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30/09/2019

Pascal Quignard, Mourir de penser

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   La pensée que je ne veux pas dire est le fond de ma pensée. Et cette pensée, le corps la recèle, ego l’ignore. C’est ainsi que la détresse natale ou le trauma qui la revivifie déploient à chaque fois une étrange rumination pathogène qui n’est pas arrivée à se transformer en souvenir ni en signification. Une hypermnésie mystérieuse s’est entravée, qui n’est pas sans images, mais qui est sans narration. Il s’agit vraiment d’un disque rayé en ceci que le motif (le cauchemar, la lésion, le moment incompréhensible) se répète à l’identique, frappe à la porte, sans que rien permette d’ouvrir. Il n’y a pas de mot de passe pour le sans langage — pour l’enfance.

 

Pascal Quignard, Mourir de penser, Folio / Gallimard, 2015, p. 176.

29/09/2019

Paul Éluard, Médieuses

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Au premier mot limpide

 

Au premier mot limpide

 Au premier rire de ta chair

La route épaisse disparaît

Tout recommence

 

La fleur timide la fleur sans air du ciel nocturne

Des mains voilées de maladresse

Des mains d’enfant

 

Des yeux levés vers ton visage et c’est le jour sur terre

La première jeunesse close

Le seul plaisir

 

Foyer de terre foyer d’odeurs et de rosée

Sans âge sans saisons sans liens

 

L’oubli sans ombre.

 

Paul Éluard, Médieuses, dans Œuvres complètes, I, Pléiade / Gallimard, 1968, p. 911.

28/09/2019

Camille Loivier, Une voix qui mue : recension

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Une voix qui mue est le premier d’une nouvelle série de plaquettes et de livres des éditions Potentille : une couverture différente avec un rabat dans lequel les pages sont insérées et avec une nouvelle vignette. Camille Loivier a déjà publié aux mêmes éditions Joubarbe (2015) ; elle enseigne la littérature de langue chinoise et la traduit — récemment un livre de Hong-Ya Yan, écrivain et réalisateur taïwanais (Le passe muraille, 2018). Son long poème est consacré à la difficulté d’être dans une langue, c’est-à-dire de construire sa relation au monde — peut-être à être soi avec les autres.

Le poème s’ouvre comme un aparté, avec des vers entre parenthèses qui portent sur le désir d’un lieu, de sa nécessité pour vivre ; le rejoindre, c’est retrouver « derrière (…) la rupture / ce qui lie ». Qu’est-ce que le lieu peut apporter ? ce qui est essentiel pour l’identité de la narratrice, la « trace de soi », au point que l’on puisse y vivre sans craindre sa nudité. Ce lieu est nommé plus loin, il s’agit de Taipei, capitale de Taïwan, et il est désigné par « bercail », où, explicitement (sens de "bercail"), elle dit être « comme dans [s]a ville natale » — « c’est donc [s]a ville natale » —, et, fortement, « née une seconde fois », et « j’y suis née ». Vivre à Taipei, c’est connaître la plénitude, toutes fissures de la vie éloignées, et cette certitude d’un accomplissement est restitué dans quelques vers où la seconde naissance dans la ville s’apparente à la fois à la présence du corps dans le ventre maternel et à sa sortie dans le monde. L’ensemble de vers débute par « naître ; » et est immédiatement suivi par « retourner à la chaleur moite et poisseuse » et, plus avant, « on est à l’intérieur d’une serre chaude », puis

        soudain on est libre, amphibie
        on respire dans l’eau, on est là
        dans le monde partie rattachée
        au reste
        on n’est plus séparée

Cet attachement à la ville chinoise ne peut être dissocié de la langue de Taipei, de Taïwan. Camille Loivier précise que la langue maternelle, celle de Nankin, qui « remonte » et diffère de la langue commune, a été perçue comme une sorte de « patois » et que le changement de langue, à Taipei, a été senti comme une mue de la voix. La langue chinoise, lors de son apprentissage, a été éprouvée comme « une langue / qui ne se parle pas », donc qui ne nécessitait pas d’interlocuteur. Langue pour soi, qu’il n’est pas indispensable de parler, sinon « à soi-même à voix basse ». S’il y a « silence des mots » pour qui la pratique, la langue, alors, conduit à une « complète solitude », ce qui ne semblait pas gêner la narratrice. Le bouleversement semble être survenu quand la langue chinoise a été parlée autrement, ce qui a permis la mue, la transformation ; alors, la langue peut être parlée, et non plus dans la solitude, et est « entendue (…) / telle qu’elle devait me délivrer » : il n’y a plus simplement des signes écrits mais la possibilité d’un tu, d’échanges. Le sentiment d’avoir découvert sa voix (et, évidemment, une voie) est tel que, chaque année, revenir à Taïwan, est à la fois « naître et mourir », perte d’une langue et (re)naissance d’une autre. Sans qu’il y ait croisement de l’une et l’autre, d’où peut-être toujours un manque.

Une voix qui mue, seul texte de Camille Loivier, sauf erreur, qui présente des éléments biographiques, évoque l’enfance où l’« on vit au ralenti » et où se décide pour longtemps une relation à la langue, aux langues, relation au fondement ensuite de ce qu’est le je-tu : rupture du silence, apprentissage du monde. Dans La rivière aux amoures, Camille Loivier écrit, « A-t-on vraiment envie de devenir adulte ? », elle répond sans ambiguïté dans Une voix qui mue, oui, en sachant qu’il faut parfois accepter de perdre ce qu’on pensait être indispensable pour mieux, beaucoup mieux, le retrouver. `

Camille Loivier, Une voix qui mue, éditions Potentille, 2019, 32 p., 7 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 août 2019.

 

27/09/2019

Georges Perec, Espèces d'espaces

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   Que peut-on connaître du monde ? De notre naissance à notre mort, quelle quantité d’espace notre regard peut-il espérer balayer ? Combien de centimètres carrés de ma planète Terre nos semelles auront-elles touchés ?

