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18/05/2011

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud

 

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     Ce livre de poèmes de Jean Ristat est un livre singulier : il est construit en partant des deux premiers vers du sonnet des voyelles de Rimbaud, cités en exergue (A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles, / Je dirai quelque jour vos naissances latentes), alternant pour chaque voyelle des transformations autour de sa forme (Entrées) et des variations qui incluent la couleur (Scènes, parties divisées en tableaux). Un intermède rompt cet ordonnancement, consacré à une récriture en vers du Voyage au centre de la terre de Jules Verne. Dans cet ensemble s’entrelacent des motifs que reconnaîtront les lecteurs de Ristat.

     L’intermède, qui désigne une représentation entre les actes d’une pièce de théâtre, met ici en scène Otto Lidenbrock et son neveu le jeune Axel, tous deux sortis du livre de Jules Verne, et un récitant. Les personnages sont accompagnés dans leur étrange parcours, qui les conduit à traverser « le miroir / De l’espace et du temps par quoi toute chose se / Multiplie à l’infini en se répétant » ; cet endroit du poème (il en est d'autres) donne une image du livre entier : il est écrit en partie en intégrant divers matériaux, non pas repris tels quels mais "bougés". Le livre est ainsi comme « la machinerie du ciel » où se font, se défont et se recomposent sans cesse des figures nouvelles. C’est bien là un théâtre : « Dans les fossés du ciel [...] toutes les couleurs / s’échangent ».

    Ce ciel sans cesse changeant (« Le ciel en bâillant laisse passer la lune entre / Ses babines blêmes ») est présent dans tout le livre, fil à suivre comme le sont les divers fragments issus de la mémoire, du « loup bleu de la mémoire ». Ainsi le souvenir de la grand-mère, celui de l’adolescent « lisant dans la cabane / Au fond du jardin ». Aux bribes du passé se mêlent, extraits aussi des « Forêts de la mémoire » : des lambeaux des œuvres lues, modifiés (« Il n’aurait fallu qu’un moment de plus » — Aragon, Le Roman inachevé — devient « Il n’aurait fallu qu’un mot peut-être »), ou des motifs de la grande tradition lyrique, du XVIe siècle (« Un jour viendra où mes vers seront ta couronne ») au romantisme, ici représenté par Chateaubriand (« Levez-vous, orages désirés » changé en « levez-vous vents désirés »). S’ajoutent certaines figures de la mythologie, si vivantes chez Ristat (1) : interviennent le plus souvent les personnages nés « au milieu de l’archipel de mythologique mémoire », Icare, Dionysos, Adonis, Médée, etc., à côté de « la mère isis au sexe de mygale » et de saint Sébastien.

  jean ristat,le théâtre du ciel,rimbaud,rougeDans le complexe, et presque toujours très allusif, entrelacement des références, dominent les éléments liés à Rimbaud : sa vie (« À marseille sur ton lit d’hôpital », des mots de ses poèmes (« bave », qui rappelle « Mon triste cœur bave à la poupe »), avec des transformations (« l’enfer n’a pas de saison ») sans oublier une évocation rapide de l’énigmatique Hortense. Le personnage de Verlaine-Lélian est aussi convoqué et, de là, est installé le motif de l’homosexualité dès les premières pages :

Le poète porte un chapeau gris perle et boit

Goulûment du rhum dans la cale avec un jeune

Malfrat qui le consolera de vivre encore

     C’est bien à partir de Rimbaud, lu et relu, qu’est organisé ce théâtre, labyrinthe et, aussi, ensemble de scènes emboîtées les unes dans les autres. Les Entrées forment une broderie évoquant les images des anciens abécédaires : l’A girafe, l’ « E trident de Neptune », « L’U fer à cheval », l’ « O ogre / Bouche ouverte », etc. La lettre, donc, dessine une figure et, parallèlement, les sons font le sens comme, par exemple, dans « O la camarde ma camarade » ou dans ces quatre vers anagrammatiques :

Ici le rital en ristat s’attriste à

La moquerie et ferraille comme un rasta

Tatoué tâte enfin rassis après la rixe

Un alexandrin circonflexe aux pieds tors

     Pieds, ou plutôt syllabes torses, des alexandrins : ici et là on compte 11 ou 13 syllabes.

