22/03/2022
Mina Loy, Manifeste féministe et écrits modernistes : recension
L’œuvre de Mina Loy (1882-1966 reste méconnue, peut-être, suggère Olivier Apert, qui la traduit depuis une vingtaine d’années, « contribua [-t-elle] à ce silence en s’effaçant peu à peu de la vie publique à partir de 1936 (à New York) puis en s’installant à Aspen, Colorado, en 1953 ». Ce retrait suit une participation, active aux avant-gardes de son époque, du futurisme italien au surréalisme — elle est photographiée aux côtés de Man Ray, Tristan Tzara, Ezra Pound, elle a connu Joyce, etc. Liliane Giraudon, dans sa postface, rappelle que Mina Loy eut comme « protectrices et proches amies de nombreuses femmes inséparables des mouvements d’avant-garde mais souvent aussi du milieu lesbien » ; elle les connut aux États-Unis et à Paris, de Gertrude Stein et Djuna Barnes à Adrienne Monnier et Colette. Apert a rassemblé des textes brefs écrits entre 1914 et 1919, comme le Manifeste féministe, daté de 1914 qui ouvre le livre.
Les revendications des féministes au début du XXème siècle, le droit de vote et l’égalité homme-femme, apparaissent insuffisantes à Mina Loy, donc dérisoires : il faut selon elle un « arrachement », une rupture complète par rapport au passé, au « monceau d’ordures de la tradition ». Elle dénonce dans son manifeste l’illusion d’une égalité strictement économique par l’accession des femmes aux mêmes postes que les hommes. Elle refuse totalement de calquer le devenir de la femme sur le statut de l’homme ; ce qui serait positif pour la femme n’est pas dans l’imitation de l’homme, d’où l’injonction : « cherchez au-dedans de vous-mêmes pour découvrir ce que vous êtes ».
Mina Loy s’élève aussi contre la division mère/maîtresse (cf. la Maman et la Putain), toute femme étant une. Provocatrice même aux yeux des féministes, pour défaire cette idée de la « valeur » de la virginité, elle propose une défloration chirurgicale à la puberté. On entend aujourd’hui la force politique de l’idée, comme le souligne justement Liliane Giraudon, quand on pense au statut des femmes à Kaboul et qu’est revenue en France « la mode des tenues nuptiales ». On comprend que Mina Loy considère le mariage comme un marché dont la femme retire peu d’avantages ; puisque s’y refuser, c’est renoncer « au droit à la maternité », il faudrait que la conception n’implique pas le commerce qu’est le mariage. Par ailleurs, toute femme doit se convaincre « qu’il n’y a rien d’impur dans le sexe — à l’exception de l’attitude mentale le concernant ». En attendant des jours meilleurs, la femme doit rendre visible ce que la société lui attribue, la fragilité, mais tout en ayant « une volonté indomptable, un courage irréductible ».
Les aphorismes de Mina Loy ont le tranchant propre au genre. On y retrouve des principes affirmés dans son manifeste, comme « Oublie que tu vis dans des maisons, que tu pourrais vivre en toi-même — ». Sous des formes différentes, elle reprend ce qui constitue le noyau de sa pensée, la nécessité pour toute femme de « construire [s]a personnalité » et de l’affirmer, de ne jamais limiter sa recherche d’indépendance d’esprit. Les aphorismes sur le modernisme, moins nombreux, apparaissent plus radicaux, avec par exemple cette définition de la morale, « excuse pour assassiner le voisinage », et celle de l’ordre moral, « système destiné à simplifier la bureaucratie », Elle fait l’éloge des « anarchistes en art [qui] en sont les aristocrates immédiats ». S’interrogeant à propos de ce qui est apparent de la personnalité de chacun, elle écrit dans "Notes sur l’existence" qu’il s’agit d’une façade sociale, « un mannequin composé par hasard » ; il faut chercher sans cesse à devenir ce que l’on est, mais s’en approcher ne devrait pas faire oublier que « nous ne sommes qu’un édifice en ruine autour d’une exaltation éternelle ». S’il est nécessaire d’être toujours en éveil, il faut savoir que l’on retire peu, « La jeunesse est attente — l’âge, regret. Pour rien. » Il y a souvent un côté désabusé dans les réflexions de Mina Loy : ainsi, elle dont la vie amoureuse a été sereinement libre, écrit : « Chercher l’amour, et toutes ses catastrophes, est une expérience moins risquée que de le trouver »
On peut lire dans la pensée de Mina Loy une portée politique. On accepte, analyse-t-elle, de s’épuiser en travaillant et cela seulement pour maintenir notre organisme en vie ; elle voit dans ce fait une « Névrose cosmique, dont la Peur est le symptôme majeur ». C’est dire que la société est analysée à partir de critères psychologiques ; dans la relation Dominant/Dominé, la classe dominante est définie comme « un noyau psychologique qui, progressivement, absorbe tous les éléments qui lui ressemblent » ; changer la société pour construire une « Démocratie intrinsèque » exige donc d’« élucider la psychologie du Dominant à l’égard du Dominé ». Dans cette utopie, il est nécessaire de transformer la psychologie individuelle en orientant les forces propres à l’homme autrement : il s’agit de substituer l’héroïsme intellectuel à l’héroïsme physique. Ce serait, par l’éducation, le moyen de construire une société de citoyens libres et heureux puisque, par ailleurs, « La terre offre la surabondance à Tous ». Cependant, le hiatus entre l’artiste et le public semble difficilement franchissable : le premier voit toujours les choses pour la première fois, le second n’est satisfait que d’une œuvre comparable à d’autres déjà classées selon une échelle de valeurs.
On ne prétend pas que les textes de Mina Loy n’ont, comme on dit, "rien perdu de leur actualité". Certains autour de la psychologie, peu clairs, ne sont guère convaincants. Cependant, des questions qu’on imaginait neuves, reçoivent ici des réponses. On reprend volontiers le conseil de Liliane Giraudon : puisque les livres de Mina Loy sont disponibles*, « il nous faut entreprendre, inlassablement, de [les] déchiffrer.
Mina Loy, Manifeste féministe et écrits modernistes, traduction et préface Olivier Apert, postface Liliane Giraudon, NOUS, 2022, 80 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 15 février 2022.
* Olivier Apert a traduit depuis 2000 plusieurs livres de Mina Loy, dont Il n'est ni vie ni mort : Poésie complète, NOUS, 2017.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : mina loy, manifeste féministe et écrits modernistes, olivier apert | Facebook |
01/03/2022
Olivier Apert, Le point de voir : recension
Le lecteur pourrait être déconcerté par la composition du livre, partagé en neuf ensembles de forme différente et de contenus peu habituels pour plusieurs d’entre eux : la traduction littérale d’un menu de restaurant allemand, l’idée d’un dictionnaire qui réunirait « mots et expressions cons », des réflexions sur la musique, des conseils pour répondre dans diverses situations de parole, etc. Il faut ajouter la présence d’illustrations qui, a priori, ne semblent pas en relation avec les textes. Qu’est-ce qui lie ce qui apparaît disparate ?
La première partie s’achève avec une reproduction de la "Femme au masque" de Lorenzo Lippi, souvent titrée "Allégorie de la simulation". Quelle qu’en soit l’interprétation, le tableau représente une jeune femme tenant un masque féminin dont elle pourrait recouvrir son visage ; cette opposition entre le "vrai" et le "faux", si on la décline de toutes les manières, peut servir de guide de lecture tout en sachant qu’Apert sort volontiers de tout schéma. Ainsi, la reproduction d’un montage de Barbara Kruger — deux gants s’étreignent, accompagnés de la légende « you/ are / seduced by the sex appeal of the inorganic » — illustre aussi cette opposition. Plus avant dans le livre, l’image sulpicienne d’une religieuse, la tête surmontée d’une couronne d’épines et avec un grand crucifix dans son giron (comme on représente sainte Rita) précède une partie titrée « Chapitres » et consacrée à la honte : provocation facile ? peut-être, mais efficace.
Le livre débute avec l’alternance veille/sommeil où s’opposent aux rêves des éléments vérifiables ; d’un côté, la place François Jaumes existe bien à Montpellier, la Mulata des Delacroix y est exposée au musée Fabre, Miller et Durrell étaient des écrivains, etc., de l’autre une girafe à gueule d’hippopotame avale un chat, une jeune femme fend le crâne d’un porcelet, etc. Apert ajoute trois fois "soir" au couple veille/sommeil et met en scène « l’homme-seul-avec-lui-même » — celui de la veille et du sommeil ? — ; le personnage est à la fois dans un espace identifiable, par exemple la plage du Racou, à Argelès-sur-Mer, et dans celui des mots avec On the beach, chanson de Chris Rea dont les paroles sont données sur la page de droite. La distinction entre veille/sommeil/soir est marquée typographiquement par la succession italique/romain/romain gras.
Apert joue avec son nom dans « Les diagnostics [au sens de "jugement"] du Dr Aperstein ». Il s’agit dans cet ensemble d’une suite de jeux avec le son et le sens ; contrepèterie et à peu près — « Sur le Mont Pirabeau / Se saoule la chienne » — et mise en évidence de l’inanité des tentatives pour modifier la morphologie du français :
il-elle [ille] a une vilaine voix 1.0 (...)
elle-il [elil] a une vilaine voix 2.0 (...)
il a une belle voix
elle a un beau voie
Plus avant dans le livre, dans l’énoncé d’un projet d’un dictionnaire « des mots et expressions cons (ou con.ne.s*) », l’astérisque renvoie à une note en bas de page : « déjà un bel exemple ». On lira encore, entre autres remarques réjouissantes liées à l’opposition "vrai"/"faux", « s’il est envisageable de tolérer des inconnus déprimés, / les faux amis déprimants sont intolérables ».
Suivent « 21+1 conseils du Dr Aperstein » qui, par la répétition de la forme, pourraient agacer quelques lecteurs, ce qui est probablement l’intention de l’auteur qui explore toute une série de clichés bien installés dans le discours contemporain : « Si vous ne savez pas quoi dire à propos d’un phénomène quelconque, questionnez : de quoi est-il le nom ? Par exemple : « de quoi est-il le nom ? » ». Sont ainsi intégrés dans des phrases exemples absolument moderne, travail de deuil et résilience, fake news, pas de souci !, horizon indépassable, décisif, etc.
Dans « Guten Appetite ou Épistémologie comique de la traduction », c’est le "vrai", la traduction littérale d’un texte qui est rejetée ; il suffit pour s’en convaincre de lire un passage d’un menu de langue allemande traduit en français par un restaurateur : « Desserts / 66 Apple oscillation plus chaudement avec Vanillesauce et impactsuspect ». Apert rappelle le caractère vain des réflexions sur l’impossibilité de traduire, sur les enjeux classiques et sans cesse répétés de l’opposition source-cible, ou obsolètes de la fidélité. Traducteur lui-même, il connaît le plaisir négatif de la traduction erronée et, en la matière, invite à se souvenir de Baudelaire.
On s’arrêtera à l’avant-dernier ensemble, « Pourquoi je n’écris pas (sur) la musique ». La musique ne peut représenter une image, elle « échappe à la médiation représentative de l’autre comme objet » et un concert peut se définir comme des « corps réunis pour vivre individuellement une émotion ». Réfléchissant à partir d’un concerto de Bartok, Apert sait que l’on peut « penser musicalement », mais cela n’a pas pour conséquence que l’on puisse « penser littérairement le concerto » ; l’approcher avec des mots ne restituera pas « la puissance envahissante, débordante de l’émotion musicale ». Il n’y a donc plus de jeu d’oppositions. Par ailleurs, Apert interroge le fait que parallèlement à la « démocratisation » de la culture, la musique et la poésie contemporaines en sont venues à ne s’adresser qu’à un public limité.
Le lecteur inventera d’autres voies pour construire l’unité d’un livre parfois déroutant. Souvent, quand on est sur « le point de voir », on est entraîné vers une autre piste — ce qui est bon signe !
