20/12/2022
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Petite suite villageoise
I
Les délégués du jour auprès de ce village
ce sont les espaliers solennels :
une poire dans chaque main
une pomme sur la tête `
Entrez entrez Messieurs les Conseillers
2
Quelle couleur aimez-vous :
Le bleu le vert le rouge
le jaune qui saute aux yeux
le violet qui endort ?
— J’aime toutes les couleurs
parce que mon âme est obscure.
2
Autrefois j’ai connu des chemins
ils se sont perdus dans l’espace
je les retrouve quand je dors
Je vais partout rien ne m’arrête
ni le temps ni la mort.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne,
Gallimard, 1954, p. 50.
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19/12/2022
Jacques Lèbre, : recension
`
La pratique de la note est ancienne, bien représentée par les Carnets de Joseph Joubert, publiés longtemps après sa mort. De quoi s’agit-il ? non d’un Journal (même si les contenus sont parfois identiques) daté et écrit régulièrement, qui relate ce que vit son rédacteur — ainsi le Journal posthume de Jules Renard. La note aborde tous les sujets possibles, y compris sociétaux, sans du tout s’interdire les considérations à propos du temps météorologique, de l’extrait d’un livre ou de poèmes récemment publiés. Parmi les contemporains auteurs de notes, on pense d’abord à Reverdy (Le Gant de crin, 1927) et à Julien Gracq (Carnets du grand chemin, 1992), plus proches de nous, à Paul de Roux, Jean-Luc Sarré et Antoine Emaz. Jacques Lèbre s’inscrit dans cette tradition récente, et propose des extraits de ses carnets choisis entre 2003 et 2013.
Lire À bientôt c’est peut-être d’abord entrer dans une bibliothèque. Jacques Lèbre, qui écrit des recensions pour les revues Rehauts et La Revue de Belles-Lettres, est un liseur qui a toujours un livre de poèmes en lecture, mais il ferait volontiers l’éloge de la lenteur : le livre achevé, il prend son temps avant d’en ouvrir un autre, comme on le fait « pour passer d’un paysage à un autre ». Ici, au fil des pages, il recopie des textes lus, souvent avec un contexte. On relit de cette manière des fragments de Kafka, Rimbaud, Armel Guerne, Miro, Leiris, Stefan George, Ludwig Hohl, Canetti, Follain, André du Bouchet et Gustave Roud dans les quelques pages de notes des années 2003-2005. Ce liseur trouve parfois nécessaire pour lui-même de situer ses lectures dans l’histoire ; quand il lit, dans Poèmes de Cernovitz, Rose Ausländer et Alfred Gong, il prend la peine de recopier quelques renseignements à leur propos, puis passe à Klara Blum, Paul Celan, Aharon Appelfeld, tous originaires de Cernovitz. La note autour du livre s’étale sur plusieurs jours, comme la lecture du livre, elle est coupée par quelques lignes à propos de son passage dans un square et de la marche en ville sur de l’herbe « fraîchement coupée ».
On comparera ses propres critères à ceux retenus par Jacques Lèbre pour être tenté par un livre : ce ne sera pas une critique mais, le plus souvent, grâce à une citation. Pour continuer une lecture ou s’y attacher, « il faut que je sente quelqu’un derrière ce que je lis. » Les heures quotidiennes de lecture attentive lui sont nécessaires pour vivre, mais aussi le plaisir d’écrire, jusqu’à être sensible à l’odeur du crayon fraîchement taillé. Mais il passe également une bonne partie de son temps loin de la table de travail. Il exerce son goût de l’observation partout où il se trouve, prenant souvent la distance qu’il faut pour voir et comprendre, « Assis sur la pierre du seuil plutôt que sur l’un des sièges en plastique éparpillés dehors. Parce que le seuil est un excellent poste d’observation, il ne laisse rien dans votre dos. » Ce choix suffit à exprimer une éthique.