    Chacune des Entrées tisse un récit qui se poursuit dans les Scènes : il se déroule alors en intégrant les couleurs des voyelles. Ainsi, le rouge du I est appelé dans la suite des scènes par : s’empourprent, couleur de sang, lèvres fardées, pieds rouges, boues rouges, pourpres tentures, rubis, incendie, peau cramoisie, bonnet rouge, Titien, feu. On arrête là cette description d’un théâtre où la scène laisse découvrir les coulisses — elles s'ouvrent alors sur une nouvelle scène —, où l’on traverse le miroir pour réapprendre, comme l’écrivait Rimbaud cité par Ristat, « la vie d’aventures qui existent dans les livres d’enfants ».

 

Jean Ristat, Le théâtre du ciel, Une lecture de Rimbaud, Gallimard, 2009.



1 Rappelons notamment le titre de son précédent livre, Artémis chasse à courre le sanglier, le cerf et le loup.

Une autre version de ce compte rendu a paru dans Poezibao le 24 avril 2009.

18/03/2011

Pierre Bergounioux, La Fin du monde en avançant — L'invention du présent (par Tristan Hordé)

 

Les deux recueils rassemblent des études parues au cours d’une quinzaine d’années. Ils questionnent chacun à leur manière le statut de la littérature dans la société, le point commun dans les deux ensembles portant sur la position de celui qui écrit par rapport au réel, position ainsi explicitée : « Ce qui porte le nom de réalité se déduit de la place que nous occupons, étant bien entendu qu’il ne nous est pas donné de choisir » (La fin..., p. 19) ou, à propos de Pierre Michon dans L’invention... : « On n’a pas le choix. Le monde est là, déjà, quand on s’éveille » (p. 81) – et cette proposition est reprise plusieurs fois.  

Pour Bergounioux, la vraie littérature s’établit dans une faille : il y a toujours, pour tous, un décalage entre la conscience toujours peu claire que nous avons de notre vie et l’idée qu’on s’en fait  quand on revient sur ce que l’on a vécu. L’écrivain « use des clartés secondes, lointaines, pour dissiper l’incompréhension, les ombres qui hantaient l’immédiateté première » (L’Invention,, p. 114), et c’est en travaillant cet écart qu’il invente le présent. Ce travail n’est pas aisé : on ne devient pas écrivain simplement en pensant s’écarter du vécu et le restituer – il est alors probable que le récit (ou le poème) ne quittera pas la pâle fadeur des apparences et rien de ce qui est étranger à la conscience quotidienne des choses n’émergera.

        La littérature ne naît pas quand je commence à écrire, et connaître (ce qui s’appelle connaître) les textes qui ont permis au fil du temps de réduire l’opacité du réel, d’Homère à Shakespeare et Cervantès jusqu’à Faulkner,  est nécessaire. On se rend compte d’ailleurs que non seulement les écrivains ne le sont que se plaçant à l’écart — « pour méditer et connaître, il faut s’absenter » —, mais que par une caractéristique physique, religieuse, etc., ils sont de toute manière à la marge de la classe sociale dominante à laquelle ils appartiennent le plus souvent : Proust juif et homosexuel, Faulkner alcoolique, Flaubert cadet dépossédé, etc. C’est à partir de cette marginalisation que les manuels scolaires construisent la figure du "poète maudit".

C’est essentiellement à partir de réflexions sur la pratique de quelques écrivains que Bergounioux théorise ces quelques principes à la base d’un ouvrage plus développé, Bréviaire de littérature à l’usage des vivants (éditions Bréal, 2004). Ici, il lit Flaubert (auquel il a autrefois consacré une thèse), Alain Fournier, Faulkner, Henri Thomas, Claude Simon, Jacques Réda et Pierre Michon. On peut évidemment se demander quelle position marginale occupe Bergounioux dans la petite bourgeoisie. Il a répondu plusieurs fois à la question : professeur dans la région parisienne, il vit en exil par rapport à ses premiers âges, et tente d’éclaircir l’obscurité des origines, de donner aujourd’hui  un sens à ce qui est passé : « sous le signe du je, c’est du groupe auquel j’ai appartenu qu’il est question, de l’étendue raboteuse, hirsute, inclémente, de l’obstacle partout, des mauvaises ronces, des coins perdus, des petits gars où j’ai fait, avec mes semblables, escholiers limozins et autres crétins ruraux, les expériences cardinales » (p. 99).