   Parcourir le monde, le sillonner en tous sens, ce ne sera jamais que connaître quelques ares, quelques arpents : minuscules incursions dans  des vestiges désincarnés, frissons d’aventure, quêtes improbables figées dans un brouillard doucereux dont quelques détails nous resteront en mémoire : au-delà de ces gares et de ces routes, et des pistes scintillantes des aéroports, et de ces bandes étroites de  terrain qu’un train de nuit lancé à grande vitesse illumine un court instant, au-delà des panoramas trop longtemps attendus et trop tard découverts, et des entassements de  pierres et des entassements d’œuvres d’art, ce seront peut-être trois enfants courant sur une route toute blanche, ou bien un petite maison à la sortie d’Avignon, avec une porte de bois à claire-voie jadis peinte en vert, la découpe en silhouette des arbres  au sommet d’une colline des environs de Sarrebruck, quatre obèses hilares à la terrasse d’un café dans les environs de Naples, la grand-rue de Brionne, dans l’Eure, deux jours avant Noël, vers six heures du soir,, la fraîcheur d’une galerie couverte dans le souk de Sfax, un minuscule barrage en travers d’un loch écossais, une route en lacets près de Corvol l’Orgueilleux...

 

 Georges Perec, Espèces d’espaces, dans Œuvres, I, Pléiade / Gallimard, 2017, p. 628-629.

26/09/2019

Erika Burkart (1922-2010), Message secret

 

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Le poème

 

Noté, corrigé, écarté.

Oublié, remémoré,

repris à zéro.

 

Envoyé à regret ; message secret,

ils n’en ont pas la clé.

 

Voix cherchant un dialogue

dans le temps proche et lointain,

et qui ne s’enlise pas dans la mort.

 

Le poème. Strate

cachée dans l’écriture

et dans la langue où courent

des filons.

 

Secret

 

Nous les hôtes chagrins de la terre

que nous épuisons

qui nous épuise.

 

Baie noire

ma vie s’est ratatinée,

amère,

se cache dans l’espoir

que l’Oiseau Noir

ne la trouvera pas.

 

Erika Burkart, Message secret, traduction

de l’allemand par Marion Graf, dans

la revue de belles-lettres, 2019, I, p. 13, 17.

25/09/2019

Julien Bosc, Je n'ai pas le droit d'en parler

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

De tant devoir me perdre, voyez : j’ai tiré un trait sur ma voix. Pour cette raison, ce soir, j’aimerais que quelqu’un me parle, me raconte une histoire, vraie ou fausse, cruelle ou tendre, de cape et d’épée ou de compagnon maçon, n’importe, mais à voix haute, que j’en entende au moins une. Et sinon une histoire : un mot, d’une langue vivante ou morte , une injure ou un reproche, sans souci de ma vanité, je les mérite tous ; un cri, sans qu’il me fût ensuite fait grief d’avoir cogné , un sanglot, s’il est un obstacle pour l’écho. Ou comme il vous plaira. Je ne suis pas difficile. Cependant pitié ! pas le vent, pas le bruit des vagues, pas la chute des pierres, pas le grillon ou la pie. Rien qui ne soit pas ta voix.

 

Julien Bosc, Je n’ai pas le droit d’en parler, Atelier La Feugraie, 2008, p. 22-23.

© Photo Chantal Tanet

24/09/2019

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils

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En hommage à Julien Bosc, décédé le 24 septembre 2018

 

(...)

— Puis-je vous faire le récit d’un rêve ?

— D’un rêve ?

— Disons cela comme ça

— Oui

 

— J’étais assis, au bas de ce mur, mais un autre lui faisait pendant de telle sorte que j’étais dans un couloir... Je ne sais où le rêve avait commencé, je n’ai que la mémoire parcellaire de ce qui m’en reste, aussi ne puis-je pas vous dire qui ou quoi m’avait projeté dans ce couloir, si même on m’y avait projeté... J’y étais, seul, ni bien ni mal — il s’agissait d’autre chose... —, je ne pensais à rien de particulier mais confusément à tout lorsque soudain des chiens, je crois deux, oui deux chiens m’ont sauté à la figure, je veux dire au visage... Faible comme je l’étais après le trajet qu’on m’avait fait souffrir, je ne pus me défendre, vous vous en doutez. Et, en aurais-je eu la force, qu’aurais-je pu faire contre ces chiens dressés pour la haine ?... Je vous épargne les détails — à vous de même qu’à moi... je ne veux plus m’en souvenir... je dois m’en souvenir... je ne sais pas — mais j’eus le visage dévoré. Mon corps, non ! mes mains, non ! ma tête, non ! Ils n’avaient dévoré que mon visage. Mon visage et mon nom. Et je n’étais pas mort, pas même blessé.

 

Julien Bosc, De la poussière sur vos cils, éditons la tête à l’envers, 2015, p. 22-23. © Photo Tristan Hordé

23/09/2019

Georges Perros, Papiers collés

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L’homme s’appartient quand il ne se compare plus à aucun homme.

La discipline, c’est d’aimer ce qu’on aime.

Écrire c’est renoncer au monde en implorant le monde de ne pas renoncer à nous.

L’amythié.

Le drame de la vie c’est qu’il peut ne rien s’y passer.

Georges Perros, Papiers collés, Gallimard, 1960, p. 63, 65, 67, 100, 104.

22/09/2019

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre

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La poésie danoise est quasiment inconnue en France, si l’on excepte pour la période contemporaine un livre de Henrik Nordtbrandt (Ponts des rêves, Circé, 2003) et Pia Tafdrup dont Janine et Karl Poulsen ont aussi traduit Les chevaux de Tarkovski (éditions Unes, 2015) et, plus ancienne et épuisée, l’Anthologie de la poésie danoise contemporaine (Gallimard, 1975), qui rassemble les poèmes publiés de 1920 à 1970 d’une quarantaine d’écrivains. Le soleil de la salamandre est le second livre de Pia Tafdrup. Il n’est pas nécessaire de lire le danois pour apprécier les traductions de Janine Poulsen (traductrice par ailleurs d’Inger Christensen). Dans Le soleil de la salamandre quelques moments d’une vie sont retenus et privilégiées les relations avec l’extérieur. D’où pour commencer une série de découvertes.

Mais avant les découvertes, une ouverture : « D’abord c’est la joie », le moment de la naissance où la narratrice dit être « passée en fraude par-delà les frontières / à travers un tunnel étroit ». La joie, c’est celle d’être là, sur terre, d’apprécier la lumière, l’ombre, les voix, le jardin, avant de connaître ce qui est au dehors de la famille ; alors dans « la rencontre du monde », viendront le chagrin, la colère. Conclusion d’un parcours sans doute, « La vie est la mort qui arrive / mais d’abord c’est la joie », et les derniers mots du livre répètent cette leçon, la vie « reflète les rayons du soleil ».