Quand Jacques Lèbre marche, le plus souvent possible sur les chemins, ce qui le séduit le plus constamment, c’est la mobilité des choses vues, le mouvement des arbres dans le vent, celui des vagues et leur bruit au cours d’une tempête en Bretagne, les couleurs de l’étang difficiles à définir, celle de la Seine « piquetée de blanc : les mouettes ». Marcher, c’est aussi pour s’attacher aux mélanges subtils des teintes du ciel, « Du blanc, différents gris, un peu de bleu ici ou là dans la trame, un très beau ciel pastel dans le soir. » Toujours au même moment de la journée, il s’attarde pour apprécier « toutes les nuances du vert, toutes les variations de la lumière. » Suivre un chemin le soir, c’est encore la possibilité de multiples rencontres éloignées de la vie urbaine, successivement un chevreuil et un lapin, puis une grenouille et une chouette par leur cri. Parfois, le vol des oiseaux le ramène à la littérature ; fasciné par des étourneaux qui, sans qu’on puisse en deviner le motif, changent plusieurs fois de direction dans le ciel et dessinent de multiples figures, il voit dans leurs mouvements des calligrammes d’Apollinaire.
Le lecteur peut construire une silhouette de Jacques Lèbre, elle restera sans doute imprécise tant les notes écartent les confidences. On ne lira rien concernant l’enfance sinon une remarque générale (« Une enfance sera toujours vécue de plein fouet »), on reconnaîtra une émotion en partie dissimulée (« Bouffées de larmes, parfois proches des yeux ; parfois plus enfouies, dans l’âme »), et sobrement exprimée à plusieurs reprises à propos de la mort du père. Ce qui est bien lisible, c’est le fait de ne pas se faire d’illusions à propos de ce que l’on est ; si quelqu’un s’extasie devant sa bibliothèque, il coupe court : avoir lu beaucoup n’est pas l’essentiel, « on ne connaît pas, on croit connaître ». Leçon tranquille d’humilité identique quand il aborde — peu parce qu’il ne théorise pas dans ses notes — ce qu’est pour lui la poésie ; il admire (évidemment) Rimbaud et Claudel, mais à l’éclat de leurs « affirmations (...) péremptoires », il préfère « des voix plus murmurantes ».
Voilà une belle unité dans la manière de vivre, donc de lire et d’écrire ; au goût du silence, au plaisir d’emprunter souvent le même chemin parce qu’on y découvre toujours quelque chose de nouveau, à l’attention portée à la lumière du crépuscule, répond la discrétion à propos de sa propre écriture. Il veut apparaître comme un simple observateur de ce qui est et c’est ce qui donne tout son charme à ses notes, que l’on relit comme si on l’accompagnait sur ses chemins.
Jacques Lèbre, À bientôt, Isolato, 2022, 128 p., 18 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudisle 11 novembre 2022.
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18/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
L’ingénuité de la vie animale
Loin au fond de l’enzyme gît la forme du foyer.
Loin au fond du code l’architecture où nicher.
Le Rouge-Gorge de son bec collecte boue et branchettes fragments de duvet de de plumes aussi.
La Grouse s’enfouit dans n monde sous la neige en quête de chaleur et d’abri.
Le Corbeau se sert des branches et le casse sous son poids, de son bec, il tapisse son nid de bouts de fourrure et de débris.
L’Oie arrache les plumes du poitrail pour apprêter la chambre.
Long est le chagrin.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, traduction Stéphane Bouquet, Corti, 2022, p. 60.
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17/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
Empire du dimanche
Les toits parlent
comme la lumière sur
un pano de silence.
Une cacophonie
de formes
débute dans le ciel.
Les gens vivent ici
dans le calme
un jour se dévêt.
Les tons s’éparpillent.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir,
traduction Stéphane Bouquet,
Corti, 2022, p. 43.
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16/12/2022
Peter Gizzi, Et maintenant le noir
Enterrement céleste
Le rouge-gorge qui vit dans mon jardin
vit aussi en moi. Voici l’intérieur
tandis que l’état se dévide à travers
une vaste étendue divisant le ciel.
Il y a tant et plus ;
ces choses servaient de passage
à l’après-midi porté par la lumière
cascadant puis s s’enroulant
comme une bride autour de jour.
