09/12/2024
Oscar Wilde, Poèmes
Désespoir
Les saisons avec elles amènent leur ruine,
Au printemps le narcisse apparaît
Qui ne se fane avant que n’ait rougi la rose
Et, à l’automne, fleurissent les violettes
Et le frêle crocus trouble alors la blancheur de la neige ;
Puis, les arbres dénudés reverdissent,
Comme font les gris labours sous les pluies de l’été
Et renaissent les primevères qu’un enfant cueillera.
La belle vie ! dont le flot amer et avide
Monte à nos pieds et sombre dans la nuit
Pour revêtir des jours qui ne reviendront plus !
L’ambition, l’amour, brillantes rêveries,
Nous les perdons trop vite, et ne trouvons plaisir
Que dans quelques fragments de souvenirs enfuis.
Oscar Wilde, Poèmes, traduction Bernard Delvaille, dans
Œuvres, Pléiade/Gallimard, 1996, p. 8-9.
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08/12/2024
La Pléiade, Poésie, Poétique : recension
Parler de la Pléiade aujourd’hui à un lecteur, c’est l’obliger à faire remonter des souvenirs scolaires et, en insistant un peu, reviennent les noms de Ronsard, dont il connaît encore quelques vers des Amours (« Mignonne, allons voir si la rose… ») et de Du Bellay, qui lui rappelle les Regrets(« Heureux qui comme Ulysse… »). À l’exception des sonnets d’Étienne Jodelle aisément accessibles (Poésie/Gallimard, 2022), les œuvres des autres membres du groupe sont, à très peu près, oubliées et lisibles dans des éditions savantes à consulter en bibliothèque ou partiellement dans des anthologies1. L’édition de Mireille Huchon2, d’abord, donne à lire des œuvres qu’il était bon de faire connaître, tel le théâtre de Jodelle ou des poèmes de Belleau, sans du tout mettre de côté d’autres connues (Ronsard, du Bellay) qui gardent la plus grosse part. Elle a ajouté pour la période de grande production (1545-1555) des textes de poétique devenus, eux, quasiment inconnus. Enfin, contrairement à l’image scolaire attachée à Ronsard et Du Bellay, les poètes de la Pléiade n’ont pas été applaudis par tous dans la seconde partie du XVIe siècle, des écrits polémiques et des témoignages complètent heureusement le recueil des textes. Ils sont suivis d’un répertoire des poètes et de leurs contemporains (image et texte) et de notes sur chaque œuvre publiée.
Mireille Huchon rappelle que Ronsard n’a utilisé que deux fois le terme Pléiade, par métaphore, à propos de la "brigade" de sept poètes (dont lui-même) du règne d’Henri II : Ronsard, du Bellay, Étienne Jodelle, Pontus de Tyard, Rémy Belleau, Antoine de Baïf et Peletier du Mans ; son contemporain Henri Estienne, plus tard (1678), parle des « poètes de la Pléiade », de la « nouvelle Pléiade ». La référence à l’Antiquité n’est pas fortuite, elle renvoie aux grands poètes grecs de la période alexandrine. Le nom s’est seulement installé au XIXe siècle, alors que certains membres du groupe ne se connaissaient que par la lecture de leurs textes ; il faut se souvenir qu’un écrivain comme Jodelle a refusé d’être publié de son vivant.
Le nom "Pléiade" est pratique pour évoquer une période particulièrement riche en littérature dans plusieurs domaines. Au début des années 1550, construites à l’antique, les premières tragédies (Cléopâtre captive, Didon se sacrifiant) et comédies (L’Eugène, La rencontre) sont dues à Étienne Jodelle. Parallèlement, si Clément Marot et Mellin de Saint Gelais ont introduit le sonnet en France, il est définitivement adopté comme genre avec la Pléiade qui le développe pendant des décennies.
C’est aussi avec la Pléiade que le sonnet devient par excellence le lieu poétique du discours amoureux. Le blason ancien n’est pas abandonné du tout, chaque partie du corps féminin est toujours exaltée, par exemple par Pontus de Tyard (second quatrain) :
Ton beau visage, où ton beau teint s’assemble,
Ta bouche faite en deux couraux plaisants,
Ton bien parler sur tous les bien disans,
Et ton doux ris doucement mon cœur emble.
En dehors de quelques poèmes, dont les Folastries de Ronsard, où le corps charnel est présent, le corps féminin entier est magnifié, fantasmé, souvent idéalisé et divinisé : les renvois à la mythologie abondent chez tous les poètes, permettant parfois l’allusion érotique ; ainsi, dans les Amours de Ronsard (tercets du sonnet 41) :
S'Europe avoit l'estomac aussi beau,
De t'estre fait, Jupiter, un toreau,
Je te pardonne. Hé, que ne sui'-je puce !
La baisotant, tous les jours je mordroi
Ses beaus tetins, mais la nuit je voudroi
Que rechanger en homme je me pusse.
