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31/08/2019

John Taylor, Le dernier cerisier : recension

John Taylor, Le dernier cerisier, recension


   La quatrième de couverture présente le livre comme une « méditation sur le temps » ; il serait possible de réunir en un fort volume des poèmes autour de ce motif, que l’on se limite au domaine français — ou anglais, puisque John Taylor a écrit dans sa langue, mais rien de convenu dans les trois poèmes (le premier donnant son titre à l’ensemble) qui revisitent heureusement un des fondements du lyrisme.

   Comment vivre le temps ? C’est peut-être dans le second poème, suite de variations sur l’expression À jamais que John Taylor l’exprime le plus nettement. Ce qui a été vécu l’est sans retour — à jamais—, mais chacun peut l’évoquer, le répéter.  Les éléments dispersés du passé apparaissent alors comme un ensemble continu, parce que tout ce qui est derrière soi devient proche grâce à la mémoire et tout autant à l’imagination. Ce sont des paysages qui demeurent présents, ici ceux de la neige de l’enfance avec toutes les sensations qui y demeurent attachées. Avec les lieux de l’enfance revient, très fortement, l’image de la mère ; d’une certaine manière, le temps vécu s’organise à partir d’elle, elle est à la fois la figure du commencement (par « l’accouchement ») et la fin (par « sa mort »).

   La mère est aussi présente dans le premier poème. La représentation du cerisier, arbre présent ou non, réel ou non, ramène vers la mère et vers d’autres horizons, comme la culture japonaise. L’arbre, sans lieu assigné, est perçu comme une sorte de « témoin » de tout ce qui se passe, chargé symboliquement du passé, de tout ce qui n’est plus. Il change au fil des saisons, quelle que soit sa place, tout comme l’homme (« où que tu sois / est ton pays natal ») ; chargé de fruits ou avec ses « branches nues » l’hiver, il est l’image même de ce qui change en restant le même, indépendamment de qui le regarde. C’est bien ainsi que la vie se passe pour l’homme, bien peu de ce qui se vit lui est connu (« tant d’autres choses / qui avaient eu lieu / qui ont lieu / sans toi »). Le cerisier, comme les fruits qu’il porte, comme les souvenirs, comme la reconstruction du passé, a d’abord une existence grâce aux mots, « il s’élève dans ton esprit / sur cette feuille de papier / sur cette page ». Il est élément d’un récit destiné à évoquer le changement des choses du monde.

   C’est ce changement, minuscule mais qui se répète quotidiennement, avec le passage du jour à la nuit, qu’explore le dernier poème. John Taylor se souvient de la lente disparition du jour « au-dessus de la neige » : le temps semble s’arrêter alors qu’il n’est pas, ailleurs, de transition entre lumière et obscurité. Il retient ce qui se passe avec les arbres : ils restent visibles malgré la venue de la nuit et qui les regarde a l’impression qu’ils « portent de la lumière / un sombre et soudain réconfort ». Pendant ce temps, avant que tout devienne immobile, ce qui est encore perçu donne à imaginer ce que sera l’absence, figure ce que peut être aussi la nuit intérieure.

   Ces mouvements de la mémoire et des mots vers le passé sont accompagnés d’aquarelles qu’on penserait aisément être le point de départ de l’écriture, tant les mots paraissent en dire les formes et les couleurs. Pour le premier poème, Caroline François-Rubino propose des silhouettes du cerisier, l’une, grise, emplit la page, d’autres sont disposées à des places différentes, plus ou moins en retrait, jusqu’à n’être plus qu’une branche, puis une ombre. Les autres poèmes excluaient toute représentation nette, et dans les nombreuses images bleues ou grises, on imagine des paysages resurgis du passé, la nuit qui approche. L’association du peintre et de l’écrivain aboutit à une méditation réussie sur le temps, chacun à sa manière mettant en relief une des caractéristiques du lyrisme, la répétition.

 

John Taylor, Le dernier cerisier, aquarelles de Caroline François-Rubino, Voix d’encre, 2019, np, 19 €. Cette note de lecture a été publiée par Sitaudis le 26 juillet 2019.

