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18/02/2012

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007

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                Une théologie des oiseaux  

 

Chaque soir, aux grands arbres noirs, mon église assemblée

Accroche des fruits d'encre et, pour le Qui-b'a-pas-de-nom,

Broie et fait écumer sa diphtongue dans un vacarme.

Krrâô n'est pas le nom du Sans-nom, mais exécration

De l'insensé, de l'orgueilleux et du pervers qui nomment,

Krrâô sur celui qui m'approche et croit m'effrayer quand,

De ces dortoirs conventuels descendu dans le siècle

Pour mendigoter et, d'un bec terreux comme un sabot,

Crailler l'unique t rauque argument de ma scolastique,

D'un pas pesamment circonspect, j'arpente, réfléchis,

Songe à rétablir l'ordre et, pour qui veut entendre, enseigner.

 

Je m'adresse d'abord à toi, virtuose siffleur

Qui, malgré notre sort commun : toujours sur le qui-vive,

Te perches seul le soir au faîte illuminé des toits

Et, vocalisant sans livret, rythme ni mélodie,

Fends l'écorce dorée autour du fruit mûr de l'instant.

Il n'en resplendit plus que cette pulpe incorruptible

Dont le feu s'infuse au plus noir des gisements du cœur.

Jamais deux fois le même trait, ô perroquet mystique,

Miroir sonore des propos disparates des dieux,

Et nul ne saurait syllaber l'émoi de tes mélismes,

Ni le hoquet réitéré d'extase du loriot.

Mais, n'auriez-vous pas un cerveau d'une demi-noisette,

Pourriez-vous concevoir Celui qui demeure sans nom ?

Vous croyez-vous élu pour moduler l'imprononçable,

Dans le concert des pépiements et des cocoricos ?

Un nom est le chiffre d'un seul ou de toute une espèce

Et c'est pourquoi, race Krrâô, nous n'avons que ce nom

Pour nous désigner entre nous quand d'autres zinzinulent,

Gloussent, trissent, ramagent, vont roucoulant, pupulant,

Mettant en musique le chiffre exact de leurs limites.

En quoi nous passons le savoir des sans-plumes balourds

Où chacun, prisonnier du nom dont il se glorifie,

Confond absence de limite et muraille du flou.

[...]

 

Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 41-42.