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05/03/2016

Emmanuèle Jawad, Faire le mur : recension

 

   Dans les cinq ensembles du livre d’Emmanuèle Jawad, il n’est pas question de construire un ‘’vrai’’ mur : les murs qu’elle énumère existent dans divers pays, elle en rapproche les fonctions et, de cette manière, avive leur réalité par les mots. Par ailleurs, on sait bien que « faire le mur », lorsque l’on est interne, c’est sortir de sa pension sans autorisation; ici, pas de lycéens mais des migrants, des populations recluses, des communautés ennemies qui, pour des raisons différentes, entendent franchir un mur.

   Le mur, c’est ce qui, d’abord, interdit le passage, et il est donc de nature variée, en pierre ou de grillage, route frontière gardée ou rivière, « trame de barbelés béton fossés tours, / mines encerclent ». Le plus remarquable sans doute est sa présence en tous points du globe, des murs de Sonora (frontière du Mexique avec les États-Unis), de Melilla, de Ceuta (enclaves espagnoles), de Berlin, à ceux de Pyla (Chypre), de Gaza, de Belfast. Tous ici sont explorés par un regard qui en décrit les caractéristiques ou par une caméra : série de récits de violences faites aux populations, récits qui se déroulent en retenant presque exclusivement ce qui interdit les déplacements — dans trois d’entre eux, une figure féminine, Anna, apparaît, dont on peut se demander si le prénom n’a pas été choisi pour son sens en hébreu, « grâce ».

   Au centre du livre, un récit à partir d’un film de Fassbinder, Alexanderplaz, histoire de la ville de Berlin, lui-même adaptation du roman d’Alfred Döblin : ainsi, le texte d’Emmanuèle Jawad se construit en abyme, restituant la complexité de ce qui est à voir. Le mur, partout, empêche le mouvement vers, interdit d’aller voir, et il est garni de tout ce qui permet de surveiller : miradors et caméras qui redoublent son rôle pour empêcher « les circulations libres », qui « hissées filment » et capturent tous les détails, qui prenant images des choses et des gens permettent de décider de leur sort. Il y a d’ailleurs récurrence du mot ‘’capture(r)’’, rien n’échappant à ceux qui interdisent le mouvement, visible ou non : « captures sous terre de bruits et de mouvements »

   Le mur peut être détruit, il ne l’est complètement que lorsque le passage entre deux lieux est établi, alors des fragments en sont parfois symboliquement conservés et couverts de fresques, comme à Berlin. Peut aussi être bâti un ouvrage pour conserver la mémoire de ceux qui ont péri à cause du mur :

pierre-feuille-ciseaux

trois tubes fluorescents

poing   main plate   doigts écartés

la stèle renferme des noms.

   On pense au Mur du souvenir (à Struthof), au Mur des noms (Mémorial de la Shoah, à Paris).

   La prose d’Emmanuèle Jawad mime la prise du monde par la caméra en en suivant avec précision les mouvements dans l’espace ou par l’énumération de tout ce qui peut être sous l’œil de l’appareil, agglomération telle qu’il suffit de donner un nom en omettant l’article :

double portrait positif négatif, diptyque

onirique, saisie d’un mur, dans le cadre,

mains coupées aux poignets, retenues

à l’arête du mur, superposées, en repos,

dans la montée, se hissant, tête de dos,

[...]

L’unité des cinq ensembles, en vers ou en prose, outre la présence de la caméra, du mur, du prénom Anna, vient aussi de reprises de mots (‘’capture’’, ‘’couture’’, notamment), mais encore d’échos (« s’étend / s’entend », « il sangle centre », « socles sols », etc.) et, régulièrement, de déplacements dans la syntaxe : un nom appartient à deux propositions différentes, comme dans cet exemple : « l’enclos resserre les terres abritent les galeries souterraines » (souligné par moi).

   Cette unité travaillée renforce le propos d’Emmanuèle Jawad ; c’est de la violence du monde dans lequel nous vivons dont sa poésie témoigne. Il est rassurant de lire des écrivains pour qui la solitude provoquée par le désastre économique, le sort des migrants d’aujourd’hui ou l’existence hier des camps de la mort est un enjeu : à écrire en poésie — je pense, dans les textes récents, poèmes ou essais, à Philippe Beck, à Jacques Josse, à Jacques Lèbre, à Julien Bosc.

