16/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
Enterrement céleste
Le rouge-gorge qui vit dans mon jardin
vit aussi en moi. Voici l’intérieur
tandis que l’état se dévide à travers
une vaste étendue divisant le ciel.
Il y a tant et plus ;
ces choses servaient de passage
à l’après-midi porté par la lumière
cascadant puis s s’enroulant
comme une bride autour de jour.
Oui, le jour, staccato
sous sa bannière d’azur et d’or ;
puis on apprend, comme on apprend
du crépuscule, comment regarder
par ici, et par ici, en souriant.
La glycine à la fenêtre ondoie, haut, et bas, et haut
c’est si loin en même temps, dehors.
Je suis ici où le monde s’ouvre.
Il y a des lointains, toute
l’échelle tonale explose,
clarté à l’aspect atténué,
charge utile livrant une poussière sensée.
Voici un jour idéal pour mourir.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, Corti,
2022, p. 32.
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13/12/2022
Novalis, L'Encyclopédie
Le caractère de la passion est la démesure — doubles modes de passions — toute passion est fièvre.
Secrets de l’art d’utiliser comme formule tout phénomène naturel, toute loi naturelle — ou de construire l’art sur un mode analogique.
Qu’est-ce qu’un auteur ? Un auteur a nécessairement pour but d’être auteur. — On ne saurait considérer la nature au sens habituel du terme comme auteur ou artiste.
Les livres sont une variété moderne de l’essence historique — mais d’une très haute importance. Ils ont pris peut-être la place des traditions.
Novalis, L’Encyclopédie, traduction Maurice de Gandillac, Les éditions de Minuit, 1966, p. 216, 304, 305, 307.
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12/12/2022
Agnès Rouzier, Non rien ; Journal
Non, rien
(((Corps, en vêtement de nuit, raide, invisibles, (dentelles pourpres. Tourbes. Lourde) raide, invisible, avant même que commence (se déploie, se replie, nulle force) l’histoire –––––––– orientation, chemin : impossible. Indices : nuls.)))
Ou bien : (épaules bronzées (te mordre. Couler à vos pieds. Me tordre.) Chemise déboutonnée, torse, (visible ? à peine) jambes nues, ruisselantes (lécher ? Boire ? Vous tordre) pieds dans ses espadrilles (matin. Matin encore. Dictature. /Nous tordre. :)
Non. Rien.
[...]
Agnès Rouvier, Non, rien, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 85.
9 août 1977
Étrange impression : il devrait y avoir dans le « journal » une part qui dépasserait l’exactitude. Une part d’imagination pure ; celle de la fabrication. Elle dirait sur un autre ton, un autre thème. Ce thème qu’un discours vivant s’applique presque constamment à retenir. Jalonner l’espace imaginaire : encore un projet.
Je ne m’ouvrirai que si quelque chose en moi se retire. Une acceptation lucide restant à instaurer. Cela ne se pourra que si j’assimile à ma vie, au niveau même de l’inconscient (à moi-même et pour moi-même), mon propre langage. Alors je ne le ferai plus peur. Ne pas affirmer – revendiquer – vis-à-vis des autres la différence, mais ne pas laisser l’inconscient l’escamoter, faute de quoi, à chaque fois que je me retrouve en face d’elle, je perds pied, m’agite à tort et à travers. Il existe probablement un moyen d’accepter tranquillement un certain malaise. Ou de la contourner de telle sorte qu’il n’ouvre pas sue une passivité paralysante qui entraîne une réaction violente, mais sur une activité secondairement construite.
Agnès Rouvier, Journal I, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 178.
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11/12/2022
Henri Thomas, Nul désordre
La chambre
Neige du corps aux douces pentes,
Plus haut que l’ombre des bas noirs,
Le mouvement des longues jambes
Si loin m’égare certains soirs.
Que cette courbe de ton corps
Est le pays où je m’éveille,
Une terre d’avant les jours,
D’avant le sort, si peu pareille
À cette chambre où tu t’endors,
Mon pauvre amour selon le sort.
Henri Thomas, Nul désordre (1950),
dans Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 215.
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10/12/2022
Henri Thomas, Le monde absent
Je viens de la rue aux travaux sans nombre,
j’ai vu l’arroseur matinal changer
le bord du trottoir en azur léger,
sur l’autre trottoir c’est encore l’ombre.
J’ai vu fuir, presque silencieuse,
une automobile merveilleuse,
et les petits bars, très en retard
sur le jour (ils n’ouvrent que le soir).