"Découverte" est le titre du second poème, qui relate les premiers apprentissages, pendant lesquels la dépendance est totale, ce qui est restitué par l’absence de phrase avec verbe conjugué : des adjectifs, des groupes nominaux, des verbes à l’infinitif, « Des heures dans le landau. Seule. Voir la cuillère arriver. La saisir (…) ».  Puis viennent les actions dans le parc et la conquête de l’autonomie : « Marteler fort les cubes contre les barreaux. Lancer les cubes. Encore par-dessus. Le museau du chien. Ouah… Fourrer les doigts dans son museau. (…) ». Suivent l’histoire du frère mort à la naissance et ce que cette disparition provoque, la lente connaissance de l’extérieur qui passe par « Le nom des choses, progressivement plus de mémoire, / le nom des animaux et des gens / quelqu’un dit tu et Pia/ dit Monica, le nom de ma sœur. / Le nom que mon frère aurait dû avoir, / personne ne le dit. ».  Ces éléments parmi d’autres constituent l’apprentissage des choses du monde et de la langue, « avant que le je devienne je. »

 Le sujet ne devient tel qu’avec l’acceptation de son visage et de son corps, épreuve fondamentale qui se vit difficilement ; ce n’est pas le miroir qui compte alors, mais le regard de l’Autre, et c’est pourquoi Pia Tafdrup écrit, « Je suis quelconque, j’attends sans fin / dans le secret ». Il faut l’éloignement de la famille, un été à Bornemouth pour des études de littérature anglaise et une soirée dans une discothèque pour que « le corps change de vitesse (…)  /s’autorise le saut / dans une danse salvatrice » : soirée sur une « planète étrangère » dans laquelle « le monde est réel ». Retour en arrière. Un jour, les parents absents, alors qu’elle est confiée à une jeune fille — qui doit lui lire Blanche Neige—, un garçon de ferme arrive et, après quelques caresses, le couple fait l’amour. Cette découverte, Pia Tafdrup en rétablit la violence en rappelant qu’elle a entendu sa gardienne : « elle pousse des cris / émet des sons que je n’aurais jamais cru venir / d’un être humain ». Mais surtout la fillette, oubliée au pied du lit des ébats, est devenue malgré elle voyeuse, ce que traduit la répétition de « je vois », « je les vois », opposée à la mention unique concernant la jeune fille, « elle ne voit plus ». La fillette jouait avec un bateau et les derniers mots de cette "Ode à Freud" indiquent qu’elle a compris le sens de la scène, « je vois et vois. Et vogue ». On rapprochera ce poème d’un autre autour de la découverte du corps, précisément de sa « partie inférieure », qui n’a « pas de nom », contrairement au visage, aux bras, etc. ; signe d’une éducation puritaine, cette partie du corps « relève / de la fable — ou d’un temps mythique ». Elle est découverte grâce à un miroir offert par la marraine (non par la mère), et, alors, « c’est un labyrinthe vertigineux et joyeux ». 

Ce n’est que plus tard, après les discussions et débats sans fin sur la nécessité de changer la société, l’essai de quelques drogues, l’installation dans un logement loin des parents pour étudier, les lectures sans frein, l’écriture de poèmes, soit le temps passé à vivre avec les autres et à apprendre qu’elle sait ce que je signifie et engage pour elle, « Personne ne pourra me dicter / ce qui est le mieux pour moi ». Elle sait, dans la vie avec son mari, qu’ « atteindre une mémoire partagée / sans se perdre soi-même » ne peut exister que dans un poème et que le je et le tu ne peuvent se maintenir comme tels qu’à la condition d’accepter leur différence :

 

                  Deux qui s’enlacent

                       ne vivent pas seulement

                                               de la pesanteur des baisers

                       De mon moi je ne vois pas dans le tien

                       et de ton lieu, tu ne vois pas en moi,

                       c’est ça que nous avons en commun,

                       la seule chose que nous avons en commun.

 

La vie de Pia Tafdrup n’est pas, loin de là, limitée à la conquête de son identité et à la famille. La nécessité de transformer la société, de sortir du chaos qu’est le monde contemporain est bien présente dans les poèmes. La guerre des Malouines (1982), les « guerres lointaines » et « les accents de frayeur / identiques dans toutes les langues », disent l’impuissance de l’individu isolé pour changer les choses du monde, mais Pia Tafdrup a aussi connu la chute du mur de Berlin et le discours de Heiner Müller (1989), aussi pense-t-elle que, trop lentement sans doute, « une société passe en dessous, une autre se lève ». Les changements ne sont que rarement à l’échelle individuelle et, faute de pouvoir les connaître selon ses désirs, reste à vivre en sachant que « le sable, l’eau et le ciel existent » : « bonheur mélancolique » qui n’exclut pas les inquiétudes. Reste le rêve de la salamandre : « de prêter à tous sa lumière ».

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre, traduction du danois Janine Poulsen, éditions Unes, 2019 
112 p., 19 €. Cette note a été publiée par Sitaudis le 26 août 2019.   

 

 

 

 

 

 

 Le commentaire de sitaudis.fr

traduction du danois Janine Poulsen 
éditions Unes, 2019 
112 p. 
19 €  

 

21/09/2019

Ambrose Bierce, Épigrammes

 

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Il n’y a jamais eu de génie qu’on n’ait pas pris pour un imbécile jusqu’à ce qu’il se dévoile ; alors que c’est uniquement à ce moment-là que c’est un imbécile.

Une patte de lapin peut vous porter chance, mais elle ne l’a pas portée au lapin.

Des deux types de folie passagère, l’une s’achève dans le suicide, l’autre dans le mariage.

Ce qu’une femme admire le plus chez un homme c’est qu’il se distingue des autres hommes. Ce qu’un homme admire le plus chez une femme c’est la dévotion qu’elle lui témoigne.

