08/07/2024
Paul de Roux, Les intermittences du jour
Ce qui est merveilleux est éphémère (éphémère en nous la possibilité de l’accueillir, l’ouverture).
Au nombre des biens suprêmes : s’étonner.
Les petits coquillages ramassés à marée basse, s’ils parviennent jusqu’à nos repaires, ce ne sera que pour s’y empoussiérer. Simplement, nous ne prendrons pas le temps de les regarder.
Le manque de confiance en soi fait que l’on reste dans la situation qui concourt à nourrir cette méfiance.
Paul de Roux, Les intermittences du jour, Le temps qu’il fait, 1989, p.36, 43, 52-53, 65.
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07/07/2024
Paul de Roux, La halte obscure
Apocalypse dans les feuilles
Un jour on s’est dit que l’aventure
était peut-être plus belle ainsi —
tout disparaîtra
— les choucas aussi et la falaise
où ils rentrent le soir avec de petits cris
et l’eau vive et les guerres
intestines où s’use une vie
— cela c’est le vent qui l’inspire
en jouant dans les feuilles
à la fin d’un beau jour
lumineux sur la terre.
Paul de Roux, La halte obscure, dans
Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p. 344.
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06/07/2024
Paul de Roux, Entrevoir
Sueur d’agonie, sueur de l’étreinte
une cloison les sépare
ou une année dans la vie d’un homme
à un autre étage de la maison
la moiteur d’un enfant qui dort
avec un souffle égal contre l’oreiller
et voilà trois états physiologiques
analysables et bien répertoriés
et trois fragments du « réel »
qui m’étonnent toujours.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard,
2014, p. 63.
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Paul de Roux, Entrevoir
L’enfance
La nuit dans les grands arbres on entendait le vent
ou pour ainsi dire rien, et c’était pire ;
comme un bruit de pas trop près des murs
puis escaladant la façade — est-ce possible ?
Les volets sont fermés
la lourde porte verrouillée
mais la peur tombe en piqué sur le cœur
qui bat soudain plus fort que tout.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p. 143.
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05/07/2024
Paul de Roux, Entrevoir
Stèle pour un corbeau
Lui aussi menait sa vie, ce corbeau
dont je n’ai vu que le cadavre efflanqué
les plumes noires collées à la terre gluante
sous la frondaison des châtaigniers en fleur
— c’était en mai. Ce matin de septembre
parmi les premières bogues chues
je ne retrouve pas une plume.
Mais tandis que je bats les feuilles mortes, soudain
dans le bois de la Montagne de Reims
un croassement s’élève, comme en écho
à ma rêverie mélancolique.
Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p. 105.
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04/07/2024
Paul de Roux, Entrevoir
Zone de fracture
Et de même qu’un homme arrive à sa fin
soudain une époque est révolue
et ce n’est que longtemps après qu’on s’en aperçoit
une nouvelle génération s’étonne du passé
mais ceux-là qui vécurent au moment fatal
s’ils souffrirent, eux, ne s’en étonnèrent pas
et le charme de la nouveauté était passé :
il avait été pour les aïeuls, le délassement de leur âge mûr
quand ils souriaient à un avenir gracieux, quand pas une tasse
ne manquait encore au service de porcelaine fine.
Paul de Roux, Le front contre la vitre, dans Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p.196.
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03/07/2024
Michel Leiris, La ruban au cou d'Olympia
A l’inverse d’Olympia nue, Nana corsetée et juponnée n’a auprès d’elle pour l’honorer ni domestique d’une autre raee ni animal d’une autre espèce mais seulement montré assis et de profil dans la partie droite du tableau — un bourgeois d’êge moyen à haut de forme ,habit noir et plastron blanc, miché par qui la femme objet semble jaugée tout comme l’œuvre elle-même le sera par l’amateur.
Olympia, Nana : nullement femmes fatales mais fabricantes de plaisir comme il y a des gens qui fabriquent des armes et d’autres du chocolat.
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 259.
