à Julien Bosc, c’est à la fois l’extrême difficulté d’imaginer ce que fut le chemin de ceux qui ne revinrent pas des camps et le fait que la voix des survivants n’a pas été (ne pouvait pas être ?) entendue :

                        Les silhouettes rescapées s’extirpèrent du brouillard 
                        Parler épousa l’innommable 
                       Tout fut tenté pour dire
                       Rien ou peu fut entendu
                       Puis tout fut tu

Une femme morte dans un des camps apparaît dans un rêve, invisible mais active, nue sur un cheval et aux longs cheveux comme lady Godiva. Le narrateur accueille cette figure étrange, « mirage » qui « diffus(e) les songes » et qui lui apprend chaque nuit un dizain, le chargeant avant de rejoindre les morts de « poursuivre son chant ». L’écriture naît donc de la nécessité de conserver la mémoire du vécu, de dénoncer « les démences » des tyrans, de défendre ceux qui fuient « la misère et la guerre ». C’est pourquoi dans les dernières pages du livre le sort des migrants, qui meurent en traversant la Méditerranée, est rapproché de celui des Juifs exterminés par le nazisme : Julien Bosc emploie une comparaison sans ambiguïté : « Ils montent mille à bord / Quand le rafiot n’en supporte pas vingt / tels jadis les wagons / qui roulaient vers l’hourban. » ; "hourban", « ruine » en hébreu, est un terme théologique, relatif à la destruction du premier et du second Temple, abandonné aujourd’hui au profit de "Shoah". Le lien est poursuivi : la destruction des Juifs s’est déroulée sans que personne n’en dise rien et la mort des migrants laisse muet, « Qui peut entendre leurs cris ? Personne ou si peu », d’où le constat qui clôt le livre : tout le monde est coupable de garder le silence devant la tragédie, et notamment l’écrivain « À qui la langue manque : / Pour dénoncer ».

Cette impossibilité d’exprimer à propos du réel ce qui devrait l’être parcourt tout le livre ; dès son début, à côté de la forêt, de la mer, donc de la nature telle qu’elle est imaginée par le narrateur, il n’y a rien, ou plutôt « Ce qui doit être dit mais ne peut ». Face au désastre est construite la fiction d’un monde harmonieux où se réfugie un temps le narrateur ; après qu’il eut été battu et torturé parce que différent, il est exilé sur une île très étroite et s’invente alors une sorte de paradis où il est soigné par une sangsue (elle suce ses nécroses) et une épeire (ses toiles suturent les plaies) ; il apprend les oiseaux et, les jours de mélancolie, « le coucou chante contre (s)on cœur ». Tableau idyllique qui fut celui d’un âge d’or détruit par « l’invention des races », la volonté d’accumuler des biens, les conquêtes. Il y a chez le narrateur une hésitation entre une vision proprement apocalyptique (« Le ciel s’obscurcit / Chargé de cendres et de plaintes [...] ») et le rêve d’un monde réconcilié (« Le ciel s’ouvrit / Les oiseaux s’accouplèrent /[...] », parcours d’un extrême à l’autre qui ne permet pas de vivre aisément dans le monde éloigné de ces deux visions.

La tentation est toujours de se retirer, de se dépouiller de tout pour recommencer à vivre, être « Nu de peau de tout / Pour l’aventure la dérive l’amour la mort. » ; l’un des rêves du narrateur découvre d’ailleurs la femme aimée morte dans un fossé mais qui s’éveille — donc tout à fait nouvelle —, et la femme désirée, « contre soi », éloigne « les terreurs et la mort » ; mais le narrateur hésite constamment entre cette relation apaisante et le repli, en particulier la solitude devant la mer qui est « la beauté tout ici devant soi ». Le texte regorge de mots relatifs à la mer (tempête, fanal, naufrage, radeau, phare, lames, vague, écume, clapot, etc.) et aux oiseaux de mer, et l’on retrouve la fascination pour la mer à l’origine de La Coupée (2017).

La forme d’écriture privilégiée dans ce livre s’accorde avec le propos, il s’agit de l’énumération, souvent de groupes nominaux, parfois d’infinitifs, qui sortent le procès du temps et de la personne, énumération chaque fois proche de la psalmodie :

                       L’ivresse du pouvoir
                       Le dédain de la parole donnée
                       La compromission des maîtres
                       Le mépris vis-à-vis des plus pauvres
                      L’insanité des mieux pourvus
                      Les noyés dans l’indifférence
                       La déportation
                       Les camps
                       La mer cimetière
                      Que regretterai-je ?

Il s’agit, par ce procédé, de « tenter de dire ce qui est » (La Coupée, p. 26), la lecture même devrait accepter le prosaïsme des vers et viser ce but, effectuée « Sans effet ni intonation particulière // (...) non une litanie / Un chant ». Rythme d’un chant qui ne cherche pas d’effets, « dans la lignée des épopées sans gloire » comme l’écrit justement dans son témoignage Jean-Claude Leroy, l’ami de longue date.

 

Julien Bosc, Le coucou chante contre mon cœur, postface de J.-C. Leroy, collection L’Orpiment, La Réalgar, 2020, 84 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée dans Sitaudis le 23 septembre 2020.

 

14/10/2020

Rehauts, n° 45, printemps été 2020 : recension

rehauts,n° 45,printemps 2020

La livraison du numéro de printemps s’ouvre sur un choix de notes d’Antoine Emaz, prises de 1992 à 1996, notes analogues à celles lues dans plusieurs ensembles qu’il avait préparés1. Elles portent donc sur l’écriture, la poésie, la fonction des carnets (« une sorte de puisard »), mais aussi sur les choses de la vie, l’importance de la réalité, visible, sans cesse présente, « Il manque du ciel, pas du bleu, de la profondeur, du ciel ». C’est là une constante dans ses livres, la présence des choses est « un socle », une « certitude » ; mais si un poème ne peut être issu que du fait de vivre, il est aussi « aux prises avec la langue » et, dans tous les recueils de notes, revient le souci de toujours prendre pour matériau la langue commune : Antoine Emaz affirme « L’épaisseur des mots-choses comme tabouret – évier — lino — platane » et la nécessité de travailler cette langue pour parvenir à trouver quelque chose d’équivalent à la musique. Certaines notes, moins nombreuses, concernent sa relation au fait même d’écrire, lié au besoin de maîtriser des peurs, les carnets aidant alors à mettre en forme ce qui, sinon, resterait noué. Ces extraits s’ajoutent aux livres publiés, tous construisent progressivement les principes d’un art de vivre et les éléments d’un art poétique résumé, justement sous ce titre :

                       ne dire que du vrai
                       payé comptant
                      quel que soit l’angle
                      quelle que soit la débâcle des mots
                      et travailler ensuite
                      même le dégoût du vrai
                      même sa laideur
                      son insignifiance

 On retiendra aussi une définition lapidaire de ce que peut être un poème : « ce qui, écrit, ne correspond à rien », à partir de laquelle on pourrait lire bien des livres contemporains.  