J’ai vu peu de choses et bien des choses,
la rosée au fond des parcs déserts,
la Seine où mouraient de froides roses,
les chalands de leurs panneaux couverts.
Que m’en restera-t-il dans dix années,
et dans trente, seul, geignant dans un lit ?
Rien peut-être, une incertaine pensée,
ou bien tout un monde, épars dans ma nuit ?
Henri Thomas, Le monde absent (1947), dans
Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 133.
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09/12/2022
Djuna Barnes, L'Almanach des Dames
JANVIER
a trente et un jours
En ce premier mois de notre calendrier chrétien, la Terre est ligotée et les Mers prises dans les serres de l’effroi ! Des oiseaux, nulle évidence, la mémoire seule en a souvenance ! La sève sommeille et l’arbre en est à l’obscur, herbes vives et verdures luxuriantes ne sont que promesse incertaine, la charrue est remisée avec la herse, et les champs livrent leur surface à une moisson de neige que nulle faucille ne coupe, que nulle grange n’abrite, nulle charrette, ployant sous le faix, ne recueille, car la neige se sème toute seule et seule se récolte sans laisser la moindre trace.
Or, en ce mois de l’année, comme pour la Terre-Mère, il en va de toutes les espècesde la Nature et tout spécialement de la Femme.
Celle-ci éprouve alors une certaine commisération envers l’homme, envers ce que, des siècles durant, ses soins l’ont amené à espérer et elle ne laisse pas que de se sentir un peu coupable.
Djuna Barnes, L’Almanach des dames, traduit par Michèle Causse, Flammarion, 1982, p. 18-19.
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08/12/2022
Paul Celan, La Rose de personne
Avec toutes les pensées je suis sorti
hors du monde : tu étais là,
toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —
tu nous reçus.
Qui
dit que tout est mort pour nous
quand notre œil s’éteignit ?
Tout s’éveilla, tout commença.
Grand, un soleil est venu à la nage, claires,
âme et âme lui ont fait face, nettes,
impératives, elles lui ont tu
son orbe.
Sans peine,
ton sein s’est ouvert, paisible,
un souffle est monté dans l’éther,
et ce qui s’est nué, n’était-ce pas,
n’était-ce pas forme, et sortie de nous,
n’était-ce pas
pour ainsi dire un nom ?
Mit allen Gedanken ging ich
hinaus aus der Welt : da warst du,
du meine Leise, dumeine Offne, und —
du empfingst uns.
Wer
sagt, dass uns alles erstarb,
da uns das Aug brach ?
Alles erwachte, alles hob an.
Gross kam eine Sonne geschwommen, hell
standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,
gebieterisch schwiegen sie ihr
ihre Bahn vor.
Leicht
tat sich dein Schoss auf, still
stieg ein Hauch in den Äther,
und was sich wölkte, wars nicht,
wars nicht Gestalt und von uns her
wars nicht
so gut wie ein Name ?
Paul Celan, La Rose de personne (Die Niemandsrose), édition bilingue, traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 (S. Fischer Verlag, 1963), p. 31 et 30.
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07/12/2022
Bernard Vargaftig, Éclat & Meute
Ô parole indivisible
Est-ce l’herbe des charniers
L’immobilité d’un mur
Ou la mort criblée d’images
L’aveu même d’être là
Comme l’énumération
D’un étang et d’un village
Tourbe neige cuivre école
Jusqu’au nom de chaque jour
Dans le signe sur les portes
Bernard Vargaftig, Éclat & Meute,
action poétique, 1977, p. 39.
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06/12/2022
Pierre Vinclair, Bumboat : recension
Le lecteur angliciste se trouve d’emblée avec le titre dans un ailleurs. Rien de surprenant s’il a lu le récent L’Éducation géographique : Pierre Vinclair voyage et ses poèmes sont construits à partir du réel vécu. Ici, Singapour est le lieu et le sujet de l’écriture, les poèmes sont précédés d’un plan de son centre-ville, où il a séjourné ; des chiffres y sont inscrits correspondant aux dix ensembles de poèmes, chacun lié à un espace. On peut lire le livre en ignorant tout de Singapour (c’est mon cas), ou suivre les douze pages de notes qui renseignent le lecteur à propos de la ville et des noms cités et développent également des points relatifs à la poétique de Pierre Vinclair1.