Olivier Apert, Le point de voir, éditions Lanskine, 102 p., 15 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 2 février 2022.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : olivier apert, le point de voir, recension | Facebook |
23/02/2022
Maël Guesdon, Mon plan : recension
On peut lire et relire Mon plan sans qu’un agréable sentiment d’étrangeté disparaisse ; rien d’incompréhensible dans aucune des soixante-dix proses, distribuées en six ensembles, mais le contenu de "mon plan" ne s’éclaircit pas pour autant : s’agit-il d’un projet ? de la langue ? d’autre chose ? Le statut même du "je" énonciateur peut apparaître obscur, sa relation à l’espace, à ce qui s’y trouve ne se laisse pas définir aisément, les lieux et les temps semblent d’abord difficiles à cerner. Bref, toutes une série d’éléments font de Mon plan un livre énigmatique et, heureusement, non dépourvu d’humour.
N'y a-t-il rien d’assuré dans la lecture ? Si c’était le cas, on abandonnerait vite le livre, et ce sont peut-être ses aspects énigmatiques qui retiennent fortement l’attention. D’emblée, nous comprenons que le narrateur n’est pas seul, « nous tenons l’un contre l’autre » ; d’emblée également, situation est étrange pour le lecteur quant à ce qui est rapporté : « tout se situe juste avant là où je suis ». Il semble que le narrateur est à un moment dans un parc à bébé où il peut « toucher ce qui se trouve à [sa] portée » ; il constate d’ailleurs, en prenant son cas pour exemple, qu’« au tout début, vous êtes légèrement balbutiant ». Les notations à propos de l’absence d’autonomie sont nombreuses, le "je" dépend complètement de son entourage et n’est pas en mesure de choisir quoi que ce soit, pas même le lieu où il se sentirait à son aise ; en effet, « on vous pose quelque part (vous n’avez rien demandé) » ; dans les premiers moments, le "je" se voit comme un autre (« Je suis assis en face de moi (...) me regarde ») ; cette indistinction entre le moi et ce qui l’entoure ne cesse qu’avec la maîtrise des fonctions du corps — ce qui est à conquérir :, mention est faite de la bouche ouverte, « par inadvertance ou pour manger »
Il faut du temps pour que le sujet établisse une distance entre lui et les choses, qu’il ne se confonde plus avec ce qui l’entoure et passe du « je crois être » à la certitude. Pendant une longue durée, écrit-il, « j’ai peur d’en venir à dissoudre de l’intérieur l’amorce de forme qui commence à me définir ». La réalité autour de lui perd progressivement le caractère inquiétant qu’elle avait dans la toute première enfance parce qu’impossible à comprendre, alors disparaît le fait que « les mystères de la nuit que l’on quitte (...) les lumières du jour les éclairent encore plus ». Quand il ne se confond plus avec ce qui l’entoure, il peut donner un nom à ses proches qui ne sont plus perçus comme informes, comme des "on" : sont maintenant présents la mère, le père un frère avec qui il partage une chambre. Il apprend à se servir d’un vélo dans le sous-sol de la maison. Les animaux deviennent également visibles en tant que tels, en premier lieu les mouches.
La bouche, dans les premiers temps de l’enfance est « grande ouverte comme pour gober les mouches ». Les mouches sont envahissantes dans Mon plan, comme si le lieu de vie était proche d’animaux de la campagne ; il y est question d’« adhésifs tue-mouches » et, surtout, des jeux évoqués beaucoup plus tard de l’enfant pour les capturer, les emprisonner sous un verre, les déposer sur une toile d’araignée et observer la manière dont elles sont tuées. La construction de l’identité passe par la séparation forte entre le moi et la réalité que représentent les divers animaux, les insectes invisibles, les araignées que les parents « aspergent » pour les détruire, le ver solitaire même que, peut-être, on pourrait voir dans son ventre « lorsque la bouche est grande ouverte » ; l’absorption du monde est une manière de le contrôler, et le narrateur prend soin de noter qu’une amie lui « confie qu’elle a mangé l’une d’entre vous (= une mouche) ». La découverte des animaux implique souvent leur destruction et, « sur le bord de la fenêtre », sont réunis serpents, poissons, grenouilles, fœtus de porc (...) une mygale ». Mais qu’en est-il du même, de l’humain ?
On peut considérer quelque peu inhabituel la présence d’animaux, ou plutôt de leurs cadavres, et d’un fœtus, qui ne suscitent pas en général un intérêt tel qu’ils soient conservés. Par ailleurs le narrateur n’essaie pas, visiblement, d’aller vers autrui ; il parle bien d’une amie mais presque tout un ensemble de proses est consacré au fait que l’"on" dit du mal de lui (« j’entends tout le mal que l’on dit de moi »). Affirmant qu’il n’est pas paranoïaque, pour se défendre du prétendu rejet il construit, avec un art consommé de la rhétorique, ce qu’il faut pour être mis à l’écart : « Il y a cette coïncidence inévitable qui fait que les mots tournent à la distance parfaite pour que je les devine en sachant qu’ils me sont dissimulés. » Parallèlement, il tente de s’accommoder des prétendus rejets non par l’échange mais en prenant pour l’aider un écrit, « je lis minutieusement le premier chapitre d’un guide des bonnes manières ». Tout se passe comme si le monde était quadrillé comme la toile d’araignée, chaque partie étant dangereuse à un moment ou un autre.
Le lecteur n’est pas en présence d’un narrateur dont il pourrait déchiffrer le comportement, obscur et déconcertant comme l’est toute réalité, comme l’est ce qu’il désigne par "mon plan", plan qui n’a rien de personnel, « je dis mon plan non qu’il m’appartienne mais j’y suis attaché ». Est-il indispensable de lui donner un sens ? Le narrateur lui-même n’est peut-être rien d’autre, comme il le laisse entendre, qu’un ensemble de mots : « Je me déplace ici (la page qui se tourne) ».
Maël Guesdon, Mon plan, Corti, 2021, 96 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 janvier 2022.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : maël guesdon, mon plan | Facebook |
13/02/2022
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson : recension
Le livre avait été publié par les éditions de l’Amandier en 2012 et c’est une excellente idée de le rééditer pour de nouveaux lecteurs. Ils commenceront peut-être par lire la quatrième de couverture qui les éclairera sur deux des personnages principaux du livre : « Joug et Joui sont le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau et la soif, Éros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des contes, le malheur et le bonheur, malchance et chance, douleur et plaisir, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne. » On trouvera d’autres personnages au fil de la lecture, notons que ceux-là renvoient à une image du monde bien ancrée dans la tradition : voisinent le meilleur et le pire.
Les aspects négatifs apparaissent tôt, avec le premier des deux ensembles titrés "Voici la chanson". La chanson rappelle des moments tragiques de la Seconde Guerre mondiale avec l’évocation d’un des camps d’extermination nazis :
C’était le grand camp de l’Allemagne du Nord.
Camp maudit camp méconnu.
Il baigne dans un marais.
Il baigne dans un marais ce sont les premiers jours de mars.
Camp méconnu NEUENGAMME.
Quand la défaite allemande ne faisait plus de doute, les déportés qui avaient survécu furent embarqués sur des bateaux, qui furent bombardés par les Alliés, et « ont péri ont péri ont péri 7500 déportés ». Seul un autre fait historique est rapporté précisément, consacré alors à une seule personne, Wyllie White (1930-2007) ; cette afro-américaine passa une partie de son enfance à travailler dans les champs de coton et devint une athlète qui participa cinq fois aux Jeux Olympiques. Le lecteur la voit sur son lit d’hôpital, morte, par les yeux d’un laveur de carreaux — « il aime le jour là-haut » et le récit est isolé dans la page dans un rectangle, mis ainsi en valeur.
« Tous les temps roses et noirs s’égrènent » et un des embryons de récit juxtapose le noir et le rose : « Guerre Est Horrible / J’ai 28 ans 3 enfants 1 femme / (bouche de fraise) je descends déchiqueté / des baisers sous la mer / il en reste ». On ne lira pas d’autres épisodes liés à des événements de l’Histoire, mais un grand nombre d’allusions plus ou moins directes à des contes, à des romans, à des mythologies, etc. Ainsi, le lecteur reconnaîtra dans le nom de "Boulbas" associé aux steppes le roman de Gogol, Tarass Boulba, mais les jeux avec les noms et avec les amorces de contes sont si divers qu’il faut sans doute relire Et voici la chanson pour ne pas s’égarer. Quand on lit « écarter les branches — / (les ronces les rosiers / s’ouvriront merveilleusement / au passage du prince) », on pense à La Belle au bois dormant, de Perrault ou Grimm. Au gré de la lecture, on relève « elle a des pantoufles de verre ou de vair ? », « un verger sans pommier », « l’eurydice et l’orphée qui dansent à reculons (...)/ Aboiements lointains / une forge », « "Ce soir, amenez-lui une Pucelle du Village" », « il n’est pas de botte qui aille loin », également des esquisses avec Ysengrin, avec le loup et l’agneau. Ici, « Automne vivant et adoré » rappelle « Automne malade et adoré » d’Alcools, etc. ; là, il est fait mention d’une Marie Thérèse Paule Roland née à Carpentras en 1758 : il y a eu une femme née en 1767 dans cette ville, avec ces prénoms et ce nom, mais écrit Rolland, nom qui entraîne "Roncevaux", puis « roncevelle chanson d’étape ».
On lit avec « flamenco/flamenca », puis « bimbo/bimba », une allusion au couple Pamino et Pamina de La Flûte enchantée de Mozart et, au fil des pages, quantité d’autres récits peuvent surgir, « c’était le récit d’autre / chose sur un / journal » ; Et voici la chanson est à sa manière un "chaudron" à histoires dont le lecteur a les amorces :
Les histoires descendent (...)
peuple s’installe
en tailleur, stop ! ça commence !
Qu’est-ce qui fut raconté
ce jour-là cette nuit-là
dans ce pays-là
homme à la flûte ?
Il s’agit sans doute de "L’homme à la flûte de Hamelin", dont la légende a été transcrite par Grimm. Tous les récits peuvent être racontés, l’histoire de la déesse cobra égyptienne Ouadjet comme celle de la danseuse et de son fiancé chocolatier ; chaque nom de personnage porte une vie qui vaut d’être racontée, celle de Jeanne (« elle eut ce nom, combien d’autres »), d’un cavalier, d’un prisonnier, de Frankie, qui veut devenir pianiste, de Stefania, de Louis, de Medea, d’un « petite morveux » et Audrey, de Jacqueline, de Paolo, de Gilberte, du chien Vlan...Tous les récits peuvent être créés et si l’on se demande « Qui parle vraiment à la fin ? », on répondra peut-être « tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne » comme on l’a déjà noté. Une bonne partie des récits possibles seraient à compléter, et même à inventer, par le lecteur, et sont donc parfois obscurs (« Qui est "elle" ? »). Le narrateur non seulement revendique la possibilité de l’obscurité mais en rajoute, « Combien de fois on entendit cela ne veut / rien dire et tiens ! il prend sa bouche la / suspend au clou du tablier, ne veut rien dire, quoi ! ».
Et voici la chanson est un peu comme une scène où les embryons de récits, les noms se rencontrent, disparaissent, reviennent — des fragments sont repris tels quels ou avec de légères variantes —, le tout dans un désordre apparent. Les critères de la lisibilité sont constamment, et avec jubilation ! mis en cause. On ne peut compter les jeux de mots, voici l’un des derniers du livre, « Chantez chantez héros hérons lapons de Laponie / la peau (...) ». L’utilisation de caractères de dimensions variées, le jeu entre romain et italique perturbent la lecture, comme l’introduction de mots italiens (« Pezzi di pane, bouts de pain / ucello che beve à petits coups de bec ») et espagnols (Se acabo), l’usage de néologismes (« Ça gogole écarlate, ça pouiffe », etc.) et d’onomatopées classiques (boum boum, hop hop), transformées (vroom, vrooommmm) ou nouvelles (ppffffuuuuuufffffff, yahhhhhhhhh). Certains passages sont écrits comme une page de dictée, en décalage avec l’ensemble du texte qui s’écarte de diverses façons des règles classiques de la syntaxe et de la ponctuation. Des symboles de cartes à jouer (par l’image de l’as), du masculin et du féminin, des dessins, des flèches (¬ ® ¯) contribuent à faire du livre une scène à changements multiples.