La singularité voulue par Antoine Emaz, elle est présente dans les poèmes de Sarah Plimpton, peintre et poète américaine qui a longtemps vécu à Paris. Mathieu Nuss a traduit également cette année un livre de 1976, Ciels singuliers (Single skies) ; on connaissait quelques poèmes publiés par la revue PO&SIE en 2005 (10 poèmes, traduction David Mus) et L’Autre soleil (2008, bilingue, traduction collective). On apprécie la restitution de ces poèmes extraits d’un livre de 2013 (The Every Day) dont le texte original est en regard de la traduction. Presque toujours brefs, aux vers très courts (parfois d’un ou deux mots), ce sont souvent des variations autour de quelques mots — ciel, terre, pierre — associés au mots visage, lumière ; choses du monde vues mais qu’il faut sans cesse recommencer à regarder et à rapprocher les unes des autres, sans cependant chercher une quelconque représentation, ce que suggère peut-être le dernier poème, dés : « une tête secouée / comme dés les mots / jetés / pierres sur la chaussée / à heurter du pied ».

Tout autres sont les trois poèmes en prose de Mathieu Nuss ; le titre de l’ensemble, Aria, implique une continuité, mais elle est difficile à se former, même si l’on passe de chère, ex- pour le titre du premier poème à chère, extrême puis à chère, extrêmement. Certes, on peut écrire en caractères gras « je t’aime », puis « l’élégie » et enfin « chérie-séduire », mais cette mise en valeur est noyée dans un flux de « mots qui parlent beaucoup trop », d’autant plus que la quasi absence de ponctuation accentue le fait que les mots « ne se laissent pas volontiers utiliser » pour que puisse s’exprimer « le concret ».

On souhaiterait lire les quelques poèmes de Fabienne Courtade dans un ensemble pour mieux suivre sa méditation sur le temps, autour de l’enfance et à propos de la vie quotidienne dans la ville, qui se conclut mélancoliquement puisque « Les mondes passent », que « rien ne change ». On attend aussi de lire plus que des extraits d’un livre à paraître de Serge Ritman ; proses et vers se mêlent et sont à dire, comme le plus souvent ses poèmes :

                 quand je rougis tu ris et nous apprenons
                 sans savoir à parler dans ta voix
                 j’ajoute dire bondir
                ça traverse coule peinture poème
                tout ça nos voix
                dans des sens qui courent
                le monde en pluralité

Les cinq poèmes d’Henri Droguet2 peuvent, eux, se lire séparément même si un motif les unit. Le premier introduit l’idée de chaos dans le monde avec le Géant Encelade que la déesse Athéna « troua larda planta / perça de part en part » et qui, toujours « souffle s’éreinte s’exténue / secoue sa carcasse écrabouillée » au fond de l’Etna, de sorte que « la terre tremble » ; c’est au bord de ce volcan, « bord des enfers », que selon la légende Empédocle laissa sa sandale avant de s’y jeter. Poèmes du recommencement avec "Saisons", avec la mer puisque avec elle aussi « tout recommence » ; la promeneuse passe et le monde disparaît avec elle, mais il se reconstruit quand un voyageur vient, quant au miroir « mouroir », il ne présente que « reflet de reflet de reflet  de / rien     mirage et leurre ».

Rehauts propose également des proses de Sami Sahli, des dessins et poèmes de Pascal Pesez, des dessins et proses de Jean-Loup Cornilleau, une prose de Solange Clouvel. Le numéro de printemps se clôt avec une recension du dernier livre de poèmes d’Olivier Barbarant (Un grand instant) par Jacques Lèbre.

 

1 Antoine Emaz a publié cinq recueils de notes, Lichen lichen (2003), Lichen encore (2009) et Planche (2016) aux éditions Rehauts, Cambouis (Seuil, 2009, Publie-net, 2010) et Cuisine (Publie.net, 2011).

2 Henri Droguet vient de publier Grandeur nature aux éditions Rehauts.

Rehauts n° 45, printemps été 2020, 96 p., 13 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 13 septembre 2020.

 

06/10/2020

Édith Azam, Bestiole moi Pupille : recension

bestiole-moi-pupille-d-edith-azam-1598593390.jpg

Le dernier livre d’Édith Azam évoque plus ses récits en prose — Décembre m’a cigüe, par exemple — que ses ensembles de poèmes.  On retrouve en effet un univers qui ne peut être plus fermé puisque limité à ce qu’éprouve un personnage féminin, Pupille, sensations et émotions rapportées par un narrateur. L’espace est réduit (« pas le moindre espace / pour déplacer les choses ») — mention est faite d’un mur — et l’on relève une notation de temps, la nuit et des étapes (minuit, trois heures et six heures du matin). Trois autres personnages interviennent dans le récit ; "Bestiole" apparaît comme la métaphore de la peur qui détruit Pupille, à ce titre elle la ronge (« C’est dans la chair que ça s’écrit / et dans la profondeur / du vide ») ; "le Fou" a un rôle limité, ses occupations consistent surtout à se frapper la tête contre le mur (image classique du fou) et à émettre un rire de crécelle, à la fin à se confondre plus ou moins avec le dernier personnage ; "Deuxième Homme" — aucune trace d’un "Premier Homme", mais ce pourrait être le Fou — est donné comme amoureux de Pupille. Le nom même de "Pupille" renvoie à une personne qui ne peut se diriger elle-même (mineure) ou à ce qui joue un rôle essentiel dans la vision. La désignation des personnages a sans doute pour fonction, efficace, d’éloigner le récit de la réalité, tout comme le choix de la poésie. Cependant, à partir du moment où un récit s’engage, ce n’est plus seulement un jeu avec la langue, quelles que soient ses incohérences, nombreuses ici, il s’y passe quelque chose et le lecteur essaie de reconstruire et d’ordonner des événements.  

