20/01/2014
Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles
Photo Olivier Roller
Une semaine avec Jean-Loup Trassard
À la maison, les portes sont barricadées par les toiles d'araignées, les verrous bloqués, les serrures sèches et mortes, la mâchoire fermée. Les vitres reflètent la nuit sans mon ombre, je pousse et tout grince comme dans la défaire de quelque mauvaise fée. J'entre parmi les souvenirs suspendus.
Il y a là comme une odeur d'absence. Et pourtant, quelque chose de léger, obstiné même, se tient devant moi, derrière aussi quand je m'avance. Nous avons vécu là et chaque objet transpire, distille infiniment notre ancienne présence. Nous avons attendu pendant de longues heures. Errant comme à l'intérieur de notre propre corps, ayant poussé dehors, pour un temps, tout le reste du monde. Pendant les jours de pluie, un parfum de cœur s'est mêlé dans le bois, dans le marbre peut-être... J'entre et tout se resserre... Les morceaux de la coquille se collent, ils savent sans rien dire que je ne suis pas un étranger. Je reviens, invisible, les parquets en craquant reconnaissent mes pas.
Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles, Le temps qu'il fait, 1961, p. 33.
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18/11/2013
Aragon, La Grande Gaîté
Poème à crier dans les ruines
Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j'imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d'inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
À la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l'Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d'un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c'est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c'est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L'un d'eux est un cheval qui s'accoude à la terre
L'autre un mort agitant un linge l'autre
La trace de tes pas Je me souviens d'un village désert
À l'épaule d'une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d'une ville où il n'y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu'un cheval
Emporta devant moi comme ce jour dans la montagne
L'ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s'éveillait pourtant l'esprit du mystère pareil
Au cri d'un enfant aveugle dans une gare frontière
Je me souviens
[...]
Aragon, La Grande Gaîté (1929), dans Œuvres poétiques complètes I,
édition dirigée par Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2007, p. 446-447.
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13/10/2013
Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue
En jouant sur le mot qui se tient sur le bout de la langue, je ne joue pas sur les mots. Je ne tire pas par les cheveux de cette femme la tête érigée dans l'air, étendant les bras dans un suspens comparable aux gestes des patriciennes effrayées devant le phallus voilé de la Villa des Mystères. La non-domination du souvenir d'un nom néanmoins connu ou d'une idée qu'on ressent en l'absence de ses signes — qu'on ne ressent pas vraiment mais qui brûle : « Je brûle ! Je brûle ! » — a non-domination de soi et l'ombre portée de la mort pour peu qu'on ne remette pas la main sur le mot qui fuit. C'est cette main dans le silence. C'est cette prédation silencieuse. Écrire, trouver le mot, c'est éjaculer soudain. Ce sont cette rétention, cette contention, cette arrivée soudaine.
C'est approcher non pas le feu — « Je brûle ! » — mais le foyer central où le feu prend sa flamme.
Le poème est ce jouir. Le poème est ce nom trouvé. Le faire-corps avec la langue est le poème. Pour procurer une définition précise du poème, il faut peut-être de dire simplement : le poème est l'exact opposé du nom sur le bout de la langue.
Pascal Quignard, Le nom sur le bout de la langue, P. O. L, 1993, p. 76-77.
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23/07/2013
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean
Une bouteille à la mer
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.
Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.
Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.
Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.
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05/06/2013
Jean-Pierre Le Goff, Le cachet de la poste, feuilles volantes
1942-2012
Au 29 de la rue Cuvier
En sortant du jardin des plantes, par la rue Cuvier, cela me prit de plein fouet. Le milieu de la chaussée était toujours doté de rails de l'ancien tramway, posés entre de vieux pavés comme on n'en fait plus. Cette bouffée du temps passé m'étourdit outre mesure. Bien que j'eusse conscience qu'il n'y avait pas eu la plus petite rupture dans la continuité, j'ai ressenti ce surgissement d'autrefois émotionnellement comme réel, alors que ma mémoire me rappelait que la dernière fois que j'avais emprunté cette rue, il y a, il me semble, plus d'une vingtaine d'années, la vue des rails m'avait fait éprouver profondément le sentiment d'un temps passé que je n'ai pas connu. Peut-être était-ce cette seconde bulle du temps qui remontait en me donnant l'impression que le temps écoulé pouvait réapparaître dans le présent comme si rien ne d'était passé. Je revivais un moment que j'avais déjà vécu, mais d'une manière plus forte que la première fois puisqu'il réactivait ce qui était déposé en moi et que j'avais oublié.