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 9, 14, 15, 17

20/09/2019

Zola, J'accuse

Le 19 septembre 1899, le capitaine Alfred Dreyfus était gracié. La lettre de Zola au  président de la République, qui joua un grand rôle dans l'"affaire Dreyfus", a été publiée dans l'Aurore le 18 janvier 1898.

 

Lettre à M. Félix Faure,

Président de la République

Monsieur le Président,

Me permettez-vous, dans ma gratitude pour le bienveillant accueil que vous m’avez fait un jour, d’avoir le souci de votre juste gloire et de vous dire que votre étoile, si heureuse jusqu’ici, est menacée de la plus honteuse, de la plus ineffaçable des taches ?

Vous êtes sorti sain et sauf des basses calomnies, vous avez conquis les cœurs. Vous apparaissez rayonnant dans l’apothéose de cette fête patriotique que l’alliance russe a été pour la France, et vous vous préparez à présider au solennel triomphe de notre Exposition Universelle, qui couronnera notre grand siècle de travail, de vérité et de liberté. Mais quelle tache de boue sur votre nom — j’allais dire sur votre règne — que cette abominable affaire Dreyfus ! Un conseil de guerre vient, par ordre, d’oser acquitter un Esterhazy, soufflet suprême à toute vérité, à toute justice. Et c’est fini, la France a sur la joue cette souillure, l’histoire écrira que c’est sous votre présidence qu’un tel crime social a pu être commis. 

Puisqu’ils ont osé, j’oserai aussi, moi. La vérité, je la dirai, car j’ai promis de la dire, si la justice, régulièrement saisie, ne la faisait pas, pleine et entière. Mon devoir est de parler, je ne veux pas être complice. Mes nuits seraient hantées par le spectre de l’innocent qui expie là-bas, dans la plus affreuse des tortures, un crime qu’il n’a pas commis.

Et c’est à vous, monsieur le Président, que je la crierai, cette vérité, de toute la force de ma révolte d’honnête homme. Pour votre honneur, je suis convaincu que vous l’ignorez. Et à qui donc dénoncerai-je la tourbe malfaisante des vrais coupables, si ce n’est à vous, le premier magistrat du pays ?

La vérité d’abord sur le procès et sur la condamnation de Dreyfus.

Un homme néfaste a tout mené, a tout fait, c’est le lieutenant-colonel du Paty de Clam, alors simple commandant. Il est l’affaire Dreyfus tout entière ; on ne la connaîtra que lorsqu’une enquête loyale aura établi nettement ses actes et ses responsabilités. Il apparaît comme l’esprit le plus fumeux, le plus compliqué, hanté d’intrigues romanesques, se complaisant aux moyens des romans-feuilletons, les papiers volés, les lettres anonymes, les rendez-vous dans les endroits déserts, les femmes mystérieuses qui colportent, de nuit, des preuves accablantes. C’est lui qui imagina de dicter le bordereau à Dreyfus ; c’est lui qui rêva de l’étudier dans une pièce entièrement revêtue de glaces ; c’est lui que le commandant Forzinetti nous représente armé d’une lanterne sourde, voulant se faire introduire près de l’accusé endormi, pour projeter sur son visage un brusque flot de lumière et surprendre ainsi son crime, dans l’émoi du réveil. Et je n’ai pas à tout dire, qu’on cherche, on trouvera. Je déclare simplement que le commandant du Paty de Clam, chargé d’instruire l’affaire Dreyfus, comme officier judiciaire, est, dans l’ordre des dates et des responsabilités, le premier coupable de l’effroyable erreur judiciaire qui a été commise.

Le bordereau était depuis quelque temps déjà entre les mains du colonel Sandherr, directeur du bureau des renseignements, mort depuis de paralysie générale. Des « fuites » avaient lieu, des papiers disparaissaient, comme il en disparaît aujourd’hui encore ; et l’auteur du bordereau était recherché, lorsqu’un a priori se fit peu à peu que cet auteur ne pouvait être qu’un officier de l’état-major, et un officier d’artillerie : double erreur manifeste, qui montre avec quel esprit superficiel on avait étudié ce bordereau, car un examen raisonné démontre qu’il ne pouvait s’agir que d’un officier de troupe. On cherchait donc dans la maison, on examinait les écritures, c’était comme une affaire de famille, un traître à surprendre dans les bureaux mêmes, pour l’en expulser. Et, sans que je veuille refaire ici une histoire connue en partie, le commandant du Paty de Clam entre en scène, dès qu’un premier soupçon tombe sur Dreyfus. À partir de ce moment, c’est lui qui a inventé Dreyfus, l’affaire devient son affaire, il se fait fort de confondre le traître, de l’amener à des aveux complets. Il y a bien le ministre de la Guerre, le général Mercier, dont l’intelligence semble médiocre ; il y a bien le chef de l’état-major, le général de Boisdeffre, qui paraît avoir cédé à sa passion cléricale, et le sous-chef de l’état-major, le général Gonse, dont la conscience a pu s’accommoder de beaucoup de choses. Mais, au fond, il n’y a d’abord que le commandant du Paty de Clam, qui les mène tous, qui les hypnotise, car il s’occupe aussi de spiritisme, d’occultisme, il converse avec les esprits. On ne saurait concevoir les expériences auxquelles il a soumis le malheureux Dreyfus, les pièges dans lesquels il a voulu le faire tomber, les enquêtes folles, les imaginations monstrueuses, toute une démence torturante. 

Ah ! cette première affaire, elle est un cauchemar, pour qui la connaît dans ses détails vrais ! Le commandant du Paty de Clam arrête Dreyfus, le met au secret. Il court chez madame Dreyfus, la terrorise, lui dit que, si elle parle, son mari est perdu. Pendant ce temps, le malheureux s’arrachait la chair, hurlait son innocence. Et l’instruction a été faite ainsi, comme dans une chronique du XVe siècle, au milieu du mystère, avec une complication d’expédients farouches, tout cela basé sur une seule charge enfantine, ce bordereau imbécile, qui n’était pas seulement une trahison vulgaire, qui était aussi la plus impudente des escroqueries, car les fameux secrets livrés se trouvaient presque tous sans valeur. Si j’insiste, c’est que l’œuf est ici, d’où va sortir plus tard le vrai crime, l’épouvantable déni de justice dont la France est malade. Je voudrais faire toucher du doigt comment l’erreur judiciaire a pu être possible, comment elle est née des machinations du commandant du Paty de Clam, comment le général Mercier, les généraux de Boisdeffre et Gonse ont pu s’y laisser prendre, engager peu à peu leur responsabilité dans cette erreur, qu’ils ont cru devoir, plus tard, imposer comme la vérité sainte, une vérité qui ne se discute même pas. Au début, il n’y a donc, de leur part, que de l’incurie et de l’inintelligence. Tout au plus, les sent-on céder aux passions religieuses du milieu et aux préjugés de l’esprit de corps. Ils ont laissé faire la sottise. 

