03/05/2021
Rainer Maria Rilke, Correspondance
À Lou Andreas-Salomé
Château de Muzot sur Sierre (Valais)
Suisse, le 11 février au soir [1922]
Lou, chère Lou, ainsi donc :
En cet instant précis, samedi 11 février, à 6 heures, je pose la plume, la dernière Élégie, la dixième. Celle (alors déjà destinée à être la dernière) dont le début avait été écrit à Duino déjà : « Dass ich dereinst, am Ausgang der grimmigern Einsicht / Jubel und Ruhm aufsinge zustimmenden Engeln... » Je t’avais lu tout ce qui existait, mais seuls les douze premiers vers ont subsisté, tout le reste est nouveau et, oui, très, très, très superbe ! — Songe ! J’ai pu surmonter jusque-là. À travers tout. Miracle. Grâce. — Tout cela en quelques jours. Ce fut un ouragan, comme à Duino, jadis : tout ce qui était en moi fibre, tissu, bâti a craqué.
Rainer Maria Rilke, Correspondance, édition Philippe Jaccottet, Seuil, 1976, p. 502.
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13/05/2020
Salvatore Quasimodo, Poèmes
Élégie
Froide messagère de la nuit
tu es revenue limpide au balcon
des maisons ravagées
pour éclairer des tombes sans nom
et les restes abandonnés de la terre fumante.
Ci-gît notre songe. Solitaire
tu montes vers le Nord où toute chose
s’achemine sans lumière à sa mort,
et tu résistes.
Salvatore Quasimodo, Poèmes, traduction
Pericle Patocchi, Mercure de France, 1958, p. 58.
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20/08/2013
Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses
Élégie sur l'impermanence de la vie humaine
nous sommes sans force
contre l'écoulement des années
les douleurs qui nous poursuivent
centuple douleur sur nous
les jeunes filles en jeunes filles
bijoux chinois à leurs poignets
se saluent manches de soie blanche
trainant le rouge de leurs jupons
main dans la main avec leurs amies
mais comme floraison de l'an
que l'on ne peut freiner jamais
avant même de voir le temps
la gelée blanche sera tombée
sur les chevelures noires
comme les entrailles de l'escargot
et les rides (d'où venues ?)
creusent le rose des joues
les jeunes hommes en guerriers
l'épée courte à la taille
l'arc ferme dans les mains
sautent sur leurs chevaux bais
aux selles parées d'étoffes
et vont partout triomphant
mais ce monde de la joie
sera-t-il le leur toujours ?
les jeunes femmes ferment leur porte
qui glissent plus tard doucement et dans le noir
ils retrouvent leur bien aimée
les bras durs serrent les beaux bras
hélas que ce sont peu de nuits
pour eux dormir emmêlés
avant que bâton au flanc
ils vacillent sur les routes
moqués ici haïs là
et ce sera pour nous ainsi
on peut pleurer sur sa vie
rien n'y fait
(envoi)
souvent je pense
ah si je pouvais toujours
être le roc éternel
hélas chose de ce monde
je ne peux éloigner l'âge
Jacques Roubaud, Mono no aware, Le Sentiment des choses cent quarante trois poèmes empruntés au japonais, Gallimard, 1970, p. 29-30.
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