Pupille vit donc dans la peur, d’abord celle de la fin (« Pupille voit la mort »), plus continûment celle de la solitude, de l’absence d’échange verbal, car comment donc peut-on parler au Fou toujours présent ? Les notations à ce sujet sont récurrentes ; ce qui la détruit intérieurement, sous le nom de Bestiole, empêche toute parole, « Il ne reste de sens : que silence », rien, seulement supporter le vide, ce que désigne un oxymore, « les absences béantes ». Pupille est présentée avec les contradictions propres à tout être humain ; à la fois ne sachant « qui elle est dans sa peau » et se refusant à penser son trouble, vivant « l’alternance d’être en soi / d’être en soi de se fuir ». Pour sortir de cette nuit, il faudrait la présence de l’Autre, à qui elle dirait son amour, « qu’elle l’attend depuis mille ans » et « il lui dirait / des mots d’amour ». Le récit, avec des avancées et des retraits, tourne autour de cette absence de l’Autre, et Pupille ne quitte pas « les ornières / où s’acharne Bestiole ».

Il semble que le manque vienne d’abord des choix, ou de l’impossibilité de choisir, de Pupille, qui « coupe tous les liens », pour qui la jouissance « C’est d’abord c’est toujours / une histoire de chute » et, surtout, qui est toujours incapable de parole. Quand Deuxième Homme pourrait se déclarer, il n’y parvient pas : « Il voudrait dire / mais impossible les mots : ça fait crever », et c’est à peu près avec les mêmes mots que Pupille exprime le rapport impossible à l’Autre. Le seul rapport possible entre Deuxième Homme et Pupille ne peut passer par les mots, ils font l’amour, sans commentaire, « la chair les sexes / ça langage », comme si les mots de la langue de tous ne pouvaient servir de lien entre les personnes. On peut alors comprendre pourquoi Édith Azam se plaît à la création lexicale, sans d’ailleurs inventer un vocabulaire (comme Michaux ou Vian) ; pour citer quelques-uns des verbes formés à partir de noms, « spiraliser », « bestioler », « s’écriturer », « léprosité », « s’énigmer ». On reconnaît par ailleurs une ponctuation propre de livre en livre à l’auteure, les « : », souvent mais pas seulement, pour mettre en vedette un élément, par exemple dans : « L’espace à nouveau : rétréci ».

Ce qui occupait une partie du récit, l’action de Bestiole, disparaît, en effet Bestiole s’endort et l’on pourrait penser que le lien ainsi formé entre les deux personnages le ferait sortir de leur solitude, il n’en est rien. La joie naît bien des souffles partagés sans pour autant que la peur disparaisse et, après ce temps de partage, Bestiole « saccage au point de / non retour », parce que, quoi que fasse Pupille, « il n’y a pas de mot »., et de son côté Deuxième Homme ne sait que pleurer. Alors que le narrateur écrivait « La fiction est ouverte », il annonce maintenant « La fiction se resserre » : le Fou et Deuxième Homme se confondent et la voix de Pupille n’est pas pour l’échange : « Pupille hurle / hurle / hurle / jusqu’à ne plus s’entendre » et, un peu plus tard, oublie le Fou et Deuxième Homme.

Ce récit de l’extrême difficulté de se construire, de vivre une relation (de parole d’abord) avec l’Autre, s’achève sur une autre fiction possible, de deux manières. D’abord,

                       Pupille cherche
                      comment aimer comment
                      aimer mourir d’aimer...

Ensuite, cette fiction à venir est clairement annoncée dans les deux derniers vers, « Elle sait : écrire reste inachevé ». C’est une des constantes des récits d’Édith Azam, il lui est nécessaire, chaque fois, de recommencer à les écrire — autrement. Édith Azam, Bestiole moi Pupille, la tête à l’envers, 2020, 16 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 28 septembre 2020.

 

 

28/09/2020

Laurent Albarracin, l'herbier lunatique : recension

Albarracin.jpeg

Quoi de plus naturel, de plus proche de la nature qu’un herbier, même quand il est lunatique et que, fantasque, il n’obéit pas tout à fait aux règles de confection classiques ? Celui de Laurent Albarracin réunit peu de plantes et fait la part belle à la pierre, à l’eau, à l’oiseau, au vent, au feu mais l’on y trouve aussi, entre autres choses, une clef, une chaise — et la lune. Les poèmes de L. A. visent toujours à écrire à propos des choses qui nous entourent, ce qui, trop évident, échappe au regard, mais aussi   selon l’idée que cette « quête » de connaissance n’a pas « D’autre conclusion que celle qui consiste / À recommencer. »Ce recommencement n’est en rien répétition ; selon la manière dont une chose est regardée elle apparaîtra autre, d’où les variations autour de la pierre, par exemple quand elle est en contact avec l’eau. Quand Ponge écrit : « Sorti du liquide, il (le caillou) sèche aussitôt. C’est-à-dire que malgré les monstrueux efforts auxquels il a été soumis, la trace liquide ne peut demeurer à sa surface : il la dissipe sans aucun effort », L. A. ramasse l’observation :

 

 Mouille un caillou
assombris-le
et son éclat sèche aussitôt
comme un peu de brume lui venant

 

Ce n’est évidemment pas simple observation ; s’il s’agissait simplement de noter ce qui est vu — ce qui est une voie suivie par des poètes aujourd’hui —, y aurait-il ajout au monde ? le poème peut donner à voir ce que seule une relation établie entre réel et imaginaire peut saisir, ainsi l’image de la pierre retirée de l’eau, « luit vivante et morte. / On aurait donc arraché / un cœur à ses battements ? »

La chose la plus commune peut devenir source d’évocations variées, très éloignées de la chose, c’est pourquoi la relation de la pierre et de l’eau peut être inattendue et prendre un caractère inquiétant, « Jette une pierre dans le lac / pour éveiller son gouffre ». À côté d’une notation qui rappelle qu’ajouter de l’eau au ruisseau ne change pas son cours — on se souvient d’Apollinaire —l’image de la goutte d’eau qui tombe en accélérant son mouvement entraîne deux comparaisons ; la première où le verbe s’entend à la fois pour "devenir mûr" et "méditer", « comme un fruit mûrit / longuement sa chute » ; la seconde s’éloigne de l’image de départ (le passage de la lenteur à la vitesse) avec un propos sur la vie, « et comme la vie prépare / l’impromptu », impromptu alors s’opposant à longuement.