Le livre s’ouvre et se ferme avec le même huitain qui débute par « la parole se cassa ». Le poème est précédé d’un signe, qui ressemble à une grande virgule, et suivi de deux signes analogues de dimensions différentes* ; la place de ces signes est inversée à la fin du livre comme si l’on retournait à son début — la chanson ne peut s’interrompre, ce que pourrait confirmer la fin du huitain, « Chanson va ! roule et se / Cassant se réveilla ». La représentation, polyphonique, n’a donc pas de raison de s’arrêter, et d’autant moins de raison qu’est promis au lecteur le plaisir, « Dessus dessous joïr viendra ». Voici une lecture jubilatoire !
*Notons que ces signes sont présents dans le texte (p. 65), cette fois ensemble.
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, éditions Lurlure, 2021, 112 p., 17 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 11 janvier 2022.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hélène sanguinetti, et voici la chanson : recension | Facebook |
10/02/2022
Des Pays habitables : recension
Joël Cornuault retrouve toujours pour la revue qu’il a fondée des textes anciens bons à relire. Il cite cette fois un passage d’un livre de Pierre-André Latreille (1752-1833) qui a été un des fondateurs de l’entomologie. Partant de l’observation du hanneton — qui a disparu des campagnes, liquidé comme bien d’autres par les insecticides — il montre avec des exemples que le type d’ailes sous les élytres permet le classement des coléoptères. Quittant le domaine des sciences naturelles, Joël Cornuault publie aussi dans cette livraison des extraits d’un auteur oublié du XIXe siècle, Édouard Fournier (1819-1880). On apprend dans les quelques pages d’un essai sur le Pont-Neuf à Paris que, dans des temps anciens, des hommes et des femmes se baignaient nus sous le pont, et ils indignaient « de leur nudité et leurs propos plus crus encore, la pudeur peu susceptible mais révoltée pourtant des blanchisseuses qui tordent le linge sur les bateaux voisins ». L’auteur rapporte que Charles IX avait suivi des yeux avec plaisir une jeune femme nue qui traversait la Seine près du Louvre. Les autorités finirent par s’émouvoir et interdirent par des ordonnances successives « à toutes personnes de se baigner d’une manière indécente, de rester nud [sic] sur les bords et graviers de la rivière » (texte de 1742).
Auteur d’essais à propos de Henry David Thoreau (1817-1862) et d’Élisée Reclus (1830-1905), Joël Cornuault accueille un article de Nicolas Eprendre qui a consacré un documentaire au géographe et rapproche ces deux précurseurs de l’écologie. Ils partageaient en effet le même engagement politique par leur refus de l’autorité de l’État mais, dans le domaine des connaissances, ces deux anarchistes fondaient tous deux les acquisitions sur l’observation des phénomènes naturels. Ils auraient pu se rencontrer puisqu’Élisée Reclus a séjourné en Louisiane au moment de la parution de Walden ou La vie dans les bois ; bien qu’il n’ait pas cité Thoreau dans un seul de ses ouvrages, l’étude des archives entreprise par Eprendre prouve qu’il connaissait, au moins en partie, son œuvre.
Restons encore au XIXe siècle. La quatrième de couverture propose un extrait de Paul Scheerbart, dont quelques textes ouvrent cette livraison de la revue : « Moi j’étais tellement heureux — comme on ne peut l’être qu’en se bâtissant et se dépeignant d’autres mondes. » Défendu par Walter Benjamin, cet écrivain allemand (1863-1915) est (un peu) connu en France par la traduction de L’Architecture de verre (1995) et de Lesabéndio (2016), mais ses contes et ses poèmes sont restés inédits. Les quelques textes proposés par le traducteur Hugo Hengl laissent espérer une publication de l’ensemble : ils suggèrent « un climat général fait d’imagination colorée et d’exubérance obscure » et auraient pu, comme le note encore Hengl, figurer dans l’Anthologie de l’humour noir d’André Breton. Un exemple : un géant curieux soulève la voûte céleste pour voir ce qu’elle cache et, fasciné par le monde nouveau ainsi dévoilé, la laisse retomber : sa tête est tranchée net. Le non sens des contes, très brefs, évoque parfois Edward Lear, ou Lichtenberg et Jean-Paul Richter selon Walter Benjamin qui, résumant le roman fantastique Lesabéndio, conclut que dans ces « fantaisies extravagantes » il y a autant de raillerie à l’adresse de l’humanité actuelle que de foi en une humanité future ». C’est cet aspect de « tragi-bouffonnerie » que met en valeur J. Kablé-Chapelle dans "Scheerbart, matériaux d’un rêve" ; il rappelle aussi que Scheerbart rêvait pour le monde à venir d’une architecture de verre : rien de transparent, qui ferait des habitations des lieux sous le regard du pouvoir, mais un verre de couleur qui « tamise la lumière » et protège des regards. On découvre aussi le portrait par Kokoschka de cet écrivain inventif qui lui-même dessinait et sa planche d’animaux aux formes étranges est en accord avec ses textes.Ces quelques pages devraient inciter à lire cet écrivain à côté des normes du récit.
C’est le caractère singulier d’un souvenir d’enfance qui retient dans le court récit d’Aimé Agnel. Il avait été troublé par un documentaire qui donnait à voir en accéléré, grâce à un trucage, la « croissance irrépressible » des végétaux. La pousse des plantes, quand on l’observe tout au long d’une saison, tient toujours de la magie mais la regarder s’opérer en quelques secondes doit procurer un « plaisir intense ». L’auteur met ensuite en parallèle le « mouvement invisible » de la sève et la lenteur, par exemple, des travellings d’un Mizoguchi.
Il reste encore beaucoup à lire dans Des Pays habitables, une lettre d’hommage (Jean-Luc Pëurot) à Raoul Hausmann, une des grandes figures du mouvement Dada, une étude (Anne-Marie Beeckman) à propos du poète Pierre Peuchmaud (1948-2009), des proses de Julien Nouveau et des poèmes de Jacques Lèbre. L’ensemble se termine par une "carte postale" du metteur en scène et acteur Gilles Ruard. Lecture faite, on reprend la revue pour les collages de la mystérieuse Ève Cosmique et les étranges dessins de Gabrielle Cornuault dans la lignée du surréalisme.
Des Pays habitables, n° 4, quatrième trimestre 2021, 13 €. Cetee recension a été publiée par Sitaudis le 23 décembre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : des pays habitables, n° 4, quatrième trimestre 2021 : recension | Facebook |
03/02/2022
Cécile A. Holdban, Pierre et berceaux : recension
On entre toujours, avec la poésie de Cécile A. Holdban, dans une langue de l’intimité ; la maladie et la mort des proches, les souvenirs qui s’égrènent, les moments de l’enfance, les jours vécus comme vides : la vie et ses détours sont là. Il en est de même de l’image de la maison, qui fait large place à l’imaginaire. Lieu intime et familier par excellence, elle est ici construite par le corps même qui l’habite : il s’agit d’une maison rêvée bâtie d’abord dans la main, puis directement "semée" dans les veines. C’est un espace refuge, fermé et sans lien avec l’extérieur (aucune poussière n’y entre) ; seuls des animaux proches y ont accès jusqu’à des parties très particulières, les combles pour les tourterelles, les tuiles pour le reflet du chat.
C’est encore l’imaginaire qui l’emporte dans un autre poème, le "je" cette fois à l’extérieur, c’est-à-dire sans défense. Devenu oiseau, perché sur une branche avec pattes et ailes, le sujet porte le commencement de la vie (la graine) et sa fin (le fruit), qui serait promesse d’un nouveau départ si n’était pas présente une extrême fragilité : ce qui semblait soutien n’est que « la branche du rien », avec la proximité du « vide », ce qui connotait le foyer, le temps des origines n’est que « le nid du néant ». Quand un voyage est évoqué, il s’agit des images d’un rêve avec des trains recréés pour se déplacer dans l’espace comme s’ils étaient à un moment les rayons d’un arc-en-ciel, à un autre des toupies — ils « s’entrecroisent et tournoient ». Il s’agit bien d’un monde où rien n’est à sa place, où les choses se défont, l’image de la faille (« monde (...) fendu ») est en accord avec celle du vide et rien ne peut rétablir un semblant d’ordre ; il faudrait « coudre » ce qui s’est ouvert, et ce n’est que dans l’imaginaire que les formes retrouveraient un équilibre grâce à l’intervention des oiseaux qui réuniraient ce qui était disjoint.
C’est encore l’oiseau, symbole ancien de vie, qui joue le rôle essentiel d’intercesseur entre le "je" et la disparue ; il s’agit d’une hirondelle, image de fidélité dont on sait la proximité avec les humains : ici, elle « suspend son vol » pour que se dessine le sourire de l’amie qui avait passé ses derniers jours à l’hôpital. La chambre était devenue un lieu de mots, et l’amie à l’écart du monde le reconstruisait, tenant elle aussi une ville dans sa main : pour vaincre la peur de disparaître, imaginer un lieu à l’abri de toute souillure, blanc, que rien ne peut venir troubler, lieu à l’écart du tumulte extérieur (les voix des malades) et des bruits de la chute de ce qui semblait indestructible (« on entend l’écho des cathédrales qui tombent »). À cette image favorable s’en mêle une autre, celle du cerveau comme une noix, la coque comme une barque — pour s’éloigner ? ou traverser le Styx ? — et le fruit, par sa forme, comme un labyrinthe dont on sortirait par des « passages secrets ».
Les poèmes de Pierres et berceaux sont dominés par le deuil. "Violette" s’ouvre sur la venue de la fleur d’hiver qui, traditionnellement, annonce la (re)naissance des choses, mais ici la fleur change de nature, touchée comme l’amie par un cancer qui la transforme jusqu’à ce qu’elle change de nature et devienne « monstrueuse », « peut-être araignée », animal symboliquement ambigu, perçu de manière positive ou négative. Cette ambiguïté est encore présente dans les derniers poèmes, à la mort proche ou déjà accomplie sont opposées des forces de vie. Il y a « incomplétude » dans les commencements de la vie, mais provisoire et, comme pour un végétal, une "poussée" donne une forme, ensuite les mots construisent la vie.
Dans ce monde les choses ne sont pas toujours à leur place, la barque inutile sur une rivière sans eau, les branches trop nombreuses, et le jardin resté vide, le livre « fané », la pierre immobile. Les mots ont-ils encore une raison d’être quand ils ne sont plus échangés ? si l’ami muet à jamais est maintenant (comme) une pierre ? Certainement, puisqu’après la disparition peuvent toujours être articulés les mots, à côté des pierres existent toujours les berceaux : feuilles, limaces, étoiles et le vert du printemps. Cette couleur accompagne l’ami disparu dans son « sommeil vert » ; l’auteure, pour écarter l’image de la mort lui oppose des mots (« vivre vivre ») et, à côté des mots, espère la continuelle renaissance (« un jour tout revient »). C’est cette espérance qu’illustre le dessin d’un bouquet floral vu de dessus au milieu duquel on reconnaît un cœur, signe de vie.
Cécile A. Holdban, Pierres et berceaux, Potentille, 2021, 16 p., 7 €. Cette recension a été publiée par Libr-critique le 29 novembre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : cécile a; holdban, pierres et berceaux, recension | Facebook |
30/01/2022
Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous : recension
Dans Ce qui reste de nous, organisé en cinq ensembles ("Poème du matin", "Je voulais l’épopée", "Naturantes", "Sur le terrain", "Fauvette"), les oiseaux ont la part belle comme dans les autres livres de Fabienne Raphoz, ce qui n’empêche pas la présence de quantité d’autres animaux et de plantes. Des noms plus ou moins familiers (pic-épeiche, gobe-mouches, ramier, geai, renard, loir, cardamine, etc.) voisinent avec des termes moins répandus (draine-grive, caugek, éphipigère, cincle, hellébore fétide, etc.) et des désignations savantes comme Hydra viridissima. Tous renvoient à ce qui importe, être du côté de la Nature : observer, reconnaître, nommer, écouter — pas seulement les oiseaux —, et tous sont aussi liés au plaisir de les dire, de les écrire, mots courants ou scientifiques, car « science fait merveille augmente / l’énigme comme poème ». Il y a là une ivresse analogue à celle de la nomination et du classement par le savant, relevée par l’auteure, « Rheobatracus silus /— leur extase de nommer — », « un crapaud épineux/— leur extase de classer — ».