Les sonnets n’ont pas de fonction référentielle précise, pas plus Marie, Olive ou Francine : s’installe pour très longtemps avec la Pléiade une représentation de la femme aimée — désirée mais absente —, et un je souffrant — image féminine cependant différente de celle de l’amour courtois ou des troubadours. Le thème de l’immortalité donnée par le poète à la femme, mais aussi au Prince, traverse une poésie qui cherche la reconnaissance des puissants ; Ronsard et du Bellay saluent l’un et l’autre l’entrée d’Henri II dans Paris, en 1549 — mais l’intérêt de ce roi pour les arts n’avait rien de commun avec l’engagement d’Auguste chez les Latins.
L’ode et l’hymne acquièrent aussi une place de choix dans les recueils de la Pléiade, mais c’est un autre genre qui prend place et reste toujours très vivant aujourd’hui, sous ce nom ou d’autres, l’art poétique. Pelletier du Mans en a été l’initiateur avec sa traduction (1545) de l’Art poétique d’Horace, largement utilisée un peu plus tard (1549) par Du Bellay dans la seconde partie de La Deffence et illustration de la Langue Françoyse, la première réservée à des réflexions sur la langue et les manières de l’enrichir, et sur l’orthographe. Cette "Défense" a été remise en lumière par Sainte-Beuve3 qui écrivait qu’elle était « la plus sure gloire de Du Bellay et la plus durable » ; elle est considérée comme un monument à partir du XXe siècle et des écrivains en ont repris le titre, y ajoutant « aujourd’hui » et en soulignant l’actualité4. Du Bellay prône l’abandon des genres anciens, propose la création de néologismes à partir des langues anciennes, préconise l’imitation des auteurs latins et grecs et de quelques auteurs italiens ; l’ensemble définit une esthétique nouvelle, mise en œuvre la même année avec L’Olive, recueil de sonnets et d’odes. Les réflexions de Du Bellay sur l’orthographe sont une approbation de ce que Louis Mégret avançait en 1542 : il faudrait une convergence entre l’écrit et la prononciation ; le poète garde cependant l’usage de son temps pour ne pas effrayer les lecteurs. Ronsard, de son côté, avance et dans ses Odes (1550) remplace notamment le i latin par j, le u par v, par ailleurs es par é(espandre > épandre).
Le lecteur découvrira des œuvres peu accessibles, en particulier Le Quintil horatian, critique de La Deffence…de du Bellay, l’art poétique de Thomas Sébillet (1548), la traduction-adaptation de l’art poétique d’Horace par Peletier du Mans (1545) et La Rhetorique francoise (1553) d’Antoine Poclin. Un ensemble de textes polémiques et de témoignages précèdent les notes ; les éclaircissements rassemblés — linguistiques, historiques et littéraires — font de ce volume, si le lecteur le désire, un excellent instrument de travail. Pour le plaisir de lire, il offre une superbe anthologie d’une des périodes les plus riches de la poésie en France.
1 Rappelons que Mireille Huchon a établi le texte des œuvres de la mystérieuse Louise Labé (Bibliothèque de la Pléiade, 2021).
2 La bibliothèque de la Pléiade a publié en 1953, choisis par Albert-Marie Schmidt, une anthologie de la poésie du XVIe siècle, de Marot (1496-1544) à Jean Baptiste Chassignet (1571-1635)
3 Sainte-Beuve, Tableau historique et critique de la poésie française et du théâtre français au XVIe siècle
4 « Autres temps, autres barbaries, autres combats mais peut-être même nécessité et même devoir : ne revient-il pas aujourd’hui aux écrivains, aux poètes, face à la domination d’une langue «moyenne» hâtive et désinvolte, asservie aux visées manipulatrices de la communication, de maintenir et de refonder sans cesse une langue affranchie, de revendiquer, par objection souvent, le droit à la nuance, au subtil, à la densité et à l’imprévu ? » Présentation de Défense et illustration de la langue française aujourd'hui (Poésie/Gallimard, hors-série, 2013), par un collectif : Marie-Claire Bancquart, Silvia Baron-Supervielle, Tahar Ben Jelloun, Alain Borer, Michel Butor, François Cheng, Michel Deguy, Vénus Koury-Ghata, Marcel Moreau, Jacques Réda, Jacques Roubaud.
La Pléiade, Poésie, Poétique, édition de Mireille Huchon, Gallimard, Pléiade, avril 2024, 1616 p., 75 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 14 novembre 2024.
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07/12/2024
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul
Rue Émile Zola
Unr pente ou
la nervure d’une feuille dans la ramure de la ville
couronnée par une Bourse du Travail où se faisaient les réunions
Puis dévalant parmi les briques et le béton
d’anciennes maisons à colombage
jusqu’à la rouge terrasse du café de Foy
Enfin un second segment s’étrécit et se met à courir
vers une trop vaste place
un peu vide et dite de La Libération
que tentent de peupler quelques arbres et des carrés de verdure
On aura beau flâner et caresser de l’œil
les façades et les passants
s’attarder aux pierres lépreuses
de la Basilique Saint Urbain
beau tisonner en soi les braises
rien n’y reste d’une ancienne enfance
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul,
Gallimard, 2024, p. 49-50.