 

 

 

 

30/08/2019

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, iconoclaste, effraie, tourment, temps

© photo Florence Trocmé

 

Iconoclaste est un mot auquel il m’est arrivé parfois de trouver quelque séduction, encore que dans mon cas, plutôt que de fureur il faille parler d’indifférence iconoclaste. Je ne détruis pas j’ignore.

Le cri de l’effraie légitime l’insomnie.

Sans doute est-ce à La Fontaine que je dois ma sympathie pour les rats.

Je me rends compte, à présent qu’elle ressurgit intacte, combien le vent furieux qui vient à peine de retomber avait chassé, transitoirement, mon intolérable conscience du temps.

Mes tourments, la plupart du temps, m’interdisent d’accéder à leur origine.

Jean-Luc Sarré, Ainsi les jours, Le bruit du temps, 2014, p. 131, 137, 140, 142, 150.

29/08/2019

Salle capitulaire, Cathédrale saint Lazare, Autun

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Photos Chantal Tanet

28/08/2019

Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres

                  Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres, Valéry et les haricots

                              Valéry et les haricots

 

C’est donc un drap en cuir, si tanné qu’il laisse passer la lumière, et si serré et résistant qu’on peut le tendre au-dessus de tout ce qui est en vie ou qui est mort sans le déchirer : au-dessus d’un squelette disloqué comme d’une rame de haricots, qui pousseront bien sous lui et se développeront et peut-être même fleuriront, tant qu’ils trouvent de la lumière dans leur pot, assez pour couvrir les racines, et un peu d’air qui passe par les pores du cuir. Ce drap blanc jaunâtre, tendu sur des crochets et des baguettes, donne là-bas un contour net, ici — au-dessus de la rame de haricots — quelques courbes irrégulières, ne bouffe nulle part, lisse et en même temps très léger il repose et se laisse porter par les mouvements silencieux, précautionneux des feuilles vivantes, des tiges, des fleurs rouges et blanches.

J’ai voulu dessiner un portrait et n’y suis pas parvenu. Un monsieur assez âgé, frêle et pourtant bien en chair, une chair qui s’efface, avec ses veines minces, sous un uniforme doré, un membre de l’Académie avec une petite épée et un beau chapeau sur le bras. Ce n’est pas réussi, je me suis trop consacré aux haricots, à la rame, une plante martiale — même sous un drap de cuir fin et jaunâtre qui laisse passer la lumière du jour.

 

Johannes Bobrowski, Boehlendorff et quelques autres, traduction de l’allemand Jean-Claude Schneider, La Dogana, 1993, p. 85-86.

 

27/08/2019

Jacques Baron, L'allure poétique, 1924-1973

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         Éphémérides

 

Une semaine de tourterelle

Un lundi en fil de la vierge

Un mardi en écailles de poisson

Un mercredi où l’on mange la tête de veau

Un jeudi dans les ajoncs

Un vendredi inquiet comme un lièvre

Un samedi rêvé pour jouer au chat et à la souris

Et pas de dimanche

pas plus de dimanche que du beurre sur la main

pas de beurre donc pas de  friture

pas de dimanche dans la friture

 

Une semaine perdue

 

Jacques Baron, L’allure poétique, 1924-1973,

Gallimard, 1974, p. 123.

26/08/2019

Cédric Demangeot, Pour personne

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Pourquoi certains poètes sombrent dans le noir. Sinon parce qu’ils sont seuls. Seuls, j’entends non pas comme en leur romantique adolescence mais plus simplement, plus crûment aussi, qu’ils sont seuls à voir trembler la lumière qu’il leur est possible et donné de voir. Seuls dans l’exercice de voir la vie se vivre en eux. Et cette indéfectible solitude, forte d’un pouvoir absorbant au sens mathématique et total, fait s’abattre leur état naturel de grâce en son néant conjoint— néant d’autant plus béant que le mouvement de joie a pu, un instant, tenter de s’appuyer sur lui.

 

Attention quand je parle de lumière. Pas d’illumination, pas d’intervention divine, pas de coup monté. C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière. Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non. Sur ce fil de feu, de poussière. Et sa vivacité dépend de moi.