Oui, le jour, staccato
sous sa bannière d’azur et d’or ;
puis on apprend, comme on apprend
du crépuscule, comment regarder
par ici, et par ici, en souriant.
La glycine à la fenêtre ondoie, haut, et bas, et haut
c’est si loin en même temps, dehors.
Je suis ici où le monde s’ouvre.
Il y a des lointains, toute
l’échelle tonale explose,
clarté à l’aspect atténué,
charge utile livrant une poussière sensée.
Voici un jour idéal pour mourir.
Peter Gizzi, Et maintenant le noir, Corti,
2022, p. 32.
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13/12/2022
Novalis, L'Encyclopédie
Le caractère de la passion est la démesure — doubles modes de passions — toute passion est fièvre.
Secrets de l’art d’utiliser comme formule tout phénomène naturel, toute loi naturelle — ou de construire l’art sur un mode analogique.
Qu’est-ce qu’un auteur ? Un auteur a nécessairement pour but d’être auteur. — On ne saurait considérer la nature au sens habituel du terme comme auteur ou artiste.
Les livres sont une variété moderne de l’essence historique — mais d’une très haute importance. Ils ont pris peut-être la place des traditions.
Novalis, L’Encyclopédie, traduction Maurice de Gandillac, Les éditions de Minuit, 1966, p. 216, 304, 305, 307.
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12/12/2022
Agnès Rouzier, Non rien ; Journal
Non, rien
(((Corps, en vêtement de nuit, raide, invisibles, (dentelles pourpres. Tourbes. Lourde) raide, invisible, avant même que commence (se déploie, se replie, nulle force) l’histoire –––––––– orientation, chemin : impossible. Indices : nuls.)))
Ou bien : (épaules bronzées (te mordre. Couler à vos pieds. Me tordre.) Chemise déboutonnée, torse, (visible ? à peine) jambes nues, ruisselantes (lécher ? Boire ? Vous tordre) pieds dans ses espadrilles (matin. Matin encore. Dictature. /Nous tordre. :)
Non. Rien.
[...]
Agnès Rouvier, Non, rien, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 85.
9 août 1977
Étrange impression : il devrait y avoir dans le « journal » une part qui dépasserait l’exactitude. Une part d’imagination pure ; celle de la fabrication. Elle dirait sur un autre ton, un autre thème. Ce thème qu’un discours vivant s’applique presque constamment à retenir. Jalonner l’espace imaginaire : encore un projet.
Je ne m’ouvrirai que si quelque chose en moi se retire. Une acceptation lucide restant à instaurer. Cela ne se pourra que si j’assimile à ma vie, au niveau même de l’inconscient (à moi-même et pour moi-même), mon propre langage. Alors je ne le ferai plus peur. Ne pas affirmer – revendiquer – vis-à-vis des autres la différence, mais ne pas laisser l’inconscient l’escamoter, faute de quoi, à chaque fois que je me retrouve en face d’elle, je perds pied, m’agite à tort et à travers. Il existe probablement un moyen d’accepter tranquillement un certain malaise. Ou de la contourner de telle sorte qu’il n’ouvre pas sue une passivité paralysante qui entraîne une réaction violente, mais sur une activité secondairement construite.
Agnès Rouvier, Journal I, dans Le fait même d’écrire, Change/Seghers, 1981, p. 178.
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11/12/2022
Henri Thomas, Nul désordre
La chambre
Neige du corps aux douces pentes,
Plus haut que l’ombre des bas noirs,
Le mouvement des longues jambes
Si loin m’égare certains soirs.
Que cette courbe de ton corps
Est le pays où je m’éveille,
Une terre d’avant les jours,
D’avant le sort, si peu pareille
À cette chambre où tu t’endors,
Mon pauvre amour selon le sort.
Henri Thomas, Nul désordre (1950),
dans Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 215.
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10/12/2022
Henri Thomas, Le monde absent
Je viens de la rue aux travaux sans nombre,
j’ai vu l’arroseur matinal changer
le bord du trottoir en azur léger,
sur l’autre trottoir c’est encore l’ombre.
