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30/09/2018

Entretien avec Julien Bosc, juillet 2017

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juillet 2017, pendant l'entretien

Tristan Hordé – Question banale, comment l’écriture a-t-elle commencé ?

 

Julien Bosc – Comme quelques personnes, j’ai commencé à écrire des nouvelles, quand j’étais adolescent, et même à seize ans un roman, Pléonasme — sans valeur aucune. Ensuite je me suis passionné pour le théâtre, j’ai lu beaucoup de pièces, classiques et contemporaines : pratiquement tout Shakespeare, beaucoup d’expressionnistes allemands, en particulier Wedekind, et pour le théâtre français Adamov par exemple.

 

T.H. – En es-tu resté à la lecture ?

 

J.B. – À vingt ans j’ai monté une compagnie et j’ai écrit quelques pièces. L’écriture est devenue chose sérieuse quand je me suis installé dans la Creuse, en 1988, à la suite d’un spectacle à Avignon. Je suis arrivé début août, je voulais être dans un endroit calme pour écrire ; écrire quoi ? je ne savais pas, mais écrire. Quand je me suis installé dans la maison que l’on me prêtait à cette époque, j’écrivais tous les soirs, la nuit, et lisais toute la journée. En écrivant, je me sentais en accord avec moi-même.

 

T.H. – Ce n’était pas le cas avec l’écriture de pièces de théâtre ?

 

J.B. – Peut-être pas autant. En écrivant ici, dans la Creuse, je découvrais aussi le plaisir d’être seul. Je ne l’avais jamais été complètement et cela me convenait à merveille. Je n’étais sollicité par rien et pouvais travailler tranquillement. Lire, écrire. Je marchais aussi beaucoup, et lire toute la journée me permettait de combler un vrai déficit culturel.

Je commençais donc à écrire et dans la librairie d’Aubusson je suis tombé sur L’Espace littéraire; ce fut une immense découverte. Et en lisant Blanchot j’ai découvert et lu les auteurs dont il parlait.

 

T.H. – Quand as-tu commencé l’édition, avec Le phare du Cousseix ? Et pourquoi ? Plusieurs écrivains sont devenus éditeurs pour s’éditer...

 

J.B. – En 2013. Les deux années précédentes, je n’avais pas écrit une ligne, seulement mon Journal, que je tiens d’ailleurs de manière très irrégulière, et la relation charnelle avec la poésie me manquait. N’écrivant plus, je me suis dit que j’allais publier les autres ; j’ai commencé par Joël Baudry, puis il y eut Jacques Lèbre, Louis Dubost, Alain Lévêque, Erwan Rougé, Fabienne Courtade, Ludovic Degroote, Paul de Roux..., et les deux derniers Michel Bourçon et Étienne Faure. Quant à me publier moi-même, non ! C’est en principe tout ce qu’il y a de personnel : n’ayant confiance en moi ni en mon écriture, j’ai besoin d’en passer par la lecture d’un éditeur.

Le phare, c’est un repère, un moyen de ne pas être totalement perdu.

 

T.H. – Mais tu n’es pas perdu quand tu écris... ?

 

J.B. – Quand j’écris, et uniquement quand j’écris, c’est-à-dire quand je suis à ma table écrivant, je me sens à ma place – n’en étant pas moins souvent perdu.

 

T.H. – Tu as le projet de publier des ensembles plus importants que des plaquettes ?

 

J.B. – Si c’est possible, une fois par an, un livre avec un nombre de pages plus important, car chacune des plaquettes publiées par le phare du cousseix est composée de deux in-quarto, soit seize pages. Le premier, sera un livre de Dominique Maurizi, Démons, j’espère pour le marché de la poésie en 2018.

 

T.H. – Quels ont été tes premiers textes publiés ?

 

J.B. – Deux petits ensembles publiés aux éditions L’Éther Vague-Patrice Thierry. Ce n’était pas de la poésie. Le premier, L’Oculus, était un long récit érotique, et le second, Préludes, un recueil de très courts récits – L’Oculus, c’était l’histoire d’un marin, et L’Oculus c’est le nom du bateau dans le livre. Puis j’ai écrit des poèmes. Le premier recueil, Pas, a paru aux éditions Unes. J’avais alors été très malade et fait un long séjour à l’hôpital dont j’étais ressorti très dépressif... Je ne pouvais quasiment plus marcher mais tous les jours je me forçais toutefois à marcher. J’allais comme un escargot et le corps me parlait, des lambeaux de phrases me venaient que je notais à mon retour. Ainsi sont nés les poèmes de Pas. Cette maladie a marqué une rupture et je n’ai plus écrit ensuite que des poèmes, en prose ou en vers. C’est par cette « voix du corps » que je suis entré en poésie.

 

T.H. – L’érotisme revient dans un de tes derniers textes, Le Corps de la langue. C’est une voie que tu explores ?

 

J.B. – Une voie que j’ai explorée. Le Corps de la langueest paru en 2016, mais a été écrit bien avant sa parution. Je pense que l’influence de Georges Bataille, que j’ai lu jeune adolescent, a été déterminante dans certains choix d’écriture.

 

T.H. – Dans tes livres, ce qui m’apparaît vivement c’est l’extrême attention à la vie quotidienne, aux choses de la vie, par exemple dans La Coupée, publié en 2017.