Laissons l’étymologie de bumboat de côté ; après avoir été un petit bateau utilisé autrefois « par les chiffonniers et ferra illeurs voguant sur la rivière [la Singapore River] » (4ème de couverture), il l’est aujourd’hui pour promener les touristes — loin de l’illustration retenue, "La barque mystique" d’Odilon Redon. D’autres bateaux circulent, la rivière étant un lieu de vie, et écrire leurs noms (tongkank, twakow) satisfait le plaisir des langues de l’auteur. Il s’adresse d’emblée à un "tu" (« accroche-toi / ça recommence »), au lecteur explicitement ensuite, « lecteur sois mon beau touriste naïf », l’invitant à suivre aussi bien une visite de Singapour que des incursions dans le passé et des parenthèses à propos de littérature, de politique, etc. : il s’agit bien de restituer quelque chose du chaos de la vie. L’adresse au lecteur est ici proche, ce que note l’auteure des notes2, d’une autre adresse, à Clémence, l’épouse (et première lectrice ?), qui intervient plus loin dans le livre, le soir, « (sur le balcon, les filles sont couchées) ». D’autres voix sont présentes et rapportent des fragments de leur histoire — Tan Kim Seng, un marchand du XIXème siècle, qui s’adresse aux lecteurs (« Ah beaux modernes / écoutez mon histoire »).
Le livre accumule les références littéraires, de Tan Kim Seng à William Carlos Williams et Alice Oswald, mais ce qui pourrait apparaître dispersé ne l’est pas, l’ensemble des noms et des œuvres cités constitue une unité que l’on peut désigner par "littérature" ; il faut ajouter les nombreux fragments que Vinclair intègre, devenus matériaux du poème, depuis les inusables « A noir E blanc » ou « il y a quelque chose de pourri [ici « dans le monde »] » à « la forme d’une ville », du « chemin du milieu / de la vie d’après Alighieri » et à l’inscription du nom d’Ivar Ch’Vavar. On lit aussi, clin d’œil malicieux, le nom de Thomas Piketty, économiste, près de celui de Tzvetan Todorov, historien des idées.
Quand les quartiers de la ville sont parcourus, ce n’est pas pour décrire leurs monuments : ils sont prétexte à revenir au passé, au « hoquet de l’histoire », par exemple à l’occupation japonaise, à l’immigration chinoise ancienne en Malaisie, à celle des « domestiques philippines » ou à la fondation de Singapour par Sir Thomas Stamford Raffles. Les éléments à propos de la vie contemporaine donnent l’image d’une ville analogue à bien des capitales économiques ; on y fait « fructifier l’argent », y abondent les banques, les marchands et les prostituées, une exposition y annonce l’avenir, rassemblant des « handymade ready-mades », le monde urbain est climatisé, empli de chiffres, le port reçoit des marchandises de toute l’Asie, « murs et enclos du monde / passant en pièces détachées / la vie de milliards d’hommes / empaquetée / déplacée par la bigue aveugle ».
Pierre Vinclair renvoie dans le cours du livre à son propre texte (« voir chant 1 »), soulignant ainsi son unité, et propose à la fin d’un ensemble de lire comme s’il s’agissait d’un feuilleton : après quelques questions, comme « Vais-je aboyer ? grogner ? », il assure au lecteur, « vous le saurons, nous le saurez / si vous restez branché. », le lecteur n’en saura pas plus après ce jeu des conjugaisons qui évoque Jean Tardieu. Bumboat a des rapports plus évidents avec le théâtre : à côté de Pierre Vinclair de nombreux personnages interviennent, les uns et les autres avec un discours sur les réalités qu’ils connaissent : la ville elle-même, le bateau, Clémence, Alice Oswald, un batelier, des fantômes, Ivar Ch’Vavar, etc., foule hétéroclite qui se presse, chacun tenant à dire son mot. Cette diversité des voix est restituée en prose et en vers en partie comptés, avec une préférence pour l’hexasyllabe — sa brièveté s’accorde avec le caractère vif des propos.
Les jeux avec la forme, nombreux, renvoient aussi bien aux licences de la poésie d’hier (« encor », « avecque ») qu’aux facilités contemporaines maintenant banales, les coupes en fin de vers en respectant la morphologie (« où les travailleurs de la fi / nance) ou non (« (...) le père cha /rge l’enfant »). Une suite de 9 vers porte la même rime (« grogner/banquier/ bleutée/galbé/relaxé/ U.V./surdétaxées/Saurez/branché ») ; « Java » rime avec « java », ensemble suivi de « ha ha » : soulignement du goût du jeu que l’on retrouve avec les paronomases (« bonzes »/« bronzes ») et les rapprochements comme « raffles, raft, craft).