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02/07/2024
Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia
Le colza dont le jaune agace les dents et qu’on rangerait du côté du citron plutôt que de celui de l’huile.
Innombrables sont les choses qui ne ressemblent pas à ce qu’elles sont (une feuille, par exemple, que rien ne révèle poumon, un avion qu’on dirait trop lourd pour imiter l’oiseau, un ordinateur que rien n’indique cerveau) et nombreuses celles qui ont un aspect trompeur (l’ours à l’air bonasse, le serpent corde sur le sol, le poisson dont les ouïes ne sont pas des oreilles, la lune disque haut suspendu, l’arbre fantôme, le mort homme endormi)
Ne pas brouiller les cartes mais tailler dans le vif, ne pas biaiser mais prendre l’équivoque par les cornes ou la trancher comme un nœud gordien, voilà ce qui est peut-être l’ABC de la poésie.
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 121.
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01/07/2024
Michel Leiris,
Souveraine fuite
Éveil des mains secrètes
aux replis du courage rapide,
cabrée la trajectoire corporelle des urnes,
sens incurvé sur les abîmes.
L’évidence des retraites
agite le frein vagabond.
vaste seuil de couronnes frôlant le total nu.
Michel Leiris, Simulacre (1925), dans Mots sans mémoire,
Gallimard, 1969, p. 23.
7
Entre chien et loup,
quand le pauvre ne sait quelle mouche se pose
ou quelle encre le pique,
l’alphabet s’émancipe.
En route mauvais troupe !
Michel Leiris, Marrons sculptés pour Miró (1956), dans
Mots sans mémoire, Gallimard, 1969, p. 141.
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30/06/2024
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne
Célébration du 9 mai 2022 sur la pelouse devant la maison d’Emily Dickinson
Dans ma vie
ai-je fini par me dire
il y a eu moins de sexe que souhaité :
amoureux morts disparus peu conformes
changés en rivières ou pierres
crapauds lézards cendres outils de jardinage.
Mieux qu’avec des humains ma curiosité s’aiguise,
je me sens comblée et plus complexe
en flirtant
avec des villes.
Me voici revenue
dans la ville qui n’est pas mienne.
Un carrefour, la tombe
d’une femme ravissante monstrueuse spirituelle.
Une autre maison toute pareille.
Surplombant la tombe un faucon bouffe un écureuil.
Que vois-tu de là, faucon ?
Aperçois-tu ma maman ?
— Peu probable, elle n’était pas de celles
qui aiment rester plantées au même endroit.
Que vois-tu de ton grenier
poète exaltée arrogante
éprise des fillettes, des rats, des scarabées, des racines de plantes printanières
Vois-tu ma maman ?
— Bien sûr que non, sourit-elle,
ta maman est devenue faucon, écureuil,
un vers que j’ai biffé trois fois.
La ville qui n’est pas mienne
empeste embaume terrasse
par ses lilas et ses latrines toujours bouchées
par la neige qui n’a cessé de tomber,
elle sent la peau vieillissante de Nonna et celle toute fraîche de Frossia,
elle sent mes larmes honteuses
de gratitude humiliation orgasme pertes tourments.
Chaque ville ne sera plus jamais mienne
D’autant plus forte l’odeur, plus vive la mèche repoussée derrière l’oreille,
plus élargi le regard s’enfuyant on ne sait vers où,
là où la carte s’achève,
où il n’y a rien à voir et ne pas voir
si tu es toi-même — Celui qui s’enfuit.
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne, traduction du russe Henri Abril, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 105.
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29/06/2024
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne
p.p.s.
Dois-je façonner
un petit pot
pour y loger des boyaux
en déloger des vermisseaux
pour la beauté de mon pays
de ma pauvre terre natale
de ma terrible terre natale ?
Tout ce qui s’égosille
tout ce qui s’extasie
je le mêle au corps de glaise
pour le faire couver sous la braise
pour qu’on mange et boive la glaise
alors que moi je mène le jeu.