 

J.B. – Il y a eu un changement chez moi, un passage de l’écriture de la nuit à l’écriture du jour. Ce changement s’est passé sur le bateau de La Coupée, un porte-conteneurs, où je n’ai rien fait d’autre que regarder. Regarder comme un gamin ; je n’étais jamais allé en mer ni sur un bateau, et j’étais heureux comme un gosse qui découvre quelque chose pour la première fois. Je dormais très peu, étant libre de circuler partout sur le cargo, de jour comme de nuit. En partant, je pensais tenir un journal de bord, or non j’ai écrit les poèmes réunis dans La Coupée, un ou deux par jour. Lorsque je suis revenu ici, je me suis dit qu’il me fallait écrire en regardant autour de moi, et quelques poèmes d’un ensemble, La demeure et le lieu, ont été publiés dans la revue Rehauts. C’est le cerisier dans la cour, l’oiseau qui s’y perche, les gens que l’on croise...
De plus, ma rencontre avec Jacques Lèbre, en 2011, a été déterminante. Il m’a fait comprendre que le genre de poésie que j’écrivais était possible, que l’on pouvait écrire à propos de ces petits riens du quotidien. Je lui ai envoyé un ensemble de poèmes, il m’a répondu. Nous sommes tous deux des taiseux, ce qui nous a rapprochés et a forgé notre amitié. Je lui dois beaucoup.

 

T.H. – Les différences importantes entre tes derniers recueils et ce que tu écris maintenant donnent l’impression que tu écris à partir des « je » contradictoires qui constituent chacun ; il est difficile d’établir une relation entre La Coupée et Maman est morte, par exemple.

 

J.B. – Je n’ai jamais de projet d’écriture, je ne cherche pas. Un premier vers, une première phrase vient et j’essaie de dérouler la bobine. Maman est morte, est venu d’une idée d’un ami photographe qui avait assisté chez mes anciens voisins à la tuerie du cochon et avait pris beaucoup de photos. Nous avions envisagé un livre texte et photos qui n’a pu se faire. Et puis peu après sa mère est morte et j’ai écrit ce texte.

Avec La Coupée, j’étais très à l’aise, la souffrance que je pouvais éprouver auparavant avait momentanément disparu, je regardais le dehors et beaucoup moins le dedans, mes états d’âme disons. C’est sinon vrai, chacun de mes livres est différent des autres. Je n’ai pas vraiment de « style », je peux le regretter mais qu’importe. Tu as raison, nous sommes constitués de plusieurs « je » et c’est l’un d’eux qui chaque fois parle d’un livre à l’autre. Je n’ai jamais de projet d’écriture, j’écris quand je peux et comme je peux...

 

T.H. – De la poussière sur vos cils est un texte de souffrance.

 

J.B. – Dans De la poussière sur vos cils, des traces anciennes ont resurgi, et le fait que je sois juif n’est pas indifférent, même si nous n’avons jamais parlé de la Shoah avec mes parents. Toutefois la déportation, les camps de concentration me concernent, sont en moi d’une certaine façon, aussi car tous les membres de la famille de ma mère, hormis quelques-uns, sont morts dans ces camps. Quand la mairie de Paris a commencé à poser des plaques pour rappeler la déportation d’enfants juifs, un jour mon fils m’a demandé pourquoi je n’étais pas mort. Il a posé la même question à ses grands-parents... J’ai aussi le souvenir d’un grand oncle aveugle qui jouait du piano, qui avait été dans les camps... Il est un autre texte de souffrance, comme tu le dis justement, que j’ai récemment terminé, Le coucou chante contre mon cœur. Il est lié à ceux qu’on appelle des « migrants » et qui meurent par milliers en Méditerranée. À̀ mes yeux, il s’agit du plus grand scandale depuis la dernière guerre, une semblable tragédie, la même indifférence quasi générale. Dans ce texte (une longue suite de dizains) tout ce que j’ai vu en Afrique Noire est revenu pour la première fois dans mon écriture poétique sans que j’en aie rien décidé à l’avance – funérailles, rituels, solidarités familiales, mythes ou contes, vie quotidienne dans les villages...

 

T.H. – Comment es-tu venu à l’ethnographie ?

 

J.B. – Ça s’est fait assez simplement, dans les années 1990. Pour gagner ma vie, entre autres choses, j’écrivais les scénarios de documentaires. Je travaillais pour une petite boîte de production et j’ai fait la connaissance d’un réalisateur qui partait faire un documentaire sur la musique lobi au Burkina Faso ; on a sympathisé et il m’a proposé, pour les repérages, de l’accompagner. Ce fut un nouveau bouleversement dans ma vie. En arrivant à Ouagadougou je me suis immédiatement senti chez moi. Auparavant, par Leiris et son Afrique fantôme, Alfred Métraux, Roger Caillois, la revue Documents... ; je m’étais intéressé à l’ethnographie, je commençais aussi à lire Françoise Héritier. J’ai ensuite voulu retourner au Burkina Faso, mais pour faire quelque chose, aussi me suis-je inscrit à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales reprenant des études pour travailler sur l’art lobi (une petite population du sud-ouest du Burkina Faso). Je voulais un cadre (l’EHESS) et cela répondait aussi pour moi au complexe de ne pas avoir fait de longues études – quand j’étais jeune on n’a cessé de me dire, « Tu ne feras jamais rien »... Je suis allé jusqu’en thèse, soutenu par Jean Jamin, exécuteur littéraire et ami de Leiris. La direction du musée du Quai Branly, alors en projet, m’a invité à y participer et j’ai conçu un espace consacré à l’art lobi. Il est présent dans le musée depuis son inauguration.

 

T.H. – Tu n’as pas voulu poursuivre dans cette voie ?

 

J.B. – J’avais consacré dix ans de ma vie à ces recherches, c’était terminé. J’ai beaucoup appris dans les « façons de dire, façons de faire » (pour reprendre le titre d’un merveilleux ouvrage de Yvonne Verdier), ça m’a passionné puis cela s’est éteint, comme une histoire d’amour.