Dans les jours qui suivirent, cet instant me revint plusieurs fois à l'esprit, ce qui fit que, sans très bien le réfléchir, je prenais le métro pour me rendre rue Cuvier. Lorsque j'y arrivai, il était clair que j'attendais de mon incursion la trouvaille de signes temporels susceptibles de relancer en moi cette sensation qui me fait tenir compte du temps des chronomètres pour suspect.
La porte se manifesta dans le bas de la rue en allant vers la Seine. Elle était murée par des pierres. Elle portait le numéro 29 sur une plaque d'émail bleu. Il n'y avait rien derrière. La maison avait disparu. Par-delà le mur, on voyait dépasser quelques frondaisons, celles du jardin des Plantes. J'imaginai que la nuit on devait entendre le bruit des animaux sauvages. Certaines pierres qui avaient servi à la murée étaient sculptées par des oiseaux qui s'y étaient fait le bec. Il y avait aussi une plante de muraille très touffue, que je n'ai pas reconnue, les graines sans doute avaient été portées par le vent.
Jean-Pierre Le Goff, Le cachet de la poste, feuilles volantes, préface de Jacques Réda, "l'arbalète", Gallimard, 2000, p. 254-255.
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04/06/2013
Nathalie Riera, Paysages d'été
Dans la pénombre du roman
mon enjouement dans le retrait j'écris la certitude de la soie à être douceur la certitude du fruit à mûrir j'écris sans m'éloigner ni du demi jour ni du midi sans fuir les limites de l'enclos du jardin
mon enjouement dans l'attente du souffle qui reprend du rêve qui est vie l'ardeur contre le désarroi qui ne peut prendre place nulle part et de l'insouciance parmi les soucis
dans la pénombre du roman que reste-t-il ? deux voix qui se sont tues un vent sans fougue et ce qui se répète mais ne se renouvelle pas
réveiller la pénombre remanier le texte rafraîchir le jardin
ce n'est pas la vie mais le destin qui est grave reprendre possession de la joie pour écrire et se dire que c'est l'instant qui compte le souvenir n'est même pas un jour lointain ce qui a commencé un jour a eu lieu et dont il est impossible de se souvenir un jour lointain qui aurait pris asile dans la pierre la plus exposée la plus chaude sur cette même pierre où je me suis assise à regarder passer les chevaux
Un jour lointain tu te retournes ! et c'est un jour nouveau !
rien à savoir de plus que ce que je sais
un secret sous le soleil ou dans la fraîcheur d'une tonnelle se préserve de la même manière
la vibration de mes chevilles tout près des bouquets de thym le spasme de leurs parfums le serrement et à nouveau l'abandon c'est sans repos mais d'une telle patience la bienveillance même
imperturbable est la pierre qui recèle le secret
Nathalie Riera, Paysages d'été, Lanskine, 2013, p. 29-30.