Ce jeu dans la langue est constant dans cet Herbier lunatique ; ce qui est donné à voir n’est pas que dans le réel, certes la pierre brisée ne change pas, elle reste pierre, et la bouteille qui se vide peut évoquer le bruit d’un poisson qui respire, mais les éléments d’une réalité observable sont parfois inversés et sortent alors le lecteur de toute réalité ; ainsi, au fait que le vent agite les feuilles des arbres est substituée l’image de feuilles qui déchirent le vent  — et qui aurait soupçonné que la chaise devant le paysage « attend », tout comme

 

 La fenêtre pose
devant le paysage
qu’il reste encore
à l’ouvrir

 

Ces deux exemples, parmi d’autres, indiquent clairement que Laurent Albarracin est loin d’être dans le sillage d’un "parti pris des choses" — on pense dans ces exemples à certaines chaises de Magritte et à des fenêtres de Bonnard. On lira donc de courts poèmes dont la simplicité apparente ouvre sur l’imaginaire, « L’herbe qui pousse / entre ce qui n’existe pas / le démolit » ou, pour rester avec l’herbe, « La touffe d’herbe / oriente l’univers / dans le sens / de la touffe d’herbe ». Ou les mâts en mouvement dans le port inventent le bruit du lointain qui veut repartir...

Ce sont ces multiples jeux dans la langue qui construisent le monde de L’herbier lunatique et, constamment, le rythme des poèmes. Ici, dans la relation de la pierre et de l’eau s’établit l’opposition entre « opaque » et « clarté », ce dernier mot proche par anagramme partielle de « éclat » ; dans le même poème on lit le passage de « durcissement » à « dur », puis « durée ». Là, « exact » entraîne « exsude » et « prune », avec une lettre de plus, « pruine ». Si la teinte de l’eau est proche de celle du fer, le passage de « teinte » à « tintement » — le tintement d’une épée — s’impose, tout comme le vol des corneilles ne peut que « corner » le ciel qui devient une page. Un dernier exemple, qui a la concision d’un haïku2, où à l’allitération (/p/) s’ajoute la double signification des mots (quartiers, quartiers d’été) :

 

Pomme pourrie
prend ses quartiers
d’avoir été

 

Il y a comme une impossibilité de fixer un sens ; aucune chose, même quand elle paraît de prime abord "simple" à regarder, ne peut être une fois pour toutes mise en mots. On compte dans le livre plusieurs poèmes autour de la pierre, de l’eau, mais la pierre, l’eau restent cependant opaques ; le « secret enfoui tout au fond des choses », « Plus nous nous en approchons et plus il se met / À ressembler à son approche tremblante »1. Tout est toujours à recommencer, c’est là peut-être qu’est la poésie.

1 Laurent Albarracin, Res Rerum, (Arfuyen, 2018).
2 Laurent Albarracin a publié un recueil de haïkus, Plein vent (Mainard, 2017).

 Laurent Albarracin, L’herbier lunatique, Rougerie, 2020, 64 p., 12 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 25 août 2020.

16/09/2020

Petr Král, Déploiement : recension

P. Kral.jpeg

Petr Král, né en Tchécoslovaquie (1941), quitte comme Kundera son pays après l'écrasement en août 1968 du Printemps de Prague par les armées soviétiques ; il s'installe en France, où il sera naturalisé, et écrit une grande partie de son œuvre (récits, essais et poésie) en français. De retour à Prague à partir de 2006, il y est mort le 17 juin 2020.

Les quatre parties du livre ont un point commun, la plus grande partie des poèmes a pour lieu la ville. Le premier a pour décor Vienne, précisément le "Café Schwarzenberg", évoqué tel qu'il devait être avant la Seconde Guerre mondiale et à sa fin, quand les Russes l'occupèrent, fréquenté désormais par un public aisé. Dehors, le flâneur connaît avec le soir une « illusion apaisante », mais ce n'est qu'un « mirage », rien n'est transparent et rassurant dans la ville, il suffit de se demander ce qui pourrait apparaître à l'angle de la rue pour aussitôt imaginer quelque chose de mystérieux. La ville, par excellence, est le lieu de l'inattendu ; Petr Král, qui fut un des surréalistes tchèques, y guette sans cesse la surprise dans ses errances,

 

On marche
et de l'autre bout de la rue vient vers nous
quelqu'un de tout à fait différent

 

À côté de la banalité de ce qui est visible dans la rue — la promenade des chiens le soir, une réclame à la devanture d'une boucherie — s'offre une variété infinie de choses qui font travailler l'imagination ; c'est l'ombre qui rend mystérieuse une façade, c'est une fenêtre ouverte où l'on devine un fait-divers, et c'est aussi une jeune étrangère que l'on croise et qui disparaît, « Il la regarde et pense qu'il pourrait vivre un roman / avec elle ou du moins l'écrire minutieusement ». Impossible de ne pas penser à André Breton et à sa rencontre, en 1926, avec celle qui se nommait elle-même Nadja.

La présence des mystères dans la ville, tels qu'ils se manifestaient dans le surréalisme, est explicitement exprimée dans plusieurs poèmes et la démarche même de Petr Král met en évidence les aspects irrationnels de la vie urbaine ; il privilégie en effet pour rendre compte de ce que voit le narrateur — le plus souvent un "je", parfois un "il" — l'énumération, qui fait se succéder des éléments sans aucun lien entre eux ; ainsi :

 

Une bûche qui atterrit
une ville se défait

 

Un poème est d'ailleurs titré "Inventaire", un autre s'achève par « Et ainsi de suite / jusqu'à épuisement du stock », et dans "Planète", la liste rassemble des faits hétéroclites dont certains n'ont d'autre réalité que d'écriture — comme : « Les jeunes mères essuient en hâte le sol de la cuisine / avec leur culotte » — ce que confirment les deux derniers vers, « Je repose mon stylo / L'histoire de la poésie pour l'instant s'arrête là ». Le caractère hors de toute logique des quelques énoncés est d'autant plus mis en évidence qu'ils sont parmi d'autres qui relatent des évènements du quotidien ; le surréel encadre dans un poème, "Tâche", diverses tâches à accomplir ; le premier vers, « Tuer une concierge couleur fraise », a en effet pour réponse le dernier, « Tuer la concierge avec une fraise ».

L'étrangeté inhérente à la ville, Petr Král la rencontre partout, en Tchéquie à Prague, à Brno, à Vrchlabi, mais sont évoquées aussi Bruxelles, Venise, New York, comme s'il était indispensable de vérifier que « La ville change toujours ». Aussi dans bien des poèmes est présent ce qui est lié au départ, au voyage : les aéroports, les gares, les quais, les trains, et au déplacement dans la ville, le tramway, — ce qui donne lieu à des portraits de voyageurs, casque sur les oreilles, femmes bavardes, yeux porcins, chacun indifférent aux autres et, amère conclusion, « Le conducteur bien sûr nous déteste tous ». Le monde de la ville d'aujourd'hui n'a rien d'aimable, on peut rencontrer un cadavre dans le fleuve arrêté par la pile d'un pont ; mais surtout, la vie est dominée par la futilité et l'argent, dans la conversation d'un café « retentit clairement le mot fructifier », ailleurs c'est la folie des soldes et des achats inutiles ou la recherche dérisoire du record sportif, dérisoire dès que l'on regarde les étoiles. Que reste-t-il ? Certes, dans la ville où l'on marche, « La seule vérité est le pavé désert / des rues nocturnes dépeuplées », mais contre les hommes d'affaires qui cherchent à y imposer leurs fausses valeurs, existe cependant toujours  « Chaplin-vagabond ».

