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16/12/2013

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, passage, amour, haine

Car finalement nous ne sommes, me confie ce livreur, que de passage et pour très peu de temps sur terre, mais trop de gens ont tendance à l’oublier Si bien que tout se déroule à l’envers de ce qui devrait être : partout la haine au lieu de l’amour. Tels sont les propos qu’il me tient dans une langue aussi difficile à reproduire que son accent : le parigot où sous la gouaille pointe une espèce de morgue. Nous en sommes arrivés là, d’ailleurs, je ne sais comment : parce que les feux de l’avenue de Suffren restent bloqués au rouge, et que cet embouteillage invite à la méditation. Lui je suppose qu’il livre, qu’il en infère de même pour moi : la grosse boîte qu’un sandau arrime derrière ma selle (et où je transporte en fait des lettres, des brouillons, des élastiques, des disques rares et coûteux de Sonny Clarke ou d’Eddie Costa), la casquette rabattue sur une face plutôt brutale, le k-way avec trois rayures blanches le long des bras. Et c’est vrai que d’une certaine manière on se ressemble, pas rien que par le vêtement. Mais je me borne à opiner sobrement de la tête, je ne risque pas un mot. Si je n’avais énoncé, moi, que le tiers de ce début d’évangile, aussitôt j’en suis sût il m’aurait traité de cureton. Cependant c’est à cela qu’il songe tandis qu’il patiente ou qu’il fonce, j’y pense aussi parfois. Ainsi donc un moment anonymes au coude à coude, dans le brassage hostile des moteurs, peut-être qu’on s’aime, qu’on se comprend. Mais enfin tout le carrefour se remet à clignoter orange : il rentre à fond dans le paquet, se faufile, me sème, puis, tout à coup, se retourne, et (appelons les choses par leur nom), se fend la tirelire, carrément.

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, Gallimard, 1977, p. 60-61.

 

 

04/10/2013

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004

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                             La Beune

 

   Un grand verger bosselé au fond d'un vallon, bordé de sombres noyers, avec un néflier tortueux, deux mirabelliers, des quetschiers, quelques pommiers penchants. Et la fosse d'un étang à sec. Oui, le ruisseau a été détourné. Il circule entre des roches qu'il lave ou bien il les enjambe avec une sorte de chuchotement, de quoi inquiéter les arbres. Ils ont l'air de se retourner à demi comme les vaches quand on traverse leur pâture.

 

   Surplombé de pentes raides où les forêts s'accrochent, ce vallon ne s'ouvre qu'au nord. Il est livré aux brefs jours d'hiver, aux longs vents d'hiver, aux brusques gels, à des neiges stagnantes. Mais le soleil d'été le regarde par dessus les bois. Le soleil sait voir, à travers l'eau courante, es galets de grès rose qui somnolent au fond du ruisseau. Et il y a les cris des enfants qui jouent à la guerre avec des chutes d'étoffes pour drapeaux. Ah les prunes par terre.

 

   Il serait temps de secouer les arbres, mais on aime mieux remuer les pierres, faire des barrages, des biefs, des méandres. Soif, peut-être, à tant pétrir l'eau ? Le plus brave court à Jauloin, l'autre source, tellement meilleure à boire, mais le sentier à travers les buissons est un coupe-gorge avec ses tournants et la corde qu'une chèvre tend pour brouter avec ce froissement des fourrés que font les bandits dans les livres.

 

 

Jean Grosjean, Une voix, un regard, textes retrouvés, 1947-2004, édition de Jacques Réda, préface de J. M. G. Le Clézio, 2012, p. 189-190.

18/08/2013

Jacques Réda, Hors les murs

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                                Terminus

 

Sournoisement quelqu'un se lève dans la lumière

Soudain plus foncée, et les feuilles ne bougent pas.

Mais l'espace ouvre d'un coup ses invisibles portes

Et dans chacune on voit frémir la face du vent

Qui remue à son front désolé de lourdes roses

D'octobre s'illuminant dans l'ombre des jardins.

