06/12/2015
Rainer Maria Rilke, Pour te fêter (Pour Lou Andreas Salomé)
Rilke avec Lou Andreas Salomé en Russie, 1897
Pour Lou Andreas Salomé
Lorsque parfois dans mon souvenir
je compare une rencontre à l’autre :
tu es toujours la femme riche qui donne
tandis que je suis le mendiant indigent.
Lorsque tu viens à ma rencontre doucement,
et, à peine souriante, lèves soudain,
de tes vêtements, ta main,
belle, brillante, fine... ;
dans la sébile tendue de mes mains,
tu la déposes gracieusement
comme un présent.
*
Je continue de marcher, solitaire. Au-dessus de moi,
je sens le printemps frémir dans les branches.
Un jour, je viendrai, avec des sandales sans poussière,
attendre aux grilles du jardin.
Et tu viendras quand j’aurai besoin de toi,
et tu prendras mon hésitation pour un signe,
et silencieusement tu me tendras les roses épanouies de l’été
des tout derniers buissons.
Rainer Maria Rilke, Pour te fêter, traduction Marc de Launay, dans Œuvres poétiques et théâtrales, sous la direction de Gérald Stieg, Pléiade / Gallimard, 1997, p. 647-648, 650.
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01/09/2015
Pascal Quignard, Petits traités, III
Nous sommes telles des grenouilles échouées sur la terre ferme, et qui n’arrivent pas à remettre la main sur des souvenirs inutilisables, des souvenirs d’eau, de sons ténus et anciens, de formes glauques, traditions sans usage, — des souvenirs de têtards.
Pascal Quignard, Petits traités, III, Maeght, 1980, p. 42.
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07/08/2015
Eugenio Montale, Derniers poèmes - Ce qui en reste (s'il en reste)
Ce qui en reste (s’il en reste)
la vieille servante illettrée
et barbue enterrée Dieu sait où
pouvait lire mon nom et le sien
comme des idéogrammes
peut-être ne pouvait-elle se reconnaître
pas même dans une glace
mais elle gardait l’œil sur moi
tout en ne sachant de la vie rien
elle en savait bien plus que nous
dans la vie ce que l’on gagne
d’un côté on le perd de l’autre
Dieu sait pourquoi je me la rappelle
plus que tout et que tous
si elle entrait maintenant dans ma chambre
elle aurait cent trente ans et je crierais d’effroi.
(20 mars 1976)
Eugenio Montale, Derniers poèmes, Poésies VI, traduction de Patrice Dyerval Angelini, Gallimard, 1988, p. 103.
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31/01/2015
Aragon, Les Chambres
VII
Le miroir qui me regarde et s’afflige. Il lit sur moi l’histoire des années
Cet alphabet sourd qu’un temps solaire tatoue au front de l’homme mal luné
Le miroir gris
déchiffre seul mon histoire
Aux secrets noueux de mes veines
Il en aurait à dire ayant lu comment dans ma chair se creusent les aveux
Le miroir gris
a bien du mal à se souvenir de tout le malheur qu’il voit
Il lui manque les mots pour le fixer il lui manque la voix
Je ne suis qu’un détail de la chambre pour lui qu’un larme sur son visage
Lourde lourde larme longue à lentement tomber droit de l’œil selon l’usage
Le miroir gris
en sait tant et tant sur mon compte. Il ne s’étonne plus de rien
Il me voit nu mieux que personne il devine l’homme dans la noix comme un chien
Qui bouge dans sa niche il le devine aux vague sursauts que j’ai dans mes songes
Devine à ce bras qui pend du lit tout à coup ce qui me mine et qui me ronge
Il se demande si je dors
et ce qui peut ainsi gémir dans ma pensée
Cette nuit il s’ennuie il n’attend guère que de moi des choses insensées
Voilà qu’il ne m’entend plus et pris soudain d’une peur aveugle de la mort
Craignant de n’être plus terni de mon souffle il se détourne épie Elsa qui dort
Aragon, Les Chambres, dans Œuvres poétiques complètes, II, éditon publiée sous la direction d’Olivier Barbarant , Pléiade / Gallimard, 1997, p. 1114 et 1115.