Emmanuèle Jawad, Faire le mur, Lanskine, 2015, 80 p., 12 €. Cette recension a été publiée dans remue.net le 16 février 2016. 

 

 

 

06/12/2015

Rainer Maria Rilke, Pour te fêter (Pour Lou Andreas Salomé)

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 Rilke avec Lou Andreas Salomé en Russie, 1897

 

                                           Pour Lou Andreas Salomé

Lorsque parfois dans mon souvenir

je compare une rencontre à l’autre :

tu es toujours la femme riche qui donne

tandis que je suis le mendiant indigent.

Lorsque tu viens à ma rencontre doucement,

et, à peine souriante, lèves soudain,

de tes vêtements, ta main,

belle, brillante, fine... ;

dans la sébile tendue de mes mains,

tu la déposes gracieusement

comme un présent.

 

                                   *

 

Je continue de marcher, solitaire. Au-dessus de moi,

je sens le printemps frémir dans les branches.

Un jour, je viendrai, avec des sandales sans poussière,

attendre aux grilles du jardin.

 

Et tu viendras quand j’aurai besoin de toi,

et tu prendras mon hésitation pour un signe,

et silencieusement tu me tendras les roses épanouies de l’été

des tout derniers buissons.

 

Rainer Maria Rilke, Pour te fêter, traduction Marc de Launay, dans Œuvres poétiques et théâtrales, sous la direction de Gérald Stieg, Pléiade / Gallimard, 1997, p. 647-648, 650.

01/09/2015

Pascal Quignard, Petits traités, III

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   Nous sommes telles des grenouilles échouées sur la terre ferme, et qui n’arrivent pas à remettre la main sur des souvenirs inutilisables, des souvenirs d’eau, de sons ténus et anciens, de formes glauques, traditions sans usage, — des souvenirs de têtards.

 

Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1980, p. 42.

07/08/2015

Eugenio Montale, Derniers poèmes - Ce qui en reste (s'il en reste)

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Ce qui en reste (s’il en reste)

 

la vieille servante illettrée

et barbue enterrée Dieu sait où

pouvait lire mon nom et le sien

comme des idéogrammes

peut-être ne pouvait-elle se reconnaître

pas même dans une glace

mais elle gardait l’œil sur moi

tout en ne sachant de la vie rien

elle en savait bien plus que nous

dans la vie ce que l’on gagne

d’un côté on le perd de l’autre

Dieu sait pourquoi je me la rappelle

plus que tout et que tous

si elle entrait maintenant dans ma chambre

elle aurait cent trente ans et je crierais d’effroi.

 

                                                                (20 mars 1976)

 

Eugenio Montale,  Derniers poèmes, Poésies VI, traduction de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard, 1988, p. 103.

 

31/01/2015

Aragon, Les Chambres

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                               VII

 

Le miroir qui me regarde et s’afflige. Il lit sur moi l’histoire des années

Cet alphabet sourd qu’un temps solaire tatoue au front de l’homme mal  luné

 

Le miroir gris

                                                      déchiffre seul mon histoire

Aux secrets noueux de mes veines

Il en aurait à dire ayant lu comment dans ma chair se creusent les aveux

 

Le miroir gris

                         a bien du mal à se souvenir de tout le malheur qu’il voit

Il lui manque les mots pour le fixer il lui manque la voix

Je ne suis qu’un détail de la chambre pour lui qu’un larme sur son visage

Lourde lourde larme longue à lentement tomber droit de l’œil selon l’usage

 

Le miroir gris

                        en sait tant et tant sur mon compte. Il ne s’étonne plus de rien

Il me voit nu mieux que personne il devine l’homme dans la noix comme un chien

Qui bouge dans sa niche il le devine aux vague sursauts que j’ai dans mes songes

Devine à ce bras qui pend du lit tout à coup ce qui me mine et qui me ronge

Il se demande si je dors

                                       et ce qui peut ainsi gémir dans ma pensée

Cette nuit il s’ennuie il n’attend guère que de moi des choses insensées

 

Voilà qu’il ne m’entend plus et pris soudain d’une peur aveugle de la mort

Craignant de n’être plus terni de mon souffle il se détourne épie Elsa qui dort

 

Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, éditon publiée sous la direction d’Olivier Barbarant , Pléiade / Gallimard, 1997, p. 1114 et 1115.