 

Car dans les sentiers en dédale tous les jardins

Ont à la longue dérouté si bien la lumière

Aveugle trébuchant parmi les lampes des roses

Qu'on pourrait la toucher qui respire et ne fuit pas

Mais se tient sans bouger sous le lierre, entre le vent

Et les voix prises du côté paisible des portes.

 

Elle n'ose pas comme le vent heurter aux portes

Ni s'ouvrir de force un passage dans les jardins :

Bientôt l'obscurité l'aura saisie. Et le vent

Commence à flairer les épaules de la lumière

Qui voudrait de nouveau s'échapper et ne peut pas

Sortir de ce halo dont l'enveloppent les roses.

 

De proche en proche on aperçoit encore ces roses

Penchant vers la chaleur qui chaque fois sourd des portes

Et des fenêtres dont les lampes ne craignent pas

D'affronter dans l'ombre où s'épaississent les jardins

Les derniers soubresauts indécis de la lumière

Seule devant la face indifférente du vent.

 

Et sur les maisons qui vont disparaître, le vent

Bâtit une maison noire où s'éteignent les roses

Et, secouant à son front leurs gouttes de lumière

Déclinante, il se rue à travers le flot des portes

Qu'on devine qui battent sans bruit. Et les jardins

Ne font plus qu'un seul remous de feuillages, et pas

 

La moindre lueur maintenant sous les roses, pas

De lampe sous la houleuse toiture du vent.

On se perdra peut-être à jamais dans ces jardins,

Sans fin leurré par la flamme équivoque des roses

Et toujours enfonçant tel le vent de fausses portes

Pour retrouver la trace ultime de la lumière.

 

N'abandonnez pas le passant au dédale, roses

D'octobre, au vent qui vous effeuille devant les portes

Et répand votre semence aux jardins sans lumières.

 

 

Jacques Réda, Hors les murs, "Le Chemin", Gallimard, 1982, p. 74-75.

17/08/2013

Jacques Réda, Châteaux des courants d'air

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                     Vers l'automne

 

     La lumière en septembre est elle-même un fruit :

     Mûre, elle se détache et, dans l'herbe, sans bruit,

     Tombe, emplissant les bois de juteuses corbeilles

     Où s'empressent les papillons et les abeilles, etc.

 

   Rien, ce soir, ne me paraît plus juste que ces vers d'un poète un peu oublié, et qui me reviennent subitement en mémoire rue Hippolyte-Maindron. On chercherait sans doute ici bien vainement des papillons et des abeilles, mais on y trouverait de l'herbe et l'équivalence d'un bois. Moins à cause des arbres, isolés mais assez nombreux (une cour de la rue du Moulin-Vert abrite même un figuier de belle venue) que de la configuration d'ensemble du quartier. Avec tous les renfoncements qu'on devine derrière l'alignement des façades, avec les passages tortueux par où ils doivent communiquer, elle évoque en effet une forêt impénétrable et ses clairières, gardées par des sentiers secrets. On n'en peut suivre que les lisières, qui donnent cependant quelque idée de ses enchantements, surtout sous le poids lumineux d'un soir de septembre ardent comme l'érable et croulant comme du raisin. Cette forêt minérale est comprise dans un grand triangle isocèle, presque équilatéral, que délimitent l'avenue du Maine, la rue Raymond-Losserand et la rue d'Alésia. On n'en saurait faire l'inventaire, sous peine d'effrayer le merveilleux de certaines  de ses apparitions. Elles ôtent toute certitude quant à la ville où l'on se promène, et qui ne se manifeste elle-même, en cet endroit, que par de rares rappels de ses principaux caractères, tels ces bons immeubles 1900, que leur isolement change à leur tout en figures insolites.

[...]

 

 

Jacques Réda, Châteaux des courants d'air, Gallimard, 1987, p. 53-54.

16/08/2013

Jacques Réda, Amen

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                                Soir

 

 

Comme nous voici loin du clapotis bleu des collines

Qui bat contre les murs que va démanteler le soir ;

Ici ; ne bougeons pas ; le souvenir de cet instant

qui vient se penche sur nos fronts et nous sommes perdus,

Bien qu'une branche rame encore et cherche à nous sortir

Du remous désormais figé qui nous retient.