 

T.H. – Pourquoi être venu t’installer dans la Creuse ?

 

J.B. – Les parents d’une amie de collège ont une maison par ici et ils me la prêtaient quand je le souhaitais. Après j’ai trouvé une maison, louée pendant dix ans, puis en 2004 j’ai pu acheter celle où nous sommes. Je n’ai jamais écrit ailleurs que dans la Creuse, à part les poèmes sur le porte-conteneurs – d’une certaine manière, les deux lieux sont des îles. Ici, je suis seul, complètement seul, et ne peux d’ailleurs travailler si quelqu’un est dans la maison. La Creuse est vraiment mon territoire d’écriture. Et cette maison n’a de raison d’être que si je parviens à écrire.

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© Propos recueillis en juillet 2017 à Cousseix, publiés dans les Carnets d'eucharis, mars 2018.

© Photo Chantal Tanet.

 

29/09/2018

Julien Bosc, Le corps de la langue

Julien Bosc, Le corps de la langue, bouche, partage, silence, parole

                                           été 2017

ainsi la langue dans sa bouche

 

                  partagée

 

                  avec les mots

 

                qu’il les silence

                        plie

                      déplie

 

                     attende

         le jour

        attende

         la nuit

        écoute

     laisse faire

        accueille

fasse siens tels quels

             et

 

leur cédant sa voix

 

          parle

 

du bout des lèvres contre ses lèvres à

                           elle

                  buvantses paroles

           à n’en plus finir ni pouvoir

 

                     ni non plus

 

Julien Bosc, Le corps de la langue, Quidam, 2016, np.        

 

28/09/2018

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils

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                                            juillet 2017

 

Non loin du village

Non loin d’un tas de briques

 

Elle et lui, comme autrefois.

Comme autrefois

(autrefois disons)

 

Tout a changé

Sauf le lieu — le terrible lieu.

Sauf leurs jeunesses — fauchées.

Sauf leurs noms — jetés au feu avant d’entrer dans le livre.

Sauf leurs voix.

 

— Mais est-ce la leur à chacun ?

Où est-ce celle, sourde, qui leur est commune et les sépare de telle sorte que c’est dans ce tout petit écart qu’ils s’aiment et parlent ?

(Parlent, disons)

 

                                                                                       Ô vitre brisée sur l’inénarrable

 

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, La tête à l’envers, 2015, p. 50-51.

27/09/2018

Julien Bosc, Le verso des miroirs

                                                              

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                                                                             juillet 2017

                                                            Julien Bosc

Julien Bosc (1964-2018) est brutalement décédé à la fin de la semaine dernière. Devenu spécialiste de l’art Lobi du Burkina Faso, il avait aménagé un espace consacré à la sculpture Lobi au Musée du Quai Branly.  Installé dans la Creuse, il y a fondé en 2013 les éditions le phare du cousseix, du nom du village où il vivait. Il a édité, entre autres, des plaquettes de Françoise Clédat, Fabienne Courtade, Paul de Roux, Erwann Rougé, Ludovic Degroote, Franck Guyon, Antoine Emaz, Édith de la Héronnière, Étienne Faure, Jacques Josse… Poète, il a publié ces dernières années De la poussière sur vos cils (2015), Le Corps de la langue (2016), La Coupée (2017), Le Verso des miroirs (2018). C’est un homme de culture, généreux et attentif, qui disparaît.

 Jacques Lèbre et Tristan Hordé

 

                                          Poème qui ouvre son dernier livre, Le verso des miroirs

je vis aux lisières de la terre et la mer

le long d’une rivière défaite

un vertige

une bascule

une volée d’étourneaux dans la brume

 

les portes se referment

le vent bégaie

une étincelle allume la bougie

les livres forgent un rivage

deux premiers mots murmurent

 

Julien Bosc, Le verso des miroirs, Atelier de

Villemonge, 2018, p. 3.

26/09/2018

Joseph Joubert, Carnets, I

 

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Ce ne sont pas les faits, mais les bruits qui causent les émotions populaires. Ce qui est cru fait tout.

 

On affuble vite sa pensée du premier mot qui se présente et l’on marche en avant.

 

Vous ne semez là que des ronces. Elles porteront des épines.

 

Prophétiser et poétiser, unum et idem.

 

L’histoire est bonne à oublier ; c’est pour cela qu’elle est bonne à savoir.

 

Joseph Joubert, Carnets I, Gallimard, 1994, p ; 125, 131, 137, 144, 149.

 

25/09/2018

Samuel Beckett, Lettres,IV, 1966-1989 : recension

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   Le quatrième et dernier volume des Lettres de Samuel Beckett clôt la traduction de l’édition anglaise. La collecte des matériaux, entreprise par Martha Fehsenfeld avec l’aval de l’auteur (« en […] limitant aux seuls passages qui intéressent mon travail », 18.3.85), s’est poursuivie pendant des années avec George Craig, Dan Gunn et Lois More Overbeck. Suivant la demande de Beckett, seule une partie (12 %) des lettres a été publiée mais, chaque fois que cela est nécessaire pour la compréhension, de larges extraits d’autres lettres sont donnés, des siennes et de celles de ses correspondants. Il faut saluer la qualité de cette publication, tant pour la pertinence de l’introduction, pour la précision des nombreuses notes que pour l’élégance de la traduction de Gérard Kahn. Comme dans toute édition savante de ce genre, une bibliographie des ouvrages cités et plusieurs index apportent des informations complémentaires. Selon le vœu de Beckett les lettres, comme celles des volumes précédents, éclairent ce que fut son rapport à l’écriture, particulièrement au théâtre, mais aussi sa relation à ses proches et à ceux qui ont mis en scène ou en ondes ses pièces ; elles précisent également l’image qu’il avait de lui-même.