J’ai vu fuir, presque silencieuse,
une automobile merveilleuse,
et les petits bars, très en retard
sur le jour (ils n’ouvrent que le soir).
J’ai vu peu de choses et bien des choses,
la rosée au fond des parcs déserts,
la Seine où mouraient de froides roses,
les chalands de leurs panneaux couverts.
Que m’en restera-t-il dans dix années,
et dans trente, seul, geignant dans un lit ?
Rien peut-être, une incertaine pensée,
ou bien tout un monde, épars dans ma nuit ?
Henri Thomas, Le monde absent (1947), dans
Poésies, Poésie/Gallimard, 1970, p. 133.
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09/12/2022
Djuna Barnes, L'Almanach des Dames
JANVIER
a trente et un jours
En ce premier mois de notre calendrier chrétien, la Terre est ligotée et les Mers prises dans les serres de l’effroi ! Des oiseaux, nulle évidence, la mémoire seule en a souvenance ! La sève sommeille et l’arbre en est à l’obscur, herbes vives et verdures luxuriantes ne sont que promesse incertaine, la charrue est remisée avec la herse, et les champs livrent leur surface à une moisson de neige que nulle faucille ne coupe, que nulle grange n’abrite, nulle charrette, ployant sous le faix, ne recueille, car la neige se sème toute seule et seule se récolte sans laisser la moindre trace.
Or, en ce mois de l’année, comme pour la Terre-Mère, il en va de toutes les espècesde la Nature et tout spécialement de la Femme.
Celle-ci éprouve alors une certaine commisération envers l’homme, envers ce que, des siècles durant, ses soins l’ont amené à espérer et elle ne laisse pas que de se sentir un peu coupable.
Djuna Barnes, L’Almanach des dames, traduit par Michèle Causse, Flammarion, 1982, p. 18-19.
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08/12/2022
Paul Celan, La Rose de personne
Avec toutes les pensées je suis sorti
hors du monde : tu étais là,
toi, ma silencieuse, mon ouverte, et —
tu nous reçus.
Qui
dit que tout est mort pour nous
quand notre œil s’éteignit ?
Tout s’éveilla, tout commença.
Grand, un soleil est venu à la nage, claires,
âme et âme lui ont fait face, nettes,
impératives, elles lui ont tu
son orbe.
Sans peine,
ton sein s’est ouvert, paisible,
un souffle est monté dans l’éther,
et ce qui s’est nué, n’était-ce pas,
n’était-ce pas forme, et sortie de nous,
n’était-ce pas
pour ainsi dire un nom ?
Mit allen Gedanken ging ich
hinaus aus der Welt : da warst du,
du meine Leise, dumeine Offne, und —
du empfingst uns.
Wer
sagt, dass uns alles erstarb,
da uns das Aug brach ?
Alles erwachte, alles hob an.
Gross kam eine Sonne geschwommen, hell
standen ihr Seele und Seele entgegen, klar,
gebieterisch schwiegen sie ihr
ihre Bahn vor.
Leicht
tat sich dein Schoss auf, still
stieg ein Hauch in den Äther,
und was sich wölkte, wars nicht,
wars nicht Gestalt und von uns her
wars nicht
so gut wie ein Name ?
Paul Celan, La Rose de personne (Die Niemandsrose), édition bilingue, traduction de Martine Broda, Le Nouveau Commerce, 1979 (S. Fischer Verlag, 1963), p. 31 et 30.
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07/12/2022
Bernard Vargaftig, Éclat & Meute
Ô parole indivisible
Est-ce l’herbe des charniers
L’immobilité d’un mur
Ou la mort criblée d’images
L’aveu même d’être là
Comme l’énumération
D’un étang et d’un village
Tourbe neige cuivre école
Jusqu’au nom de chaque jour
Dans le signe sur les portes
Bernard Vargaftig, Éclat & Meute,
action poétique, 1977, p. 39.