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16/12/2014
Malcolm Lowry, Lunar Caustic
Un homme sort d'une taverne, du côté des docks, au petit matin, une bouteille de whisky dans sa poche. L'odeur de la mer emplit ses narines et il glisse sur les pavés aussi légèrement qu'un bateau qui quitte le port.
Bientôt pris dans une tempête, battu de toutes parts, il s'efforce désespérément de revenir en arrière. Maintenant il accepterait l'abri de n'importe quel port.
Il entre dans un autre bar.
Il en émerge, astucieusement remis à flot, mais alors les difficultés recommencent. Cette fois -ci c'est plus sérieux ; un tramway manque de l'écraser, sa tête heurte un mur, il va jusqu'à buter contre la poubelle où il vient de jeter une bouteille. Des passants le dévisagent, furieux ou amusés, certains même avec une surprenante et avide curiosité.
Il se réfugie dans une rue latérale. Accablé, semblant vouloir se rappeler quelque chose, il s'appuie à la muraille.
Le pèlerinage reprend, mais d'un cours si erratique que l'homme semble quêter quelque chose, plutôt que tenter de s'en souvenir. Ou peut-être, comme le pauvre chat qui a perdu un œil dans la bataille, ne cherche-t-il que sa vue ?
La chaleur monte du trottoir : puissante force. New York gronde, rugit, au-dessus, autour, au-dessous de lui ; des oiseaux blancs filent en éclairs dans l'air frémissant, un pont enjambe le fleuve.
Malcolm Lowry, Lunar Caustic, traduit de l'anglais par Claire Francillon, Julliard, 1963, p. 11-12.
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11/09/2014
Bernard Noël, La Moitié du geste
la nuit se perd en elle-même
comme un regard bouclé
sous la paupière
le temps fait un panache
sur la bouche qui souffle
que penser encore
mourir n’est pas la mort
quelque chose tâtonne dans le corps
je ne veille pas dis-tu
dans les veines du bois
une image perchée
un souvenir fuyant
tu cherches la lenteur
le trajet d’un astre
qui se lève d’en bas
*
en chaque mot
un nom perdu
l’autre s’éloigne
ô buée
pour être là
il faut faire du temps
ce qui en moi dit non
me chasse du présent
voici la vide lumière
ne cède pas à l’ange
le destin n’est ni clair ni sombre
il est le lieu mobile
où le dedans et le dehors
se croisent
en forme de je
Bernard Noël, La Moitié du geste [1982],
dans Les Plumes d’Eros, Œuvres I, P. O. L,
2010, p. 191-192.
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07/09/2014
André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour
Les fils bleus du temps
Les fils bleus du temps
t'ont mêlée à mes tempes.,
toujours je me souviendrai
de ta chevelure.
Après l'amertume
tant d'autres pas vides,
loin par-delà l'oubli,
mort de tant de morts
si même vivant,
un éclat de ton œil clair
est monté dans mon regard,
toute l'ardeur de ta beauté
se répand même à voix basse
dans tous les jours de ma voix,
un signe épars dans le miroir transformé,
une douceur dans la confusion de mes songes,
une chaleur par les seins froids de ma nuit.
Je meurs de ma vie,
je n'ai pas fini.
Je te porterai encore,
mon feu amour.
André Frénaud, Parmi les saisons de l'amour, dans
Il n'y a pas de paradis, Poésie /Gallimard, 1967
[1962], p. 169.
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18/05/2014
Les 99 haïku de Ryokan
Dans la touffeur verte
une fleur de magnolia
en pleine floraison
Le ciel clair d'automne
des milliers de moineaux —
le bruit de leurs ailes
La fenêtre ouverte
tout le passé me revient —
bien mieux qu'un rêve !