   Beckett était régulièrement sollicité pour mettre en scène plusieurs de ses pièces ou suivre le travail des acteurs, par exemple à Berlin pour Fin de partieen 1967, pour En attendant Godoten 1975. Quand il n’était pas devant les acteurs il pouvait, souvent à l’invitation du metteur en scène, écrire précisément sur  la manière dont il pensait le décor, l’éclairage, les déplacements ; il donne ainsi en mars 1968 des indications à Roger Blin pour  Fin de partie, à Alan Schneider qui, à New York, montait Not I, en concluant à propos du personnage de la pièce, « Je ne sais pas plus qu’elle où elle est et pourquoi. Tout ce que je sais est dans le texte. » La présence devant la scène lui était nécessaire, bien qu’il ait souvent écrit à ses correspondants qu’il souhaitait s’en éloigner ; en 1966,  « Espère me sauver bientôt du piège du théâtre etc. et me remettre à la véritable palpitation » ; dix ans plus tard, le 24 septembre 1977, alors qu’il travaillait à Berlin, il confiait à Alan Schneider, « Je rentre à Paris le 29 et compte bien me reposer du théâtre pendant un bon bout de temps », mais en décembre il annonçait qu’il s’était « laissé faire pour Play « pour l’année suivante et il ajoutait « j’appréhende déjà ».

   Les années passant, Beckett a progressivement écarté cette activité dévoreuse d’énergie souhaitant, écrivait-il en 1975, passer « le peu de temps qui reste à ce pour quoi je suis un peu fait », c’est-à-dire écrire. Un jour lui est venue l’idée d’une pièce très courte avec un personnage qui porte cape et cagoule, inspiré par « une femme arabe tout en noir, immobile, absolument immobile à la porte d’une école de Taroudant [en Tunisie], et par les spectateurs de la décollationde Caravage à Malte ». Il a rêvé également à une pratique du théâtre très éloignée des conventions : il entrerait dans un théâtre, verrait ce qu’est la salle, discuterait avec le metteur en scène et les acteurs avant d’écrire quoi que ce soit, « l’auteur (…) œuvrerait simplement comme un spécialiste qui n’aurait ni plus ni moins d’importance que les autres spécialistes concernés. » Ces idées n’ont pas abouti, pas plus que certaines tentatives d’écrire pour tel acteur, mais Beckett a modifié à plusieurs reprises des répliques ou des didascalies en observant un travail de mise en scène. Il a toujours commenté dans ses lettres le jeu des acteurs et il s’estimait piètre lecteur de ses textes au point de ne pas vouloir qu’une lecture, par lui, d’un poème inclus dans son roman Wattsoit diffusée, qualifiée de « misérable enregistrement ».

   L’extrême attention aux mots ne l’a jamais quitté. Il pensait quasiment impossible de traduire ses propres œuvres de l’anglais au français, et inversement. Quand Ludovic et Agnès Janvier lui ont proposé de traduire Watt, ont été organisées des séances de travail hebdomadaires au cours desquelles Beckett décortiquait chaque phrase — et il a repris entièrement l’ensemble. Il a passé des mois à se traduire d’une langue à l’autre et il suivait la traduction de ses pièces dans plusieurs langues. On comprend pourquoi il a refusé diverses adaptations de ses pièces : celles de Fin de partiepour la télévision, de Oh les beaux jourspour la radio, celle de En attendant Godotpour le cinéma par Polanski : il justifiait sa position auprès de son ami Jack MacGowran, « [Godot] ne constitue tout simplement pas un matériau pour le cinéma. Et une adaptation le détruirait. Je te prie de me pardonner (…) & ne va pas croire que je suis un salaud de puriste. » Il n’a accepté qu’en 1977 que la Comédie Française inscrive En attendant Godotà son répertoire, « C’est la pièce qui me demande de rester sans attache ».

   On se tromperait si l’on voyait chez Beckett un orgueil démesuré dans cette intransigeance à l’égard de son œuvre. Il a refusé la chaire de poésie offerte par l’Université d’Oxford, comme il refusait qu’on lui attribue le prix Nobel : « Je ne veux pas de ce prix et j’ai demandé à Jérôme Lindon [son éditeur] de le faire savoir » — c’est Lindon qui se déplaça à Stockholm après l’attribution du prix. Il a également toujours refusé toute aide à qui voulait écrire sa vie, en en indiquant la raison à John Knowlson, en 1972, raison qu’il a répétée régulièrement, « Il y a des vies qui valent la peine d’être écrites, la mienne sans intérêt en soi ni rapport avec l’œuvre n’en fait partie ». Sur un autre plan, s’il était attentif à la réception de ses pièces, il répondait invariablement à qui l’interrogeait sur sa pratique, « Je n’ai rien à dire sur mon travail ».