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06/12/2022
Pierre Vinclair, Bumboat : recension
Le lecteur angliciste se trouve d’emblée avec le titre dans un ailleurs. Rien de surprenant s’il a lu le récent L’Éducation géographique : Pierre Vinclair voyage et ses poèmes sont construits à partir du réel vécu. Ici, Singapour est le lieu et le sujet de l’écriture, les poèmes sont précédés d’un plan de son centre-ville, où il a séjourné ; des chiffres y sont inscrits correspondant aux dix ensembles de poèmes, chacun lié à un espace. On peut lire le livre en ignorant tout de Singapour (c’est mon cas), ou suivre les douze pages de notes qui renseignent le lecteur à propos de la ville et des noms cités et développent également des points relatifs à la poétique de Pierre Vinclair1.
Laissons l’étymologie de bumboat de côté ; après avoir été un petit bateau utilisé autrefois « par les chiffonniers et ferra illeurs voguant sur la rivière [la Singapore River] » (4ème de couverture), il l’est aujourd’hui pour promener les touristes — loin de l’illustration retenue, "La barque mystique" d’Odilon Redon. D’autres bateaux circulent, la rivière étant un lieu de vie, et écrire leurs noms (tongkank, twakow) satisfait le plaisir des langues de l’auteur. Il s’adresse d’emblée à un "tu" (« accroche-toi / ça recommence »), au lecteur explicitement ensuite, « lecteur sois mon beau touriste naïf », l’invitant à suivre aussi bien une visite de Singapour que des incursions dans le passé et des parenthèses à propos de littérature, de politique, etc. : il s’agit bien de restituer quelque chose du chaos de la vie. L’adresse au lecteur est ici proche, ce que note l’auteure des notes2, d’une autre adresse, à Clémence, l’épouse (et première lectrice ?), qui intervient plus loin dans le livre, le soir, « (sur le balcon, les filles sont couchées) ». D’autres voix sont présentes et rapportent des fragments de leur histoire — Tan Kim Seng, un marchand du XIXème siècle, qui s’adresse aux lecteurs (« Ah beaux modernes / écoutez mon histoire »).
Le livre accumule les références littéraires, de Tan Kim Seng à William Carlos Williams et Alice Oswald, mais ce qui pourrait apparaître dispersé ne l’est pas, l’ensemble des noms et des œuvres cités constitue une unité que l’on peut désigner par "littérature" ; il faut ajouter les nombreux fragments que Vinclair intègre, devenus matériaux du poème, depuis les inusables « A noir E blanc » ou « il y a quelque chose de pourri [ici « dans le monde »] » à « la forme d’une ville », du « chemin du milieu / de la vie d’après Alighieri » et à l’inscription du nom d’Ivar Ch’Vavar. On lit aussi, clin d’œil malicieux, le nom de Thomas Piketty, économiste, près de celui de Tzvetan Todorov, historien des idées.
Quand les quartiers de la ville sont parcourus, ce n’est pas pour décrire leurs monuments : ils sont prétexte à revenir au passé, au « hoquet de l’histoire », par exemple à l’occupation japonaise, à l’immigration chinoise ancienne en Malaisie, à celle des « domestiques philippines » ou à la fondation de Singapour par Sir Thomas Stamford Raffles. Les éléments à propos de la vie contemporaine donnent l’image d’une ville analogue à bien des capitales économiques ; on y fait « fructifier l’argent », y abondent les banques, les marchands et les prostituées, une exposition y annonce l’avenir, rassemblant des « handymade ready-mades », le monde urbain est climatisé, empli de chiffres, le port reçoit des marchandises de toute l’Asie, « murs et enclos du monde / passant en pièces détachées / la vie de milliards d’hommes / empaquetée / déplacée par la bigue aveugle ».