Allons, c'est fini !
et moi aussi je m'en vais —
crépuscule d'automne
Sur la branche encore
aujourd'hui — mais plus demain —
le fleurs du prunier
Le vent de l'été
apporte dans ma soupe
des pivoines blanches
Les 99 haïku de Ryokan (1758-1831),
traduits par Joan Titus-Carmel,
Verdier, 1986, np.
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16/05/2014
Anise Koltz, Galaxies intérieures
Le poème
est le regard posé
sur un présent illisible
Des espace se forment
et s'écroulent
devant toi
Le poème
voit sans yeux extérieurs
suspendu
par-dessus le vide des siècles
Il constate :
Tout est dans rien
*
À René
Je te revois en rêve
sombre demeure des morts
où tu vis et travaille
Parfois tu me fais signe
de ta terrasse planétaire
Ton ombre m'approche
jetant à mes pieds
notre monde partagé
*
J'ignore pour qui
pourquoi je vis
J'ignore pour qui
pourquoi je meurs
Anise Koltz, Galaxies intérieures, Arfuyen,
2013, p. 69, 91, 52.
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17/04/2014
Myrto Gondicas, dans Les Carnets d'eucharis
Et l'on veut vivre encore, les vieilles, et l'on
tourne le coin des rues avec au bord
des lèvres l'ombre d'un rire éclos sous
la frange peinte, acajou mauve ou noir vainqueur
des doutes des ans : si, sur
l'arête d'un trottoir, on bronche
bec ouvert sous le ciel clément, la fesse
ivre un peu, balancée rétive
(et la cheville, avec, se tord),
tel vieux souvenir alors émerge
et mord l'âme amollie : cassoulet, amour,
écho de voix pépiant au fond des cours où
dans une odeur de cèdre et de sésame
chaud, avec les cris du loto populaire,
pulse le cœur oublié d'un monde.
Myrto Gondicas, dans Les Carnets d'eucharis, n° 41, en ligne
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30/03/2014
William Shakespeare, Sonnet 1 (1)
Trois traductions du premier des Sonnets de Shakespeare.
From fairest creatures we desire increase,
That thereby beauty's rose might never die,
But as the riper should by time decease,
His tender heir might bear his memory ;
But thou contracted to thine own bright eyes,
Feed'st thy light's flame with self-substantial fuel,
Making a famine where abundance lies,
Thyself thy foe, to thy sweet self too cruel,
Thou that art now the world's fresh ornament.
And only herald to the gaudy spring,
Within thine own bud buriest thy content,
And, tender churl, mak'st waste in niggarding,
Pity the world, or else theis glutton be,
To eat the world's due, by the grave and thee.
The Oxford Shakespeare, The Complete Works, Clarendon Press, Oxford, 1988, p. 751.
Sonnet I
Les êtres les plus beaux, on voudrait qu'ils engendrent
Pour que jamais la Rose de la beauté ne meure ;
Que, lorsque le plus mûr avec le temps succombe,
En son tendre héritier son souvenir survive ;
Mais, n'étant fiancé qu'à tes seuls yeux brillants,
Tu nourris cette flamme, ta vie, de ta substance,
Créant une famine où l'abondance règne,
Trop cruel ennemi envers ton cher toi-même.
Toi, le frais ornement de ce monde aujourd'hui,
Seul héraut du printemps chatoyant, tu enterres
Dans ton propre bourgeon ta sève et ton bonheur,
Et, tendre avare, en lésinant, tu dilapides.
Aie donc pitié du monde, ou bien la tombe et toi,
Glouton ! dévorerez ce qui au monde est dû.
William Shakespeare, Sonnets, texte établi, traduit de l'anglais et présenté par Robert Ellrodt, édition bilingue, Actes Sud, 2007, p. 57.