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01/06/2013
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico
Message de la pénombre
La tombée de la nuit est soudaine sous ces latitudes ; le crépuscule éphémère ne dure que le temps d'un soupir, puis laisse place à l'obscurité. Je ne dois vivre que pendant ce bref intervalle ; pour le reste, je n'existe pas. Ou plutôt je suis ici, mais comme sans y être, car je suis ailleurs, même là, en ce lieu où je t'ai quittée, et partout dans le monde, sur les mers, dans le vent qui gonfle les voiles des voiliers, dans les voyageurs qui traversent les plaines, sur les places des villes, avec leurs vendeurs et leurs voix et le flux anonyme de la foule. Il est difficile de dire de quoi est faite ma pénombre, et ce qu'elle signifie. C'est comme un rêve dont tu sais que tu le rêves, et c'est en cela que réside sa vérité : être réel en dehors du réel. Sa morphologie est celle de l'iris, ou plutôt des gradations labiles qui s'effacent déjà au moment d'exister, tout comme le temps de notre vie. Il m'est donné de le parcourir à nouveau, ce temps qui n'est plus mien et qui fut nôtre, et à toute vitesse il court au fond de mes yeux : il est si rapide que j'y aperçois des paysages et des endroits où nous avons habité, des moments que nous avons partagés, et même les propos que nous tenions autrefois, t'en souviens-tu ? Nous parlions des jardins de Madrid et d'une maison de pêcheurs où nous aurions voulu vivre, nous parlions des moulins à vent, des récifs à pic sur la mer par cette nuit d'hiver où nous avons mangé de la panade, et nous parlions de la chapelle avec les ex-voto des pêcheurs : les madones avaient le visage des femmes du peuple et les naufragés pareils à des marionnettes se sauvaient des flots en s'agrippant au rai d'une lumière venue du ciel.
[...]
Antonio Tabucchi, Les oiseaux de fra Angelico, traduit de l'italien par Jean-Baptiste Para, Christian Bourgois, 1989, p. 44-45.
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12/02/2013
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin
Printemps
Printemps que je n'aime pas, je veux
raconter que tournant au coin
d'une rue, le présage de ta venue me blessait
comme un coup de couteau. L'ombre mince encore
des rameaux, sur la terre encore
nue, me trouble aujourd'hui comme si je pouvais,
comme si je devais
renaître. La tombe elle-même
semble mal sûre à ton retour, antique
printemps, qui, plus que nulle autre saison,
cruellement, ressuscites et tues.
Paroles
Paroles
où le cœur de l'homme, aux origines,
se regardait surpris et nu ; je cherche
un coin dans le monde, une oasis
propice où, par toutes mes larmes, vous laver
du mensonge qui vous aveugle. Du même coup
l'entassement des souvenirs épouvantables
fondrait comme neige au soleil.
Umberto Saba, Trente poèmes, traduction Georges Mounin,
L'apprentypographe, 1986, p. 17 et 26.
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26/01/2013
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987)
Ode à la poésie
II
et ma solitude fit un pas que j'ai le cœur à chanter
comme un enfant ô tous doivent un jour connaître une ombre
au bord d'un puits au bord d'un chant où est l'ultime dialogue
le premier qui fut fondé de joie et de mort en profondeur paisible
ô coups d'un orage ce n'est pas en vain qu'en toute saison la langue
nous fond en elle comme plomb et nous cache à nous-mêmes
énorme flambée des anciens jours il suffit qu'à nouveau tu l'accueilles
pour qu'à son tour elle n'ordonne plus d'aller à la mort ni dans le fleuve
mais s'apaise si brève dans le tournoiement de l'amour déchirant et
un vent souffle sur les brûlures du passé et invente un jardin
respiration du temps emplie de peines qui nous pousses vers les ombres
tu peux prêter la main à qui l'emplit du chant commun de chaque
jour de l'âme minuscule et commune des hommes de chaque jour
où les enfants jouent ensemble toujours il est un reste de chant que j'ai
cœur à inventer alterné de défaites et de joies anonymes roses
pour mon bien je regarde à vos doigts la trace d'une beauté odorante
dans le bruit de vos jeux si clairs j'entends comme l'oubli de la mort
qui m'attend pauvres silhouettes d'enfants c'est moi bien sûr
[...]
Mathieu Bénézet, Ode à la poésie (janvier 1984-janvier 1987),
William Blake & CO, 1992, p. 39-40.