  Rien, donc, sur sa vie et son travail, ne serait à écrire, mais on découvre avec ces lettres un homme modeste qui parlait volontiers des compositeurs, des peintres et des écrivains qu’il appréciait, un homme généreux qui aidait matériellement, toujours de manière discrète, bien au-delà du cercle de ses proches (son amie Barbara Bray ou le peintre Avigdor Arikha) ; ainsi il a fait vendre un manuscrit pour Djuna Barnes qu’il ne connaissait que par ses livres. Il s’engageait quand besoin était, écrivant par exemple à Madrid pour soutenir Arrabal accusé de blasphème. Bien évident dans l’œuvre, son humour s’exerçait volontiers dans la correspondance : il concluait une lettre à Barbara Bray, en 1979, par « ne trouve rien d’autre d’inintéressant à raconter ». Il a répété au fil des années à ses intimes la nécessité pour lui d’écrire pour supporter la vie, « le seul moyen de tenir le coup sur cette foutue planète », comme il le confie à Robert Pinget en 1966 ; il avait d’ailleurs le sentiment de ne pouvoir le faire longtemps, « le temps s’épuise et il reste peut-être encore quelques gouttes à extraire du vieux citron », confiait-il en 1967, à 61 ans.

   Quand, après une chute dans son appartement en juillet 1988, il a dû rester en maison de repos, il ne pensait qu’à une seule chose, y retourner, malheureux d’être « Toujours dans cette retraite de croulants à la recherche de mes jambes d’autrefois. (…) espoir de remonter bientôt au 38 déserté [son appartement, au 38 boulevard Saint-Jacques] ». Ce n’est que dans la dernière lettre publiée qu’il renonce ; sollicité pour le projet de film télévisé de son roman Murphy, il répond le 19 novembre 1989, « Je suis malade & ne peux vous aider. Pardon. / Faites donc sans moi. » Il meurt le 22 décembre, six mois après son épouse Suzanne.

Samuel Beckett, Lettres, IV, 1966-1989, traduction Gérard Kahn, Gallimard, 2018, 960 p., 58 €.

 

24/09/2018

Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier

                               queneau.jpg   

R. Q. (…) L’origine de l’orthographe, vous savez, cela a été une invention des imprimeurs, des maîtres imprimeurs, pour que tout le monde ne soit pas imprimeur !

G. C. La défense du monopole !

R. Q. La défense du monopole. Que l’orthographe soit quelque chose de compliqué, d’extrêmement difficile, pour qu’on monte les grades des corporations, d’apprenti, de maître, etc., etc.

  L’orthographe, les questions de traits d’union, de tréma, de trucs comme cela, ce sont des subtilités. Quand on pense que jusqu’à la timide réforme de 1901, on se faisait recaler au baccalauréat parce qu’on mettait, je ne sais pas, un mot sans trait d’union, et cela faisait une faute, ou des choses comme cela ! Enfin ce n’est pas sérieux ! Ce n’est pas cela, la langue française, non ? C’est des petites choses !

   En s’obstinant à défendre la place du tréma sur l’ « e » ou l’ »u » ou des niaiseries comme cela, tout d’un coup, il faut bien constater que la langue parlée est totalement différente de la langue écrite. Et c’est très notable en français. Ce qu’il est intéressant de noter c’est qu’en anglais cela ne s’est pas passé comme cela, alors que l’anglais a aussi une orthographe qui est beaucoup plus extravagante que celle du français. La question ne se pose pas, parce qu’il n’y a jamais eu justement cette espèce de gangue imposée au langage par des règles orthographiques secondaires.

 

Raymond Queneau, Entretiens avec Georges Charbonnier, Gallimard, 1962, p. 84-85.

23/09/2018

Jean Roudaut, Autobiographie de l'auteur en passant

Jean Roudaut.jpg

photo David Collin

   S’il est un souvenir que l’on doive retrouver au dernier moment de la vie, ce ne peut être que celui de l’origine et de la suffocation qui s’en suivit. Ce qu’on entend parmi les râles, c’est le bruit d’un vagissement. Faute d’avoir choisi de naître, on a escompté, au cours de la vie, des renaissances ; au dernier moment on laissera aller ce rêve ; on fermera les yeux sur ce qu’on a le plus aimé pour recouvrer la vacance antérieure. Le néant est, comme Dieu, selon l’idée que nous nous faisons de lui, sans durée ni qualités. Le dernier espoir du mourant porte sur ce que le vivant a perdu en naissant. Le cours de la vie est un passage de l’éblouissement pour les fruits à l’asservissement aux racines. En quête d’un souvenir originel, on rencontre la mort, aussi commune mais moins étrange que fut la naissance.

 

Jean Roudaut, Autoportrait de l’auteur en passant, Fario, 2017, p. 96.

 

22/09/2018

Pascal Commère, Territoire du coyote

 

Pascal Commère.jpg

D’hiver disait-elle

 

Ce qu’un mot retient, donne

        à vivre.

 

Un mot, et pas

   seulement

 

    le mot neige, le mot

boucherie (quelque chose

 

        sale)

 

       Terre !

 

    D’hiver, disait-elle

 dans son recoin de veuve

 

    Une fois encore, une

 fois à dire & quoi — interdits

à être : tant de poids, un retour

 

     où paraît de nos peurs

la tête de marteau des loups.

 

Pascal Commère, Territoire du coyote, Tarabuste, 2017, p. 127.

Le gouvernement entend changer le financement du CNL, qui repose sur les taxes sur les appareils de reproduction et d'impression, et prendre en charge le budget — d'où disparition dal relative autonomie du CNL

Lire la position de la CGT du CNL. :



Ses ressources sont exclusivement issues des taxes sur la reprographie et sur l’édition. À l’heure où la tutelle du CNL n’est plus assurée par la ministre de la Culture, pour se prémunir du conflit d’intérêts, et où le ministère est donc affaibli dans la défense de ses missions, le président du CNL a annoncé aux agents, lors de sa réunion de rentrée le 6 septembre dernier, la suppression de ces taxes ! Le budget de l’établissement passera désormais intégralement sous le giron de l’État.