Pierre Vinclair renvoie dans le cours du livre à son propre texte (« voir chant 1 »), soulignant ainsi son unité, et propose à la fin d’un ensemble de lire comme s’il s’agissait d’un feuilleton : après quelques questions, comme « Vais-je aboyer ? grogner ? », il assure au lecteur, « vous le saurons, nous le saurez / si vous restez branché. », le lecteur n’en saura pas plus après ce jeu des conjugaisons qui évoque Jean Tardieu. Bumboat a des rapports plus évidents avec le théâtre : à côté de Pierre Vinclair de nombreux personnages interviennent, les uns et les autres avec un discours sur les réalités qu’ils connaissent : la ville elle-même, le bateau, Clémence, Alice Oswald, un batelier, des fantômes, Ivar Ch’Vavar, etc., foule hétéroclite qui se presse, chacun tenant à dire son mot. Cette diversité des voix est restituée en prose et en vers en partie comptés, avec une préférence pour l’hexasyllabe — sa brièveté s’accorde avec le caractère vif des propos.
Les jeux avec la forme, nombreux, renvoient aussi bien aux licences de la poésie d’hier (« encor », « avecque ») qu’aux facilités contemporaines maintenant banales, les coupes en fin de vers en respectant la morphologie (« où les travailleurs de la fi / nance) ou non (« (...) le père cha /rge l’enfant »). Une suite de 9 vers porte la même rime (« grogner/banquier/ bleutée/galbé/relaxé/ U.V./surdétaxées/Saurez/branché ») ; « Java » rime avec « java », ensemble suivi de « ha ha » : soulignement du goût du jeu que l’on retrouve avec les paronomases (« bonzes »/« bronzes ») et les rapprochements comme « raffles, raft, craft).
Et la poésie là-dedans ? Pierre Vinclair a devancé le lecteur surpris par un texte qui, lu trop vite, semble partir dans tous les sens ; faut-il, se demande-t-il, « rester là derrière / l’ordi à comp/composer de la po —/j’allais dire la poésie/mais qui peut croire/qu’il s’agit là de po ? » La réponse peut se lire au début de cette sixième partie, où deux hexasyllabes encadrent cinq heptasyllabes dont les paronomases à la rime énumèrent les thèmes traités à propos de Singapour : « aurions-nous continué/pour le plaisir des mots/je voulais dire des morts/ je voulais dire des monts/ je voulais dire des ponts/ je voulais dire des ports/à effeuiller la ville ». Voilà un livre débordant d’énergie qui suit la rivière traversant la ville ; quand « le voyage est fini », on débouche sur l’océan et ses vagues contre la côte
« splash splash » /// et nous recouvre /// splash »
__________________
1 Claire Tching, auteure des notes, est membre de la Sing Lit Station qui a accueilli Pierre Vinclair en résidence en 2018.
2 Claire Tching traduit une analyse en anglais de Vinclair à propos de l’adresse au lecteur (pp. 69-70).
Pierre Vinclair, Bumboat, In’hui / Le Castor Astral, 2022, 85 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 novembre 2022.
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05/12/2022
Bernard Vargaftig, Le monde le monde
Encore un versant d’acacias
Une route presque une syllabe
La clairière s’est dénouée
Ciel tout à coup et nudité voici comme
La ressemblance disparaît
La plage sans désolation
Sable éraflé un mouvement
Dans les profonds paysages qui s’étendent
Jardin et lointain emportés
Et hâte dont l’immensité nomme
Et le trou autour de l’aveu
Le cri le linge les dahlias d’être épars
Chaque fois l’alouette après
L’alouette est-ce où tout dérapait
L’ombre m’abandonne entre enfance
Et frémissement que le silence fuit
Bernard Vargaftig, Le monde le monde, André Dimanche, 1994, p. 75.
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04/12/2022
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements
La fugacité disparaît
Toujours la même déflagration je t’aime
La hâte obstinément éclaire
Ton souffle où je tombe encore une fois
Quel dénuement n’ai-je pas dit
Un souvenir sans souvenir aucun ciel
N’a l’étendue de l’abandon
Un cri l’impudeur pensive
Le sens et l’effacement bougent
Le désir avec les oiseaux qui respirent
Tellement le jour était vaste
Comme quand l’aveu n’a plus d’ombre et roule
Quand la ressemblance sans cesse
Si ensevelie se sépare de moi
L’enfance changée en pitié
Dans les rochers que l’apaisement forme
Bernard Vargaftig, Dans les soulèvements, André Dimanche, 1996, p. 51.
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