11/12/2015
Jacques Josse, Au célibataire retour des champs
novembre, décembre,
debout sur la pas de la porte,
scrute le ciel bas,
tire sur la laisse du passé,
entend rire ses morts
(ils sont dans le ruisseau d’à-côté
et descendent à la rivière),
regarde le rideau des pluies
qui dilue la clarté
et ramène l’horizon
à hauteur des talus.
(22.12.2013)
Jacques Josse, Au célibataire retour des
champs, le phare du cousseix, 2015, p. 8.
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23/11/2015
Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction Pierre Leyris —— Écrire après ?
Il devrait n’être point de désespoir pour toi
Il devrait n’être point de désespoir pour toi
Tant que brûlent la nuit les étoiles,
Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,
Que le soleil dore le matin.
Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes
Ruissellent comme une rivière :
Les plus chère de tes années ne sont-elles pas
Autour de ton cœur à jamais ?
Ceux-ci pleures, tu pleures, il doit en être ainsi ;
Les vents soupirent comme tu soupires,
Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin
Là où gisent les feuilles d’automne
Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort
Ne saurait être séparé :
Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,
Du moins jamais le cœur brisé.
[Novembre 1839]
Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris,
Poésie / Gallimard, 1983, p. 87.
Écrire après ?
Face à des innocents lâchement assassinés par d'infâmes fanatiques, la poésie peut peu, pour le dire à la façon de Christian Prigent. Ça, le moderne ? Quoi, la modernité ? Cois, les Modernes… Face à l'innommable, seul le silence fait le poids ; comme à chaque hic de la contemporaine mécanique hystérique, ironie de l'histoire, l'écrivain devient de facto celui qui n'a rien à dire. Réduit au silence, anéanti par son impuissance, son illégitimité. Son être-là devient illico être-avec les victimes et leurs familles.Nous tous qui écrivons ne pouvons ainsi qu'être révoltés par l'injustifiable et nous joindre humblement à tous ceux qui condamnent les attentats du 13 novembre. Et tous de nous poser beaucoup de questions.
Surtout à l'écoute des discours extrémistes, qu'ils soient bellicistes, sécuritaires, islamophobes ou antisémites sous des apparences antisionistes. C'est ici que ceux dont l'activité – et non pas la vocation – est de mettre en crise la langue comme la pensée, de passer les préjugés et les idéologies au crible de la raison critique, se ressaisissent : le peu poétique ne vaut-il pas d’être entendu autant que le popolitique ? Plutôt que de subir le bruit médiatico-politique, le spectacle pseudo-démocratique, les mises en scène scandaculaires – si l'on peut dire -, ne faut-il pas approfondir la brèche qu'a ouverte dans le Réel cet innommable, ne faut-il pas appréhender dans le symbolique cette atteinte à l'entendement, ce chaos qui nous laisse KO ? Allons-nous nous en laisser conter, en rester aux réactions immédiates, aux faux-semblants ? Une seule chose est sûre, nous CONTINUERONS tous à faire ce que nous croyons devoir faire. Sans cesser de nous poser des questions.
Ce communiqué, signé de Pierre Le Pillouër et Fabrice Thumerel, est publié simultanément sur les sites :
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18/09/2015
Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts
Comment fonctionne le théâtre, c’est la question dès qu’on entre dans le paysage d’une station, l’été balnéaire, au bord du débordement, puis vide l’hiver de toute âme, vacance qui accentue le décor de plage : vieux ressac, débris de fioles, de jouets, de sandales monoparentales, de raquettes, de râteaux, de sacs en plastique, tout un fourbi détaché des corps hier étalés sur le sable — sur le dos sur le ventre — criant ne t’éloigne pas trop.
Nous sommes dans la mémoire crois-tu entendre quand c’est la baignoire du théâtre qui t’accueille. On y écoute d’une seule oreille d’anciens acteurs de sable, les morts dans un coquillage. Tu parles.
Étienne Faure, Souvenirs souvenirs, dans Rehauts, n° 35, printemps 2015, p. 21.
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04/07/2015
T. S. Eliot, Préludes
Préludes
I
Le soir d’hiver choit dans les ruelles
Parmi des relents de grillade.