La prédominance du naturel s’impose toujours, l’églantier est préféré au rosier, et elle est explicitée au début de l’ensemble "Naturantes" avec une transformation d’un extrait de George Sand1, cité sur une page de gauche, sa version revue en regard ; dans le début « Toutes les existences sont solidaires », « espèces » prend la place du sujet et, par la suite, est substitué à « individualité ». Dans sa conclusion, George Sand écrit « l’individu (...) en se fondant avec l’individualité de ses semblables (...) devient de l’histoire » ; le changement est essentiel : une espèce « en se fondant avec l’individu de chacune des autres espèces (...) participe de l’évolution ». Les humains ont une place dans cette évolution, mais pas toute la place, et les animaux les ont précédés comme l’attestent les noms d’animaux et de plantes qui ouvrent "Naturantes". Plus proches de nous et correspondant à une "enfance" de l’humanité, les signes inscrits sur la pierre au cours de la préhistoire (mains négatives, points rouges, vulve, soleil) dans des lieux très divers sur la Terre sont la mémoire des premiers temps perdus.
Si l’on fait un raccourci, ces temps sont analogues à ces temps enfouis en nous qui par bribes peuvent réapparaître — « ce qui nous reste d’enfance / nous monte aux yeux ». Quoi que l’on puisse rassembler, de notre propre histoire ou de l’histoire humaine, « comment copier ce qui échappe au temps » (Zukofsky, cité par l’auteure). Peut-être que ce qui reste de nous n’est que le sillage du vol de la chouette. L’enfance, plus largement les débuts du vivant, sont notamment présents avec la métamorphose du crapaud ; est traduite une description de Robert Chambers2 qui imagine un éphémère observant la transformation des têtards en « animaux [qui] vont marcher sur la terre en chantant ». L’enfance de la nature est aussi représentée par l’églantier : il est toujours là mais sa transformation par les humains, provoquée, a abouti au rosier. Quant à la narratrice, dans son enfance, elle se voulait « squaw », elle écoutait des contes, ce qu’indique la mention « ne vois-tu rien venir », allusion au conte de Perrault La Barbe bleue3 ; elle lisait aussi Jack London, « Croc-blancd’enfance in / finie infiniment sauvage / des livres » (Croc-blanc était déjà cité dans Terre sentinelle, p. 138) ; ailleurs, elle associe « mon enfance » à « chemin » et « aventure ». Le temps a passé et sont venues les « rides riches vers / la clarté des ronces » sans que le désir de découvrir disparaisse, ce que rappelle l’ensemble "Sur le terrain".
Le lecteur est arrêté par l’extrême diversité des espèces observées
innombrables et mouvantes
encore des espèces tout
autour et dans le pin se
fixent un instant
j’en suis
« j’en suis » : la narratrice rêve parfois d’être « animale à sang chaud » parmi les oiseaux. Singulière donc, et c’est la singularité de chaque animal, de chaque plante qui la passionne. Ainsi "Sur le terrain" s’ouvre sur le caractère unique de ce qui est observé, « nous suivions l’erre d’un demi-deuil » ou « soudain le cincle là ! » ; dans un autre ensemble, « un chevreuil me / surprit comme une / pensée soudaine » et le dernier groupement de poèmes, "Fauvette", est organisé autour de cet oiseau. Être sur le terrain est une des conditions de l’écriture, une autre est en même temps le partage, « et puis chercher le poème sur le terrain / avec toi » ; la présence de l’Autre, essentielle, est rappelée dans tous les ensembles et est un des éléments qui font l’unité du livre, de « « Il n’y aurait finalement que ça [les oiseaux] au monde / et toi » à « se presser d’aimer (c’est le présent) » (p. 91, 92, 93, 94). Il est un autre partage, celui de l’observation des animaux par la narratrice et les naturalistes dont elle cite les textes, mais c’est aussi une bibliothèque qui s’ouvre ; des noms sont rassemblés à la fin du livre auxquels l’auteure a emprunté, d’autres apparaissent dans les poèmes et il faut encore ajouter des allusions à des textes — ainsi le premier vers de "L’Azur" de Mallarmé, « De l’éternel Azur la sereine ironie » est lisible disséminé dans un poème qui reprend « ironie », « Azur » et « éternité » pour « éternel ».
Intégrer dans les poèmes des fragments littéraires et des descriptions savantes sans qu’ils soient lus comme des pièces rapportées est une caractéristique de l’écriture de Fabienne Raphoz. Il faudrait aussi voir dans le détail la fabrique des poèmes pour comprendre ce qui donne au livre son unité formelle. Relevons par exemple, parmi d’autres, le retour d’une forme strophique (12 syllabes / 2) x 4, la fréquence des allitérations (« Sous l’Alouette lulu dégringolant sa flûte / labile » « soudain / savane / s’avance / sans son / nom », etc.) et des assonances (« le galon c’est le taxon ; / gris par ici », etc). L’auteure prend aussi régulièrement quelque distance vis-à-vis de ce qu’elle écrit : un vers comprenant un mot inachevé (« des exu ») est suivi du commentaire « il y a des / trous dans le poème ». Il peut y avoir des ajouts à l’écrit sous la forme de photographies, dont celle d’un Sympetrum strié (espèce de libellule) ; s’ajoute une portée musicale, court passage de la sixième Symphonie — la "Pastorale" — de Beethoven avec la flûte (pour le rossignol), le hautbois (la caille) et la clarinette (coucou).
On ne peut conclure sans mentionner le beau dessin, en couverture, d’une libellule de Ianna Andréadis. Elle est dans l’esprit du livre. Il ne s’agit pas d’un dessin naturaliste et Fabienne Raphoz n’écrit pas un traité scientifique mais un livre de poésie qui se veut en accord avec le monde vivant qu’elle observe, « Fauvette ! / si mon chant / était semblable / au tien / j’aurais trouvé / le ton juste ». C’est une tentative toujours à recommencer de dire quelque chose du mystère du monde, « rien à com- /prendre sauf si savoir ou comprendre c’est aimer je / le chante a capella » — chant peut-être nécessaire pour vivre aujourd’hui : « je dis courlis pour rester en vie ».
(1) On peut retrouver l’extrait au début du chapitre 14 de Histoire de ma vie.
(2) Avant la traduction sont données deux dates, « en 1844 — et je ne fais pas la maligne en précisant que / 1844 vient / avant 1859 / Robert Chambers / » ; 1844 est la date de parution de son ouvrage, sans nom d’auteur, Vestiges of the Natural History of Creation ; 1859 de celui de Charles Darwin, On the Origine of Species.
(3) Rappelons que Fabienne Raphoz a écrit Les Femmes de Barbe bleue, une histoire de curieuses.
Fabienne Raphoz, Ce qui reste de nous, éditions Héros-limite, 2021, 102 p., 16 €. Cette recension a été pub liée dans Sitaudis le 28 décembre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : fabienne raphoz, ce qui reste de nous, recension | Facebook |
29/01/2022
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson : recension
Le livre avait été publié par les éditions de l’Amandier en 2012 et c’est une excellente idée de le rééditer pour de nouveaux lecteurs. Ils commenceront peut-être par lire la quatrième de couverture qui les éclairera sur deux des personnages principaux du livre : « Joug et Joui sont le jour et la nuit, la lune et le soleil, l’eau et la soif, Éros et Thanatos, mais aussi bien le Méchant et le Gentil des contes, le malheur et le bonheur, malchance et chance, douleur et plaisir, tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne. » On trouvera d’autres personnages au fil de la lecture, notons que ceux-là renvoient à une image du monde bien ancrée dans la tradition : voisinent le meilleur et le pire.
Les aspects négatifs apparaissent tôt, avec le premier des deux ensembles titrés "Voici la chanson". La chanson rappelle des moments tragiques de la Seconde Guerre mondiale avec l’évocation d’un des camps d’extermination nazis :
C’était le grand camp de l’Allemagne du Nord.
Camp maudit camp méconnu.
Il baigne dans un marais.
Il baigne dans un marais ce sont les premiers jours de mars.
Camp méconnu NEUENGAMME.
Quand la défaite allemande ne faisait plus de doute, les déportés qui avaient survécu furent embarqués sur des bateaux, qui furent bombardés par les Alliés, et « ont péri ont péri ont péri 7500 déportés ». Seul un autre fait historique est rapporté précisément, consacré alors à une seule personne, Wyllie White (1930-2007) ; cette afro-américaine passa une partie de son enfance à travailler dans les champs de coton et devint une athlète qui participa cinq fois aux Jeux Olympiques. Le lecteur la voit sur son lit d’hôpital, morte, par les yeux d’un laveur de carreaux — « il aime le jour là-haut » et le récit est isolé dans la page dans un rectangle, mis ainsi en valeur.
« Tous les temps roses et noirs s’égrènent » et un des embryons de récit juxtapose le noir et le rose : « Guerre Est Horrible / J’ai 28 ans 3 enfants 1 femme / (bouche de fraise) je descends déchiqueté / des baisers sous la mer / il en reste ». On ne lira pas d’autres épisodes liés à des événements de l’Histoire, mais un grand nombre d’allusions plus ou moins directes à des contes, à des romans, à des mythologies, etc. Ainsi, le lecteur reconnaîtra dans le nom de "Boulbas" associé aux steppes le roman de Gogol, Tarass Boulba, mais les jeux avec les noms et avec les amorces de contes sont si divers qu’il faut sans doute relire Et voici la chanson pour ne pas s’égarer. Quand on lit « écarter les branches — / (les ronces les rosiers / s’ouvriront merveilleusement / au passage du prince) », on pense à La Belle au bois dormant, de Perrault ou Grimm. Au gré de la lecture, on relève « elle a des pantoufles de verre ou de vair ? », « un verger sans pommier », « l’eurydice et l’orphée qui dansent à reculons (...)/ Aboiements lointains / une forge », « "Ce soir, amenez-lui une Pucelle du Village" », « il n’est pas de botte qui aille loin », également des esquisses avec Ysengrin, avec le loup et l’agneau. Ici, « Automne vivant et adoré » rappelle « Automne malade et adoré » d’Alcools, etc. ; là, il est fait mention d’une Marie Thérèse Paule Roland née à Carpentras en 1758 : il y a eu une femme née en 1767 dans cette ville, avec ces prénoms et ce nom, mais écrit Rolland, nom qui entraîne "Roncevaux", puis « roncevelle chanson d’étape ».
On lit avec « flamenco/flamenca », puis « bimbo/bimba », une allusion au couple Pamino et Pamina de La Flûte enchantée de Mozart et, au fil des pages, quantité d’autres récits peuvent surgir, « c’était le récit d’autre / chose sur un / journal » ; Et voici la chanson est à sa manière un "chaudron" à histoires dont le lecteur a les amorces :
Les histoires descendent (...)
peuple s’installe
en tailleur, stop ! ça commence !
Qu’est-ce qui fut raconté
ce jour-là cette nuit-là
dans ce pays-là
homme à la flûte ?
Il s’agit sans doute de "L’homme à la flûte de Hamelin", dont la légende a été transcrite par Grimm. Tous les récits peuvent être racontés, l’histoire de la déesse cobra égyptienne Ouadjet comme celle de la danseuse et de son fiancé chocolatier ; chaque nom de personnage porte une vie qui vaut d’être racontée, celle de Jeanne (« elle eut ce nom, combien d’autres »), d’un cavalier, d’un prisonnier, de Frankie, qui veut devenir pianiste, de Stefania, de Louis, de Medea, d’un « petite morveux » et Audrey, de Jacqueline, de Paolo, de Gilberte, du chien Vlan...Tous les récits peuvent être créés et si l’on se demande « Qui parle vraiment à la fin ? », on répondra peut-être « tantôt lui, tantôt elle, tout le monde, personne » comme on l’a déjà noté. Une bonne partie des récits possibles seraient à compléter, et même à inventer, par le lecteur, et sont donc parfois obscurs (« Qui est "elle" ? »). Le narrateur non seulement revendique la possibilité de l’obscurité mais en rajoute, « Combien de fois on entendit cela ne veut / rien dire et tiens ! il prend sa bouche la / suspend au clou du tablier, ne veut rien dire, quoi ! ».