C'est ce vagabondage, ce refus de l'ordre des choses qui anime Petr Král, refus qu'il retrouve dans la littérature, représenté notamment par les écrivains qu'il cite, Čapek, Reverdy, Swift, Kosovoï, Rimbaud, José Carlos Becerra. Les œuvres « apportent la joie », comme les voyages mais qui, eux, « attristent » parce qu'on rencontre toujours les mêmes solitudes. Au fil des poèmes est aussi récurrente la présence des femmes et elle éclaire aussi le quotidien ; par là, Petr Král poursuit une certaine célébration de la femme par le surréalisme, le narrateur s'adressant à l'aimée, « Ta nudité et le frémissement d'un papillon sont le monde ». On retrouve donc dans Déploiement les motifs de la poésie de Petr Král, avec l'amour de la ville, lieu des découvertes les plus étranges, le goût du concret, comme au début d'un poème « J'achève de manger une salade de poissons / sans cesser d'écrire la barquette vide fait désormais partie du poème ». 

 

Petr Král, Déploiement, éditions Lurlure, 2020, 80 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudisle 17 août 2020.

03/09/2020

Jacques Lemarchand, Journal 1954-1960

Jacques Lemarchand, Journal 1954-1960, édition Véronique Hoffmann-Martinot

Ce troisième tome du Journal de Jacques Lemarchand (1908-1974), rédigé dans des cahiers d’écolier, n’offre pas un texte continu : l’année 1955 ne comprend que le bref récit d’un rêve, 1956 compte peu d’entrées et de longues périodes sont absentes pour les années 1954 et 1957. Malgré ces manques, les données sont suffisamment nombreuses pour dresser le portrait d’un homme complexe dont l’activité de critique a été importante pour la reconnaissance du théâtre d’après-guerre. Entré aux éditions Gallimard en 1943, il y devient lecteur de manuscrits puis, à la demande de Camus, tient la chronique théâtrale dans le journal Combat avant d’être sollicité, en 1950, par Le Figaro et, à partir de 1959, de devenir un des lecteurs de pièces pour la Comédie française. Il fonde par ailleurs chez Gallimard la collection théâtrale "Le Manteau d’Arlequin". Ces quelques rappels ne donnent qu’une faible idée de son rôle de "passeur" mais, comme dans les tomes précédents, les notes nombreuses et fournies établissent chaque fois que cela est nécessaire le contexte et permettent de comprendre ce que fut le renouvellement du théâtre en France à l’époque du TNP de Jean Vilar et des mises en scènes de Jean-Louis Barrault ou de Jean-Marie Serreau. Enfin, les illustrations donnent un visage à cet homme qui écrivait « Je m’emmerde parce que je n’aime pas ce que je fais » — phrase étrange de quelqu’un qui consacrait l’essentiel de son temps au théâtre.

Lemarchand note très souvent son ennui d’être dans des réunions, de devoir être présent à des repas, et parfois sous une forme brutale (« Je ne m’ennuie pas, je m’emmerde »). Si cet ennui est rarement exprimé en public, il écrit cependant ce qu’il pense d’une pièce sans prendre de précautions : par exemple, quand Montherlant se plaint chez Gallimard de son article à propos de Don Juan, il répond immédiatement « Je m’en fous ». Si ce Journal n’avait qu’un intérêt, ce serait de donner une vue précise de ce que fut le théâtre de 1954 à 1960, pas seulement à Paris où Lemarchand ne manquait quasiment aucune représentation : il a accompagné le mouvement de décentralisation entrepris par Malraux, en allant voir des spectacles à Strasbourg, à Lyon, etc. Par ailleurs, il a soutenu le travail des metteurs en scène, y compris dans certains cas financièrement. Ce « serviteur rigoureux » du théâtre, selon les termes de Planchon lui rendant hommage, détestait les étiquettes et refusait l’expression "théâtre d’avant-garde" reprise au vocabulaire militaire : il y avait pour lui « exploration, recherche » chez certains créateurs. Il a été l’un des rares critiques à défendre Ionesco, Beckett, Adamov, Genet, etc., tout en admirant le théâtre "classique". Il rédigeait des fiches sur les pièces et les comédiens contemporains, matériaux précieux qu’il prêtait à l’occasion, mais il a aussi présenté toutes les pièces de Corneille pour une édition complète. Les notes prises à la sortie d’une représentation, toujours elliptiques, sont éloquentes quant à ses choix ; le « bon », « excellent », « con » est développé ensuite dans ses chroniques dont l’éditrice propose régulièrement des extraits. Cet homme qui n’exprime jamais son point de vue sur la politique française n’est pourtant pas indifférent, il écrit à propos d’une pièce de Brasillach, « C’est niais et souvent très mauvais » et il ajoute : « L’entrée est gardée par de jeunes cons au regard soupçonneux (...) Un incroyable public d’Action française, d’un démodé irritant ». Ajoutons qu’il était, notamment, lié à Camus et à Vian, très affecté par leur disparition.

Il n’était pas qu’un critique et rien n’est dissimulé de sa vie "privée", mais la frontière entre vie privée et vie publique est ici poreuse puisque les femmes avec qui il a vécu ou qu’il a séduites (ou qui l’ont séduit) appartiennent au monde du théâtre ou de l’édition. Que lit-on ? Au cours des vingt dernières années, se sont multipliés les "autofictions" et, n’en différant que par la forme, des Journaux rédigés pour être lus du vivant de leur auteur ; aussi est-il rafraichissant de lire un vrai Journal, qui était pour son auteur une manière de conserver la mémoire de ses faits et gestes et pas du tout voué à être édité. Certains lecteurs pourraient être choqués par la crudité du vocabulaire quand Lemarchand relate ses rapports amoureux avec une de ses maîtresses — par exemple, « elle me suce », « je la branle », récurrence de « baisé (longuement, fort, deux fois, etc.) » — et l’éditrice du texte prend la précaution d’indiquer que son « unique principe a été de rester fidèle au manuscrit et à l’esprit de Jacques Lemarchand ». Que l’on juge libertin l’auteur relève d’une certaine morale, mais la lecture du Journal, jamais complaisant, prouve au moins qu’il n’a jamais harcelé une femme.