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14/12/2012
James Sacré, Le paysage est sans légende (recension)
L'écriture du paysage
Le paysage est sans légende rassemble cinq poèmes, chacun composé de plusieurs suites de vers, qui composent un récit singulier et dont l'unité répond à celle des dessins (encre de Chine et aquarelle) de Guy Calamusa. La particularité du récit provient de son motif, exploré d'autres manières dans une partie importante de l'œuvre : que peut-on écrire (ou dessiner) de ce que l'on a vu ? Qu'est-ce qui, d'une expérience, peut être restitué par les mots ? Le titre semble donner une réponse, si "légende" désigne une note explicative : rien de juste ne sera dit — ce que confirme, inscrit avant la page titre, la mention Le vrai titre s'est effacé.
Le livre s'ouvre sur la description d'un paysage dessiné dans laquelle, pour le lecteur, tout apparaît lisible, soigneusement cerné, visible : le vert y domine et s'y détachent des formes. Cependant, cette reconstruction du paysage par les lignes et les couleurs et par la mémoire n'est guère satisfaisante pour James Sacré ; le temps passant, venu le moment de l'écriture, les mouvements observés avaient perdu de leur réalité et il devenait impossible de leur redonner un sens, comme si tout ce qui avait été vu, vécu, s'était défait, que les différents éléments du paysage — les pentes, les vallées, les arbres — et les femmes qui y travaillaient ne pouvaient être mis en place, que la tentative du regard sur le passé était vouée à échouer : tout se perdrait dans le vert, couleurs à peine présente sur le dessin. On relève au fil des pages les verbes qui traduisent la difficulté, voire l'impossibilité, de tenir ensemble les différents moments du temps, à associer les pièces d'un espace qui se dérobe : brouiller, trembler, déchirer, détruire, (se) défaire.
Plus loin, quand on lit « Je me rappelle très bien », suivi d'un embryon de description, vient rapidement le regret de ne maîtriser que de « fragiles souvenirs » ; on ne peut plus vraiment distinguer les éléments perçus, il s'agit seulement de « silhouettes » — et l'on passe à « J'ai cru reconnaître », mais il ne reste plus qu' « une broussaille / De ratures ni dessin ni rien d'écrit »(1). Il y a une perte irréparable, puisque rien ne peut faire que ce qui constituait un ensemble ne soit pas, dans l'écrit ou le dessin, en désordre. Cette relation du paysage réel, dans lequel on a vécu, et de l'écrit est décevante, et les traits sur la page ne parviennent pas mieux que les mots à approcher la réalité — « Quelqu'un n'est plus/ Qu'un léger dessin de rien ». C'est aussi vers le rien que s'abîment les jours de l'enfance, qu'elle soit ou non mise en parallèle avec le présent ; dans les écrits de James Sacré, un passage s'effectue aisément entre le présent (celui par exemple du travail agricole au Maroc) et le passé (celui de la ferme des parents) : mêmes gestes, rapport aux choses analogue, mais « presque tout / Disparaît dans un poème ».
James Sacré, répondant à la question "Où écrivez-vous ?"(2), précise qu'au moment de l'écriture à sa table, de la reprise de brouillons, interviennent
le souvenir et toute une activité de la mémoire qui mêle à d'anciens sentiments de présence ceux désormais de l'absence et de l'éloignement, de la perte des lieux et des visages, des temps et des espaces ... même quand c'est dans le plus grand effort de continuité avec le "brouillon" d'abord vécu autant qu'écrit. (p. 47)
Sans doute, c'est dire que « Le monde nous échappe. Et puis / Notre désir aussi » ; ce n'est pas pour autant qu'il faut s'en inquiéter, la poésie n'est pas vouée à fixer les formes des paysages ni à être lieu de mémoire. La re-présentation déçue, le fait qu'écrire n'aboutit — en apparence — qu'à de « minuscules machines de mots pour rien dire », n'empêche pas le poème d'être là, sans qu'il ait pour sujet on ne sait quelle impossibilité de dire quelque chose du réel. Peut-être échoue-t-on dans le désir de fixer une figure stable des choses, mais reprendre inlassablement l'arrangement des mots — des lignes — aboutit à donner un regard sur le monde, si fragmenté qu'il apparaisse ; on pense évidemment à Giacometti qui affirmait : « Tout ce que je pourrai faire ne sera jamais qu'une pâle image de ce que je vois »(3). Il y a toujours chez James Sacré le désir de faire entendre « Le bruit ténu du vivant », et si difficile soit-il à restituer, il est là :
On nomme des endroits de ce monde
L'oued Bouskoura, la rivière Vendée
Un nom de village ou plusieurs choses
Une échelle un puits des noms des mots
Comme pour mieux se tenir au monde
Avec un dessin c'est pas mieux, tout s'éboule
Et pas grand chose
Qui reste dans les mains. Quand même
On est bien.
