24/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, II
Au fond de chacun de ceux qui ouvrent la bouche, non pas une histoire propre (leur plus privé et profond « ego » n’étant n’étant précisément qu’une catégorie propre à la langue qu’ils utilisent, et sans existence universelle, ni matérielle). De plus, « langue solitaire », individu sans communauté », etc., sont des cercles carrés, des échelles sans échelons) que traduirait une sourde mélopée autistique : mais un tassement, une combinaison temporelle s’un caractère irréversible et dont les éléments sont moins singuliers que leur ordre, leur épaisseur, leur sédimentation.
En ce sens, chaque langue, c’est-à-dire chaque parleur, est incommensurable, sans que tous soient pour autant personnels, ni ne relèvent pourtant d’une unanimité. Il n’y a pas, entre eux, une « unité » de langue qui soit une ressource mise à leur disposition, ni une mesure indiscutable, ni même un élément « national ».
Pascal Quignard, Petits traités, II, Maeght, 1990, p. 16-17.
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23/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, VII
Les vieilles maisons sont des fées. Les vieilles maisons de famille sont invendables parce qu’elles ne sont plus des objets. Les « lèvres velues » disent le sexe féminin. Ridiculement, la moustache au-dessus de la bouche des hommes cherche à les rappeler comme un enfant imite les manies de sa mère.
Pascal Quignard, Petites traités, VII, Maeght ; 1990, p. 75.
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22/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités,VI
Là où est le silence, celui qui se tait, il lui appartient. Le silence entraîne, de la part de celui qui se tient en lui, le défaut de maîtrise. Car lui-même est cette maîtrise. Sans qu’on puisse dire de lui : « Il gît », ou bien « Il pâtit », il est pourtant sujet à une passion.
Il se sait : il ne se saisit pas du silence. De lui le silence ne se saisit pas. Dans le silence il se dessaisit au silence.
Pascal Quignard, Petits traités, VI, Maeghy, 1990, p. 52.
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21/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, V
Il ne nous appartient pas de lire absolument. Nous ne lisons pas dans la connaissance que nous lisons. La si curieuse expérience de la lecture n’appartient qu’aux circonstances qui ont procuré, selon certaines civilisations, selon certains siècles, à certains d’entre nous, 1. Une voix tournée vers son silence, 2. L’usage de l’écriture et des livres pour nous maintenir dans ce désir, et dans l’oubli de ce désir, par la disposition si « autistique » et si curieuse — tournée vers soi, mais un soi hors de soi — de lire. D’être dans la langue seul et en silence.
Pascal Quignard, Petits traités, V, Maeght, 1990, p. 10-11.
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20/04/2024
Pascal Quignard, Petits traités, II
La langue n’est pas liée à la « vie ». Le langage ne répond pas à un besoin. Son usage ne remplit pas une fonction. Le langage dit plus qu’il n’est besoin qu’on dise. Le fait de parler n’est pas un acte nécessaire. Aristote écrivait : la voix est un luxe sans lequel la vie est possible. Tout l’exprimable est sans rapport à ce que suppose la survie d’une espèce — à supposer que l’on ait jamais songé que la survie d’une classe animale suppose l’exprimable.
Luxe, déséquilibre, excès qui les fondent. Qui les entraînent sans qu’une fin les ordonne.
Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Clivage, 1982, p. 15-16.
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19/04/2024
Paul Klee, Paroles sans raison
Rêve
Je trouve ma maison vide,
et tout le vin bu
détournée, la rivière
ma nudité volée, —
effacée l’épitaphe.
Blanc sur blanc.
Paul Klee, Paroles sans raison, traduction
Pierre Alferi, éditions Hourra, 2022, p. 20.
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18/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Armé de la vision des guêpes étroites ;
Qui sucent l’axe de la terre, l’axe de la terre ;
Je pressens tout ce qu’il m’a fallu connaître,
Je m’en souviens par cœur et vainement.
Et je ne dessine pas, ne chante pas,
Ne guide pas l’archet à la voix noire :
Je me contente de boire la vie et j’aime
À envier les guêpes fortes et rusées.
Oh, qu’un jour vienne, n’importe quand,
Où la piqûre de l’air et la chaleur de l’été
M’obligent, une fois franchi soleil et mort,
À entendre l’axe de la terre, l’axe de la terre.
8 février 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 138
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17/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Le poirier a tiré sur moi, le merisier,
De leur force friable, sans jamais me rater.
Les rappes et les étoiles, les étoiles et le feuillage,
Dans quelle floraison le vrai ? quel est ce pouvoir en partage ?