Sa liaison avec la comédienne Sylvia Monfort se délitant, il rencontre en juillet 1954 une jeune femme désirant faire du théâtre ; il écrit, quelques semaines après, en reprenant ses notes, le récit de ce nouvel amour. Il passe au début de « Je fonds un peu d’amour » à « Je commence à l’aimer », au moment même où Sylvia Monfort lui apprend qu’elle aime quelqu’un d’autre ; il se sent libre et « évite de boire » avant de revoir D. R. — Lemarchand boit beaucoup —, mais la différence d’âge (26 ans) l’inquiète et il hésite à poursuivre une relation restée platonique, « Il me semble que je me suis foutu dans une histoire complètement idiote ».

On reconnaîtra des notations analogues à propos de sa liaison avec la journaliste Claude Sarraute rencontrée l’été 1959 ; il écrit « Il me semble que je me suis inventé amoureux » et, plus tard, au gré des fâcheries et réconciliations, il balance entre « je l’adore » et « je n’ai rien à lui dire ». Quand il est pris par son "amour", occupé par la pensée de l’Autre, Lemarchand écrit différemment : il entre dans le détail de ce qu’il vit, les phrases sont construites, le caractère elliptique, répétitif, de la relation des journées au bureau et des soirées au théâtre disparaît, comme si le temps se dilatait. On lit de même un récit développé de ses journées quand il raconte les vacances dans sa famille ou un séjour en Grande-Bretagne, invité pour des conférences. Mais le moindre grain de sable l’abat et il regrette ce qu’il considère être la médiocrité de sa vie ; lisant le Journal de Paul Léautaud, il note : « Étonnant comme ma vie — et mes emmerdements — ressemble à la sienne » et ajoute « J’en sens le vide, la trivialité, mais ne peux m’en arracher ». Cependant, alors que du matin au soir il reçoit des auteurs, fréquente le monde du théâtre, Lemarchand répète souvent son goût de la solitude — quand une femme qui l’a quitté souhaite reprendre la vie commune, il refuse, « Je suis très franc, lui dis l’envie que j’ai d’être seul ».

Parce que ce Journal, on l’a dit, est une sorte d’aide-mémoire, on n’y trouvera pas de réflexions sur le théâtre (Lemarchand a publié Le Théâtre nouveau, 1947-1968) et fort peu de remarques sur les contemporains. Mais on y suivra au fil des jours un homme cultivé, conscient de ses faiblesses, sans prétention. C’est beaucoup.

Jacques Lemarchand, Journal 1954-1960, édition Véronique Hoffmann-Martinot, Claire Paulhan, 472 p., 32 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 juillet 2020.

30/07/2020

Sharon Olds, Odes : recension

Odes.jpeg

Ce livre d’odes semblerait reprendre la tradition ancienne du blason, qui louait diverses parties du corps féminin (moins souvent du corps masculin), née au XVIe siècle avec Clément Marot et le Blason du beau tétin (et celui du laid tétin) en octosyllabes ; le genre est adopté par quelques-uns de ses contemporains, par exemple, Maurice Scève pour les blasons du sourcil, de l’œil, de la gorge, du soupir, de la larme. On écrit aussi des blasons moins conventionnels, notamment à propos du sexe féminin, celui-ci en décasyllabes de Guillaume Bochetel : « O con gentil, con mignon, con joly, / Con rondelet, con net, con bien poly, / Con ombragé d’un petit poil follet, / Con où n’y a rien difforme ou de laid / (etc.) » Les blasons ne se maintiennent pas au-delà du milieu du XVIIe siècle et diffèrent des poèmes de Sharon Olds sur plusieurs points.

Écrits par des hommes, presque toujours sur des parties du corps féminin, ce sont avant tout des jeux littéraires, chacun rivalisant d’esprit dans la description*. Les odes de Sharon Olds, à propos de l’anatomie des hommes et, plus souvent, des femmes, prennent aussi pour sujet un rêve de victuailles ou la Terre, les amis encore en vie ou l’aube sur la baie de San Francisco. On comprend vite que l’objectif n’est pas seulement de célébrer le corps, et souvent de manière à choquer le lecteur qui attendrait de l’ode quelque chose de lyrique (définition minimale aujourd’hui du genre), mais de placer les descriptions dans la société contemporaine.

Préambule aux sept ensembles de poèmes, la première ode est consacrée à l’hymen, d’abord décrit : « Cher mur, / chère porte, cher échalier, chère porte coupée, tu n’es pas / une chatière ou une porte tambour / mais une piñata à usage unique. » C’est introduire à la position de l’auteure, clairement exprimée vis-à-vis du statut de la femme : pour ce qui est de la rupture de l’hymen, il y a eu choix, « quand, avec qui, où et pourquoi ». Une seconde ode à l’hymen précise ce statut ; à qui s’étonnerait qu’une femme âgée (Olds a alors plus de 70 ans) écrive à propos de son hymen, l’auteure répond, « Mais ce n’est pas que mon hymen » et, plus précisément,

            N’est-il pas temps de louer la musique
            pourpre qu’elle ne joue qu’une fois, la petite
            mort qui marque le début d’une vie
            intérieure, et la perpétuation de l’espèce ?

On peut voir dans les odes à différentes parties du corps féminin (clitoris, vagin, vulve, etc.), masculin (pénis, gland) et à des pratiques sexuelles (fellation) une forme de provocation, mais vis-à-vis de quoi ? Faut-il penser que certaines parties du corps et leurs mouvements devraient être exclus de la poésie ? Olds, à propos du mot vagin, écrit que nous « semblons / faire une pause avant de le dire, comme si ce mot / était dangereux ». Il s’agit toujours dans ces odes de refuser la vision lisse d’un corps sans organes, de ses fonctions, qui sont intégrées dans l’ensemble de la vie. C’est pourquoi on lira aussi une "ode sauvage", ode aux pets féminins commentée de manière humoristique, « Suis-je allée aussi loin que / possible, avec ces vers que je me tire du cul ? ». C’est pourquoi aussi on lira un poème autour des toilettes sèches et des merdes devenant engrais ; de toute provenance elles sont égales comme veut le prouver leur énumération. Rien de scatologique ni de vulgaire dans les poèmes sur ces moments et choses de la vie, qui sont restitués comme d’autres.