Des êtres les plus beaux nous voulons qu'ils procréent
Pour que la rose de beauté jamais ne meure
Et, quand tout défleurit, qu'eux restent vifs
Dans l'amour qu'ils auront de leur descendance.
Mais toi, tu t'es fiancé à tes yeux seuls,
Tu nourris de ta seule substance leur lumière,
Et la famine règne en terre d'abondance,
Tu es ton ennemi, injustement cruel.
Toi qui es la fraîcheur du monde, le héraut
Des fastes du printemps, tu scelles ton essence
Dans le germe sans joie d'une fleur absente,
Cher avare, par ladrerie tu te gaspilles.
Ah, aie pitié du monde, au lieu de dévorer
Cette vie qu'en mourant tu devras lui rendre.
William Shakespeare, Les Sonnets, présentés et traduits par Yves Bonnefoy, Poésie / Gallimard, 2007 [1993], p. 159.
Des créatures les plus belles nous désirons des naissances, que les beautés de la rose ne puissent mourir, mais que si la très mûre doit périr à son temps, son frêle héritier puisse en donner mémoire ;
Mais toi, voué à tes seuls yeux resplendissants, tu nourris l'éclat de ta flamme par le brûlement de la substance de toi-même, créant une famine où c'était l'abondance, toi-même ton ennemi et trop cruel envers ton cher toi-même.
Toi qui es aujourd'hui frais ornement du monde, et seul héraut du merveilleux printemps, tu enterres ton bien dans l'unique bourgeon, cher avare, tu fais par lésine la ruine.
Aie pitié pour le monde — ou bien sois ce glouton : mange le dû au monde, par toi, et par la tombe.
Shakespeare, Les Sonnets, dans Pierre Jean Jouve, Œuvre, II, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 2007, p. 2073.
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10/03/2014
Jacques Roubaud, Octogone (2)
Souvenir de Jean Tardieu
« Je vous ramène ? » dit-il, courtois, avec attention,
Ma réponse, qu'il n'aurait pu saisir, plus sourd
Que le proverbial pot, et moi, sans recours,
Devant tant d'amabilité (comment m'y prendre
Pour décliner l'invitation, puisque répondre
Il ne pourrait ?), je me glissai, faisant bon cœur
Contre fortune (regrettant que la minceur
De mes vingt ans ne soit plus qu'un souvenir tendre)
Dans la voiture à peine plus grosse que lui,
Et nous voilà partis dans la rue sous la pluie
Épaisse. L'essuie-glace immobile, il parlait,
Tourné vers moi, laissant le moteur nous conduire
À ma porte. Je vis s'éloigner son sourire.
Me saluant de la main, affectueux, muet
Il brûla le feu rouge et disparut.
Jacques Roubaud, Octogone, livre de poésie quelquefois
prose, Gallimard, 2014, p. 54.
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02/02/2014
James Sacré, Donne-moi ton enfance
Une semaine avec James Sacré
Un p'tit garçon, je sais plus
Si on cherche bien rien de si puéril ni de vraiment gentil dans ces années disparues. Tous autant qu'on est sait-on pas les gestes surtout méchants, tout le mauvais désir de vivre à la place de l'autre, les jeux cruels poursuivis jusque dans les tendresses qu'on avait ? Et l'indifférence du ciel qui t'emporte en ses tempêtes, l'enfance poussière et paille tout un vol de petits démons dans un grand pet du vent. Forcément que la vie sent mauvais. Faut s'y faire.
*
On finit par se souvenir de choses qu'on n'a peut-être pas vécues quelqu'un t'a raconté vieille femme du village là-bas que tu crois maintenant voir son beau visage qui t'accueille au monde maman t'avait laissé tout seul au bout du champ dans la petite voiture d'enfant, presque rien mais comme si d'un coup la parole t'était donnée avec l'autre et l'ampleur du monde... l'enfance a-t-elle commencé avec le premier souvenir qu'on a ? Et si on l'a quittée en même temps que des culottes courtes ? Personne te dira jamais. La vieille femme du village en savait rien non plus.