Il est six heures.
Les mégots de jours enfumés.
Voici que l’averse en bourrasque
À nos pieds plaque
Des bribes de feuilles souillées
Et de vieux journaux arrachés
Aux terrains vagues ;
Contre les jalousies brisées
Et les toiles des cheminées
L’averse bat ;
Un cheval de fiacre esseulé
Au coin de la rue piaffe et fume.
Puis les réverbères s’allument.
T. S. Eliot, Poésie, traduction Pierre Leyris,
Seuil, 1969.
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24/12/2013
Jacques Prévert, Histoires — Soleil de nuit
Chanson pour les enfants l'hiver
Dans la nuit de l'hiver
galope un grand homme blanc
galope un grand homme blanc
C'est un bonhomme de neige
avec une pipe en bois
un grand bonhomme de neige
poursuivi par le froid
Il arrive au village
il arrive au village
voyant de la lumière
le voilà rassuré
Dans une petite maison
il entre sans frapper
Dans une petite maison
il entre sans frapper
et pour se réchauffer
et pour se réchauffer
s'asseoit sur le poêle rouge
et d'un coup disparaît
ne laissant que sa pipe
au milieu d'une flaque d'eau
ne laissant que sa pipe
et puis son vieux chapeau...
Jacques Prévert, Histoires, Gallimard, 1963,
p. 139-140.
*
Cantiques
Le voici l'agneau si doux
Le vrai pain des anges
Du ciel il descend sur nous
Dévorons-le tous !
Dieu de clémence
odieux vainqueur
sauvez Rome et la France
au nom du Sacré-Cœur !
Quel beau jour, quel touchant spectacle
Jésus sort de son tabernacle
et s'avance en triomphe-à-tort.
Jacques Prévert, Soleil de nuit, Gallimard, 1980,
p. 250.
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09/12/2013
E. E. Cummings, 1 x 1 [une fois un]
toute ignorance dévale en que ne sais-je
avant de regrimper vers l'ignorance encore :
mais l'hiver n'est pas sans fin, même la neige
fond ; et si le printemps gâte le plaisir, alors ?
toute l'histoire n'est qu'un sport d'hiver ou trois :
mais serait-ce huit ou dix, je persiste et redis
que toute l'histoire c'est bien petit pour moi ;
pour toi et moi, excessivement petit.
Fonce ouvrit (strident mythe collectif) ton tombeau
pour mieux gravir l'échelle des surstridences
au fond de caque marie martin marc et margot
— demain est notre adresse en permanence
et peu de chance qu'on nous dérange (si cependant
nous déménagerons plus loin dans l'à présent
E. E. Cummings, 1 x 1 [une fois un], traduit et présenté par Jacques Demarcq, La Nerthe, 2013, p. 49.
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25/11/2013
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons
Une semaine avec les éditions La Dogana
Hiver
Les molles premières neiges disparues, sur le seuil même de l'hiver, une rémission parfois nous est donnée, un miséricordieux sursis de quelques jours. Les jardins noirs essaient une résurrection. Les touffes de chrysanthèmes terrassés se redressent à demi, s'étoilent de fleurs fripées. La tache d'une rose ancienne touche la muraille redevenue tiède. Il fait doux. Le soleil désigne d'un doigt sans force les pommes oubliées aux branches des pommiers nus. Il avive la flamme des osiers qu'un homme travaille à genoux, les mains tendues vers la touffe orange et pourpre, comme un berger qui avait froid et se chauffe à quelque feu...
Gustave Roud, Les fleurs et les saisons, photographies de l'auteur, La Dogana, 2003 [1991], p. 81.
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29/05/2013
Georg Heym [1887-1912], Berlin III
Berlin III
Des cheminées se dressent de proche en proche
Dans le jour hivernal et supportent son poids.
Autour du palais noir du ciel toujours plus sombre,
Brûle, comme un gradin d'or, sa muraille basse.
Au loin entre des arbres chauves, maintes maisons,
Hangars et palissades, où rapetisse la ville du monde,
Tandis qu'un train de marchandises, long et lourd,
Se traîne avec peine sur des rails verglacés.