Il s’agit toujours d’écrire à propos de l’expérience humaine. Celle du corps est première, elle fait prendre conscience qu’il est source de plaisirs s’ils sont choisis et partagés ; Olds commente ainsi sa sortie avec un homme pour qui l’amour ne comptait pas, « j’ai cru mourir, mon cœur / c’est mon corps, le prix d’un baiser, c’est ta vie ». Ce corps vieillit et il est nécessaire de vivre ses changements, ses déformations, d’où une "Ode à ma graisse", une "Ode à mon cou de vieille", en louant « ce qui disparaît et qu’on ne peut jamais rattraper », en acceptant « l’excitante absence de charme » parce que, « face au temps », ce qui importe ce ne sont pas seulement les « doubles mentons flétris » mais « mes muses, ma vérité qui n’est pas la beauté ». Ce corps est aussi dans la société, et les odes à la sœur, à la mère, aux amis, aux amants l’expriment sans ambiguïté ; dans une ode à Evie Shokley, poète afro-américaine, l’auteure rappelle son « aveuglement » de n’avoir pas compris immédiatement que sa peau blanche la faisait différente dans une société toujours ségrégationniste. Son premier acte politique a été justement, en sortant de chez l’orthodontiste, d’entrer dans une chaîne de personnes qui empêchait l’accès à une vente pour protester contre la ségrégation — « Premier pas hors du silence ».

Le silence, c’est dans l’enfance celui des repas, de l’absence d’échange avec les parents ; ce qui est constant dans ces années familiales, hors la présence bienfaisante de la sœur, ce sont les coups de la mère avec qui elle rompt par le seul fait de s’enfuir pour ne pas être battue. Rupture mais non pas abandon du lien maternel : elle se souvient dans "Ode de l’harmonie" de la « voix de soprano de [s]a mère » et de son « regard déchirant, enfantin » quand elle l’a veillée. Ses cendres étant dispersées, elle est heureuse qu’elle soit « disséminée — qu’elle soit partout / et nulle part ». Cette relation à la nature, au "grand tout", est constante dans le livre et ne se manifeste pas seulement dans les odes au vent ou au pin ; à propos des arbres dans la ville, le lien de l’humain à tout ce qui est vivant est affirmé nettement, « ce que font les arbres, surtout, / c’est respirer avec nous, nous offrir une respiration / artificielle naturelle ».

Dans les Odes, Sharon Olds renoue avec la poésie whitmanienne que la traduction de Guillaume Condello, quand on se reporte au texte anglais, restitue avec bonheur : certaines odes semblent être écrites directement en français. Ce livre, l’un des derniers de l’auteure, est sans doute une bonne entrée dans l’œuvre mais il faut souhaiter qu’il ne restera pas le seul à être proposé aux lecteurs.

*Le premier recueil de blasons est publié vers 1568-1573, Les blasons du corps masculin et féminin, Composez par plusieurs poètes avec les figures au plus près du naturel, Paris, Veuve Bonfons (Gallica).

Sharon Olds, Odes, traduction Guillaume Condello, Le corridor bleu, coll. SING, 136 p., 15 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 3 juillet 2020.

09/07/2020

Pierre Vinclair, La Sauvagerie : recension

la-sauvagerie-de-pierre-vinclair-1591246418.jpg

En 2012, quand elle a créé "Biophilia", Fabienne Raphoz définissait ainsi la collection : elle a « pour vocation de mettre le vivant au cœur d’éclairages ou de rêveries transdisciplinaires ». Sans faire le tour des titres disponibles, il est bon de rappeler qu’on lit aussi bien des récits de voyage, d’observateurs scrupuleux — entomologistes, ornithologues, etc. — que des contes, des fictions. Et c’est cette variété d’approches qui aide aujourd’hui à mieux réfléchir à ce que devient l’environnement et aux moyens de préserver ce qui reste du vivant. Le dernier livre paru a un statut particulier, non parce qu’il aurait pour auteur un romancier, philosophe et poète (ce qu’est Pierre Vinclair) mais, d’abord, par le choix de sa construction et de son sujet.

La Sauvagerie, divisé en 12 ensembles, est construit sur le modèle de la Délie (1544) de Maurice Scève, ensemble poétique qui comprend 1 huitain, 449 dizains et 50 emblèmes (1 tous les 9 dizains), chaque figure symbolique (la Licorne, une chandelle, Orphée, etc.), accompagnée d’une inscription lapidaire, étant en relation avec les dizains suivants. Dans La Sauvagerie, le huitain en ouverture est suivi de 499 dizains, 48 ayant pour auteurs des poètes contemporains, dont plusieurs de langue anglaise, traduits par Pierre Vinclair qui a lui-même proposé des dizains en anglais, avec leur version en français ou traduits par Alexandre Prieux. Cette forme ancienne, plutôt marginale après le XVIe siècle, n’a cependant pas du tout disparu, présente de Baudelaire à Bonnefoy, de Corbière à Queneau ; historiquement vivante, elle offre un cadre commode comme toute forme réglée — « à toute règle qu’on s’impose correspond aussitôt une liberté de l’esprit », remarquait Valéry (Cahiers, I, 1060) (1).

Le point de départ du livre n’est guère discutable, la Terre est bien en voie d’être détruite par les hommes et cela est devenu une nécessité d’intervenir pour préserver ce qui peut l’être ou, au moins, de prendre conscience qu’il sera bientôt trop tard pour arrêter la destruction de la Nature. Que peut bien faire la poésie devant l’urgence écologique ? Certainement pas (r)enseigner, se substituer à ceux qui interviennent pour informer et ralentir le saccage, faute de pouvoir le faire cesser. Il est évident que des poèmes ne vont pas interrompre les actions d’Exxon, de Total ou de Shell ni transformer « le grand cimetière qu’est la Terre ». Mais le poème, parce qu’il est rythme et musique, peut donner chair à la tragédie de plus en plus sensible que nous vivons ; parce que fait de langue, il est présence, irruption et, en cela, contient quelque chose de la sauvagerie propre à la Nature. Pierre Vinclair l’énonce clairement dans un dizain (245), « Je bâcle des poèmes célébrant le Sauvage partout où il résiste encore ».

À lire et relire les dizains, on ne trouvera pas que l’auteur (pas plus que les invités) a écrit « à la hâte et sans soin » (2), tant l’ensemble est une exploration des divers aspects de la crise écologique ; Pierre Vinclair définit son objectif dans Agir non agir paru en même temps que La Sauvagerie, « c’est bien le tout comme tout qui est en jeu : à la fois l’omnia de la pluralité du vivant (individus et espèces) subissant une extinction de masse, et le totum de Gaïa, la Terre comme système. (...) Face à un tel problème (...) le peu que (la poésie) peut, ne devrait-elle pas l’investir d’abord dans la reconsidération de sa possibilité à en donner une image ? ».