 

Cédric Demangeot, Pour personne, L’Atelier contemporain, 2019, p. 51.

25/08/2019

Anne Parian, Les Granules bleus : recension

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   Bien peu de lecteurs citadins ont la chance de découvrir une petite limace grise dans leur salade, même étiquetée "bio", quand ils la lavent ou dans leur assiette, seuls ceux qui disposent d’un jardin ou ont un voisin jardinier et généreux, ont ce privilège. La narratrice d’Anne Parian, elle, en trouve des petites et des grosses, orange ou noires, et c’est le rapport qu’elle construit avec elles qui est l’objet de ce récit à la première personne.

   Une entrée en matière très générale évoque des « puissances anonymes » qui interviendraient largement dans la vie de chacun : destructrices, elles seraient plus ou moins visibles. Semblant se comporter en ignorant la présence de la narratrice, l’une d’elles en gâte les jours ; nous n’en saurons pas plus, seulement qu’elle laisse des traces et se multiplie. Le second chapitre est consacré à des animaux — la souris, le rat, le mulot — dont peu de personnes apprécient la présence, à tort selon la narratrice : ils sont en effet susceptibles, parce que mammifères, de « nous rappeler la mère qui peut-être nous allaita » : il faut noter le " peut-être " et apprécier l'humour à propos d'un anthropomorphisme répandu aujourd'hui. Le risque d’être envahi oblige, dit-elle, à les supprimer, en employant des moyens discrets. Elle mentionne la tapette, la glu et des produits chimiques dont certains à action lente permettent à la souris, selon le mode d’emploi « de regagner son nid avant de mourir ». Ce qui suscite un commentaire, « Ce à quoi je ne serais pas insensible non plus. Quel ingrat ne le voudrait pas ? » Le lecteur commence à penser qu’il lit l’histoire de quelque folie ou un récit comme en affectionnait Swift, dont on retrouve le ton neutre, distant, pour parler des faits les plus dérangeants.

Le doute n’est pas levé avec le décalage entre le propos (comment se débarrasser des souris ?) et le contenu d’une note à propos de la tapette : on apprend le nom de son inventeur, James Henry Atkinson, et comment elle fonctionne. D’autres notes viendront au fil du livre ; toutes sont données au mode conditionnel alors que l’on peut vérifier l’exactitude des renseignements qu’elles contiennent, par exemple sur la nature du mucus des limaces que la narratrice préfère désigner par « bave », ce qui rapproche l’animal de l’humain. Le contenu des notes, souvent scientifique1, contraste avec ce que fait ou dit la narratrice, surtout préoccupée par la présence des limaces.

Ce n’est qu’au troisième chapitre que ces animaux apparaissent, introduits par l’usage de « granules bleus »2, apportés par un certain Chales qui réapparaît à la fin du livre, sans que l’on apprenne quoi que ce soit à son propos ; d’autres personnages, apparemment familiers de la narratrice, n’existent que par leur prénom. À partir de là, le récit est entièrement consacré aux limaces : ce sont les variations sur la nécessité de s’en débarrasser qui conduit la narratrice « à écrire pour venir à bout de la confrontation » qu’elle a construite. « Sans limaces plus de texte », et elle note plus loin, « Je ne recule devant rien pour écrire et je les tue plutôt que pas. » On lit souvent qu’écrire serait une manière de lutter contre la mort : ici, c’est en tuant qu’elle est rendue possible…

Les limaces deviennent une obsession et il leur est supposé des intentions, une « tactique » et de la « malignité », la capacité de conceptualiser ; les interrogations à leur sujet relèvent d’une anthropologie, il s’agirait par exemple de comprendre les relations de parenté à l’intérieur d’un groupe, savoir si elles ont du plaisir à glisser. Par ailleurs, la narratrice trouve nécessaire de les apprivoiser, « au moins un peu », par crainte qu’elles viennent à bout d’elle. Cette crainte se manifeste constamment, d’une part parce que les limaces se multiplient sans cesse et pourraient revenir venger celles qui ont été tuées, d’autre part, écrit-elle, « elles savent ce que je mange, peuvent venir jusque dans la salade que je leur vole, […] elles ont appris surtout que j’écris à leur propos. » L’idée la traverse d’en élever dans un enclos et d’organiser des courses entre elles, mais il faudrait alors les réunir en les prenant avec des pinces : l’énumération oriente vers l’humour puisqu’il s’agit de pinces à épiler, à linge, à limaces — et de « pinces sans rire ». 

