27/08/2012
Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007
Je crois comprendre que, voici plusieurs millions d'années,
Soit bien avant que la nôtre apparût,
Beaucoup d'espèces aujourd'hui toujours déterminées
Proliféraient, et qui n'ont pas décru.
Des moustiques et des fourmis restés confits dans l'ambre
En sont la preuve. Et leur race, dit-on,
Va durer quand, de nos efforts, ne resteront que cendre,
Énigmes de granit ou de béton,
Carcasses de métal, monceaux de papier, de plastique
Sur la planète où le Vieil Océan
Malade bercera de son roulis automatique
L'épave de quelque dernier géant
Navire insubmersible avec passagers, équipage,
Os grelottants, tout avenir vomi.
De notre épisode, le vent aura tourné la page
Et soufflera sans troubler la fourmi.
Douces mains, chers beaux yeux, sourires, soupirs d'aise,
Amours aux irréfutables instants,
N'avez-vous donc été que mirages, hypothèse
Dans le chaos du possible et du temps ?
Alors tourbillonnez, remous ; valsez, ondes houleuses ;
Trous noirs, gobez ; carbonisez, quasars ;
Amas, croulez ; prélassez-vous un instant nébuleuses,
Et puis oubliez-nous, dieux des hasards.
Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 17-18.
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18/02/2012
Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007
Une théologie des oiseaux
Chaque soir, aux grands arbres noirs, mon église assemblée
Accroche des fruits d'encre et, pour le Qui-b'a-pas-de-nom,
Broie et fait écumer sa diphtongue dans un vacarme.
Krrâô n'est pas le nom du Sans-nom, mais exécration
De l'insensé, de l'orgueilleux et du pervers qui nomment,
Krrâô sur celui qui m'approche et croit m'effrayer quand,
De ces dortoirs conventuels descendu dans le siècle
Pour mendigoter et, d'un bec terreux comme un sabot,
Crailler l'unique t rauque argument de ma scolastique,
D'un pas pesamment circonspect, j'arpente, réfléchis,
Songe à rétablir l'ordre et, pour qui veut entendre, enseigner.
Je m'adresse d'abord à toi, virtuose siffleur
Qui, malgré notre sort commun : toujours sur le qui-vive,
Te perches seul le soir au faîte illuminé des toits
Et, vocalisant sans livret, rythme ni mélodie,
Fends l'écorce dorée autour du fruit mûr de l'instant.
Il n'en resplendit plus que cette pulpe incorruptible
Dont le feu s'infuse au plus noir des gisements du cœur.
Jamais deux fois le même trait, ô perroquet mystique,
Miroir sonore des propos disparates des dieux,
Et nul ne saurait syllaber l'émoi de tes mélismes,
Ni le hoquet réitéré d'extase du loriot.
Mais, n'auriez-vous pas un cerveau d'une demi-noisette,
Pourriez-vous concevoir Celui qui demeure sans nom ?
Vous croyez-vous élu pour moduler l'imprononçable,
Dans le concert des pépiements et des cocoricos ?
Un nom est le chiffre d'un seul ou de toute une espèce
Et c'est pourquoi, race Krrâô, nous n'avons que ce nom
Pour nous désigner entre nous quand d'autres zinzinulent,
Gloussent, trissent, ramagent, vont roucoulant, pupulant,
Mettant en musique le chiffre exact de leurs limites.
En quoi nous passons le savoir des sans-plumes balourds
Où chacun, prisonnier du nom dont il se glorifie,
Confond absence de limite et muraille du flou.
[...]
Jacques Réda, Démêlés, poèmes 2003-2007, Gallimard, 2008, p. 41-42.
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