Cette image se décompose en de multiples aspects et l’on ne tentera pas de les énumérer. Le huitain d’ouverture (comme dans la Délie, donc) de Jean-Claude Pinson, refuse toute défaite et oppose au titre "À l’agonie" le ciel bleu, image de la pastorale et, par les références à la Grèce ancienne (Orphée, Gaïa) et à Scève (« object-de-plus-haulte-vertu ») donne espoir au chant, en appelant à la tradition contre l’asphyxie d’aujourd’hui. Le premier dizain, lui, donne à lire l’évolution de la terre, des rochers de ses débuts à l’état actuel : « les ice / bergs fondirent, des îles plastiques dérivèrent / sous un smog de spams, selfies et poèmes » ; ce qui compte, c’est le dernier mot, écarté des allitérations qui le précèdent. Suivent des dizains à propos de la vache, qui n’est plus depuis longtemps un animal sauvage (« comment les libérer ? »), un oiseau disparu, le dodo, la mouette et la première introduction dans le livre des deux enfants de Pierre Vinclair et de sa compagne (qui signe d’ailleurs un dizain) : les poèmes sont aussi pour l’avenir. On rapprochera cette relation au futur à celle au passé, quand il se souvient de son enfance dans le Cantal et de la nature, reconstruction à partir des notes de son père. Il est un autre passé, celui des espèces disparues et, aujourd’hui, de celles en danger d’extinction auxquelles cent dizains sont consacrés d’après une liste établie en 2012. En titre, les noms des végétaux, des animaux — papillon, singe, serpent, libellule, poisson, tortue, etc. — sont donnés en latin, comme s’il n’était plus possible de les désigner par un mot courant, « quelle langue pour protéger les arbres menacés ? » La litanie des noms propres à la nomenclature scientifique pourra probablement se poursuivre, la destruction ne cessant pas, et le poète n’a pas d’autre pouvoir que chanter, « si l’on peut appeler ça chant ».

Pourtant le chant existe bien et est partagé. Si des poétesses et poètes ont été invités, c’est qu’ils se substituent aux emblèmes de Maurice Scève avec une fonction analogue ; chaque dizain venu de l’extérieur est prolongé par un dizain de Pierre Vinclair. Ainsi, quand Valérie Rouzeau écrit en capitales une lettre (ou deux) dans chaque vers, pour que soit lu le nom d’un animal (RHINOCÉROS), le dizain suivant inscrit de la même manière le seul lieu où vit tel animal (QUE DU TONKIN). Mais la présence de ces invités a une autre sens, me semble-t-il : incarner la tragédie  du vivant ne peut être le fait d’un seul.

Pour Pierre Vinclair, ses dizains revêtent des formes variées, en vers non comptés (un vers même n’a qu’une syllabe), en décasyllabes (parfois au prix de chevilles), en hexa- ou en octosyllabes, comme si l’absence de régularité restituait quelque chose de la variété du vivant. Comme dans la Délie, un dizain peut annoncer le suivant ou lui être lié syntaxiquement, un énoncé commencé dans le premier s’achevant dans le second, et l’on peut en lire trois qui s’enchaînent (voir 342-343-344). D’un bout à l’autre, les poèmes sont inscrits dans l’histoire littéraire, par les fragments cités en épigraphe des douze ensembles, par les noms cités dans le cours du texte et par les citations plus ou moins transformées et reconnaissables ; « J’ai moins de souvenirs que si j’avais / passé au pub (...) » évoque immédiatement Baudelaire, comme « genre / bibelot d’inanité abolie » renvoie à Mallarmé ; dans le contexte des dizains « la grille de parole du poème » n’est pas une référence immédiate à Celan, pas plus que « roses sans pourquoi » à Angelus Silesius ou tel vers à Desnos ; etc. Dans l’ensemble du livre, on lit une maîtrise des codes de la versification à bien des niveaux et, de surcroît, un plaisir — une « joie d’enfant » — à ne pas toujours les respecter : on ne peut ici retenir que quelques éléments.

Il faudrait relever, par exemple, les très nombreuses paronomases et allitérations, comme « avec son slip seul sur son roc », le dernier mot ici rimant visuellement avec « croc ». On peut suivre également un ensemble de figures dans une série de dizains relatifs à un animal ; la mouette entraîne l’allusion à Tchekhov et, par son vol libre, inévitablement à Éluard (« liberté / j’écris ton nom »), mais aussi amène une paronomase : mouette/moite/ moètes, où l’on entend une relation à "poètes", d’où le passage à « moèmes ». Pierre Vinclair ne néglige pas le calembour, de « l’abeille de Thélème » au « vers de terre à pied », et le jeu de mots d’une langue à l’autre ; ainsi, après la coupe « lamb/eaux », on lira « tels des agneaux (...) bêlantes ». Telle rime est une anagramme (« rouge / goure »), d’autres sont seulement des lettres (voir 353) ; ici, un é qui termine un vers est commun aux trois premiers mots du vers suivants, « bloui, trange, tranglé » ; là, un groupe est interrompu par une parenthèse de deux vers avant d’être complété (« des paysans (...) d’Inde », le hameau devient « l’hameau » pour obtenir le nombre de syllabes voulu. Etc.

 On sait bien qu’une espèce vivante disparue a droit à son image sur un timbre et que « Secourir les espèces l’une après / l’autre dans un poème est sympathique / mais autant écoper sa barque avec / une écuelle trouée, non ? ». Cela ne devrait pas conduire pour autant à s’accommoder de la destruction de la Nature. Que la poésie soit un terrain de combat pour la question écologique est un fait nouveau : Agir non agir porte en sous-titre éléments pour une poésie de la résistance écologique, le dernier livre de Jean-Claude Pinson s’intitule Pastoral, de la poésie comme écologie (Champ Vallon, 2020).

Le domaine poétique a sa part dans l’évolution de la pensée et peut contribuer à faire réfléchir à ce que l’on fait quand on photographie au zoo « les singes singeant entre les barreaux / la sauvagerie qui nous charme tant ». 

  1. On peut aussi relire Baudelaire : « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense » (Lettre à A. Fraisse, 18/02/1860).
  2. définition de "bâcler" dans le Trésor de la langue française.

 

Pierre Vinclair, La Sauvagerie, Corti, "Biophilia", 336 p., 22 €. Cette note lecture a été publiée par Sitaudis le 4 juin 2020.