L’essentiel semble pourtant de les supprimer par divers moyens, on peut « les donner aux poules (…), les brûler dans le sens du vent ou encore les plonger dans de l’eau savonneuse ou de l’alcool à friction » ; la narratrice rapporte qu’une dame allemande — atteinte de la maladie d’Alzheimer…, — parcourait son jardin en les coupant au sécateur. Mais cette manière de faire présente des dangers dont la narratrice est consciente : découper une limace en rondelles est possible mais, écrit-elle, « en commençant par l’arrière pour qu’elle ne s’en rende pas compte tout de suite, et alors qu’elle ne me voit pas », susceptible dans ce cas de se changer en bête féroce. Les limaces sont dessinées, classées, empaillées même, cuites, mais elle précise « Je ne les mange pas toujours ». À d’autres moments, la proximité avec l’animal est mise en avant, la narratrice souligne « la beauté de les prendre avec les doigts », remarque que ses doigts ont la même consistance que le corps des limaces, et elle s’adresse à elles (le texte est alors en italique), déçue par l’absence d’échange (« Ce qu’il y a pour moi de plus difficile, c’est leur air de m’ignorer ») alors qu’elle accepte de les voir dans son assiette.

 

Les notations sur les sentiments qu’on peut éprouver en tuant des limaces (« Je ne sais pas si une mère a tué des limaces avant moi, si elle les a pleurées »), la mention insistante du lien entre suppression des limaces et écriture, la présence à plusieurs endroits de jeux linguistiques3, éloignent de mon point de vue "l’histoire d’une folie". Tout comme le choix même des animaux en scène (la souris, la limace), fort éloignés aujourd’hui du quotidien d’un lecteur citadin — d’où le sentiment de gêne de certains à la lecture de certaines descriptions : se débarrasser d’une souris, pourquoi pas, mais discrètement. Récit métaphorique sans doute, mais aussi pour tous ceux qui apprécient l’humour de Swift, auquel Les granules bleus font souvent penser.

 

1 Par exemple, à la suite d’une liste des sortes de limaces (« petite, jaune, orange, grise, rouge, brune, ou plus grande, rose, bleue ou noire »), une note précise que les bleues « se seraient trouvées plutôt dans les Carpates (Bielza coerulans), les roses en Australie ».
2 Appât à base de phosphate de fer, présent dans la nature

3 La fin de l’un d’eux : « Ne plus tenir au lien entre dire et faire, entre ce que l’on voudrait dire, ce que l’on pourrait dire, ce que l’on saurait dire, ce que l’on aurait à dire, ce que l’on ferait dire, et ce que l’on ferait. »

 

Anne Parian, Les Granules bleus, P.O.L, 2019, 96 p., 12, 50 €. Cette note a été publiée sur Sitaudisle 26 juin 2019.

24/08/2019

Roger Giroux, Si la mémoire...

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À quoi reconnaît-on un « bon », un « grand » poème ? Comment le distinguer du médiocre ? À l’exigence la plus haute, à la plus dense tension, au point de rupture approché, au-delà duquel tout se désorganise et s’effondre dans le néant antérieur. Aller jusque-là et s’arrêter au seuil de ce qui ne peut plus être dit que par le silence. La parole du Poème est la montée — le calvaire — au silence. Jusqu’à la mort-vive. Jusqu’à la déchirure.

   Comment combler cette distance entre ce que je dis du Poème et le Poème lui-même ? Quelle est cette distance ? Est-elle située, situable ailleurs qu’en écriture ? Elle est précisément ailleurs— car le P[oème] se situe hors de moi. Il me tourne le dos, il regarde plus loin que je ne saurais le faire avec mes mots avec toutes mes facultés. Né de moi (et d’une culture en expansion) il est le seuil de l’au-delà de moi et de cette culture. Le P[oème] est la porte nécessaire. Ce qu’il y a derrière, nul Poème ne le dira jamais, comme s’il y avait un interdit, un secret à garder*. Poème, gardien du secret ?