                                                                      Si près

Qu'on y pourrait tremper la main, la source s'abandonne

Au bonheur précaire du temps qui coule, mais nos voix

Semblent demander l'heure, encore incrédules : déjà

Leur écho s'est éteint parmi les arbres immobiles.

Nous voici là, debout dans la lumière de l'exil,

Interrogeant en vain notre ombre au soleil qui décroît.

 

Jacques Réda, Amen, "Le Chemin", Gallimard, 1968, p. 46.

 

 

 

15/08/2013

Jacques Réda, Retour au calme

Jacques Réda, Retour au calme, oiseaux, poésie, rime

                       La poésie

 

 

Est-il un seul endroit de l'espace ou du temps

Où l'un des mille oiseaux qui sont les habitants

De ce poème (ou, lui, consentant, leur orage),

Entendrait quelque chose enfin de son langage

          Un peu comme je les entends.

 

Si peu distincts du pépiement de la pensée

Indolente, prodigue et souvent dispersée

Au fond de je ne sais quel feuillage de mots,

Que mes rimes, pour y saisir une pincée

          De sens, miment ces animaux ?

 

J'ai supposé parfois une suprême oreille

À qui cette volière apparaîtrait pareille,

Dans l'intelligible émeute de ses cris,

À celle dont je crois être, lorsque j'écris,

          Un représentant qui s'effraye

 

Et s'enchante à la fois de tant d'inanité.

Il se peut en effet que l'on soit écouté,

Et qu'en un certain point le latin du poète,

Mêlé de rossignol, hulotte ou gypaète,

          Les égale en limpidité.

 

Jacques Réda, Retour au calme, Gallimard, 1989, p. 139.

 

 

 

 

 

 

14/08/2013

Jacques Réda, La Tourne

Jacques Réda, La Tourne, solitude

Pauvreté. L'homme assiste sa solitude.

Elle le lui rend bien. Ils partagent les œufs du soir,

Le litre jamais suffisant, un peu de fromage,

Et la femme paraît avec ses beaux yeux de divorce.

Alors l'autre que cherche-t-elle encore dans les placards,

N'ayant pas même une valise ni contre un mur

La jeune amitié des larmes ? — Te voilà vieille,

Inutile avec tes mains qui ne troublent pas la poussière.

Laisse. Renonce à la surface. Espère

En la profondeur toujours indécise, dans le malheur

Coupable contre un mur et qui te parle, un soir,

Croyant parler à soi comme quand vous étiez ensemble.

 

 

Jacques Réda, La Tourne, "Le Chemin", Gallimard, 1975, p. 59.

13/08/2013

Jacques Réda, L'incorrigible

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               Oiseaux automatiques

 

La tourterelle, on dirait qu'elle est mécanique.

Toute la matinée, elle a volé d'un toit

À l'autre avec un grincement mélancolique

De vieux jouet en fer qu'on remonte d'un doigt

 

Prudent pour ménager le ressort en spirale

Qui sans doute a rouillé depuis vingt ou trente ans.

Mais non, ça marche encore, et l'on entend ce râle

S'efforcer entre des rouages grelottants.

 

Puis un pinson réglé comme une horloge vrille

Et vrille de nouveau, tout au fond du jardin.

L'air presque froid sous un ciel gris où rien ne brille :

Quelle cloison veut-il crever ? Ce qu'il atteint.

 

En fin de compte, c'est l'écœurante purée

Qu'on voudrait garder sous la paroi

La plus dure. Mais quand ce fer de la durée

La perfore, une paix se mêle au désarroi.

 

Car ce chant qui revient sans arrêt, identique,

Dit que le temps existe et qu'il ne compte pas.

Que l'heure sonne en vain puisqu'elle communique

Avec un vide où les attentes, les combats,

 

Les abandons, l'espoir et l'oubli s'équilibrent

Comme le ciel et son reflet dans les canaux.

Tout est joué d'avance. Il ne reste de libre

Que la querelle vaine et sans fin des oiseaux.