Mais voici Dreyfus devant le conseil de guerre. Le huis clos le plus absolu est exigé. Un traître aurait ouvert la frontière à l’ennemi pour conduire l’empereur allemand jusqu’à Notre-Dame, qu’on ne prendrait pas des mesures de silence et de mystère plus étroites. La nation est frappée de stupeur, on chuchote des faits terribles, de ces trahisons monstrueuses qui indignent l’Histoire ; et naturellement la nation s’incline. Il n’y a pas de châtiment assez sévère, elle applaudira à la dégradation publique, elle voudra que le coupable reste sur son rocher d’infamie, dévoré par le remords. Est-ce donc vrai, les choses indicibles, les choses dangereuses, capables de mettre l’Europe en flammes, qu’on a dû enterrer soigneusement derrière ce huis clos ? Non ! il n’y a eu, derrière, que les imaginations romanesques et démentes du commandant du Paty de Clam. Tout cela n’a été fait que pour cacher le plus saugrenu des romans-feuilletons. Et il suffit, pour s’en assurer, d’étudier attentivement l’acte d’accusation, lu devant le conseil de guerre. 

Ah ! le néant de cet acte d’accusation ! Qu’un homme ait pu être condamné sur cet acte, c’est un prodige d’iniquité. Je défie les honnêtes gens de le lire, sans que leur cœur bondisse d’indignation et crie leur révolte, en pensant à l’expiation démesurée, là-bas, à l’île du Diable. Dreyfus sait plusieurs langues, crime ; on n’a trouvé chez lui aucun papier compromettant, crime ; il va parfois dans son pays d’origine, crime ; il est laborieux, il a le souci de tout savoir, crime ; il ne se trouble pas, crime ; il se trouble, crime. Et les naïvetés de rédaction, les formelles assertions dans le vide ! On nous avait parlé de quatorze chefs d’accusation : nous n’en trouvons qu’une seule en fin de compte, celle du bordereau ; et nous apprenons même que les experts n’étaient pas d’accord, qu’un d’eux, M. Gobert, a été bousculé militairement, parce qu’il se permettait de ne pas conclure dans le sens désiré. On parlait aussi de vingt-trois officiers qui étaient venus accabler Dreyfus de leurs témoignages. Nous ignorons encore leurs interrogatoires, mais il est certain que tous ne l’avaient pas chargé ; et il est à remarquer, en outre, que tous appartenaient aux bureaux de la guerre. C’est un procès de famille, on est là entre soi, et il faut s’en souvenir : l’état-major a voulu le procès, l’a jugé, et il vient de le juger une seconde fois.

Donc, il ne restait que le bordereau, sur lequel les experts ne s’étaient pas entendus. On raconte que, dans la chambre du conseil, les juges allaient naturellement acquitter. Et, dès lors, comme l’on comprend l’obstination désespérée avec laquelle, pour justifier la condamnation, on affirme aujourd’hui l’existence d’une pièce secrète, accablante, la pièce qu’on ne peut montrer, qui légitime tout, devant laquelle nous devons nous incliner, le bon Dieu invisible et inconnaissable ! Je la nie, cette pièce, je la nie de toute ma puissance ! Une pièce ridicule, oui, peut-être la pièce où il est question de petites femmes, et où il est parlé d’un certain D… qui devient trop exigeant : quelque mari sans doute trouvant qu’on ne lui payait pas sa femme assez cher. Mais une pièce intéressant la défense nationale, qu’on ne saurait produire sans que la guerre fût déclarée demain, non, non ! C’est un mensonge ! et cela est d’autant plus odieux et cynique qu’ils mentent impunément sans qu’on puisse les en convaincre. Ils ameutent la France, ils se cachent derrière sa légitime émotion, ils ferment les bouches en troublant les cœurs, en pervertissant les esprits. Je ne connais pas de plus grand crime civique.

Voilà donc, monsieur le Président, les faits qui expliquent comment une erreur judiciaire a pu être commise ; et les preuves morales, la situation de fortune de Dreyfus, l’absence de motifs, son continuel cri d’innocence, achèvent de le montrer comme une victime des extraordinaires imaginations du commandant du Paty de Clam, du milieu clérical où il se trouvait, de la chasse aux « sales juifs », qui déshonore notre époque. 

Et nous arrivons à l’affaire Esterhazy. Trois ans se sont passés, beaucoup de consciences restent troublées profondément, s’inquiètent, cherchent, finissent par se convaincre de l’innocence de Dreyfus.

Je ne ferai pas l’historique des doutes, puis de la conviction de M. Scheurer-Kestner. Mais, pendant qu’il fouillait de son côté, il se passait des faits graves à l’état-major même. Le colonel Sandherr était mort, et le lieutenant-colonel Picquart lui avait succédé comme chef du bureau des renseignements. Et c’est à ce titre, dans l’exercice de ses fonctions, que ce dernier eut un jour entre les mains une lettre-télégramme, adressée au commandant Esterhazy, par un agent d’une puissance étrangère. Son devoir strict était d’ouvrir une enquête. La certitude est qu’il n’a jamais agi en dehors de la volonté de ses supérieurs. Il soumit donc ses soupçons à ses supérieurs hiérarchiques, le général Gonse, puis le général de Boisdeffre, puis le général Billot, qui avait succédé au général Mercier comme ministre de la Guerre. Le fameux dossier Picquart, dont il a été tant parlé, n’a jamais été que le dossier Billot, j’entends le dossier fait par un subordonné pour son ministre, le dossier qui doit exister encore au ministère de la Guerre. Les recherches durèrent de mai à septembre 1896, et ce qu’il faut affirmer bien haut, c’est que le général Gonse était convaincu de la culpabilité d’Esterhazy, c’est que le général de Boisdeffre et le général Billot ne mettaient pas en doute que le bordereau ne fût de l’écriture d’Esterhazy. L’enquête du lieutenant-colonel Picquart avait abouti à cette constatation certaine. Mais l’émoi était grand, car la condamnation d’Esterhazy entraînait inévitablement la révision du procès Dreyfus ; et c’était ce que l’état-major ne voulait à aucun prix.