 

(* Mais plus loin, vers un nouveau « possible » de la culture dont je suis une des voix, un des faciès — mais Je… ?)

 

Roger Giroux, Si la mémoire…, dans KOSHKONONG, n° 16, Printemps 2019, p. 13-14.

23/08/2019

Camille Loivier, une voix qui mue

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je suis retournée sur les lieux

 

où j’ai retrouvé l’enfance

le temps avait arrêté de s’écouler

 

nous venions du passé

nous venions du temps long et de

l’univers clos, nous venions

de l’époque où nos mères sont jeunes et

nous sourient,  où nos pères nous

portent sur leurs épaules, il est si

enivrant de voir le monde d’en haut

plus haut, encore plus haut

on vit au ralenti, extrêmement

précautionneux de nos pas

et de nos

gestes

 

c’est cela qui m’arrive

je retourne à Taipei

comme dans ma ville natale

c’est donc ma ville natale car

je n’en ai pas d’autre

 

Camille Loivier, une voix qui mue, Potentille,

2019, p. 5.

22/08/2019

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre

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             Bonheur mélancolique

 

La lumière disparaît avec les voix des oiseaux,

                                        écrasante.

Je me traîne jusqu’à la mer dans l’obscurité.

L’outil pour la transformation est cassé,

d’abord il faut la réparer, aussi je dois

rechercher les changements possibles,

aussi le monde doit…

Descendre. Je me tiens debout au bord de l’eau en bottes,

les vagues tombent et retombent, lavent

par-dessus mes pieds, laissent

un peu d’écume salée dans le sable.

Me tiens penchée sur mon âme,

avec une lampe, éclaire

tout au fond.

Me suis longtemps inquiétée de mes inquiétudes,

qui font que les os s’émiettent,

      que l’infini

se fond dans les moindres intervalles.

Les vagues battent leurs coups anesthésiants,

                                       instant d’eau calme,

un bruissement dans ma tête, un mugissement.

Je suis en vie, chaque cellule de mon corps est en vie :

Inhale l’air cru de la mer. Dans les poumons,

                                    le monde se renouvelle.

Le sable, l’eau et le ciel existent,

      le froid sur mes pieds.

L’eau est en mouvement constant où je suis —

je pourrais peut-être m’élever avec les vagues,

pour ensuite sombrer,

m’élever encore, me laisser prendre par le vent,

     soulever

entre les étoiles filantes.

Je me trouve au milieu de l’obscurité,

secoue mes inquiétudes

     dans la mer.

Vais essayer de rassembler l’âme et le squelette,

revenir bien droit dans la clarté de la lampe torche.

 

Pia Tafdrup, Le soleil de la salamandre, traduit du

danois par Janine Poulsen, éditions Unes, p. 62.

 

21/08/2019

Francis Ponge, Pratiques d'écriture ou L'inachèvement perpétuel

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                                                L’écolier

 

Le langage est donné comme fait. Les hommes parlent et croient se comprendre. Les hommes parlent et croient s’exprimer.

J’y éprouve, tu y éprouves, ils y éprouvent sinon un plaisir du moins la satisfaction naturelle (quoique illusoire absolument) d’un besoin certain.

La littérature est à ce bas niveau de l’expression des hommes, de la conversation. Elle est partie de l’erreur, de l’imparfait social. Quant à ses rapports avec le besoin d’infini, l’aptitude métaphysique de l’homme, elle n’a pas d’avantages sur le langage courant, elle n’a aucune vertu particulière.

Ce qui précède exprimé de la sorte paraît évident : « inutile de le dire ».

 

Francis Ponge, Pratiques d’écriture ou L’inachèvement perpétuel, Hermann, 1984, p. 66.