Et la poésie là-dedans ? Pierre Vinclair a devancé le lecteur surpris par un texte qui, lu trop vite, semble partir dans tous les sens ; faut-il, se demande-t-il, « rester là derrière / l’ordi à comp/composer de la po —/j’allais dire la poésie/mais qui peut croire/qu’il s’agit là de po ? » La réponse peut se lire au début de cette sixième partie, où deux hexasyllabes encadrent cinq heptasyllabes dont les paronomases à la rime énumèrent les thèmes traités à propos de Singapour : « aurions-nous continué/pour le plaisir des mots/je voulais dire des morts/ je voulais dire des monts/ je voulais dire des ponts/ je voulais dire des ports/à effeuiller la ville ». Voilà un livre débordant d’énergie qui suit la rivière traversant la ville ; quand « le voyage est fini », on débouche sur l’océan et ses vagues contre la côte
« splash splash » /// et nous recouvre /// splash »
__________________
1 Claire Tching, auteure des notes, est membre de la Sing Lit Station qui a accueilli Pierre Vinclair en résidence en 2018.
2 Claire Tching traduit une analyse en anglais de Vinclair à propos de l’adresse au lecteur (pp. 69-70).
Pierre Vinclair, Bumboat, In’hui / Le Castor Astral, 2022, 85 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 novembre 2022.
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05/12/2022
Bernard Vargaftig, Le monde le monde
Encore un versant d’acacias
Une route presque une syllabe
La clairière s’est dénouée
Ciel tout à coup et nudité voici comme
La ressemblance disparaît
La plage sans désolation
Sable éraflé un mouvement
Dans les profonds paysages qui s’étendent
Jardin et lointain emportés
Et hâte dont l’immensité nomme
Et le trou autour de l’aveu
Le cri le linge les dahlias d’être épars
Chaque fois l’alouette après
L’alouette est-ce où tout dérapait
L’ombre m’abandonne entre enfance
Et frémissement que le silence fuit
Bernard Vargaftig, Le monde le monde, André Dimanche, 1994, p. 75.
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04/12/2022
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements
La fugacité disparaît
Toujours la même déflagration je t’aime
La hâte obstinément éclaire
Ton souffle où je tombe encore une fois
Quel dénuement n’ai-je pas dit
Un souvenir sans souvenir aucun ciel
N’a l’étendue de l’abandon
Un cri l’impudeur pensive
Le sens et l’effacement bougent
Le désir avec les oiseaux qui respirent
Tellement le jour était vaste
Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule
Quand la ressemblance sans cesse
Si ensevelie se sépare de moi
L’enfance changée en pitié
Dans les rochers que l’apaisement forme
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 51.
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03/12/2022
Andrea Zanzotto, Idiome
Ascoltando dal
Insiste il dito annichilito sul tasto
in una nota sempre sbagliata
eppure disumanamente giusta
al di là di ogni esempio azzeccata
Una nota fino a che sangue è il dito
e poi si azzoppa in uno sbagliato
movimento di trillo
al di là di ogni esempio
tuttavia riazzeccato
Un’infinita, irraggiante da tutto, offerta
arriva su quella nota, su quel dito
innervosito, anzi da tempo annichilito,
che vuol farsene carico, dar credito
a un possibile universale spartito
riversare da un nastro registrato
a un altro
non meno mitico instrumento
Un indirizzo o un’una dichiarazione di mittente
come becco di popicchio insistito
è in quel dito cha batte l’offerta
sua-unica, da-nulla, che nulla alletta
e che scavando per sempre in quel tasto
e sbagliandolo sempre, nella deserta
realtà che per altro come mattina s’affina,
la sua ostinazione contro ogni perché,
il suo per chi per che non mai esauribile
né esistibile assesta, indovina
Écoutant
depuis le pré
Sur la touche, le doigt anéanti insiste
sur une note toujours ratée
et pourtant inhumainement juste
au-delà de tout exemple réussie
Une note, jusqu’à ce que sang soit le doigt,
puis, il s’estropie, en un mouvement
de trille raté
au-delà de tout exemple
néanmoins reréussi
Rayonnant depuis toute chose, une offre infinie
parvient sur cette note, sur ce doigt
énervé, et d’ailleurs depuis longtemps anéanti,
qui veut la prendre en charge, donner crédit
à une partition universelle possible,
déverser d’une bande enregistrée
dans une autre
non moins mythique instrument
Une adresse ou une déclaration d’expéditeur
insistante comme bec de pic-vert,
c’est sur ce doigt que tape l’offre,
sienne-unique, de rien-du-tout, qui n’allèche rien,
et, toujours creusant sur cette touche,
et toujours la ratant, dans la déserte
réalité, qui par ailleurs s’affine comme matin,
son obstination contre tout pourquoi,
son inépuisable ni existible pour qui, pour quoi,
ajuste, devine
Andrea Zanzotto, Idiome, traduction de l’italien, du dialecte haut-trévisan (Vénétie) et préface par Philippe Di Meo, José Corti, 2006, p. 36 et 37.