Il dut y avoir là une minute psychologique pleine d’angoisse. Remarquez que le général Billot n’était compromis dans rien, il arrivait tout frais, il pouvait faire la vérité. Il n’osa pas, dans la terreur sans doute de l’opinion publique, certainement aussi dans la crainte de livrer tout l’état-major, le général de Boisdeffre, le général Gonse, sans compter les sous-ordres. Puis, ce ne fut là qu’une minute de combat entre sa conscience et ce qu’il croyait être l’intérêt militaire. Quand cette minute fut passée, il était déjà trop tard. Il s’était engagé, il était compromis. Et, depuis lors, sa responsabilité n’a fait que grandir, il a pris à sa charge le crime des autres, il est aussi coupable que les autres, il est plus coupable qu’eux, car il a été le maître de faire justice, et il n’a rien fait. Comprenez-vous cela ! Voici un an que le général Billot, que les généraux de Boisdeffre et Gonse savent que Dreyfus est innocent, et ils ont gardé pour eux cette effroyable chose ! Et ces gens-là dorment, et ils ont des femmes et des enfants qu’ils aiment !

Le colonel Picquart avait rempli son devoir d’honnête homme. Il insistait auprès de ses supérieurs, au nom de la justice. Il les suppliait même, il leur disait combien leurs délais étaient impolitiques, devant le terrible orage qui s’amoncelait, qui devait éclater, lorsque la vérité serait connue. Ce fut, plus tard, le langage que M. Scheurer-Kestner tint également au général Billot, l’adjurant par patriotisme de prendre en main l’affaire, de ne pas la laisser s’aggraver, au point de devenir un désastre public. Non ! Le crime était commis, l’état-major ne pouvait plus avouer son crime. Et le lieutenant-colonel Picquart fut envoyé en mission, on l’éloigna de plus en plus loin, jusqu’en Tunisie, où l’on voulut même un jour honorer sa bravoure, en le chargeant d’une mission qui l’aurait sûrement fait massacrer, dans les parages où le marquis de Morès a trouvé la mort. Il n’était pas en disgrâce, le général Gonse entretenait avec lui une correspondance amicale. Seulement, il est des secrets qu’il ne fait pas bon d’avoir surpris.

À Paris, la vérité marchait, irrésistible, et l’on sait de quelle façon l’orage attendu éclata. M. Mathieu Dreyfus dénonça le commandant Esterhazy comme le véritable auteur du bordereau, au moment où M. Scheurer-Kestner allait déposer, entre les mains du garde des Sceaux, une demande en révision du procès. Et c’est ici que le commandant Esterhazy paraît. Des témoignages le montrent d’abord affolé, prêt au suicide ou à la fuite. Puis, tout d’un coup, il paye d’audace, il étonne Paris par la violence de son attitude. C’est que du secours lui était venu, il avait reçu une lettre anonyme l’avertissant des menées de ses ennemis, une dame mystérieuse s’était même dérangée de nuit pour lui remettre une pièce volée à l’état-major, qui devait le sauver. Et je ne puis m’empêcher de retrouver là le lieutenant-colonel du Paty de Clam, en reconnaissant les expédients de son imagination fertile. Son œuvre, la culpabilité de Dreyfus, était en péril, et il a voulu sûrement défendre son œuvre. La révision du procès, mais c’était l’écroulement du roman- feuilleton si extravagant, si tragique, dont le dénouement abominable a lieu à l’île du Diable ! C’est ce qu’il ne pouvait permettre. Dès lors, le duel va avoir lieu entre le lieutenant-colonel Picquart et le lieutenant-colonel du Paty de Clam, l’un le visage découvert, l’autre masqué. On les retrouvera prochainement tous deux devant la justice civile. Au fond, c’est toujours l’état-major qui se défend, qui ne veut pas avouer son crime, dont l’abomination grandit d’heure en heure.

On s’est demandé avec stupeur quels étaient les protecteurs du commandant Esterhazy. C’est d’abord, dans l’ombre, le lieutenant-colonel du Paty de Clam qui a tout machiné, qui a tout conduit. Sa main se trahit aux moyens saugrenus. Puis, c’est le général de Boisdeffre, c’est le général Gonse, c’est le général Billot lui-même, qui sont bien obligés de faire acquitter le commandant, puisqu’ils ne peuvent laisser reconnaître l’innocence de Dreyfus, sans que les bureaux de la guerre croulent dans le mépris public. Et le beau résultat de cette situation prodigieuse est que l’honnête homme, là-dedans, le lieutenant-colonel Picquart, qui seul a fait son devoir, va être la victime, celui qu’on bafouera et qu’on punira. Ô justice, quelle affreuse désespérance serre le cœur ! On va jusqu’à dire que c’est lui le faussaire, qu’il a fabriqué la carte-télégramme pour perdre Esterhazy. Mais, grand Dieu ! pourquoi ? dans quel but ? donnez un motif. Est-ce que celui-là aussi est payé par les juifs ? Le joli de l’histoire est qu’il était justement antisémite. Oui ! nous assistons à ce spectacle infâme, des hommes perdus de dettes et de crimes dont on proclame l’innocence, tandis qu’on frappe l’honneur même, un homme à la vie sans tache ! Quand une société en est là, elle tombe en décomposition.

Voilà donc, monsieur le Président, l’affaire Esterhazy : un coupable qu’il s’agissait d’innocenter. Depuis bientôt deux mois, nous pouvons suivre heure par heure la belle besogne. J’abrège, car ce n’est ici, en gros, que le résumé de l’histoire dont les brûlantes pages seront un jour écrites tout au long. Et nous avons donc vu le général de Pellieux, puis le commandant Ravary, conduire une enquête scélérate d’où les coquins sortent transfigurés et les honnêtes gens salis. Puis, on a convoqué le conseil de guerre.

Comment a-t-on pu espérer qu’un conseil de guerre déferait ce qu’un conseil de guerre avait fait ?