Et voici la chanson est un peu comme une scène où les embryons de récits, les noms se rencontrent, disparaissent, reviennent — des fragments sont repris tels quels ou avec de légères variantes —, le tout dans un désordre apparent. Les critères de la lisibilité sont constamment, et avec jubilation ! mis en cause. On ne peut compter les jeux de mots, voici l’un des derniers du livre, « Chantez chantez héros hérons lapons de Laponie / la peau (...) ». L’utilisation de caractères de dimensions variées, le jeu entre romain et italique perturbent la lecture, comme l’introduction de mots italiens (« Pezzi di pane, bouts de pain / ucello che beve à petits coups de bec ») et espagnols (Se acabo), l’usage de néologismes (« Ça gogole écarlate, ça pouiffe », etc.) et d’onomatopées classiques (boum boum, hop hop), transformées (vroom, vrooommmm) ou nouvelles (ppffffuuuuuufffffff, yahhhhhhhhh). Certains passages sont écrits comme une page de dictée, en décalage avec l’ensemble du texte qui s’écarte de diverses façons des règles classiques de la syntaxe et de la ponctuation. Des symboles de cartes à jouer (par l’image de l’as), du masculin et du féminin, des dessins, des flèches (¬ ® ¯) contribuent à faire du livre une scène à changements multiples.
Le livre s’ouvre et se ferme avec le même huitain qui débute par « la parole se cassa ». Le poème est précédé d’un signe, qui ressemble à une grande virgule, et suivi de deux signes analogues de dimensions différentes* ; la place de ces signes est inversée à la fin du livre comme si l’on retournait à son début — la chanson ne peut s’interrompre, ce que pourrait confirmer la fin du huitain, « Chanson va ! roule et se / Cassant se réveilla ». La représentation, polyphonique, n’a donc pas de raison de s’arrêter, et d’autant moins de raison qu’est promis au lecteur le plaisir, « Dessus dessous joïr viendra ». Voici une lecture jubilatoire !
Hélène Sanguinetti, Et voici la chanson, éditions Lurlure, 2021, 112 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 11 janvier 2022.
———————————————————————————————————
*Notons que ces signes sont présents dans le texte (p. 65), cette fois ensemble.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : hélène sanguinetti, et voicci la chanson, recension | Facebook |
17/01/2022
Pierre Vinclair, Portrait de John Ashbery, Une cérémonie improvisée : recension
Le livre de Pierre Vinclair appartient à un ensemble qui se veut un « travail critique d’explication "avec" quelques grandes œuvres du modernisme, qui s’appuie sur une tentative d’explication "de" » ; il a été précédé en 2018 d’une lecture de The Waste Land de T. S. Eliot, accompagnée de sa traduction (Terre inculte). C’est le caractère énigmatique de l’Autoportrait dans un miroir convexe*, long poème (552 vers) éponyme du recueil de John Asbery, qui a retenu Pierre Vinclair. Il ne s’agit pas pour le critique de lire le poème comme un jeu inconnu dont il faudrait mettre au jour les règles et classer des éléments dont la liste existe déjà ailleurs ; la tâche, plus ambitieuse, vise à changer l’activité qu’est la lecture en donnant au lecteur « l’ensemble des éléments qui permettent de faire l’expérience optimale d’un texte » ; la création est conçue comme une expérience construite par tâtonnements et qui ne peut être reproduite ; il y a ce que Pierre Vinclair nomme un "effort" du texte, un travail de la forme, une fabrication qui aboutit à restituer le mieux possible quelque chose de la vie et propre à agir sur son lecteur.
C’est à un type d’approche qui laissera de côté la poétique traditionnelle qu’est invité le lecteur pour aborder l’Autoportrait de John Ashbery. En restituer le détail ici n'est ni possible ni utile, il est plus intéressant de comprendre la méthode suivie. Pierre Vinclair commence par le premier poème du recueil pour avancer quelques questions et suggérer des moyens pour ne pas s’arrêter de lire devant l’obscurité d’un poème. Chacun, par exemple, en constatant le peu de rapport entre le titre et les premiers vers, peut soupçonner que le titre a été emprunté et retrouver son origine grâce à internet. La suite de la recherche, passionnante, suppose une somme de connaissances utilisables et quand l’auteur écrit qu’il avance « naïvement » dans le poème d’Ashbery, comprenons que sont exclus les classements qui ont le plus souvent cours pour lire poèmes ou proses.
Reprenons les opérations qu’il suggère pour entrer dans un poème "obscur". On essaie d’abord de décrire les régularités, les collages, etc., puis de résumer, ensuite de comparerl’ensemble des vers à un autre texte : Pierre Vinclair retient un passage de l’Ulysse de Joyce et sa lecture par Nabokov, pour conclure à une différence capitale : Ashbery est hors de tout travail rhétorique, contrairement à Joyce. On constate les exigences de cet exercice critique, ce qu’il implique de recherches ; quand après avoir examiné sans succès le mode d’emploi interne, on passe au mode d’emploi externe, qui s’appuie sur un portrait d’Ashbery publié dans le New Yorker. La démarche est efficace, le lecteur sait maintenant qu’il n’a pas à chercher une interprétation, qu’il doit accepter ce qui lui apparaît étrange — et continuer sa lecture. Avant d’entamer la lecture de l’Autoportrait lui-même, quelques réflexions autour de l’idée de puzzle. Il s’agit de ne pas se limiter au seul poème mais de le lire comme pièce d’un ensemble, le livre ; cependant le puzzle renvoie à une image spatiale et à la possibilité d’une lecture qui peut être complète une fois les pièces assemblées, alors que, selon Ashbery, le livre devrait être lu comme une pièce musicale, le poème comme fragment d’un flux, donc dans le temps. C’est armé de ces préalables qu’est lu l’Autoportrait.
Pierre Vinclair lit le poème section par section, plus en détail la seconde (51 vers) qui est la plus brève des six. L’objectif est de rendre compte de la manière dont Ashbery brouille la lecture grâce aux ambiguïtés lexicales et syntaxiques et contraint à abandonner l’idée qu’il y aurait à chercher la (les) signification(s) du poème. Cela entraîne, sans aucun doute, une déception du lecteur qui construit difficilement, ou pas du tout, "quelque chose" de cohérent, et cette déception possible arrête l’auteur : « Je vous entends grommeler, chère lectrice, cher lecteur : Ashbery veut-il vraiment dire quelque chose à la fin ? ». Ce qui importe, c’est dénoncer des hypothèses et rechercher la signification ne devrait être qu’un prétexte. Pierre Vinclair compare cette démarche — cela paraîtra-t-il inattendu ? — à celle de l’amour ; il faudrait « penser avec son esprit en face d’un poème comme on pense avec ses doigts quand on caresse [etc.]. », soit se laisser aller en acceptant le mouvement du poème. Un point essentiel soutient la démarche, c’est ce que fait le poème au lecteur, non ce qu’a voulu faire le poète.
Ce que l’on retient de cette approche du poème d’Ashbery, c’est qu’elle ouvre d’autres voies à la lecture d’autres textes qui, chacun à leur manière, apparaissent d’accès difficile — s’ils sont immédiatement lisibles, le lecteur les abandonne comme il le fait d’un journal. On peut retenir une phrase qui résume ce que peut être la relation entre un poème et sa réception : « Ce que le poème offre à son lecteur (...) c’est (...) un rite aux gestes d’une fragilité extrême, se présentant sous la forme d’un millefeuille de vers aux relations ambigües, toujours en jeu. » Aucune lecture, en effet, ne peut être achevée et c’est pourquoi Racine est toujours notre contemporain.
La clarté de l’exposé de Pierre Vinclair, son souci d’être suivi dans sa démarche doivent inciter le lecteur à reprendre des éléments théoriques qui fondent sa lecture critique ; on lira avec profit Vie du poème (2020) et deux articles récents, "Penser l’effort des textes. Et déraciner les études littéraires avec Platon" (Le Philosophoire, printemps 2021) et "La radicale intéressante" (Lignes, octobre 2021). Pierre Vinclair, Portrait de John Ashbery, Une cérémonie improvisée, Hermann, 2021, 132 p., 22 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 13 décembre 2021.
* John Ashbery, Self-Portrait in a Convex Mirror (1975), aujourd’hui en français : Autoportrait dans un miroir convexe, Joca Seria, 2020. Le poème portant ce titre est traduit par Pierre Alferi, les autres poèmes par Olivier Brossard et Marc Chénetier qui a également écrit une postface
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : pierre vinclair, portrait de john ashbery, une cérémonie improvisée | Facebook |
29/12/2021
André Breton, Jean Paulhan, Correspondance
La correspondance entre André Breton et Jean Paulhan, remarquable par sa durée, introduit le lecteur à des aspects mal connus des relations des surréalistes avec l’institution littéraire représentée par la Nouvelle Revue Française et permet de comprendre, malgré l’absence d’un grand nombre de ses lettres, combien les liens d’amitié avec Paulhan ont été essentiels pour Breton. En outre, on retrouve à diverses occasions le polémiste vigoureux qui a dirigé le mouvement surréaliste. Les premières années de la correspondance, les lacunes empêchent de suivre les réactions de Paulhan aux propos de Breton, c’est pourquoi l’éditrice, Claire Barthélémy, reconstruit précisément le contexte des échanges et rappelle le parcours des deux écrivains et, pour Breton, la mise en œuvre de la revue Littérature, ses relations avec Jacques Rivière qui dirigeait la NRF. Les notes nécessaires pour éclairer le contexte sont précieuses ; le sont aussi les fac-similés de lettres dans le volume et les annexes (textes de Breton, de Paulhan et de Jouhandeau liés à la correspondance), et l’on n'oublie pas les très utiles appendices (index des noms, des titres, table des illustrations).
La première lettre publiée de Breton (18 juin 1918) répond à une offre d’amitié de Paulhan, offre recopiée et envoyée à Aragon. Breton souhaite se lier avec son aîné (douze années les séparent) et l’exprime nettement ; « Vous ne savez pas encore le prix que j’attache à ce qui me vient de vous », écrit-il et, un peu plus tard, en juillet, « Vous êtes précisément l’ami que j’attendais à cette époque de ma vie ». Il considère alors que Paulhan, à qui il a dédié son premier texte publié, peut dans leurs échanges apporter des réponses à des questions littéraires qu’il se pose ; lecteur attentif de Valéry (dont il recopie des poèmes dans ses lettres), il admet les lacunes de sa lecture : « Vous tenez le sens total du poème quand je fais encore, moi, le jeu des mots ». Le premier numéro de la revue Littérature, qu’il dirige avec Aragon et Philippe Soupault, ouvre son sommaire avec un texte de Gide ("Les Nouvelles nourritures") et un poème de Valéry ("Cantique des colonnes"), mais aussi avec "La Guérison sévère" de Paulhan qui publiera dans trois numéros en 1920 "Si les mots sont des signes ou Jacob Cow le pirate". Cette étude rencontre des préoccupations de Breton, « ces pages sur les mots me sollicitent en tous sens », écrit-il à Paulhan.
De son côté, Paulhan, ce que relève Clarisse Barthélémy, « dans cette ardeur vitale, initiatique, radicale qui caractérise Breton, (...) retrouve son goût de la liberté et une forme de pureté, — ainsi, sans doute, que ses premières convictions anarchistes ». Ils avancent tous deux avec des questions analogues concernant l’expression ; cependant, la transformation progressive de la revue, qui devient le 1erdécembre 1924 La Révolution surréaliste éloigne Paulhan du surréalisme. Le projet lui-même, énoncé dans le premier numéro, ne pouvait lui convenir : « Le procès de la connaissance n'étant plus à faire, l’intelligence n’entrant plus en ligne de compte, le rêve seul laisse à l’homme tous ses droits à la liberté ».