 

Jacques Réda, L'incorrigible, Gallimard, 1995, p. 30-31.

 

 

 

12/08/2013

Jacques Réda, Récitatif

 

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                          Transfert


Maintenant je sors à nouveau d'une maison du temps.

Faire autrement, non, je ne peux pas, il faut que je sorte.

À peine avait-il refermé tout doucement la porte

(Il y avait des fleurs, il y avait du feu pourtant)

Je l'ai vu qui me souriait derrière la fenêtre.

J'ai tiré les petits rideaux sensibles — rouge et blanc.

Dehors aussi des fleurs et du feu : neige et ciel. Peut-être

Que nous aurions pu vivre là quelques heures, le temps

Et moi, sans rien dire, pour mieux apprendre à nous connaître.

Mais il n'entre jamais. Il bâtit sans cesse en avant.

Je l'entends de l'autre côté des collines qui frappe,

Qui m'appelle, et je ne dois pas le laisser un instant,

Mais le suivre, le consoler d'étape en étape.

Et tantôt je ne touche rien dans les maisons du temps,

Ou juste un pli qui se reforme au milieu de la nappe,

Tantôt vous comprenez c'est plus fort que moi, je descends

Tout à grands coups de pied dans cette saloperie,

Et si quelqu'un se lève alors des décombres et crie

(Parfois on dirait une femme, et parfois un enfant)

Je m'en vais sans tourner la tête, car on m'attend.

 

Jacques Réda, Récitatif, "Le Chemin", Gallimard, 1970, p. 69.

 

 

08/06/2013

Jacques Réda, Les Ruines de Paris

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, épopée, Rimbaud, pommes de terre,

   Que se passe-t-il car des hurlements ricochent sur les façades, pas des cris de frayeur mais c'est avec prudence que plusieurs fenêtres se rallument, et que des silhouettes en chemise font bouger les rideaux. Et de nouveau ces provocations hurlées comme dans l'Iliade : je saisis le mot brocanteur. Ainsi peut-être Hector a humilié Achille, avant que l'autre en effet n'accroche ses armes comme à Biron. Retombant des hauteurs de l'épopée, je songe que le brocanteur qui vient parfois vers dix heures du matin a fait provisoirement fortune : alors il s'est offert comme tout le monde un tourisme à Bangkok, et le décalage horaire l'a mis sens dessus dessous. Mais il ne s'agit pas de brocante ni de bagarre d'ivrognes ou de héros. J'ouvre, je me penche et, en bas sur la place, je vois ces deux types qui se démènent et je comprends enfin pommes de terre. Eux qui le nez au vent m'ont repéré totu de suite me prennent à partie aussitôt : Quinze francs le sac de vingt-cinq kilos ! Je réponds que j'arrive. Ils se remettent à brailler et me citent en exemple à tout le quartier sourd, expectant. Je descendrais même si leur prix atteignait le double, ému comme si c'était Rimbaud fourgaunt de vieux remingtons. On traite vite, sans cérémonie. Il est jeune, maigre, avec une moustache noire, la voracité de la fatigue dans ses yeux creux. À moitié dans l'agriculture, à moitié dans la mécanique ; d'un lourd ciel usé qui dérive entre le trèfle et les moteurs.

— D'où venez-vous donc ?

— De Normandie.

— Mais pourquoi de si loin, et ce tintouin, si tard, ce système ?

— Parce qu'ils nous font tous chier.

   On ne se regarde ensuite qu'une seconde, mais ça suffit. J'entends leur camion qui redémarre tandis que je hisse mon sac. Le matin les trouvera du côté de Bourg-Theroulde (qu'on prononce Boutroude) ou de Bayeux. Un peu de travers dans un fossé quand même ils s'assoupissent, la tête cassée contre la vitre ou roulée sur le volant, grise comme leurs patates, grise comme le point du jour et sa douceur d'anesthésie.

 

 

Jacques Réda, Les Ruines de Paris, "Le Chemin", Gallimard, 1977, p. 48-49.