Que ce soit aile ou fleur — blancheur d’air, cela frappe
Contre l’air, assommé par la massue des grappes.
Et de ce parfum double la farouche suavité
Bataille, se prolonge, mélangée, fragmentée.
4 mai 1937, Voronèje
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 140.
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16/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
On s’assiéra dans la cuisine tous les deux,
La lampe à pétrole sentira un peu.
Un couteau affûté, une miche de pain…
Gonfle à bloc le primus, si tu veux bien,
Ou ramasse encore de la ficelle pour
Mieux fermer le cabas avant le jour,
Lorsque nous voudrons aller à la gare,
Là où l’on peut échapper aux regards.
Janvier 1931, Leningrad
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 86.
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15/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Ce soir-là, l’ogivale forêt de l’orgue se taisait.
On nous chantait Schubert — notre berceau natal.
Le moulin murmurait, et dans les chants en rafales
L’ivresse aux yeux bleus de la musique riait.
C’était le monde du vieux lied, brun et vert,
Mais simplement jeune éternellement,
Où le roi des aulnes secoue dans sa folle colère
Des tilleuls rossignols les feuillages grondants.
Et la force effrayante du retour de nuit,
Et cette chanson sauvage comme un vin noir,
C’était ce double, ce fantôme vide,
Son regard de fou derrière la vitre froide !
1917
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 38.
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14/04/2024
Ossip Mandelstam, Simple promesse
Il est vain de rien dire,
Il est vain d’enseigner personne :
Elle est assez triste et bonne,
L’âme animale, obscure.
Elle ne veut pas enseigner,
Ne sait en dire davantage,
C’est un jeune dauphin qui nage
Sur les abîmes argentés.
1909
Ossip Mandelstam, Simple promesse
(choix 1908-1937), traduction P. Jaccottet,
L.Martinez, J-C/ Schneider, La Dogana, p. 13.
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13/04/2024
Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores
Il n’y a pas de grenouilles
dans ce vaste ciel
pas de messages
Il n’y a pas de ciel dans ce cerveau
pas de mots
Il n’y a pas de cerveau
dans ce corps
pas de lien.
Les collines sont sèches
l’or ne fait pas pousser
l’herbe
lions et éléphants
sont morts
Y a-t-il déjà longtemps
que ma mémoire
est terre brûlée ?
La sècheresse
est dans l’esprit
et sur le sol
(…)
Etel Adnan, Je suis un volcan criblé de météores,
Traduction de l’anglais, Poésie/Gallimard,
2023, p. 323.
12/04/2024
Monique Laederach, Mots sur le bord de l'être
Tous ceux que je porte
au fond de moi,
leurs visages immuables,
immuablement vivants,
et leurs voix,
leurs mots —
Ce sont leurs yeux avec les miens
qui se jettent
sur les toits pour les
degrés d’angle et de chute
jusqu’à l’eau bleue du soir :
un fil ténu, vibrant comme la corde d’un violon,
dont le murmure obstinément,
demeure suspendu
comme toujours
à l’arche allègre de mon sang
vif.
Monique Laederach, Mots sur le bord d’être, dans
La revue de belles-lettres, 2023, 2, p. 51.
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11/04/2024
Monique Laederach, Mots sur le bord de l'être
Quand parlerai-je encore avec amour
alors qu’il flotte comme une sorte de guirlande sucrée
entre la peau et la veille ?
Langue à moitié de musée, striée de rêves obsolètes —
et c’est vrai son piédestal même
n’était qu’erreur et poudre
aux yeux !
Ah ! Laisse ! Oublie !
L’ancien amour non plus
ne réchaufferait mes poignets.
Et maintenant je ferme les yeux
sur son nom,
j’attends seulement
la douceur d’une peau,
d’un souffle,
d’un appel tiède
sur ma nuit.
Et mon noyau resserré
ferait fleur à la bouche
qui me l’offre.
Monique Laederach, Mots sur le bord de l’être, dans
La Revue de belles-lettres, 2023-2, p. 57.
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10/04/2024
Monique Laederach, Cette absolue liberté de parole
Est-ce que j’aime encore ?
Je bouge à peine dans les fils ténus
de ma propre mante,
rongée par les dents de l’oubli,
mensongère assurément — mais qui, encore,
pourrait m’en assigner, qui m’offrirait davantage ?
On disparaît. On n’est plus femme,
juste ce fantôme aux cartes de crédit,
celle qui occupe, ne devrait pas,
un siège dans l’autobus.
Et cette image dedans
de la jeune femme qu’on est encore.
Monique Laederach, Cette absolue liberté de paroles,
dans La Revue de belles-lettres, 2023-2, p. 19.
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