16/12/2014

Malcolm Lowry, Lunar Caustic

                                         Malcolm Lowry, Lunar Caustic, port, whisky, tempête, souvenir

   Un homme sort d'une taverne, du côté des docks, au petit matin, une bouteille de whisky dans sa poche. L'odeur de la mer emplit ses narines et il glisse sur les pavés aussi légèrement qu'un bateau qui quitte le port.

   Bientôt pris dans une tempête, battu de toutes parts, il s'efforce désespérément de revenir en arrière. Maintenant il accepterait l'abri de n'importe quel port.

   Il entre dans un autre bar.

   Il en émerge, astucieusement remis à flot, mais alors les difficultés recommencent. Cette fois -ci c'est plus sérieux ; un tramway manque de l'écraser, sa tête heurte un mur, il va jusqu'à buter contre la poubelle où il vient de jeter une bouteille. Des passants le dévisagent, furieux ou amusés, certains même avec une surprenante et avide curiosité.

   Il se réfugie dans une rue latérale. Accablé, semblant vouloir se rappeler quelque chose, il s'appuie à la muraille.

Le pèlerinage reprend, mais d'un cours si erratique que l'homme semble quêter quelque chose, plutôt que tenter de s'en souvenir. Ou peut-être, comme le pauvre chat qui a perdu un œil dans la bataille, ne cherche-t-il que sa vue ?

   La chaleur monte du trottoir : puissante force. New York gronde, rugit, au-dessus, autour, au-dessous de lui ; des oiseaux blancs filent en éclairs dans l'air frémissant, un pont enjambe le fleuve.

 

Malcolm Lowry, Lunar Caustic, traduit de l'anglais par Claire Francillon, Julliard, 1963, p. 11-12.

11/09/2014

Bernard Noël, La Moitié du geste

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la nuit se perd en elle-même

comme un regard bouclé

sous la paupière

 

le temps fait un panache

sur la bouche qui souffle

que penser encore

 

mourir n’est pas la mort

quelque chose tâtonne dans le corps

je ne veille pas dis-tu

 

dans les veines du bois

une image perchée

un souvenir fuyant

 

tu cherches la lenteur

le trajet d’un astre

qui se lève d’en bas

         *

en chaque mot

un nom perdu

l’autre s’éloigne

 

ô buée

pour être là

il faut faire du temps

 

ce qui en moi dit non

me chasse du présent

voici la vide lumière

 

ne cède pas à l’ange

le destin n’est ni clair ni sombre

il est le lieu mobile

 

où le dedans et le dehors

se croisent

en forme de je

 

                       Bernard Noël, La Moitié du geste [1982],

                        dans Les Plumes d’ErosŒuvres I, P. O. L, 

                        2010, p. 191-192.

07/09/2014

André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour

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Les fils bleus du temps

 

Les fils bleus du temps

t'ont mêlée à mes tempes.,

toujours je me souviendrai

de ta chevelure.

 

Après l'amertume

tant d'autres pas vides,

loin par-delà l'oubli,

mort de tant de morts

si même vivant,

un éclat de ton œil clair

est monté dans mon regard,

toute l'ardeur de ta beauté

se répand même à voix basse

dans tous les jours de ma voix,

un signe épars dans le miroir transformé,

une douceur dans la confusion de mes songes,

une chaleur par les seins froids de ma nuit.

 

Je meurs de ma vie,

je n'ai pas fini.

Je te porterai encore,

mon feu amour.

 

André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour, dans

Il n'y a pas de paradis, Poésie /Gallimard, 1967

[1962], p. 169.

18/05/2014

Les 99 haïku de Ryokan

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Dans la touffeur verte

une fleur de magnolia

en pleine floraison

 

Le ciel clair d'automne

des milliers de moineaux —

le bruit de leurs ailes

 

La fenêtre ouverte

tout le passé me revient —

bien mieux qu'un rêve !

 

Allons, c'est fini !

et moi aussi je m'en vais —

crépuscule d'automne

 

Sur la branche encore

aujourd'hui — mais plus demain —

le fleurs du prunier

 

Le vent de l'été

apporte dans ma soupe

des pivoines blanches

 

Les 99 haïku de Ryokan (1758-1831),

traduits par Joan Titus-Carmel,

Verdier, 1986, np.