27/08/2012

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007

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Je crois comprendre que, voici plusieurs millions d'années,

         Soit bien avant que la nôtre apparût,

Beaucoup d'espèces aujourd'hui toujours déterminées

         Proliféraient, et qui n'ont pas décru.

 

Des moustiques et des fourmis restés confits dans l'ambre

         En sont la preuve. Et leur race, dit-on,

Va durer quand, de nos efforts, ne resteront que cendre,

         Énigmes de granit ou de béton,

 

Carcasses de métal, monceaux de papier, de plastique

         Sur la planète où le Vieil Océan

Malade bercera de son roulis automatique

         L'épave de quelque dernier géant

 

Navire insubmersible avec passagers, équipage,

         Os grelottants, tout avenir vomi.

De notre épisode, le vent aura tourné la page

         Et soufflera sans troubler la fourmi.

 

Douces mains, chers beaux yeux, sourires, soupirs d'aise,

         Amours aux irréfutables instants,

N'avez-vous donc été que mirages, hypothèse

         Dans le chaos du possible et du temps ?

 

Alors tourbillonnez, remous ; valsez, ondes houleuses ;

         Trous noirs, gobez ; carbonisez, quasars ;

Amas, croulez ; prélassez-vous un instant nébuleuses,

          Et puis oubliez-nous, dieux des hasards.

 

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 17-18.

 

 

 

 

11/03/2012

Jacques Réda, Lettre au physicien, La physique amusante II

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Au fond des distances béantes

Que peuplent des mondes éteints,

Les étoiles ont des destins

Différents : naines ou géantes

Selon leur grosseur et leur poids.

Et plus une étoile est massive,

Plus tôt son ardeur la lessive

Car elle carbure cent fois

Plus vite qu'une plus petite :

Économes de leurs moyens

Ces astres finiront foyens

De l'Univers.

                      Pour notre site

Dont l'agrément dépend de lui,

Le Soleil est d'une envergure

Simplement honnête. On mesure

Qu'à présent il a déjà lui

Environ cinq milliards d'années

Et qu'il devrait en vivre autant.

Le présent est réconfortant :

Ses ambitions effrénées

Auront peut-être alors conduit

Notre inquiète fourmilière

Sur quelque boule hospitalière,

Dans un éternel aujourd'hui

D'où nous verrons, comme au spectacle,

Le tableau final du Soleil

Gonflant d'un volume pareil

À cent fois son vieil habitacle,

Devenir rouge, cramoisi,

Dévorer tout de son système :

Planète, lune, ce poème

Qu'il faut achever. Allons-y :

 

Donc, notre astre, géante rouge,

Consommé tout son carburant,

Bientôt se ratatine au rang

De Naine Blanche où rien ne bouge

Qu'un durable rayonnement

Qui pourtant aussi s'exténue :

En naine noire il diminue

Et s'efface du firmament.

 

Qu'en est-il de la Naine Brune ?

Elle n'est pas l'enfant métis

De cette Blanche au teint de lis

Et de la Noire. Ce n'est qu'une

Étoile ratée en raison

De sa faible masse. Elle éclaire

Faute de thermonucléaire

Activité, moins qu'un tison.

N'est-elle pas des plus heureuses ?

Souvent des brunes m'ont séduit.

Dans la pénombre du déduit,

Ce sont d'ardentes amoureuses.

Je voudrais, loin dans l'Univers,

Auprès d'une Brune secrète

(Naine, soit, nulle n'est parfaite),

Partir mon temps d'anachorète

Entre son amour et mes vers.

 

Jacques Réda, Lettre au physicien, La

Physique amusante II, Gallimard, 2012,

p. 33-35.

 

 

 

 

 

18/02/2012

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007

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                Une théologie des oiseaux  

 

Chaque soir, aux grands arbres noirs, mon église assemblée

Accroche des fruits d'encre et, pour le Qui-b'a-pas-de-nom,

Broie et fait écumer sa diphtongue dans un vacarme.