James Sacré, Le paysage est sans légende, dessins de Guy Calamusa,
Al Manar / éditions Alain Gorius, 48 p., 16 €.
© Photo Tristan Hordé.
1 Ce qui établit une continuité avec les livres précédents : par exemple, Broussaille de prose et de vers (où se trouve pris le mot paysage), publié en 2006 (éditions Obsidiane), abordait aussi, d'une autre manière, le motif de la perte.
2 dans fario, n°11, printemps-été 2012.
3 Alberto Giacometti, Écrits, Hermann, 1992, p. 84.
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31/10/2012
Jean-Pascal Dubost, Vers à vif
N'ayant aucun souvenir de comptine ou de lala bébé, aucun souvenir d'histoire du soir, aucun souvenir de cœur par poème ou d'anadiploses en chaîne, aucun souvenir de tonton conteur,, aucun souvenir d'historiette gentille, aucun souvenir de chanson douce de France, aucun souvenir de marmonnements liturgiques, aucun souvenir de charade en carambar, aucun souvenir de blague polissonne, de calembredaine grasse, de contrepet coquin, aucun souvenir d'hymne daté de messidor an III jusqu'au bout, aucun souvenir de slogan d'ado naissant sur le pavé, aucun souvenir de refrain rock trois accords, d'aucun standard auprès du feu hissé haut, aucun souvenir de romance en tube bon marché —
On tombe de haut une bonne fois pour toutes et de plus pomme, mais je ne creux creuserai pas plus bas, car en dessous de tout ça ne repousse pas et lorsqu'il faudra vous savez quoi, laissez-moi donc un peu de lumière —
Jean-Pascal Dubost, Vers à vif, Obsidiane, 2007, p. 25 et 85.
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13/09/2012
Christiane Veschambre, Robert et Joséphine
Joséphine se souvient
Quand j'étais enfant
il y avait un homme
qui passait
une fois par an
pour vendre
du fil
des ciseaux
des tissus
des choses
rangées dans sa boîte
une fois
j'avais pris
un petit couteau
rouge
il était beau
tu vas reposer ça
m'a crié
ma grand-mère
l'homme
a doucement
refermé
ma main dessus
garde-le
je le revois bien
mon petit couteau
rouge
Christiane Veschambre, Robert et Joséphine,
Cheyne éditeur, 2008, p. 93-94.