Je ne parle même pas du choix toujours possible des juges. L’idée supérieure de discipline, qui est dans le sang de ces soldats, ne suffit-elle à infirmer leur pouvoir d’équité ? Qui dit discipline dit obéissance. Lorsque le ministre de la Guerre, le grand chef, a établi publiquement, aux acclamations de la représentation nationale, l’autorité de la chose jugée, vous voulez qu’un conseil de guerre lui donne un formel démenti ? Hiérarchiquement, cela est impossible. Le général Billot a suggestionné les juges par sa déclaration, et ils ont jugé comme ils doivent aller au feu, sans raisonner. L’opinion préconçue qu’ils ont apportée sur leur siège, est évidemment celle-ci : « Dreyfus a été condamné pour crime de trahison par un conseil de guerre, il est donc coupable ; et nous, conseil de guerre, nous ne pouvons le déclarer innocent ; or nous savons que reconnaître la culpabilité d’Esterhazy, ce serait proclamer l’innocence de Dreyfus. » Rien ne pouvait les faire sortir de là.

Ils ont rendu une sentence inique, qui à jamais pèsera sur nos conseils de guerre, qui entachera désormais de suspicion tous leurs arrêts. Le premier conseil de guerre a pu être inintelligent, le second est forcément criminel. Son excuse, je le répète, est que le chef suprême avait parlé, déclarant la chose jugée inattaquable, sainte et supérieure aux hommes, de sorte que des inférieurs ne pouvaient dire le contraire. On nous parle de l’honneur de l’armée, on veut que nous l’aimions, la respections. Ah ! certes, oui, l’armée qui se lèverait à la première menace, qui défendrait la terre française, elle est tout le peuple, et nous n’avons pour elle que tendresse et respect. Mais il ne s’agit pas d’elle, dont nous voulons justement la dignité, dans notre besoin de justice. Il s’agit du sabre, le maître qu’on nous donnera demain peut-être. Et baiser dévotement la poignée du sabre, le dieu, non !

Je l’ai démontré d’autre part : l’affaire Dreyfus était l’affaire des bureaux de la guerre, un officier de l’état-major, dénoncé par ses camarades de l’état-major, condamné sous la pression des chefs de l’état-major. Encore une fois, il ne peut revenir innocent sans que tout l’état-major soit coupable. Aussi les bureaux, par tous les moyens imaginables, par des campagnes de presse, par des communications, par des influences, n’ont-ils couvert Esterhazy que pour perdre une seconde fois Dreyfus. Quel coup de balai le gouvernement républicain devrait donner dans cette jésuitière, ainsi que les appelle le général Billot lui-même ! Où est-il, le ministère vraiment fort et d’un patriotisme sage, qui osera tout y refondre et tout y renouveler ? Que de gens je connais qui, devant une guerre possible, tremblent d’angoisse, en sachant dans quelles mains est la défense nationale ! Et quel nid de basses intrigues, de commérages et de dilapidations, est devenu cet asile sacré, où se décide le sort de la patrie ! On s’épouvante devant le jour terrible que vient d’y jeter l’affaire Dreyfus, ce sacrifice humain d’un malheureux, d’un « sale juif » ! Ah ! tout ce qui s’est agité là de démence et de sottise, des imaginations folles, des pratiques de basse police, des mœurs d’inquisition et de tyrannie, le bon plaisir de quelques galonnés mettant leurs bottes sur la nation, lui rentrant dans la gorge son cri de vérité et de justice, sous le prétexte menteur et sacrilège de la raison d’État !

Et c’est un crime encore que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment, dans la défaite du droit et de la simple probité. C’est un crime d’avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même l’impudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde entier. C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie jusqu’à la faire délirer. C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction et d’intolérance, en s’abritant derrière l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale des droits de l’homme mourra, si elle n’en est pas guérie. C’est un crime que d’exploiter le patriotisme pour des œuvres de haine, et c’est un crime, enfin, que de faire du sabre le dieu moderne, lorsque toute la science humaine est au travail pour l’œuvre prochaine de vérité et de justice.

Cette vérité, cette justice, que nous avons si passionnément voulues, quelle détresse à les voir ainsi souffletées, plus méconnues et plus obscurcies ! Je me doute de l’écroulement qui doit avoir lieu dans l’âme de M. Scheurer-Kestner, et je crois bien qu’il finira par éprouver un remords, celui de n’avoir pas agi révolutionnairement, le jour de l’interpellation au Sénat, en lâchant tout le paquet, pour tout jeter à bas. Il a été le grand honnête homme, l’homme de sa vie loyale, il a cru que la vérité se suffisait à elle- même, surtout lorsqu’elle lui apparaissait éclatante comme le plein jour. À quoi bon tout bouleverser, puisque bientôt le soleil allait luire ? Et c’est de cette sérénité confiante dont il est si cruellement puni. De même pour le lieutenant-colonel Picquart, qui, par un sentiment de haute dignité, n’a pas voulu publier les lettres du général Gonse. Ces scrupules l’honorent d’autant plus que, pendant qu’il restait respectueux de la discipline, ses supérieurs le faisaient couvrir de boue, instruisaient eux-mêmes son procès, de la façon la plus inattendue et la plus outrageante. Il y a deux victimes, deux braves gens, deux cœurs simples, qui ont laissé faire Dieu, tandis que le diable agissait. Et l’on a même vu, pour le lieutenant-colonel Picquart, cette chose ignoble : un tribunal français, après avoir laissé le rapporteur charger publiquement un témoin, l’accuser de toutes les fautes, a fait le huis clos, lorsque ce témoin a été introduit pour s’expliquer et se défendre. Je dis que ceci est un crime de plus et que ce crime soulèvera la conscience universelle. Décidément, les tribunaux militaires se font une singulière idée de la justice. 