Noir, dalle contre dalle, émerge un cimetière de pauvres,
Les morts contemplent le crépuscule rougeâtre
De leur trou. Et il a un goût de vin corsé.
Ils sont trois à tricoter le long du mur,
Casquettes de suie à l'os temporal
Parés pour la Marseillaise, le vieux chant des assauts.
Georg Heym, traduction de l'allemand de Raoul de Varax,
dans NUNC, n° 28, octobre 2012, éditions de Corlevour, p. 117
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01/05/2013
Laurine Rousselet, journal de l'attente
l'hiver grandit
il touche à la maison des morts
entre les froids l'ardeur emporte la résistance
les familiers invoquent les doigts à remuer
sous la neige écrire redouble le secret
l'incendie troue l'enfance
les mitaines assurent au sang de fendre la peur
s'endormir poème le crayon dans
tout crie au dehors souffre monde
à l'intérieur du lit pousse le sombre
qui écoute ?
le songe dévore l'inconnu
il faudra désormais tout rebâtir
toujours
la lune monte
et marche du sourire en silence
la petite seule voit la dissipation
le noir en vie est à l'aube du jour qui
le présent vit devant
attends
m'avancer dans l'énormité du ciel
Laurine Rousselet, journal de l'attente, éditions isabelle sauvage,
2013, p. 70.
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03/04/2013
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929
La pelisse
Je suis bien dans ma pelisse de vieux, c'est comme si je portais ma propre maison sur mon dos. Me demanderait-on : fait-il froid dehors aujourd'hui ? que je ne saurais quoi répondre, peut-être bien qu'il fait froid, mais comment voulez-vous que je le sache ?
C'est bien là une de ces pelisses que portaient les popes et les vieux marchands, cette gent réfléchie, impassible, des malins (qui ne restituent rien aux autres, ne cèdent rien d'eux-mêmes), oui, pelisse ou froc, son col se dresse comme un mur, son grain est fin ; sans retouche, elle ne trahit pas son âge, une pelisse ample, propre, et je la porterais bien, comme si de rien n'était, même si d'autres épaules s'y sont logées, mais voilà, je ne peux pas m'y faire, elle dégage une mauvaise odeur, comme de coffre, et aussi d'encens, de testament spirituel.
Je l'ai achetée à Rostov, dans la rue, jamais je ne pensais que j'achèterais une pelisse. Nous autres de Pétersbourg, peuple remuant poussé par le vent et façonné à l'européenne, nous portons des manteaux d'hiver, mi-figue mi-raisin, des trois-quarts légers, ouatinés, de chez Mandel, avec un col pour enfant, encore heureux s'il est en astrakan. Rostov m'a séduit alors par son marché aux pelisses, la chère ville, pas moyen de résister, car elles coûtent là moins qu'une bouchée de pain.
Cet article, à Rostov, des revendeurs ambulants l'apportent dans la rue. Ils le proposent sans empressement, d'un ait bougon, c'est qu'ils ont leur fierté. Ils ne prononcent jamais le mot million. Ils ont les gros chiffres en horreur. Ils se contentent de dire huit et consentent à trois. Ils ont leur côté à eux dans la rue la plus large, celui du soleil. C'est là qu'ils déambulent du matin jusqu'à deux heures de l'après-midi, les pelisses jetées sur leurs épaules par-dessus leur veste de peau ou leur méchant manteau. Eux-mêmes endossent ce qu'ils trouvent de plus minable, de moins chaud, pour mettre leur camelote en valeur, pour que la fourrure paraisse par contraste plus séduisante.
Ossip Mandelstam, La Quatrième prose & autres textes (1922-1929), traduit du russe par Jean-Claude Schneider, La Dogana, 2013, p. 37-38.
Roland Klapka est décédé brutalement le 31 mars 2013. C'était un lecteur attentif, exigeant, curieux, généreux qui animait "La lettre de la Magdelaine". On peut lire son dernier article à propos de Christian Prigent, Les Enfances Chino : http://www.lettre-de-la-magdelaine.net/spip.php?article350
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