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18/01/2012
Jean Bollack, note sur Le Cygne de Baudelaire
Baudelaire, dans "Le Cygne", l'une des investigations les plus poussées de la faculté de mémoire qui ait jamais été conçue, s'est attaché à faire de l'Andromaque de Virgile, et en arrière de celle d'Homère, le symbole de l'absence, accueillie et surmontée dans la pathos de la mise en scène. C'est le pouvoir de l'esprit, ne se séparant pas, mais se reconstituant par la séparation : «... je pense à vous », « je ne vois qu'en esprit », « je pense à mon grand cygne », puis « je pense à la négresse » : le mouvement s'étend à tout ce qui jamais a été arraché, exilé, exclu. À « l'immense majesté » des pleurs de la veuve répond la fécondité d'une "mémoire" déjà fertile, comme la terre, contenant tout ce qui a jamais pu être dit et écrit plus tard (comme le Livre soit de Mallarmé soit de Celan). La majesté, toute objective, est d'abord le produit d'une tradition livresque, immémoriale et c'est elle qu'en fait le poète retrouve, qu'il se remémore et qu'il analyse dans les étagements de l'alexandrin, transposant les conquêtes de l'expérience immédiate dans les couches les plus médiatisées de la culture littéraire, celles où l'on peut faire sonner un mot comme "Hélénos". C'est comme si les arrachements les plus tragiques étaient à l'origine de toutes les créations et qu'inversement, on n'accédait à l'absence que par les livres. Un exil à lui, propre au poète (« ... dans la forêt où mon esprit s'exile »), le rapproche des exilés de tous les temps. « Un vieux souvenir sonne...» ; il n'y en a qu'un : au terme d'une extension, il est vieux comme le monde, recueillant toute la perte :
« Je pense...». À fin, c'est n'importe quoi, tout ce qu'on fait exister en vers parce qu'on ne l'avait plus. C'est aussi une histoire de la poésie. La douleur est la Muse, qui connaît toute chose. Le poète jubilant a une clé qui ouvre ce qu'il touche.
Jean Bollack, extrait d'un ouvrage à paraître.
©photo Tristan Hordé
Le Cygne
Victor Hugo
I
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le nouveau Carrousel.
Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas! que le cœur d'un mortel) ;
Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,
Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.
Là s'étalait jadis une ménagerie ;
Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,
Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec
Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le cœur plein de son beau lac natal :
« Eau, quand donc pleuvras-tu? quand tonneras-tu, foudre ? »
Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,
Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou convulsif tendant sa tête avide,
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !
II
Paris change ! mais rien dans ma mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie,
Et mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.
Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime,
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,
Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée ;
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !
Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique,
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'œil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;
À quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tettent la Douleur comme une bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !
Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !
Charles Baudelaire, Les Fleurs du mal, dans Œuvres complètes texte établi et annoté par Y.-G. Le Dantec, édition révisée, complétée et présentée par Claude Pichois, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1961, p. 81-83.
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14/01/2012
Léon-Paul Fargue, Lanterne magique
Dialogue
— Et maintenant, quand tu rentres à Paris après une longue absence, quel est ton itinéraire ?
— Nous ne parlons pas, naturellement, du trajet de la gare à a maison. Mais ta question me ramène inévitablement à des souvenirs d'enfance. Et je me souviens de la rentrée, de l'angoisse légère et de l'étourdissement que me soufflaient la gare d'Austerlitz ou de celle du P.L.M.(1), et du retour à notre maison de Passy sur un chemin qui était à peu près le même, que nous revinssions du Berry ou de la Provence, soit par un boulevard spectral, où les réverbères dansaient à cloche-pied, soit le long du quai nocturne où roulait notre fiacre avec un bruit de moulin à café démantibulé sur le calvaire plat d'un cheval habitué à tout. Nous dépassions des camions ensommeillés, conduits en dormant, drapés dans leurs bâches. L'odeur de Paris nous reprenait peu à peu sous son aile sombre. Et nous voyions souvent s'avancer, pendant que nous comptions le prix du cocher sous un bec de gaz, un porteur de bagages qui avait couru derrière notre voiture depuis que nous l'avions prise à la gare...
— Et maintenant, dès le lendemain de mon retour d'une longue absence, mon premier soin est d'aller faire un tour dans le Xe arrondissement où nous avons habité, ma famille et moi, près de quarante ans. Si j'ai du temps, je m'y rends par le boulevard de Sébastopol et par le boulevard de Strasbourg, où je revois lentement les vieilles maisons de gros, de meubles, de mercerie et de parfumerie qui y existent encore. Je fais le tour de la gare de l'Est, je m'arrête un peu sur l'emplacement où se trouvaient nos ateliers de céramique et de verrerie, puis je monte à La Chapelle et j'entre parfois dans la dernière maison où j'ai habité avec les miens. J'y ai encore un casier chez la concierge et j'y reçois quelquefois des lettres. C'est là que j'ai commencé Déchiré, ce livre auquel je travail encore. Et c'est là que ma vie a été coupée...