Krrâô n'est pas le nom du Sans-nom, mais exécration

De l'insensé, de l'orgueilleux et du pervers qui nomment,

Krrâô sur celui qui m'approche et croit m'effrayer quand,

De ces dortoirs conventuels descendu dans le siècle

Pour mendigoter et, d'un bec terreux comme un sabot,

Crailler l'unique t rauque argument de ma scolastique,

D'un pas pesamment circonspect, j'arpente, réfléchis,

Songe à rétablir l'ordre et, pour qui veut entendre, enseigner.

 

Je m'adresse d'abord à toi, virtuose siffleur

Qui, malgré notre sort commun : toujours sur le qui-vive,

Te perches seul le soir au faîte illuminé des toits

Et, vocalisant sans livret, rythme ni mélodie,

Fends l'écorce dorée autour du fruit mûr de l'instant.

Il n'en resplendit plus que cette pulpe incorruptible

Dont le feu s'infuse au plus noir des gisements du cœur.

Jamais deux fois le même trait, ô perroquet mystique,

Miroir sonore des propos disparates des dieux,

Et nul ne saurait syllaber l'émoi de tes mélismes,

Ni le hoquet réitéré d'extase du loriot.

Mais, n'auriez-vous pas un cerveau d'une demi-noisette,

Pourriez-vous concevoir Celui qui demeure sans nom ?

Vous croyez-vous élu pour moduler l'imprononçable,

Dans le concert des pépiements et des cocoricos ?

Un nom est le chiffre d'un seul ou de toute une espèce

Et c'est pourquoi, race Krrâô, nous n'avons que ce nom

Pour nous désigner entre nous quand d'autres zinzinulent,

Gloussent, trissent, ramagent, vont roucoulant, pupulant,

Mettant en musique le chiffre exact de leurs limites.

En quoi nous passons le savoir des sans-plumes balourds

Où chacun, prisonnier du nom dont il se glorifie,

Confond absence de limite et muraille du flou.

[...]

 

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 41-42.

16/12/2011

Jacques Réda, La Liberté des rues

 

                                       Retour de Gif

                                                                                                             (À Pierre Bergounioux)

 

 

   imgres-1.jpegPendant un bon moment, j'acquiers la certitude d'avoir été délégué ce soir sur cette route, en poussière de diamant, et qu'une vague de feu qui ne brûle pas submerge dans les virages : c'est le feu de la source même dont il a gardé la fraîcheur. Alors les bois d'alentour brusquement s'assombrissent, pressés le long des talus comme de grands animaux curieux. J'entends leur souffle, à travers le déplacement d'air, chaque fois que j'en dépasse un plus proche. C'est en même temps farouche et fraternel. Je devrais donc m'arrêter tous les trente mètres pour répondre à cette affection. Mais pourquoi négliger les autres ? Or il y en a vraiment beaucoup, et qui dégringolent et qui grimpent à droite vers la rivière au nom (1) de restaurant de servante de faubourg, à gauche vers l'immensité de savane rose où luit l'étang de Saclay. Trois ou quatre fois quand même je fais halte, et flatte un de ces troncs rugueux ou moussus. La roue dont ils sont les rayons se suspend alors comme les miennes dans le déferlement de la chute d'or. Elle se remet à tourner dès que j'avance, prouvant que j'appartiens en quelque manière au moyeu. Tel est mon rôle, aussi modeste que celui de la rivière, dans l'accomplissement de ce moment qui ne durera pas, qui n'est ni du présent puisque je passe, ni du passé parce que je le vis — et que si bonne soit-elle un jour j'en aurai perdu la mémoire. Je ne suis là que pour recueillir, et ensuite disparaître au profit de cette lumière qui, elle, fait que rien ne peut cesser de ce qu'elle touche un seul instant.

 

Jacques Réda, La Liberté des rues, Gallimard, 1997, p. 43-44.



1 Yvette [note de T. H.]

23/09/2011

Jacques Réda, L'Herbe des talus

Jacques Réda, L'herbe des talus, tombeau

 

                           Tombeau de mon livre

 

Livre après livre on a refermé le même tombeau.

Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée

Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.

Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau

Double infidèle et désormais absorbé dans le site,

Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —

Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil

Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —

Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future

Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.

Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli

Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,

Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe

Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.

 

Jacques Réda, L'herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.