Telle est donc la simple vérité, monsieur le Président, et elle est effroyable, elle restera pour votre présidence une souillure. Je me doute bien que vous n’avez aucun pouvoir en cette affaire, que vous êtes le prisonnier de la Constitution et de votre entourage. Vous n’en avez pas moins un devoir d’homme, auquel vous songerez, et que vous remplirez. Ce n’est pas, d’ailleurs, que je désespère le moins du monde du triomphe. Je le répète avec une certitude plus véhémente : la vérité est en marche et rien ne l’arrêtera. C’est d’aujourd’hui seulement que l’affaire commence, puisque aujourd’hui seulement les positions sont nettes : d’une part, les coupables qui ne veulent pas que la lumière se fasse ; de l’autre, les justiciers qui donneront leur vie pour qu’elle soit faite. Je l’ai dit ailleurs, et je le répète ici : quand on enferme la vérité sous terre, elle s’y amasse, elle y prend une force telle d’explosion, que, le jour où elle éclate, elle fait tout sauter avec elle. On verra bien si l’on ne vient pas de préparer, pour plus tard, le plus retentissant des désastres.

Mais cette lettre est longue, monsieur le Président, et il est temps de conclure.

J’accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d’avoir été l’ouvrier diabolique de l’erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d’avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables.

J’accuse le général Mercier de s’être rendu complice, tout au moins par faiblesse d’esprit, d’une des plus grandes iniquités du siècle.

J’accuse le général Billot d’avoir eu entre les mains les preuves certaines de l’innocence de Dreyfus et de les avoir étouffées, de s’être rendu coupable de ce crime de lèse-humanité et de lèse-justice, dans un but politique et pour sauver l’état-major compromis.

J’accuse le général de Boisdeffre et le général Gonse de s’être rendus complices du même crime, l’un sans doute par passion cléricale, l’autre peut-être par cet esprit de corps qui fait des bureaux de la guerre l’arche sainte, inattaquable.

J’accuse le général de Pellieux et le commandant Ravary d’avoir fait une enquête scélérate, j’entends par là une enquête de la plus monstrueuse partialité, dont nous avons, dans le rapport du second, un impérissable monument de naïve audace.

J’accuse les trois experts en écritures, les sieurs Belhomme, Varinard et Couard, d’avoir fait des rapports mensongers et frauduleux, à moins qu’un examen médical ne les déclare atteints d’une maladie de la vue et du jugement.

J’accuse les bureaux de la guerre d’avoir mené dans la presse, particulièrement dans L’Éclair et dans L’Écho de Paris, une campagne abominable, pour égarer l’opinion et couvrir leur faute.

J’accuse enfin le premier conseil de guerre d’avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j’accuse le second conseil de guerre d’avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d’acquitter sciemment un coupable.

En portant ces accusations, je n’ignore pas que je me mets sous le coup des articles 30 et 31 de la loi sur la presse du 29 juillet 1881, qui punit les délits de diffamation. Et c’est volontairement que je m’expose.

Quant aux gens que j’accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n’ai contre eux ni rancune ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l’acte que j’accomplis ici n’est qu’un moyen révolutionnaire pour hâter l’explosion de la vérité et de la justice.

Je n’ai qu’une passion, celle de la lumière, au nom de l’humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n’est que le cri de mon âme. Qu’on ose donc me traduire en cour d’assises et que l’enquête ait lieu au grand jour !

J’attends.

Veuillez agréer, monsieur le Président, l’assurance de mon profond respect.

 

 

19/09/2019

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu'île

                                                                                                                         michel-deguy_1.jpg

                                        Le vent

 

    Du vent sur le village ! Stères des maisons qui branlent, et les flaques gelées des vitres craquent sous ses pas puissants. Tout est ébauche de fable, et moi de rares poèmes. Sous les yeux dessertis tourne le documentaire.

   Comment être à ce nouveau monde

   Arbre et tête de sang et vent et trous et vides et murmures, l’oreille bat sous le vent du sang.         

   Tête à tête bruissant, deux arbres hagards aux ocelles de vide, grands ossuaires aux mille orbites. Un souffle fait bruire les rets de dendrites.

   Un souffle... il attise une parole.

 

   Le vent, là-bas !

   Un vent qui tente la racine, inventant à l’aveugle l’espace !

   Passant le souffle érige les oreilles

   Il plante au sol l’arbre de ma stupeur et va se ruer sous l’essieu de la nuit.

 

Michel Deguy, Poèmes de la Presqu’île, Gallimard, 1961, p. 18.

18/09/2019

Robert Desnos, Domaine public

   robert desnos,domaine public,au mocassin le verbe,conjugaison

Au mocassin le verbe

 

Tu me suicides, si docilement.

Je te mourrai pourtant un jour.

Je conaîtrons cette femme idéale.

Et justement je neigerai sur sa bouche.

Et je pleuvrai sans doute même si je fais tard, même si je fais beau  temps.

Nous aimez si peu nos yeux

et s’écroulerai cette larme sans

raison bien entendu et sans tristesse.

Sans.

 

Robert Desnos, Domaine public, Gallimard, 1953, p. 83.

17/09/2019

Pierre Reverdy, La lucarne ovale

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En ce temps-là le charbon était devenu

aussi précieux et  rare  que  des pépites

d’or et j’écrivais  dans un  grenier où la

neige, en tombant par les fentes du toit,

devenait bleue.

 

Pierre Reverdy, La  lucarne ovale dans Œuvres

complètes, I, édition É.-A. Hubert, Flammarion,

2010, p. 77.

16/09/2019

Jacques Réda, Derniers prénoms du vers

jacques réda,derniers prénoms du vers,dans catastrophes (revue en ligne),arthur rimbaud

                     Arthur
                     (sursonnet)

Un dimanche, les mains dans les poches, ainsi
Que Cingria l’a vu d’un œil extra-lucide,
Rimbaud rôde à travers Charleville et décide
D’en finir avec tout : il a donné, merci.
Merde au vieux vers latin qui radote et s’oxyde.
Alexandrin n’est plus qu’un pesant proboscide :
Il va vous l’amputer de son pauvre souci
De comptable, et le faire danser, tant de ci
Que de là ; le pousser enfin au suicide.
Puis s’en ira, l’ouvrage fait, toujours ailleurs,
L’abandonnant aux soins d’horribles travailleurs
Désormais sans outil. C’était dans le programme
De la langue : trouver l’acteur assez puissant
Pour incarner le roi tragique d’un tel drame.
Arthur, c’était parfait. Il paya de son sang
Le Graal inaccessible au poète qui brame.

Jacques Réda, Derniers prénoms du vers, dans Catastrophes (revue en ligne), 11 septembre 2019.