— Mais, en dehors de ces raisons personnelles, ton vieux quartier a-t-il vraiment pour toi tant de charme ?
— En dehors de ces questions, je tiens ce que j'appelle encore mon quartier, c'est-à-dire le Xe arrondissement, pour le plus familier, le plus poétique et le plus mystérieux de Paris. Avec ses deux gares, vastes music-halls où l'on est à a fois acteur et spectateur, avec ses Buttes-Chaumont, ses ponts et ses fumées, avec son canal glacé comme une feuille de tremble et si tendre aux infiniment petits de l'âme, il a toujours nourri de force et de tristesse mon cœur et mes pas. Tu ne sais pas ce qu'un nuage orageux sur le marché de Chabrol peut me rappeler de choses...
— Je m'y sens plein de souvenirs, de paysages, d'incidents, d'odeurs que je puis à peine me représenter, dont je puis à peine me parler à moi-même, tant ils me sont assimilés...
— Mais à moi, provincial, comment définir le charme de Paris en général ? Y a-t-il une définition possible de Paris ?
— Tout ce qui s'est passé dans le "puzzle" de la Seine semble avoir été ordonné par la raison pure et la générosité. Le charme de Paris provient du contact de la cité et de al durée, des édifices et des mois...
Si Paris devait être bouleversé, si même il devait changer entièrement, ce qui paraît inconcevable, il resterait toujours assez d'échos du marivaudage de raisonnements que sont ses monuments, assez de traces d'or sur ses pierres, assez de morceaux de ses ponts, assez de groupes d'arbres retrouvés, assez d'éclairs d'angoisse et de souvenirs pour faire lever les chers fantômes.
Léon-Paul Fargue, Lanterne magique, Robert Laffont, 1944, p. 51-55.
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12/11/2011
Pierre Bergounioux, Le Matin des origines
Je ne devrais pas me souvenir. D'ailleurs je ne me rappelle pas que la Corrèze dont je suis originaire et où j'ai vécu dix-sept années durant, ait été à aucun moment revêtue d'azur et d'or comme le Lot où j'ai pu passer une quinzaine de jours en six ans, les premiers. Elle a dû l'être, portant, mais les jours, les années, la clarté pâle et froide où nous nous avançons, l'habitude ont oblitéré, emporté le lustre éclatant dont une puissance mystérieuse pare d'abord toute chose afin que nous restions. Et si le Quercy se dresse, dans ma mémoire, comme ma demeure véritable et la terre des merveilles, c'est parce que je l'ai quitté sans retour avant que le temps, l'âge ne le dépouillent, lui aussi, de la splendeur que je suppose uniformément répandue sur la terre aux yeux de ceux dont les yeux s'ouvrent.
Je possède quelques images de l'époque où s'éveille en nous le sentiment de l'existence. Plus exactement, le sentiment de la vie, de la mienne, à ce qu'il paraît, a fixé l'image de lieux où je ne devais plus revenir, de l'instant où l'on s'éveille aux lieux, aux instants.
Elle n'est que pour moi. Ceux qui étaient alors dans la force de l'age n'ont rien vu que d'habituel. Ils n'ont rien vu. Je n'ai même pas la ressource d'obtenir d'eux — les survivants — un élément de preuve, une confirmation. La vie réelle, la leur, alors, a traversé ces éblouissements sans en garder trace. Ils n'ont pas transfiguré, pour elle, une fleur en forme de balustre, une odeur, un chemin à midi qui, maintenant encore, malgré l'éloignement et la destruction, m'exaltent parce que je les ai découverts à l'instant critique où l'on est tenté de ne pas vouloir, de dormir toujours. Alors la vie s'avance à notre rencontre dans sa gloire et sa magnificence pour nous éveiller tout à fait.
Pierre Bergounioux, Le Matin des origines, éditions Verdier, 1992, p. 9-11.
© photo Chantal Tanet
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