Jacques Rivière, qui dirigeait la Nouvelle Revue Française, meurt en février 1925 et Paulhan, qui assurait le secrétariat depuis 1920, prend sa place. Les divergences entre la revue, Paulhan et les surréalistes, tant pour les choix esthétiques que politiques, s’accroissent jusqu’à la rupture, consommée par une brève lettre de Breton le 4 mars 1926, « J’ai l’honneur de vous informer que je vous tiens pour un con et un lâche » ; l’intéressé répond sur le même ton par pneu, « Il y a longtemps que vous m’emmerdez. Vous auriez dû comprendre plus tôt que je vous tiens pour aussi lâche que fourbe ». Un an plus tard, l’adhésion du surréalisme au Parti communiste, justifiée dans un tract, Au grand jour, entraîne dans la NRF une réponse d’Antonin Artaud, À la grande nuit, et un commentaire de Paulhan, sous le pseudonyme de Jean Guérin. Breton réagit par une lettre ordurière, Paulhan lui envoie ses témoins mais il refuse le duel. La rupture durera jusqu’en 1935.
L’éditrice trace à grands traits l’histoire du surréalisme pendant les années 1930. C’est la séparation d’avec le Parti communiste, dont Breton explique les raisons en 1935 dans la préface de Position politique du surréalisme, qui permet à nouveau le dialogue avec Paulhan ; il accuse notamment le pouvoir soviétique d’avoir trahi les espoirs de la révolution de 1917. Les échanges épistolaires reprennent mais, surtout, Paulhan publie Breton dans la NRF et dans Mesures, la revue amie d’Henry Church, puis prend L’Amour fou dans sa collection "Métamorphoses". Le silence reprend avec l’exil de Breton aux États-Unis à partir de 1941. Il revient en France en juillet 1946, sans pourtant rencontrer Paulhan ; ils ne se verront qu’au cours de leur engagement, pour un temps, dans l’organisation pacifiste "Citoyens du monde" initiée par Robert Sarrazac, qui fera connaître à Breton le village de Saint-Cirq-Lapopie où le poète s’installera. Ils se retrouvent pleinement sur des questions de critique littéraire, en 1949, avec la publication le 19 mai d’un faux de Rimbaud, La Chasse spirituelle, avec une préface de Pascal Pia ; le faux est défendu par une partie de la critique, par exemple avec force par Maurice Nadeau. Dès le 21 mai, Breton dénonce dans une lettre au journal Combat le « caractère particulièrement méprisable » du pastiche — la lettre n’est publiée que le 26 ; il publie la même année sur cette affaire Flagrant délit, Rimbaud devant la conjuration de l’imposture et du trucage, salué par Paulhan, « c’est une grande joie de l’esprit et du cœur que donne Flagrant délit ». Une autre affaire les rapprochera en 1960, celle de l’élection du "Prince des poètes" pour succéder à Paul Fort ; malgré ses efforts Breton, qui déteste Cocteau, n’empêchera pas qu’il soit choisi. Il semble que les échanges cessent dans le courant de l’année 1962 — Breton meurt en décembre 1966, Paulhan en octobre 1968 —, sans que l’on en connaisse vraiment la raison.
L’un et l’autre, intransigeants dans leurs choix intellectuels, se sont reconnus et rencontrés sur des questions littéraires essentielles pour eux. Breton a souvent regretté de trop peu rencontrer Paulhan et il lui écrivait en 1959, « Je mourrai sans avoir compris pourquoi vous et moi nous ne serons vus, pourtant parfois de si près, que par intermittences mais seul le sentiment de chance demeurera ». Dans le numéro de la NRF en hommage à Breton, Paulhan concluait son article par ces mots « il n’est pas toujours possible à un homme de dire ce qu’il sait. Breton est mort. Tout est à recommencer ». On lit souvent dans cette correspondance de précieux témoignages d’une vraie amitié.
Correspondance André Breton-Jean Paulhan, 1918-1962, présentée et éditée par Clarisse Barthélémy, Gallimard, 2021, 268 p., 22 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 2 décembre 2021.
Publié dans Breton, André, Paulhan Jean, RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : a 13breton, jean paulhan, correspondance | Facebook |
23/12/2021
Christian Viguié, Fusain : recension
Christian Viguié a reçu début novembre le prix Mallarmé 2021 pour un livre de poèmes, Damages, publié en 2020 aux éditions Rougerie comme la majorité de ses livres ; ce prix récompense une œuvre qui s’est développée à partir de 1996, aujourd’hui riche d’une trentaine de titres. Damages, comme l’écrit son auteur, est « un chant de deuil, un presque murmure, la ligne brisée d’un horizon. » Fusain est très différent dans son propos ; le mot évoque une esquisse, un dessin qui doit être fixé par un vernis, ici il s’agit de très brefs poèmes, en majorité de trois vers, qui jouent souvent avec le sens des mots, interrogent leur rapport avec ce qu’ils désignent. C’est ce questionnement qui donne leur unité aux quatre parties du livre.
Le premier poème de "Possible indéfiniment" apporte une idée de l’ensemble : « À cause d’un parfum / le temps va recommencer ». L’énoncé perd son caractère étrange si l’on introduit un contexte pour que la relation causale devienne acceptable, comme : « au réveil, un parfum dans la chambre, etc. » Mais cette réduction, qui implique un préalable — « ça ne veut rien dire » — n’est pas nécessaire, le lecteur peut simplement accepter l’incompatibilité entre la cause et le résultat, et par la suite apprécier des rapprochements pour leur apparente incongruité ; ainsi à nouveau avec la présence d’un parfum, « Des milliers d’étoiles / tiennent à cause / d’un parfum. »
On se souvient des transformations qu’opérait Théophile de Viau dans ses visions d’un monde renversé (« Un ruisseau remonte vers sa source », etc.). Viguié, s’adressant à son lecteur, lui demande « As-tu vu un étang / se refléter dans l’arbre ? », ce qui n’est pas exclu quand telle photographie utilise l’illusion optique, mais hors de propos pour le poème. De nombreux poèmes impliquent cette hésitation devant la réalité ; si une observation simple établit une relation entre l’eau et la libellule, l’introduction d’un verbe qui rend vivante l’eau modifie cette relation et l’énoncé, sans du tout devenir incompréhensible, présente autrement la réalité : « La fontaine réclame / ses ailes de libellule. »
Les poèmes sont toujours lisibles sans le recours à une explication ; pour l’un d’eux, « Le vent / autour d’un puits /s’étonne qu’aucune parole / n’en sorte », on est tenté de penser à un énoncé sous-jacent, représenté précisément par le tableau de Jean-Léon Gérôme, dont le titre est l’amorce d’un récit, "La vérité sortant du puits avec son martinet pour châtier l’humanité", tableau qui, en 1896, semblait un manifeste contre ceux d’un Manet. La surprise du lecteur peut aussi naître d’un oxymore aussitôt annulé (« Pas plus étonné / que la neige chaude / d’un pêcher ») ou, plus classiquement, d’une analogie entre la couleur du soleil couchant et un fruit.
Dans la partie consacrée au brouillard, la nature de ce phénomène météorologique entraîne régulièrement les énoncés vers le fantastique, quand Viguié suggère, par exemple, que le brouillard cache le vrai brouillard ou qu’il ne dissimule pas tant les choses que leurs noms. De là le changement dans la manière de regarder, comme si le brouillard faisait gagner une certaine innocence, ou ignorance : « Le brouillard t’apprend / à regarder / comme un enfant / qui enlève tous les mots au paysage. » La partielle dissimulation par le brouillard des choses du monde est perçue comme un retour à un état antérieur, où les arbres, les chemins, etc., n’étaient pas entièrement formés et redevenaient « brouillons ». D’autres poèmes tournent autour de ce point, les choses existent indépendamment du fait qu’elles ont été nommées, et avant qu’elles l’aient été ; « Le brouillard / en avance sur le mot » « appelle » les choses « avec du silence ».
Le silence, « parmi les choses », constitue la « matière de la matière » ; on retrouve l’idée d’un monde où les langues n’étaient pas encore là pour nommer les choses, où les choses elles-mêmes n’étaient pas : avant ciel, arbres, oiseaux, « avant tout » « démarre l’opéra fabuleux du silence ». La parole ne serait pleine qu’appuyée sur le temps du silence, comme semble le conclure le dernier poème de cet ensemble, « Se taire / ou parler / pour moi / sont une seule et même chose. » Viguié demandait « Existe-t-il une marée du silence ? », c’est une évidence si l’on pense à l’ombre, « Plus vieille marée du monde ». Elle est partout et peut-être y a-t-il « une ombre de l’ombre ». La fonction fantastique de l’ombre, classique, est présente, elle qui transforme les figures qu’elle projette sur les murs ou qui soude les pas des passants « comme s’ils n’allaient nulle part ». On lira encore des poèmes avec des éléments incompatibles (l’ombre du cri du coq) ou un jeu entre le complément d’un nom, fonction grammaticale, et le sens de complément pour "ce qui s’ajoute à une chose donnée" : on passe de « l’ombre du cerisier » à « le cerisier de l’ombre » « pour ne pas oublier / que je [= l’ombre] suis d’abord / le complément d’un nom ».
Les poèmes de Fusain présentent des figures neuves dans un monde où les relations entre humains et choses sont modifiées. Ce sont les éléments de la nature qui dominent dans les énoncés (ciel, eau, arbres, fleurs, pierre, etc.), toujours vivants ; il n’y a cependant pas d’anthropomorphisme mais un humanisme orienté vers le non -humain et qui accepte le mystère des choses, mystère représenté par les arbres dessinés au fusain en frontispice.
Christian Viguié, Fusain, frontispice de Cécile A. Holdban, Le cadran ligné, 2021, 64 p., 14 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 novembre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : christian viguié, fusain : recension | Facebook |
19/12/2021
Alexander Dickow, Déblais : recension
Aujourd’hui comme hier les écrits à propos de la poétique prennent diverses formes ; à côté d’essais véritables manifestes (Pierre Vinclair, Agir non agir) ou défense argumentée de choix d’écriture (Jacques Réda, Entretiens avec Monsieur Texte), d’essais qui débordent le domaine littéraire (Philippe Beck, Traité des sirènes), de recensions pour exposer sa propre pratique (Laurent Albarracin, dans Catastrophes et Poezibao), se maintiennent bien vivants des ensembles de notes à la manière de Reverdy ou de Jean-Luc Sarré, et c’est le choix qu’a fait Alexander Dickow, poète, romancier et essayiste. Les déblais, c’est ce que l’on ôte pour faciliter le travail, pour voir plus clair sur le chantier, ce qu’explicite la quatrième de couverture du livre, sans se dissimuler que, dans ce genre d’écrits, on « échoue nécessairement » et l’on se satisfait si l’on peut trouver quelques « splendides faux-fuyants » : le livre, composé de « fragments », d’« aphorismes », « chacun ouvert puisque sériel », vise à énoncer des « choses vraies ».
Pas de synthèse, donc, et dès l’ouverture Dickow manifeste sa méfiance vis-à-vis de la théorisation ; c’est laisser l’œuvre pour la « prose réflexive », or aucune thèse ne rend compte de la pratique. De plus, « le fragment aspire à parler de tout » et c’est sans doute pourquoi certains s’éloignent de la réflexion autour de la poésie ou du roman, ou la resituent dans une réflexion plus générale, l’écriture faisant partie de la vie – deux exemples de ce choix de l’hétérogénéité : « Pas d’amour sans ambivalence : l’amour nous coûte », « Le mythe de Pygmalion explique comment Galatée a elle aussi façonné Pygmalion ». C’est pourquoi aussi Dickow joue avec le genre en proposant des alexandrins rimés dans le style fin XIXesiècle ou un pastiche (« Obèle broche antique épingle des beaux vers/Douteux comme tes yeux étoilés d’univers »), aussitôt commenté avec une adresse au lecteur, « Ce pastiche d’un air/Digne d’Apollinaire/Te tape sur les nerfs/Je te dis na na naire ». Cette mise à distance semble encore s’affirmer quand un fragment renseigne seulement sur un choix musical de l’auteur (« Émouvoir comme la onzième Étude de Scriabine (op. 8 n° 11). Culbuter les attentes comme les dégringolades de la deuxième »), mais ce renvoi à une œuvre complexe, non littéraire, s’accorde avec un autre choix, le refus de la spontanéité, d’un prétendu « naturel ».