Le propos de La fin du monde... inclut la réflexion sur la littérature dans une réflexion plus large, sur les changements irréversibles qui ont transformé la France et ont fait disparaître la vieille société agraire, qui restait en dehors de la culture, en dehors de l’outillage symbolique : le moteur (du tracteur, de la tronçonneuse, etc.) a remplacé le bras, et cela a suffi pour que les gestes répétés pendant des siècles soient oubliés. Parenthèse : Bergounioux, écrivain attentif à restituer quelque chose de la vie de ceux qui n’avaient pas le moyen de l’écriture pour le faire,  récupère l’outillage rouillé, jeté, sans usage, désormais muet, de la société agraire ancienne et, coupant, tordant, assemblant, soudant, tente sous une autre apparence de « tenir ensemble l’ici et l’ailleurs, l’avant et l’après » (p. 26).

D’autres changements sont intervenus, qui ont modifié la nature même du rapport à la littérature. La crise, réelle, constatée, de l’enseignement de la littérature, ne tient pas à l’envahissement de l’image, qui a la même origine que la crise, tout comme le repliement de l’individu sur lui-même. C’est la prégnance du marché qui défait les anciennes valeurs ; ce n’est pas d’hier que l’argent gouverne les conduites, mais il semble bien que toute chose aujourd’hui soit réduite à sa seule valeur marchande, et que c’est cette valeur qui décide des pensées. Dans ce cadre, quand on n’agit plus que par rapport à l’échange marchand et à la possession des biens, la littérature — et toute création — devient un « bien » qui a une « valeur  d’échange » : alors l’accomplissement de l’utopie (le rêve de l’égalité) est rejeté bien loin...

Sur cette mutation, on lira les dernières pages de La fin du monde en avançant :  

« C’est pour être restés à l’écart de l’échange généralisé, de l’évaluation strictement monétaire que les êtres, les objets, les heures se sont présentés comme autant de mystères enivrants ou terribles aux yeux de tous ceux qui tentaient d’en fixer les contours, d’en percer la teneur. La campagne désuète et charmante, les replis du cœur, les chambres de l’enfance, un cageot, un galet ne furent des énigmes qu’autant que la terre échappait à sa vérité nue, potentielle, de moyen de production, les sentiments aux « dures exigences du paiement au comptant », selon la formule de Marx, et au fétichisme de la marchandise, la vie à la finalité consumériste qui en épuise les propriétés. [...]

La première génération du XXIe siècle est essentiellement différente de toutes celles qui l’ont précédée. Elle ne saurait se reconnaître dans la littérature qui en conserve la trace. Affranchie des anciennes limitations spatiales et mentales par le développement des transports et des communications de masse, impatiente et désabusée, elle habite le non-lieu (l’expression est de Marc Augé) qui est en passe de couvrir toute la surface du globe, avec ses barres et ses tours, ses aires commerciales coiffées des mêmes sigles lumineux, ses parkings, ses rocades et ses dalles, ses ZUP et ses ZEP, ses immeubles de verre fumé, d’aluminium brossé, son bureau à moquette beige, ordinateur et plantes en pot. Connectée sur le Net, tripotant ses portables, elle est démonstrative, prolixe et approximative, dispensée de la concision et de l’exactitude de l’âge, tout proche, encore, où l’on ne parlait qu’avec la permission des adultes, où la sonnerie stridente du téléphone noir, lorsqu’elle vous faisait sursauter, annonçait un accident, une naissance ou un décès. »

Pierre Bergounioux, La Fin du monde en avançant, Fata Morgana, 2006, L'invention du présent, Fata Morgana, 2006, p. 57-58.

 

 

 

© Tristan Hordé, mars 2011

 

Cette note a été publiée sous une autre forme en 2006 dans Poezibao.