27/08/2013
Samuel Beckett, Malone meurt
Je serai quand même bientôt tout à fait mort enfin. Peut-être le mois prochain. Ce serait alors le mois d'avril ou de mai. Car l'année est peu avancée, mille petits indices me le disent. Il se peut que je me trompe et que je dépasse la Saint-Jean et même le Quatorze Juillet, fête de la liberté. Que dis-je, je suis capable d'aller jusqu'à la Transfiguration, tel que je me connais, ou l'Assomption. Mais je ne crois pas, je ne crois pas me tromper en disant que ces réjouissances auront lieu sans moi, cette année. J'ai un sentiment, je l'ai depuis quelques jours, et je lui fais confiance. Mais en quoi diffère-t-il de ceux qui m'abusent depuis que j'existe ? Non, c'est là un genre de question qui ne prend plus, avec moi je n'ai plus besoin de pittoresque. Je mourrais aujourd'hui même, si je voulais, rien qu'en poussant un peu, si je pouvais vouloir, si je pouvais pousser. Mais autant me laisser mourir, sans brusquer les choses. Il doit y avoir quelque chose de changé. Je ne veux plus peser sur la balance, ni d'un côté ni de l'autre. Je serai neutre et inerte. Cela me sera facile. Il importe seulement de faire attention aux sursauts. Du reste je sursaute moins depuis que je suis ici. J'ai évidemment encore des mouvements d'impatience de temps en temps. C'est d'eux que je dois me défendre à présent, pendant quinze jours trois semaines. Sans rien exagérer bien sûr, en pleurant et en riant tranquillement, sans m'exalter. Oui, je vais enfin être naturel, je souffrirai davantage, puis moins, sans en tirer de conclusions, je m'écouterai moins, je ne serai plus ni froid ni chaud, je serai tiède, je mourrai tiède, sans enthousiasme. Je ne me regarderai pas mourir, ça fausserait tout. Me suis-je regardé vivre ?
Samuel Beckett, Malone meurt, éditions de Minuit, 1951, p. 7-8.
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