Si l’on accepte avec Dickow que le propos théorique soit toujours à côté de l’œuvre, on comprend qu’il écrive « J’essaie d’être ailleurs ». Il vise à briser les habitudes, se préoccupant plus des « fissures » que des surfaces et, ce faisant, se situe hors de certains choix contemporains qui prétendent « dépasser le cloisonnement des genres littéraires » ; il déplore avec ironie cette « erreur de marketing » en assurant que « les lecteurs aiment savoir quel genre de produit ils consomment ». C’est là mettre à l’écart tout un pan de la poésie d’aujourd’hui, mais Dickow ne craint pas la polémique, dénonçant notamment l’abus de « l’espace blanc » : pour lui, « ce sont les mots mêmes, à la rigueur, qui doivent atteindre à l’effacement ». De même, l’absence de ponctuation, si courante dans la poésie et la prose contemporaines ne fait le plus souvent que dissimuler une syntaxe convenue, tout comme les coupes au milieu d’un mot en fin de vers gêne la lecture sans qu’il y ait de véritable perturbation. Il énonce clairement ses choix quand il conseille de relire attentivement Paulhan et renvoie à Hopkins, Fondane et Beckett, mais aussi quand il se méfie des fleurs et des oiseaux, qui conduisent tout droit à Christian Bobin, et qu’il rappelle que Bonnefoy est comparé à Leconte de Lisle et Jaccottet à Lamartine.
Certes, il faut tenter de restituer quelque chose du réel en en mesurant toutes les difficultés, en sachant d’entrée que « Nulle valeur n’est plus fausse en art que l’authenticité », que rien n’est « naturel » en poésie pas plus que dans toute écriture, dans la « pleurnicherie romantique » comme dans la poésie blanche. Dickow défend d’ailleurs la présence du narratif en poésie, qu’il définit comme « un tissu de lacunes mouvantes », « jeu du vide et du plein » – dans un aphorisme, « Narrer : tisser des trous ensemble » –, par quoi le narratif rejoint « à la fois la poésie et le réel ». Il s’agit toujours dans ce jeu de déborder toutes les limites, celles de l’imagination comme celles du sens, de tenter chaque fois de « rendre le tremblé de la perception » pour « faire perdre l’équilibre » au lecteur avec l’auteur. Cet auteur a d’ailleurs un statut particulier : quand il écrit un de ses poèmes en anglais et en français, il en donne deux versions et non pas une traduction, ce qui donne « à voir le désir, impossible à assouvir, de se rejoindre » – ou « de se tenir définitivement à distance ». C’est bien encore s’éloigner du continu pour « l’intempestif », comme le veut Dickow.
Il s’appuie régulièrement sur une expérience d’enseignant à l’université, dit (trop modestement) le caractère composite de son essai, « Tout ceci relève autant de l’humble calepin que du grimoire d’initié » ; ces « déblais » sont bien l’un et l’autre, ils ne cherchent pas l’assentiment, ils suscitent la discussion et ce devrait être un des rôles de ce genre d’écrit.
Alexander Dixkow, Déblais, Louise Bottu, 2021, 104 p. 14 €. Cette recension a été publiée dans Libr-critique le 4 novembre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : alexander dixkow, déblais | Facebook |
12/12/2021
Joseph Joubert, Carnets : recension
La totalité des carnets de Joubert (1754-1824) ont été publiés seulement au XXème siècle, en 1938, sous le titre Carnets par André Beaunier qui a établi le texte à partir des manuscrits ; ils ont été réédités en 1994. On ne peut attendre d’un recueil de 180 pages de restituer un ensemble qui en compte plus de 1300 mais, pour le moins, qu’il ne réduise pas Joubert à n’être qu’un moraliste dans la lignée de Pascal, La Bruyère, Vauvenargues, etc., ce qu’ont fait la plupart des anthologies proposées depuis l’édition intégrale : chacun a eu son Joubert, chrétien, moraliste, penseur de la poésie ou « poète platonicien » pour Georges Poulet dans ses Études sur le temps humain. La brève préface de ce nouveau choix insiste sur la volonté de Joubert de « saisir l’essence du langage, de la création artistique » et, heureusement, le choix préparé par Stéphane Bernard ne reproduit pas pour l’essentiel les manques habituels de lecture.
Il est nécessaire de rappeler que Joubert n’a pas publié de son vivant une ligne de ce qui lui tenait à cœur, ses carnets, contrairement à son ami Chateaubriand ou aux écrivains qu’il a connus, comme Diderot et Restif de la Bretonne : « Je suis, je l’avoue, comme une harpe éolienne qui rend quelques beaux sons, mais n’exécute aucun air. » Il écrivait régulièrement, cherchant à comprendre ce que devait être un écrit, un livre, ce parcours n’aboutissant qu’à des questions qui n’excluaient pas la possibilité d’une publication mais elle était soumise à des conditions précises :
22 octobre [1799]
Mais en effet quel est mon art ? quel est le nom qui distingue cet art des autres ? quelle fin se propose-t-il ? que produit-il ? que fait-il naître et exister ? Que prétends-je et que veux-je faire en l’exerçant ?
Est-ce d’écrire en général et m’assurer d’être lu ? Seule ambition de tant de gens ! est-ce là tout ce que je veux ? (...)
C’est ce qu’il me faut examiner attentivement, longuement et jusqu’à ce que je le sache.1
Il défend parallèlement le fait de publier peu, en renvoyant aux classiques du XVIIè siècle et en concluant que « les très bons écrivains écrivent peu parce qu’il faut beaucoup de temps pour réduire en beauté leur abondance et leur richesse. » De là vient le rejet des ouvrages de circonstance, à propos de faits passagers, toujours « bavards », « faits par babil ». De là aussi le report à un temps indéfini du projet d’un livre, « Quand ? dites-vous. Je vous réponds : — Quand j’aurai circonscrit ma sphère. »2 Il est resté, selon la formule de Maurice Blanchot dans Le Livre à venir (p. 63) « Auteur sans livre, écrivain sans écrit ».
On comprend avec ces interrogations sur sa propre écriture que les carnets de Joubert tenaient pour lui du journal intime, il suffit de rappeler que rien n’en a été diffusé de son vivant. On relève en effet de nombreux passages qui ne concernent que leur auteur, à commencer à la mort de sa mère par la très simple notation, « Ma pauvre mère ! ma pauvre mère ! », reprise plusieurs jours. Il a multiplié les notes à propos de son propre comportement, qui éclairent d’ailleurs sur sa manière de vivre, comme « L’occupation de regarder couler le temps », « Que le monde est enchanté » ou « Le silence — Délices du silence — (etc.), « ... mais à la fin vient une année où l’on vieillit. » On réunirait aisément un florilège autour des multiples sujets qui intéressent la vie de l’esprit et les relations humaines, les carnets étant fondés sur la vie dans tous ses aspects, sans que Joubert ait cherché à introduire un ordre exclu pour préserver la discontinuité des notations journalières, « Je suis comme Montaigne, « impropre au discours continu » notait-il.
Il aborde la question du style en renvoyant à Chateaubriand ou à Tacite, il juge favorablement des écrivains (Corneille) ou non : Voltaire, sa bête noire, il s’interroge sur l’ambiguïté de certains propos, sur l’étymologie des mots, il s’oppose à tout fanatisme, etc. Il réfléchit aussi très souvent à ce qu’est la religion, vrai « remède » : pour lui, « Dieu est le lieu où je ne me souviens pas du reste », ce qui entraîne d’ailleurs une remarque générale, « Il faut que quelque chose soit sacré ». C’est cet éclatement de l’écriture, la variété des sujets qui expliquent la tentation de ne retenir que certains passages et d’oublier les développements de la pensée, pourtant fréquents, et de présenter un Joubert moraliste. Lui-même ne rejetait pas les préceptes et écrivait : « Chercher la vérité. Oui, s’il ne s’agit que de sçavoir [sic] ; mais s’il s’agit de vivre ? Alors, la sagesse vaut mieux » et l’année de sa mort : « La sagesse est le repos dans la lumière »3, sagesse qui s’exprimait par des aphorismes de portée générale (« Ne coupez pas ce que vous pouvez dénouer »), à propos du comportement dans la société (« Hommes droits comme des roseaux. C’est-à-dire prêts à plier au moindre vent ») ou dans les relations humaines (« Quand mes amis sont borgnes, je les regarde de profil »).
Esprit exigeant, Joubert n’a pas cédé aux injonctions de ses amis (Chateaubriand, Fontanes) pour qu’il publie ses méditations journalières. On suit l’analyse de Blanchot4 qui lit dans les Carnets « une obstination lucide à se porter vers le but ignoré, une extrême attention aux mots, à leur figure, à leur essence et, enfin, le sentiment que la littérature et la poésie sont le lieu d’un secret qu’il faut peut-être préférer à tout, même à la gloire de faire des livres. » On suivra en filigrane cette recherche de Joubert dans cette nouvelle anthologie, avec le plaisir de l’agréable présentation qu’offrent les éditions des instants nées avant l’été.
Joseph Joubert, Carnets, préface Christiane Rancé, collection Florilèges, éditions des instants, 2021, 192 p., 15 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 9 novembre 2021.
1 Joseph Joubert, Carnets, I, 309. Seul le recours à l’édition intégrale est signalé par une note. Les autres citations sont empruntées à l’édition recensée.
2 id., I, 394.
3 Carnets, II, 292.
4 Maurice Blanchot, Le livre à venir, Gallimard, 1959, p. 71.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : joseph soubert, carnets : recension | Facebook |
15/11/2021
Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981 : recension
Marcel Sauvage (1895-1988), comme nombre d’écrivains du XXème siècle, n’est plus beaucoup lu bien que plusieurs de ses écrits (romans et essais) soient toujours réédités. Ses Mémoires ne le feront peut-être pas redécouvrir, mais ils se suffisent à eux-mêmes ; recueillis en 1980 par Jean José Marchand, restés inédits et déposés à l’IMEC, ils constituent un ensemble énorme et passionnant d’informations sur la vie littéraire mais qui déborde ce domaine. Dans cette traversée du siècle, Marcel Sauvage s’attribue parfois un rôle qu’il n’a pas eu, cherchant parfois une reconnaissance qu’il estimait lui faire défaut, les notes de Vincent Wackenheim, on y reviendra, remettent toujours les choses en place et complètent les données chaque fois que nécessaire.
Anarchiste pacifiste, engagé volontaire en 1914, Marcel Sauvage a appartenu à la génération des tranchées et des massacres de la Première Guerre mondiale. Il a vu un soldat le corps « écartelé » par un obus : « Des images comme celles-là m’ont rendu encore plus pacifiste dès le début ». Alors qu’il a été atteint par le gaz au chlore, un lieutenant exige qu’il parte à l’attaque et le traîne au bord de la tranchée : ses camarades fusillent ce fou de guerre et lui sauvent la vie. Il a conservé longtemps son idéal, acceptant progressivement des compromis pour, à la fin des années 1920, accepter des concessions, « Mon anarchisme muait peu à peu en scepticisme souriant ». Plus tard, il se rangera du côté du pouvoir en place ; alors qu’il passe la plus grande partie de la Seconde Guerre mondiale en Tunisie pour éviter une probable arrestation, donc qu’il connaît le sort des habitants, il ne comprend pas la révolte de Sétif du 8 mai 1945, violemment réprimée ; pour lui les exactions des Algériens, dont plusieurs milliers sont tués, sont aussi condamnables que la répression par l’armée.