Moi, je dois brûler en eunuque potelé
sur sa tendre poupée brisée ;
je dois hurler en éclisse céleste
mais sans un bruit, sans mots ;
flâner en songe sur la Fontanka,
marquer d’une plaie sordide
le grand étranger de la Jdanovka,
rêver de pierre tombales…
Puis — secret hors de ma portée —
garder, tel Bachmatchkine,
un pont caduc par une morne nuit…
Peut-être
Peut-être
Peut-être
Être.
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais mienne, traduction du russe Eva Antonniko, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 112.
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27/06/2024
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais la mienne
p.p.s.
Dans un vase, un pot pétri
par moi vaille que vaille
pourrai-je glisser des entrailles
et ayant ôté les vers
de ma si belle terre
de ma malheureuse patrie
de ma terrible patrie ?
Tout ce qui chantait
tout ce qui se pâmait
le glisser dans un corps de glaise
pour que ça roule et couve à l’aise –
pour que d’argile il se nourrisse
sans que mes doigts s’immiscent.
À moi tel un gras eunuque le flamber
au-dessus de la poupée tendre et brisée
de hurler ainsi qu’un pieu céleste
mais sans un mot un son un geste
en songe errer le long de la Fontanka,
avec la klanovka et sa plaie souillée
griffer le granit venu d’ailleurs
— griffer aux tombes des rêves ailés —
Comme un secret dont rien n’affleure,
comme Bachmatchkine la nuit vient veiller
sur un pont vétuste et fragile…
Sans qui vive
Sans qui vive
Sans qui vivre
Vivre
Polina Barskova, Chaque ville ne sera plus jamais la mienne,
traduction du russe Henri Abril, dans La Revue de belles-lettres,
2024-I, p. 113.
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26/06/2024
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière
C’est la faute à la guerre dit la petite fille la faute à la guerre
si le printemps tarde tellement à venir
déjà les cigognes se sont envolées, les cerisiers ont fleuri
c’est la faute à la guerre dit la petite fille
voici deux jours que mon Ouman est dans le brouillard
j’ai si mal à ma ville à mon Ouman si mal
que la douleur suspend son vol comme le halo d’une étoile ou d’une fleur
et alors on la voit dit la petite fille
je marche et je vois dit-elle
c’est la faute à la guerre dit la petite fille et le vent fait voler les cendres de la vie des gens
ici le vent emporte les cendres de la vie des gens partout
au lieu des fleurs ailleurs
à présent les gens là-haut et les cerisiers là-haut
se sont envolés ont fleuri
la petite file dit qu’il n’y a presque plus de temps c’est la faute à la guerre
dans le brouillard la guerre va plus vite que le temps plus vite que deux jours
et c’est bizarre que le printemps tarde tellement à venir
Marianna Kiyanovska, Partager la lumière, traduction de l’ukrainien Iryna Dmytrychyn, dans La Revue de belles-lettres, 2024-I, p. 121.
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24/06/2024
André Frénaud, La Sainte Face
Les années et les jours ne s’endorment pas !
Quelle action violente quand me traversent
les frondaisons resplendissantes de l’avenir.
Ô fragiles et qui ne chantez pas encore !
Là-bas, rien que les cris des koulaks dépossédés,
rien que par l’épée et les menaces, les chantiers ;
et la peur énorme comme l’Oural même ;
et l’ennemi mûrit dans notre sein après notre victoire,
et je ne sais pas s’il est celui-ci ou celui-là.
André Frénaud, La Sainte Face,
Poésie/Gallimard, 1985, p. 101.
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23/06/2024
André Frénaud, La Sainte Face
Qui ?
Qui l’atteindra ?
L’amour ardu.
Qui l’improvise ?
La tentation.
Qui l’a trompé ?
L’acolyte inspiré.
Qui lui fait piège ?
L’autre de soi.
Qui le défie ?
Le néant ombrageux.
Qui l’intronise ?
Un vent qui va.
André Frénaud, La Sainte Face,
Poésie/Gallimard, 1985, p. 201.
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