Dix jours plus tôt, le Premier ministre déclarait lors de l’université d’été du Medef :

« Dès l’année prochaine, 2019, nous allons supprimer une vingtaine de petites taxes pour un montant global de 200 millions d’euros et permettez-moi de ne pas résister au plaisir de mentionner certaines de ces taxes supprimées. Je pense par exemple à la taxe sur les appareils de reproduction ou d’impression pour 25 millions d’euros tout de même… »

L’intérêt du gouvernement, lui, s’en trouve bien facilité !

Or, le président du CNL affirme que « C’est une excellente nouvelle pour l’établissement »…

En 2019, le budget de l’établissement sera préservé et aucun poste ne sera supprimé. Mais qu’en sera-t-il pour les années suivantes dans une situation très dégradée du budget de l’État et une forte volonté de réduction des effectifs de la fonction publique ?

Soucieux de l’avenir de l’établissement auquel ils sont attachés, les représentants du personnel s’enquièrent régulièrement, et ce depuis plusieurs années, de l’avenir financier du CNL et des stratégies élaborées avec sa tutelle.

Dans un tel contexte d’incertitudes, les agents du CNL sont inquiets et demandent que la prochaine présidence du CNL, avec le soutien du ministère, porte un projet ambitieux pour les trois années à venir, qui confortera la pérennité de ses missions, de ses ressources et de son plafond d’emploi, un projet qui mobilisera le savoir-faire de chaque agent, au service de tous les professionnels du livre et de tous les publics.

La CGT-Culture, qui s’oppose à la suppression de ces taxes dont le seul but est d’arranger le Medef, exige la compensation de la totalité du budget du CNL pour les prochains exercices et par conséquent une augmentation du budget du ministère de la Culture afin d’assurer la continuité de sa politique de soutien au secteur du livre et de l’ensemble des politiques culturelles qu’il porte.

Paris, le 18 Septembre 2018

 

21/09/2018

Malcolm Lowry, Divagation à Veracruz

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Divagation à Veracruz

 

Où s’est-elle enfuie la tendresse demanda-t-il

demanda-t-il au miroir de Baltimore Hôte, chambre 216

Hélas son reflet peut-il lui aussi se pencher sur la glace

se demandant où je suis parti vers quelles horreurs ?

Est-ce elle qui maintenant me regarde avec terreur

inclinée derrière votre fragile obstacle ? La tendresse

se trouvait là, dans cette chambre même, à cet endroit même

sa forme vue, ses cris par vous entendus.

Quelle erreur est-ce là, suis-je cette image couperosée ?

Est-ce là le spectre de l’amour que vous avez reflété ?

Avec maintenant tout cet arrière plan

de téquila, mégots, cols sales, perborate de soude

et une page griffonnée à la mémoire de ceux-là

qui sont morts, le téléphone décroché.

De rage il fracassa toute cette glace de la chambre.

                                    (Coût 50 dollars)

 

Malcolm Lowry, Poèmes inédits, traduction Jean Follain, dans

Les Lettres nouvelles, n° spécial, mai-juin 1974, p. 226.

20/09/2018

Jacques Roubaud, Peut-être ou la nuit de dimanche, autobiographie romanesque

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   Au début de votre siècle, quand la porte du temps a tourné sur ses gonds et montré le vingt et unième qi chassait le vingtième révolu, je me suis inventé une forme poétique. Je l’ai nommée « trident », ne me demandez pas ici pourquoi, ni de sa présentation dans une page, a priori  étrange ; la forme trident a pour moi, fatigué, l’avantage d’être très, vraiment très très courte, ne comptant que treize syllabes (je ne précise pas la maniére de les compter) soit quatre de moins que sa cousine lointaine, le haïku, qui lui a servi de modèle.

  Dans la ferveur de la découverte de la forme, j’en ai produit des tas, et j’avais même rêvé d’arriver à dix mille. J’en suis loin.

  Depuis mes troubles variés, bientôt depuis trois ans, je compose, quand j’en ai le courage (il y a peu de « syllabes » mais avoir besoin d’un temps très long pour les placer convenablement dans leurs trois vers, n’est pas rare).

(…)

d’un mort

 

                  je touche ce mort

         en pensée

                  je l’essuie de larmes

 

                              *

 

 le vrai

 

                  le vrai je voudrais

         mais pourquoi ?

                  pour en faire quoi ?

 

Jacques Roubaud, Peut-être ou la nuit de dimanche, autobiographie romanesque, Seuil, 2018, p. 100-101.

19/09/2018

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles

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XXVII

 

la bouche s’accorde à la poussière

ne t’accorde de moins en moins

au silence qui ébranle les raisons

retenues au licence des mots

 

ici     la révolte répond à la menace

elle ouvre la ronde des trappes

aux cendres tièdes du désir

perdu dans tes paroles

 

la mort ancienne rejoint

nos bouches saturées de poussière

la langue s’éveille à la boue

coule dans l’eau du jour     revenu

 

le présent avale l’oubli

 

Pierre-Yves Soucy, Reprises de paroles,

La Lettre volée, 2018, p. 37.

18/09/2018

Antoine Emaz, Prises de mer

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    Dans une caractérisation de la mer, le lecteur lit qu’elle « vient (…) s’affaisser », « Quelque chose comme une fatigue, ou une paresse — de mer lasse » ; plus loin, à propos des vagues, « nerveuse » apparaît après une série d’adjectifs. Rien qui puisse arrêter la lecture, habitués que nous sommes à ce que tout ce qui est vivant ou en mouvement soit décrit de manière anthropomorphique ; Antoine Emaz interrompt son propos et commente : « Parler d’un mer calme ou nerveuse, en colère, ne veut sans doute rien dire mais cela permet de s’entendre à défaut d’être exact ». On reconnaît dans la remarque sa rigueur dans l’usage de la langue, on la retrouve à chaque instant dans les pages de ce Journal, consacré à ce qui est vu, selon la saison, à différents moments du jour.