Si l’on revient à sa petite enfance parisienne, elle ne fut pas des plus heureuses. Après quelques années à Vendôme, il rejoint le lycée de Beauvais ; élève brillant, il prend en charge un jeune boursier pauvre, Pierre Pucheu, qui devient ministre de l’intérieur dans le gouvernement de Pétain. Marcel Sauvage prouve jusqu’au bout que l’amitié n’est pas un vain mot et a défendu Pucheu, essayant devant le tribunal militaire réuni en Algérie de démontrer qu’il n’était pas inféodé au nazisme, sans peut-être comprendre le rôle des uns et des autres dans la politique de Vichy. Son plaidoyer n’a pas convaincu les juges et Pucheu a été fusillé le 20 mars 1944 ; quant à Marcel Sauvage il sera violemment attaqué par les communistes pour son témoignage et même agressé physiquement.
On ne peut résumer cinquante années d’activité d’écriture. Marcel Sauvage, après 1918, trouve une place de correcteur, donne des contes au journal Le Matin dont Colette est directrice littéraire : c’est sa première entrée dans le monde de la presse, qu’il ne quittera plus. Poète très influencé par Max Jacob (il sera lauréat du prix Max-Jacob en 1953) et André Salmon, il a observé les mouvements littéraires, participé à plusieurs d’entre eux, collaboré à de très nombreuses revues (dont les Cahiers du Sud), travaillé comme journaliste, puis grand reporter à L’Intransigeant, ensuite à l’agence internationale de presse Opera Mundi quand le journal est racheté et prend une orientation plus à droite. Gérant d’un hôtel à Tunis pendant la guerre, il écrit dans Tunis-soir avant de diriger en 1942 Tunisie, Algérie, Maroc (T.A.M.). Après 1945, il a animé des émissions de radio.
Membre du jury du prix Renaudot à partir de 1927 et jusqu’en 1981, très tôt critique d’art et critique littéraire, il a connu des écrivains et des peintres : Malraux dès 1920 (publié dans la revue Action qu’il avait fondée avec Florent Fels), Cendrars, Édouard Dujardin, Laurent Tailhade, Léon-Paul Fargue (qui « avait en tête les endroits de Paris ouverts nuit et jour »), etc., et les peintres Pascin, Kisling, Vlaminck, etc. Lecteur attentif, il parle, dans une conférence de 1925, de Jouve, Supervielle, Picabia et Éluard, tous fort peu connus. Dans les années 1950 il découvre, pour la Série Noire de Marcel Duhamel, Albert Simonin (Touchez pas au grisbi) et Auguste Le Breton (Du rififi chez les hommes). Il fait aussi dans ces mémoires le portrait toujours précis et vivants de quelques-uns de ses contemporains, ainsi d’André Suarès, rencontré au début des années 1920 :
(..) malgré mes articles toujours favorables, je n’ai pas bien connu André Suarès. Je savais seulement qu’il avait refusé qu’on lui installe l’électricité (ne parlons pas de téléphone) et qu’il recevait un flambeau à la main à son domicile de la rue Cassette, dans la puanteur de ses innombrables chats. Il pensait qu’il n’était pas à sa place, et c’était vrai en un sens, car il mérite d’être considéré comme un très grand. Cependant il est déjà apprécié et considéré par un petit nombre comme un génie. (etc.)
Il faut lire la préface de Vincent Wackenheim, elle retient les moments saillants de la vie de Marcel Sauvage et ajoute des éléments absents des Mémoires, notamment à propos de sa vie privée. Le lecteur d’aujourd’hui serait perdu dans l’abondance des faits relatés et les notes qui accompagnent le texte sont indispensables pour les comprendre, reconstituer des contextes et, ce qui n’est pas négligeable, elles sont toujours agréables à lire. Elles sont précieuses jusque dans les détails ; ainsi, le premier numéro de la revue Action étant imprimé en caractères Plantin (p. 142), une note précise (note 6) porte sur Christophe Plantin (1520-1589) et la création du caractère ... Elles apportent aussi régulièrement un peu de fantaisie dans une matière, les notes, qui en manque habituellement ; par exemple, quand Marcel Sauvage raconte qu’il observait à la jumelle, avec un ami, les « priapées » qui avaient lieu dans le petit square derrière Notre-Dame, une note commente avec humour « Nous n’avons pas pu confirmer que ce parc était alors connu comme lieu de débauche ».
Vincent Wackenheim a ajouté de brèves mais abondantes annexes : des articles critiques des livres de Marcel Sauvage, la préface d’Édouard Dujardin pour Cicatrices, un portrait par André Salmon, un autre par Armand Guibert, etc. Suivent le catalogue de la vente aux enchères en 1983 des eaux-fortes, aquarelles, gouaches de MS, des repères biographiques précis, une liste des noms cités — plusieurs centaines ! Comme tous les livres des éditions Claire Paulhan, une riche iconographie accompagne le texte.
Marcel Sauvage, Mémoires 1895-1981, recueillis par Jean-José Marchand, édition et préface de Vincent Wackenheim, Claire Paulhan, 2021, 524 p., 33 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 octobre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marcel sauvage, mémoires 1895-1981, recueillis par jean-josé marchand | Facebook |
03/11/2021
Marie de Quatrebarbes, Les vivres
Marie de Quatrebarbes, d’un livre à l’autre, explore des formes. Avec Les vivres, elle choisit de revisiter celles du Journal. On sait bien que Stendhal et Kafka ne tenaient pas un Journal en vue de la publication, les choses ont changé quand le Journal a été édité du vivant même de son auteur, que l’on pense à Gide ou Julien Green hier, aujourd’hui à Charles Juliet ou Pierre Bergounioux : le Journal est devenu un genre littéraire. Traditionnellement, il s’agit d’un écrit autobiographique en prose dont l’auteur est le narrateur, qui est le personnage principal. Il implique une écriture à peu près régulière, même si toujours fragmentaire. Les vivresprésentent un Journal tenu pendant cinquante-six jours de juillet à décembre et toujours ouvert le 1er de chaque mois ; suivent des notations pendant quelques jours, qui s’espacent ensuite ou disparaissent. L’année n’est pas indiquée mais mention est faite à la fin du livre de la publication d’extraits à partir de 2014 et il est précisé que le texte du mois d’août a été écrit « en écho » au séminaire de Georges Didi-Huberman de 2014-2015, ce qui laisse penser à un décalage entre l’écriture de juillet et d’août et renforce l’idée d’un jeu avec le genre, confirmé par une brève adresse au lecteur en août : « Si vous lisez ceci ».
La subjectivité est bien présente avec le « je » et si d’autres pronoms apparaissent (tu, elles) qui peuvent l’inclure (on, nous), aucune figure n’a de consistance en dehors de celle dont est indiquée la disparition évoquée par une notation au passé le 1er juillet — le mot est employé le 2 —, et qui semble annoncée par l’extrait de Zanzotto choisi en exergue, « Je serai lointaine, mais je ne t’abandonnerai pas ». Si l’on prend Les vivres aussi comme un jeu avec un genre, il importe peu que la disparition soit, dans la réalité, celle de la grand-mère de l’auteure comme quelques indices plus ou moins précis le laissent entendre, par exemple « Je ne suis pas là lorsqu’elle me quitte » et, en septembre, « Se peut-il être, un de ces jours terrestres, la disparition hâtive d’un lien ? ».
De nombreuses images de l’enfance sont attachées à cette disparition tout au long du livre et sont un des éléments solides de son unité, depuis en juillet « l’enfant que je fus » à « les enfants savent lorsqu’il faut jouer désespérément » en décembre. Tout un passé de moments perdus émerge ici et là, à peine suggérés, comme s’ils composaient seulement une « jeunesse fictive », mais les traces dispersées aident cependant à reconstruire des étapes, depuis « mustela » (produit de soins pour bébé) à « poupée », à « ça crie des chambres d’enfants » et à l’annonce d’une autonomie, « Bientôt nous serons seules comme des grandes » et, enfin, à la photographie dans un médaillon ; il est aussi question de l’ennui des enfants », toujours présent chez l’adulte qui chante « pour tromper l’ennui ». Ces indications toujours discrètes esquissent pour le lecteur l’idée d’un autre temps avec lequel il y eut rupture (« Puis l’enfant quitta sa cage et s’excusa d’un oubli »), suffisamment forte pour qu’elle ait conservé un rôle (« Je me promène sans doute dans cet oubli-là »).
Si la disparition importe, c’est aussi parce qu’elle révèle l’incohérence du monde réel et ce qui remonte de l’enfance ne peut aider à rétablir un ordre acceptable ; les notations sont dispersées, fragmentaires, et leur retour échoue à construire une continuité. Comme si un récit ne pouvait être que fiction : « Une fiction s’achemine : l’après-midi, les enfants... fiction à laquelle on ne peut répondre qu’en hochant la tête ». La perte de repères liée à la disparition laisse devant une réalité peu avenante à tous les niveaux (« les grèves, les tempêtes »), où il faut trouver sa/une place — « Remets-toi au monde et plante-toi dans le décor, à nouveau » —, alors même que cette instabilité trouble jusqu’à l’usage de la langue.
On sait bien que rien n’impose dans un vrai Journal d’écrire des énoncés compréhensibles pour un lecteur autre que son auteur ; il suffit de lire celui de Kafka pour s’en convaincre, on y rencontre des phrases obscures, des allusions difficilement interprétables. Marie de Quatrebarbes, jouant avec le genre, ne se prive pas de ces incidents dans la rédaction qui ne peuvent que renforcer l’impression d’authenticité, bien plus que les pages ordonnées et lisses des Journaux écrits pour être publiés. Aussi trouve-t-on maints énoncés déconcertants pour le lecteur mais que l’auteure d’un vrai Journal n’aurait pas besoin d’expliciter, comme la juxtaposition de phrases sans rapport entre elles (« Tu parles d’une image aux chaussettes tirebouchonnées. La faïence n’a pas de prix. »), l’emploi de mots abrégés (« Se peut-il que lui-même soit abs. ext. air ? »). D’autres énoncés semblent plutôt refléter le désordre du monde, son absence de sens : un schéma syntaxique simple est brisé, un nom ne pouvant être en même temps complément et sujet dans une phrase (« Si je la cueille et la place dans ma main brille »), la compatibilité sémantique entre les mots est absente (« On ne ruse pas avec elle. Et si elle tombe, on la confie à des abeilles. »).
Rien de complètement obscur, le lecteur peut toujours inventer un contexte pour que les textes deviennent acceptables ; cependant, on lit des énoncés qui, littéralement, semblent dérailler, par exemple quand une phrase qui ouvre une page du Journal est reprise pour l’achever, ce que l’auteure commente, « Je ne fais que répéter ». On peut rapprocher ce type de reprise d’un rêve d’emboîtement des phrases à la manière des poupées russes, rêve d’un discours qui n’aurait pas de fin, de figures multipliées (« C’est toi peut-être en plus petit ? ») comme celles d’un « théâtre de cire ». Il y a toujours dans Les vivres un double mouvement ; si « frêne » entraine « réfrénez », presque aussitôt après cette paronomase vient : « Nous n’irons plus au bois », comme s’il fallait que les « lieux communs [soient] mille fois traversés ».
Ce qui traverse aussi le livre, propre à l’univers de Marie de Quatrebarbes, ce sont les références au cinéma, par des mots (gros plan, photographie, focal), le nom d’un acteur réalisateur (Clint Eastwood) et des allusions plus ou moins repérables à des films, par exemple « le reflet de l’œil grossi à la loupe » renvoie-t-il au Chien andalou de Bunuel ou à Peeping Tom (Le Voyeur) de Michael Powell — ou le lecteur invente-t-il ce qui lui convient ? Le titre lui-même n’est pas immédiatement lisible ; il ouvre la journée du 3 septembre : « Ce qui se mange : les vivres » et « vivres » est repris deux fois en novembre (« nous manquons à nos vivres » et « ils débarquent nos vivres ») : dans ce balancement du manque et de la présence, on est tenté de reconnaître en vivres une nourriture spirituelle, ce dont on se souvient, ce qui s’écrit et se lit — vivres si proche de livres. Trouble toujours : la force de ces proses souvent dérangeantes conduit heureusement à quitter ses certitudes de lecteur.
Marie de Quatrebarbes, Les vivres, P.O.L, 2021, 96 p., 12 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 5 octobre 2021.
Publié dans RECENSIONS | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : marie de quatrebarbes, les vivres, recension | Facebook |