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02/12/2022
Buson, Le parfum de la lune
les journées lentes
s'accumulent
si loin autrefois
le poirier en fleurs
sous la lune
une femme lit une lettre
je marche, je marche
songeant à des choses et à d'autres
le printemps s'en va
au bord du chemin
des jacinthes d'eau arrachées fleurissent
la pluie du soir
la nuit, des voix d'hommes
irriguant les champs
la lune d'été
la nuit voilée
les grenouilles brouillent
l'eau et le ciel
Buson (1716-1783), Le parfum de la lune,
traduction Cheng Wing fun et Hervé
Collet, Moundarren, 1992, p. 55, 59,
68, 80, 90, 93.
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01/12/2022
Louise Warren, Bleu de Delf : archives de solitude
Commencement
L’été, alors qu’enfant j’allais à la campagne, j’aimais franchir ce lieu interdit que nous appelions tantôt le château, tantôt les ruines, mais jamais la maison brûlée. Une vaste demeure, qui, construite en retrait de notre avenue, semblait reculer tout au fond du paysage. Le sol et les murs de plusieurs pièces de cette maison avaient été recouverts de mosaïque turquoise, vertes ou bleues, ainsi que de grands miroirs, puisque nous trouvions partout de ces éclats de feu que nous ne cessions de retourner au soleil. Tout m’apparaissait possible pour cette maison qui laissait entrer les mauvaises herbes, les chats et chiens errants, le ciel et les enfants. Elle correspondait à la maison de mes rêves. Une maison où l’intérieur et l’extérieur habitent ensemble, où les framboises poussent dans le salon. Un lieu plein d’étrangeté et où le paysage se berce doucement dans les tiroirs, où les escaliers ne mènent nulle part ailleurs que devant soi.
Les années passaient et, dans ce fouillis de mauvaises herbes, on ne voyait plus rien briller que les guêpes. Il n’y eut bientôt ni entrée ni escalier, les ruines furent rasées pour faire place à une série de maisons basses, chacune collée à un jardinet de banlieue. J’ai longtemps établi un lien entre ces ruines, les maisons en démolition du centre-ville, mon appartement brûlé de la rue Hutchinson, et la poésie. Un fil sacré qui déterminerait un périmètre dans l’imaginaire. La poésie a cette force de traversée, celle de commencer par les ruines.
Louise Warren, Bleu de Delf : archives de solitude, éditions Trait d’union, Montréal, 2003, p. 28.
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30/11/2022
Erich Fried, Es ist was es ist
Par la pensée
Te penser
et penser à toi
et penser à toi toute entière et
penser au te-boire
et penser au t’aimer
et penser à l’espérer
et espérer et encore
et toujours plus espérer
le te-revoir-toujours
Ne pas te voir
et par la pensée
non seulement te penser
mais aussi déjà te boire
et déjà t’aimer
Et alors seulement ouvrir les yeux
et par la pensée
d’abord te voir
et puis te penser
et puis de nouveau t’aimer
et de nouveau te boire
et puis
te voir de plus en plus belle
et puis te voir penser
et penser
que je te vois
Et voir que je peux te penser
et sentir ta présence
quand bien même
je ne peux te voir avant longtemp
Quoi ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que sont pour moi tes doigts
et tes lèvres ?
Qu’est pour moi le son de ta voix ?
Qu’est pour moi ton odeur
avant l’étreinte
et ton parfum
pendant l’étreinte
et après ?
Qu’es-tu pour moi ?
Que suis-je pour toi ?
Que suis-je ?
Erich Fried, Es ist was es ist, traduction Chantal Tanet et Michael Hohmann.
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