James Sacré, Donne-moi ton enfance, Tarabuste, 2013, p. 21.
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20/01/2014
Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles
Photo Olivier Roller
Une semaine avec Jean-Loup Trassard
À la maison, les portes sont barricadées par les toiles d'araignées, les verrous bloqués, les serrures sèches et mortes, la mâchoire fermée. Les vitres reflètent la nuit sans mon ombre, je pousse et tout grince comme dans la défaire de quelque mauvaise fée. J'entre parmi les souvenirs suspendus.
Il y a là comme une odeur d'absence. Et pourtant, quelque chose de léger, obstiné même, se tient devant moi, derrière aussi quand je m'avance. Nous avons vécu là et chaque objet transpire, distille infiniment notre ancienne présence. Nous avons attendu pendant de longues heures. Errant comme à l'intérieur de notre propre corps, ayant poussé dehors, pour un temps, tout le reste du monde. Pendant les jours de pluie, un parfum de cœur s'est mêlé dans le bois, dans le marbre peut-être... J'entre et tout se resserre... Les morceaux de la coquille se collent, ils savent sans rien dire que je ne suis pas un étranger. Je reviens, invisible, les parquets en craquant reconnaissent mes pas.
Jean-Loup Trassard, L'amitié des abeilles, Le temps qu'il fait, 1961, p. 33.
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18/11/2013
Aragon, La Grande Gaîté
Poème à crier dans les ruines
Tous deux crachons tous deux
Sur ce que nous avons aimé
Sur ce que nous avons aimé tous deux
Si tu veux car ceci tous deux
Est bien un air de valse et j'imagine
Ce qui passe entre nous de sombre et d'inégalable
Comme un dialogue de miroirs abandonnés
À la consigne quelque part Foligno peut-être
Ou l'Auvergne la Bourboule
Certains noms sont chargés d'un tonnerre lointain
Veux-tu crachons tous deux sur ces pays immenses
Où se promènent de petites automobiles de louage
Veux-tu car il faut que quelque chose encore
Quelque chose
Nous réunisse veux-tu crachons
Tous deux c'est une valse
Une espèce de sanglot commode
Crachons crachons de petites automobiles
Crachons c'est la consigne
Une valse de miroirs
Un dialogue nulle part
Écoute ces pays immenses où le vent
Pleure sur ce que nous avons aimé
L'un d'eux est un cheval qui s'accoude à la terre
L'autre un mort agitant un linge l'autre
La trace de tes pas Je me souviens d'un village désert
À l'épaule d'une montagne brûlée
Je me souviens de ton épaule
Je me souviens de ton coude
Je me souviens de ton linge
Je me souviens de tes pas
Je me souviens d'une ville où il n'y a pas de cheval
Je me souviens de ton regard qui a brûlé
Mon cœur désert un mort Mazeppa qu'un cheval
Emporta devant moi comme ce jour dans la montagne
L'ivresse précipitait ma course à travers les chênes martyrs
Qui saignaient prophétiquement tandis
Que le jour faiblissait sur des camions bleus
Je me souviens de tant de choses
De tant de soirs
De tant de chambres
De tant de marches
De tant de colères
De tant de haltes dans des lieux nuls
Où s'éveillait pourtant l'esprit du mystère pareil
Au cri d'un enfant aveugle dans une gare frontière
Je me souviens
[...]
Aragon, La Grande Gaîté (1929), dans Œuvres poétiques complètes I,
édition dirigée par Olivier Barbarant, Bibliothèque de la Pléiade,
Gallimard, 2007, p. 446-447.
07:10 Publié dans ANTHOLOGIE SANS FRONTIÈRES, Aragon Louis | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : aragon, la grande gaîté, souvenir, dialogue, miroir | Facebook |