16/05/2014

Anise Koltz, Galaxies intérieures

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Le poème

est le regard posé

sur un présent illisible

 

Des espace se forment

et s'écroulent

devant toi

 

Le poème

voit sans yeux extérieurs

suspendu

par-dessus le vide des siècles

 

Il constate :

 

Tout est dans rien

 

                 *

 

                                          À René

 

Je te revois en rêve

sombre demeure des morts

où tu vis et travaille

 

Parfois tu me fais signe

de ta terrasse planétaire

 

Ton ombre m'approche

jetant à mes pieds

notre monde partagé

 

                    *

 

J'ignore pour qui

                pourquoi je vis

 

J'ignore pour qui

                pourquoi je meurs

 

Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,

2013, p. 69, 91, 52.

17/04/2014

Myrto Gondicas, dans Les Carnets d'eucharis

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Et l'on veut vivre encore, les vieilles, et l'on

tourne le coin des rues avec au bord

des lèvres l'ombre d'un rire éclos sous

la frange peinte, acajou mauve ou noir vainqueur

des doutes des ans : si, sur

l'arête d'un trottoir, on bronche

bec ouvert sous le ciel clément, la fesse

ivre un peu, balancée rétive

(et la cheville, avec, se tord),

tel vieux souvenir alors émerge

et mord l'âme amollie : cassoulet, amour,

écho de voix pépiant au fond des cours où

dans une odeur de cèdre et de sésame

chaud, avec les cris du loto populaire,

pulse le cœur oublié d'un monde.

 

Myrto Gondicas, dans Les Carnets d'eucharis, n° 41, en ligne

(<http://lescarnetsdeucharis.hautetfort.com/archive/2014/04/13/les-carnets-d-eucharis-n-41-printemps-2014-5345803.html>

 

30/03/2014

William Shakespeare, Sonnet 1 (1)

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Trois traductions du premier des Sonnets de Shakespeare. 

 

 From fairest creatures we desire increase,

That thereby beauty's rose might never die,

But as the riper should by time decease,

His tender heir might bear his memory ;

But thou contracted to thine own bright eyes,

Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,

Making a famine where abundance lies,

Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,

Thou that art now the world's fresh ornament.

And only herald to the gaudy spring,

Within thine own bud buriest thy content,

And, tender churl, mak'st waste in niggarding,

   Pity the world, or else theis glutton be,

   To eat the world's due, by the grave and thee.

 

The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.

 

                          Sonnet I

 

Les êtres les plus beaux, on voudrait qu'ils          engendrent

Pour que jamais la Rose de la beauté ne meure ;

Que, lorsque le plus mûr avec le temps succombe,

En son tendre héritier son souvenir survive ;

Mais, n'étant fiancé qu'à tes seuls yeux brillants,

Tu nourris cette flamme, ta vie, de ta substance,

Créant une famine où l'abondance règne,

Trop cruel ennemi envers ton cher toi-même.

Toi, le frais ornement de ce monde aujourd'hui,

Seul héraut du printemps chatoyant, tu enterres

Dans ton propre bourgeon ta sève et ton bonheur,

Et, tendre avare, en lésinant, tu dilapides.

   Aie donc pitié du monde, ou bien la tombe et toi,

   Glouton ! dévorerez ce qui au monde est dû.

 

William Shakespeare, Sonnets, texte établi, traduit de l'anglais et présenté par Robert Ellrodt, édition bilingue, Actes Sud, 2007, p. 57.

 

 

Des êtres les plus beaux nous voulons qu'ils procréent

Pour que la rose de beauté jamais ne meure

Et, quand tout défleurit, qu'eux restent vifs

Dans l'amour qu'ils auront de leur descendance.

 

Mais toi, tu t'es fiancé à tes yeux seuls,

Tu nourris de ta seule substance leur lumière,

Et la famine règne en terre d'abondance,

Tu es ton ennemi, injustement cruel.

 

Toi qui es la fraîcheur du monde, le héraut

Des fastes du printemps, tu scelles ton essence

Dans le germe sans joie d'une fleur absente,

Cher avare, par ladrerie tu te gaspilles.

 

Ah, aie pitié du monde, au lieu de dévorer

Cette vie qu'en mourant tu devras lui rendre.

 

William Shakespeare, Les Sonnets, présentés et traduits par Yves Bonnefoy, Poésie / Gallimard, 2007 [1993], p. 159.

 

 

   Des créatures les plus belles nous désirons des naissances, que les beautés de la rose ne puissent mourir, mais que si la très mûre doit périr à son temps, son frêle héritier puisse en donner mémoire ;

   Mais toi, voué à tes seuls yeux resplendissants, tu nourris l'éclat de ta flamme par le brûlement de la substance de toi-même, créant une famine où c'était l'abondance, toi-même ton ennemi et trop cruel envers ton cher toi-même.