   Anroine Emaz note ainsi précisément des bruits, celui des vagues que l’on écoute dans le sielnce autour, celui des coquillages que le pied écrase et qui se détache au milieu d’autres, celui du vent dont le « poids » et le « mouvement » appelle des comparaisons avec ce qui est vu dans les tableaux de Klee, la flèche organisatrice de l’espace. Sont relevés aussi avec précision les couleurs : bleu de  source, (le ciel), gris étain, bleu frais, bleu soutenu (la mer), etc., la couleur de la mer changeant selon l’endroit d’où on l’observe : brune parce qu’elle prend la couleur du sable, puis après « quelques mètres de vert » bleu foncé. Pourtant, ces « prises de mer » ne sont pas seulement comparables à des marines.

   Le premier paysage décrit, c’est celui du matin, où la relation entre le mouvement incessant des vagues s’accorde avec le « peu de bruit » et procure une impression de tranquillité. Mais ce qui est récurrent dans ces pages, c’est la saisie du vide de la mer, de l’espace, un vide associé au calme de la marche devant l’eau : elle n’a « ni but ni errance, comme les vagues du bord qui se plient et se déplient ». Ce vide n’a rien d’angoissant, on mesure ce que l’on est quand on prend conscience de la disproportion entre notre corps et l’étendue maritime, « on ne se perd pas, on s’efface pour se retrouver plus loin à l’intérieur, bout minime anonyme du vivant ».

   L’action du vent transforme le paysage, le sol s’érode, le sable se met en mouvement et l’on a alors le sentiment de « marcher dans ce qui s’en va ». Il faut ajouter à ce caractère éphémère du paysage (« on passe ») que la perception constante du vide donne à penser que l’espace (de la mer, devant la mer) ne peut être une demeure, seulement un espace de passage ; les humains deviennent vite des silhouettes, des « bâtons verticaux sur l’étendue ». Si l’on tient cependant à les garder comme terme de référence, c’est sans doute « pour croire un peu saisir les choses ». C’est cette saisie des choses, si modeste soit-elle, qui importe : prendre sa mesure, pour Antoine Emaz, c’est toujours la condition pour « ouvrir et libérer ». Il y a, ici comme dans la plupart des écrits d’Antoine Emaz, des réflexions dans la lignée des moralistes classiques — ce qui les rend d’autant plus attachants.

Antoine Emaz, Prises de mer, le phare du cousseix, 2018, 16 p., 7 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 9  Juillet 2018.

 

 

17/09/2018

Baie de Crozon (Finistère), plage et rocher à marée basse

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16/09/2018

Étienne Faure, Tête en bas

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   On a pu lire une partie des poèmes de Tête en bas dans des revues, ce n’est pourtant pas un recueil mais un vrai livre dont la composition complexe mériterait à elle seule un article. Les 96 poèmes sont répartis de manière stricte dans 12 ensembles titrés organisés symétriquement : 6+10+6+10+6+10 / 10+6+10+6+10+6. Si l’on s’attarde dans la première série sur les poèmes du troisième groupe de 10, on s’aperçoit qu’ils forment deux groupes complémentaires (ou opposés, selon le point de vue) : "En peinture" est consacré à des tableaux dont les thèmes évoquent la mort — sauf le dernier, à propos d’un tableau de Chagall, "Le Poète à la tête renversée", où des objets ne remplissent par leur fonction habituelle (un encrier vide, une lampe sans pétrole), image d’« un monde à l’envers » ; les "Poèmes d’appartement" qui suivent, liés à l’amour, sont plutôt du côté de la vie. Le jeu de la symétrie, ou de l’inversion, est suggéré par les deux courts textes en exergue) : « celui qui chute, vole (H. Arendt), et « …je voyais l’envers de la vie que l’on menait en ville » (A. Tchekhov).

   La construction même des poèmes, comme dans les livres précédents, donne à l’ensemble une cohérence forte : à de rares exceptions près (trois), chaque poème est formé d’une seule phrase, très souvent partagée par un tiret. Le titre suit le poème, pratique qui connaît deux exceptions dans l’ensemble "En peinture" : dans "Restauration" sont rétablis des mots manquants dans "Vétuste", qui le précède, comme si le texte avait pu être retrouvé grâce à des techniques analogues à celles utilisées pour découvrir le premier état d’un tableau. Passae du manque à la présence. On relèvera aussi d’un bout à l’autre du livre des jeux d’échos qui donnent une unité à des ensembles assez différents ; par exemple : « l’horizon des rhizomes », « monastères (…) austères », « âmes et hameaux », « Osier (…) l’os (…) oscille (…) oiseau », « obliques, obscurs, opaques », « nids d’effroi ou frayent », etc. Le lecteur rencontrera également ici et là des mots qui connotent, selon la norme dominante, un statut social : les marques "familier" et "populaire" du dictionnaire renvoient aux échanges considérés relâchés de la vie quotidienne : au gré de la lecture, « cagna », « dégueuler », « Y a quelqu’un ? », « la frime », « déglinguer », « fringues », « clope ». C’est là une manière de distribuer dans le livre des effets de réel, d’autant plus marqués que la syntaxe  d’Étienne Faure est toujours complexe.