20/08/2019

Chapiteaux de la cathédrale Saint-Lazare, Autun

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Photos Chantal Tanet

19/08/2019

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII

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Quand tes yeux conquerans estonné je regarde,

J’y veois dedans à clair tout mon espoir escript ;

J’y veois dedans Amour luy mesme qui me rit,

Et m’y mostre, mignard, le bon heur qu’il me garde.

 

Mais, quand de te parler par fois je me hazarde,

C’ets lors que mon espoir desseiché se tarit ;

Et d’avouer jamais ton œil, qui me nourrit,

D’un seul mot de faveur, cruelle, tu n’as garde.

 

Si tes yeux sont pour moy, or voy ce que je dis :

Ce sont ceux là, sans plus, à qui je me rendis.

Mon Dieu, quelle querelle en toi mesme se dresse,

 

Si ta bouche & tes yeux se veulent desmentir ?

Mieux vaut, mon doux tourment, mieux vaut les despartir,

Et que je prenne au mot de tes yeux la promesse.

 

Étienne de la Boétie, Sonnet XXII, dans Œuvres complètes,

Introduction, bibliographie et notes par Louis Desgraves,

Conseil Général de la Dordogne / William Blake and C°,

1991, II, p. 154.

 

18/08/2019

Paul Klee, Théorie de l'art moderne

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         L’art n’est pas une science que fait avancer pas à pas l’effort impersonnel des chercheurs. Au contraire, l’art relève du monde impersonnel de la différence : chaque personnalité, une fois ses moyens d’expression en mains, a voix au chapitre, et seuls doivent s’effacer les faibles cherchant leur bien dans des accomplissements révolus au lieu de le tirer d’eux-mêmes.

         La modernité est un allègement de l’individualité. Sur ce terrain nouveau, même les répétitions peuvent exprimer une sorte nouvelle d’originalité, devenir des formes inédites du moi, et il n’y a pas lieu de parler de faiblesse lorsqu’un certain nombre d’individus se rassemblent en un même lieu : chacun attend l’épanouissement de son moi profond.

 

Paul Klee,  Théorie de l’art moderne, édition et traduction de Paul-Henri Gonthier, Genève, éditions Gonthier, 1964, p. 14

17/08/2019

Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux

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La lune descend des platanes immobiles. T’aimer

n’est qu’un grand silence dans les courants

de la nuit indécise.

Si quelqu’un, qui sait, passait avec ton visage,

si on me posait une question avec ta voix,

ô indifférent ! tout

tomberait subitement dans l’espace ;

on me verrait couché autour des arbres,

serrant leur tronc comme le brouillard du crépuscule,

perdu dans les escarpements enfoncés,

éloigné

par où passe la nuit.

 

La luna desciende de los plátanos  inmóviles. Quererte

no es más que un gran silencio en las corrientes

de la noche indecisa.

Si alguien, tal vez, pasara con tu rostro,

si me preguntaran algo con tu voz,

oh indiferente ! todo

caería de pronto en el espacio,

me verían extendido alrededor de los árboles,

encerrando sus troncos como la neblina del crepúculo,

perdido en el fondo de las barrancas ;

alejado

por donde pasa la noche.

 

Je porte un chiffre sur le cœur, un sceau

de t’aimer comme si le silence s’téait inscrit

dans la chair profondément ; et j’ai parcouru

des galeries de feuilles passionnées, des chemins

qui s’ouvraient au soleil, hurlant, s’arrachant,

te râpant jusqu’à l’âme. Ô s’il m’était donné

de ne pas te voir apparaître, immuable,

là où l’amour naît, comme une image

au fond de l’eau !

 

Llevo un numéro sobre el corazón, un sello

de quererte, como si el silencio se inscribiera

profundamente en la carne ; y he discurrido

por galerías de hojas apasionadas, per caminos

que iban a dar al sol, gritando, arrancándote,

raspándote del alma. Oh si me fuera dado

no verte aparecer, inmutable,

allí donde nace el amor, como una imagen

en el fondo del agua !

 

 

Juan Rodolfo Wilcox, Les Jours heureux[Los Hermosos días],

traduction de l’espagnol (Argentine) et présentation

par Silvia Baron Supervielle, Collection Orphée,

La Différence / Unesco, 1994 [1946], p. 56-57 et 66-67.