   Toi qui es aujourd'hui frais ornement du monde, et seul héraut du merveilleux printemps, tu enterres ton bien dans l'unique bourgeon, cher avare, tu fais par lésine la ruine.

   Aie pitié pour le monde — ou bien sois ce glouton : mange le dû au monde, par toi, et par la tombe.

 

Shakespeare, Les Sonnets, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 2007, p. 2073.

 

 

 

10/03/2014

Jacques Roubaud, Octogone (2)

                             

                               jacques roubaud,octogone,jean tardieu,souvenir,rue,pluie

 

                   Souvenir de Jean Tardieu

 

« Je vous ramène ? » dit-il, courtois, avec attention,

Ma réponse, qu'il n'aurait pu saisir, plus sourd

Que le proverbial pot, et moi, sans recours,

Devant tant d'amabilité (comment m'y prendre

 

Pour décliner l'invitation, puisque répondre

Il ne pourrait ?), je me glissai, faisant bon cœur

Contre fortune (regrettant que la minceur

De mes vingt ans ne soit plus qu'un souvenir tendre)

 

Dans la voiture à peine plus grosse que lui,

Et nous voilà partis dans la rue sous la pluie

Épaisse. L'essuie-glace immobile, il parlait,

 

Tourné vers moi, laissant le moteur nous conduire

À ma porte. Je vis s'éloigner son sourire.

Me saluant de la main, affectueux, muet

 

Il brûla le feu rouge et disparut.

 

Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois

proseGallimard, 2014, p. 54.

 

 

 

 

02/02/2014

James Sacré, Donne-moi ton enfance

             James Sacré, Donne-moi ton enfance, vieille femme, souvenir, mère

         Une semaine avec James Sacré

 

           Un p'tit garçon, je sais plus

 

   Si on cherche bien rien de si puéril ni de vraiment gentil dans ces années disparues. Tous autant qu'on est sait-on pas les gestes surtout méchants, tout le mauvais désir de vivre à la place de l'autre, les jeux cruels poursuivis jusque dans les tendresses qu'on avait ? Et l'indifférence du ciel qui t'emporte en ses tempêtes, l'enfance poussière et paille tout un vol de petits démons dans un grand pet du vent. Forcément que la vie sent mauvais. Faut s'y faire.

 

                                         *

 

   On finit par se souvenir de choses qu'on n'a peut-être pas vécues quelqu'un t'a raconté vieille femme du village là-bas que tu crois maintenant voir son beau visage qui t'accueille au monde maman t'avait laissé tout seul au bout du champ dans la petite voiture d'enfant, presque rien mais comme si d'un coup la parole t'était donnée avec l'autre et l'ampleur du monde... l'enfance a-t-elle commencé avec le premier souvenir qu'on a ? Et si on l'a quittée en même temps que des culottes courtes ? Personne te dira jamais. La vieille femme du village en savait rien non plus.

 

James Sacré, Donne-moi ton enfance, Tarabuste, 2013, p. 21.

20/01/2014

Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles

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         Photo Olivier Roller

Une semaine avec Jean-Loup Trassard

 

À la maison, les portes sont barricadées par les toiles d'araignées, les verrous bloqués, les serrures sèches et mortes, la mâchoire fermée. Les vitres reflètent la nuit sans mon ombre, je pousse et tout grince comme dans la défaire de quelque mauvaise fée. J'entre parmi les souvenirs suspendus.

   Il y a là comme une odeur d'absence. Et pourtant, quelque chose de léger, obstiné même, se tient devant moi, derrière aussi quand je m'avance. Nous avons vécu là et chaque objet transpire, distille infiniment notre ancienne présence. Nous avons attendu pendant de longues heures. Errant comme à l'intérieur de notre propre corps, ayant poussé dehors, pour un temps, tout le reste du monde. Pendant les jours de pluie, un parfum de cœur s'est mêlé dans le bois, dans le marbre peut-être... J'entre et tout se resserre... Les morceaux de la coquille se collent, ils savent sans rien dire que je ne suis pas un étranger. Je reviens, invisible, les parquets en craquant reconnaissent mes pas.

 

Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles, Le temps qu'il fait, 1961, p. 33.