   Le premier ensemble, "Réveils", s’ouvre sur une relation à la langue bien particulière. Comment reçoit-on les mots entendus à la suite d’un évanouissement ? Ils sont le signe d’une nouvelle naissance au monde, qui s’opère d’ailleurs en même temps qu’avec le regard de l’autre « l’amour (…) point ». La série se clôt sur la chute d’un corps, « chute en un beau sépia, lent vol » (reprise des mots d’Arendt), non pas un évanouissement mais le sommeil et on « se réveille en sursaut », seul et la tête sur la terre. Ce jeu d’éléments contraires est explicitement proposé dans le poème "tête en bas", où le narrateur « antipodiste en chute libre » passe de l’hémisphère Sud au Nord, donc d’abord — pat fiction — tête en bas… Pour l’ensemble du livre, on lira de nombreux mots de sens opposés, suffisamment abondants pour qu’on puisse y reconnaître une manière de lier entre euxdes groupes de poèmes —  on relève par exemple « flamme inverse, ardeur et haine », « avenir et passé », « futur et passé », « avantage et calvaire », « basse et haute », « visibles puis invisibles », « nuit et jour », « la mort dehors, dedans » et, formant un vers, « la mort, la vie ». C’est aussi que le réel n’est jamais tout noir ou tout blanc, que la vue même peut tromper quand les choses sont éloignées ou la lumière insuffisante, et  « ce qu’on croit / être un homme, est un arbre ou l’inverse » : le réel parfois échappe.

    Le réel ? Étienne Faure se soucie d’abord, depuis le premier livre(1), de ce qui est vécu — ici  l’amour, l’occupation des dimanches, le travail, etc. — ou des moments d’exception, comme la guerre ; ce parti-pris d’écrire sans quitter ce qui fait la vie des hommes est affirmé nettement : « le négoce infini des mots / empruntant à la vie ici / pour la restituer au livre » (p. 98). Ainsi est évoqué le sort d’une femme de ménage, qui ne peut qu’acquiescer aux ordres reçus et ne s’échappe que grâce à un petit miroir, sachant que tout bonheur lui est refusé.  Ainsi sont mises en parallèle les étreintes tarifées de la prostitution et celles des couples légalement institués, « natures mortes / haletantes / d’avoir vécu chair contre chair, fait souche », couples qui s’empressent d’ « enfanter pour un peu moins mourir ». Ainsi est soulignée la vie de ces ouvriers « usés par l’usine / qui meurent vite, après l’arrêt / du travail », et rien dans le temps ne laisse imaginer qu’il peut en être autrement ; les lendemains qui chantent sont toujours promis, mais « moyennant travail, / de tous côtés travail, travail seule issue au désastre ». Ce sont toujours « ces enfants de la patrie, déportés, communards, / sinistrés, réfugiés »  qui se retrouvent un jour ou l’autre sur les champs de bataille. Étienne Faure revient sur la guerre de 14-18, avec ses soldats « morts (…), nus, dans la tenue des vers de terre », et également sur les guerres de Louis XIV représentées par des tableaux où l’on voit des « cadavres de chevaux et d’hommes tombés / à la bataille ».

   La vision de l’humanité n’apparaît guère enthousiasmante ; la mort est partout, avec ces vieillards dont on voit la « bouche édentée ouverte au néant », avec cette « histoire d’amour achevée comme un meurtre », avec le suicide par défenestration, etc. Les activités de l’agriculture elles-mêmes sont proches de la guerre : l’affutage de la faux rappelle celui des couteaux pour ouvrir les animaux et l’outil « tranche », « abat fétuque et flouve en bataille / allongées sur le champ ». Partout on ne rencontre que des ruines — le mot revient souvent —, jardins abandonnés, débris des civilisations punique et romaine, etc., comme si tout était voué à disparaître, choses et œuvres humaines, « le monde est pourrissoir, l’amour idem ». Cependant, les lettres d’amour sont conservées dans les livres, « les mots protégeant les mots », pour être relues et toutes les amours ne sont pas qu’un « feu provisoire ».

   Mais si a pourriture gagne, en sortent toujours « des résidus de vie qui remontent, / comme à l’assaut ». Des moments de l’histoire familiale occupent discrètement le dernier ensemble de poèmes et le livre s’achève, à partir d’une photographie, sur l’évocation du grand-père prisonnier des allemands : par un trou dans la palissade, il voit que « la vie / persiste, soleil dehors ». Il est une autre façon dans Tête en bas de s’éloigner d’une vision désastreuse de l’humanité, par la peinture, même si les peintres ne proposent pas toujours une rperception heureuse du monde ; sont présents Goya, Bagetti, Dürer, Bruegel, Rebeyrolle, Otto Dix, Rebeyrolle. Est lu Trakl, est cité Villon et l’on reconnaît Verlaine dans « des fruits / des fleurs et du feuillage », Apollinaire avec « la joie toujours après la peine », et Mallarmé — « que la chair était triste, les livres lus » —dont se souvient une vieille dame qui pense qu’elle doit "partir". Le passé est rarement heureux, les amours laissent des plaies, la vie est dure pour les pauvres : rien qui désespère mais entraine la mélancolie, souvent présente dans la poésie d’Étienne Faure.

Étienne Faure, Tête en bas, Gallimard, 2018, 144 p., 15 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 août 2018.

  

 

 

 

 

 

 

 

 

  1. E. Faure a publié 4 livres de poèmes (Légèrement frôlée, 2007, Vues prenables, 2009, Horizon du sol, 2011, Ciné-plage, 2015) et un de proses (La Vie bon train, 2013) chez Champ Vallon, et un livre de poèmes , Écrits cellulaires(2018, le phare de cousseix)..