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06/12/2024
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul
Chaconne pour une planète
I
Œuf ou perle pendue
Dont le fil se déchire
Il n’y a pas que nous
Toute le terre est périssable
Un souffle suffira
Une branche d’étoile
Coupant la cordelette
Coup d’ongle dans les galaxies
Des tours jumelles Des cathédrales
Une centrale au bord d’un raz de marée
Une autre auparavant explosant dans la neige
Cela qui s’effondre
Nous avons appris à en dire :
« Ceci est mon temps »
Soit que le monde étouffe
Sous le baillon de ses fumées
Soit que le sol en craque et verse
La lave entre ses lèvres absorbant les forêts
Ou bien les océans
Enflant de tous leurs bleus
Noieront les rives et leurs falaises
Sous un ciel qui s'ébrèche
Le royaume est la ruine
Tous les chemins mènent au néant
[…]
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul,
Gallimard, 2024, p. 25-26.
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05/12/2024
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul
Petit matin
Le jeune plongeur arabe et sans papiers
d’un restaurant thaï au pied de la Butte
(sainte modernité métissée)
avec un français chancelant propose
de le rejoindre à l’aurore dans la salle
où ses patrons le claquemurent :
grande diagonale, courte extase ; deux univers
étanches qu’une urgence soudain rapproche,
le temps d’une brève étreinte
contre un rideau de fer abaissé.
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul,
Gallimard, 2024, p. 67.
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04/12/2024
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul
Paris
Ma ville ce sont
des toits de zinc
ur des falaises de craie
On y marche entre deux eaux grises
Pour peu qu’un peu de pluie barre le paysage
De courts soleils éclatent sur les trottoirs mouillés
Et comme au fond des plus beaux tableaux
les brouillards et les murs soulignent les silhouettes
d’une ombre par contraste avec la pâleur des corps
Ma ville c’est
sur l’étain des jours ternes
une farine de visages
et le plâtre de tant de mains
Olivier Barbarant, Partitas pour violon seul,
Gallimard, 2024, p. 17.
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03/12/2024
Zoé Karelli, Contes du jardin
Musicalité
Beauté musicale des jours
d’automne à Thessalonique
lorsque la pluie tombe drue,
s’éclaircit puis reprend,
pluie d’argent, translucide et fine
comme la musique des voix douces de femmes
à l’automne de leur vie.
De ces femmes qui restent
tranquilles et silencieuses, dirait-on
un peu fières et mélancoliques
zt parfois, quand elles parlent,
semblent pressées de dire
ce qu’elles souhaitent peut-être oublier.
Zoé Karelli, Contes de jardin, dans Poètes de
Thessalonique (1930-1970), traduction du grec
Michel Volkovitch, Le miel des anges, 2024, p. 61.
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Zoé Karelli, Contes du jardin
Musicalité
Beauté musicale des jours
d’automne à Thessalonique
lorsque la pluie tombe drue,
s’éclaircit puis reprend,
pluie d’argent, translucide et fine
comme la musique des voix douces de femmes
à l’automne de leur vie.
De ces femmes qui restent
tranquilles et silencieuses, dirait-on
un peu fières et mélancoliques
zt parfois, quand elles parlent,
semblent pressées de dire
ce qu’elles souhaitent peut-être oublier.
Zoé Karelli, Contes du jardin, dans Poètes de
Thessalonique (1930-1970), traduction du grec
Michel Volkovitch, Le miel des anges, 2024, p. 61 .
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02/12/2024
Tàkis Varvitsiòtis, Sans musique
Ruines
Le livre fermé
Le violon triste
L’ange brisé qui veille
Où êtes-vous mes mains d’enfant
Vous m’avez oublié
Mais je ne peux pas
Je n’ai plus mes yeux pour pleurer
La pluie est enfermée au jardin
Aux branches des arbres sont pendus
Des cœurs
Des lueurs
Le son d’une cloche
La prière
Elles fument encore
Les ruines des jours
Tàkis Varvitsiòtis, Sans musique, dans Poètes
de Thessalonique (1930-1970), traduction
Michel Volkovitch, Le miel des anges, 2024, p. 127.
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01/12/2024
Fabienne Rahoz, Infini présent l'insecte
Qui a passé son enfance à la campagne a pu observer ce qui vivait au (et dans le) sol et dans les airs, oiseaux de toutes sortes, insectes de toutes couleurs, hérissons, mulots, etc. Outre cette expérience, irremplaçable, qui peut donner le goût des sciences naturelles, Fabienne Raphoz disposait d’un jeu des 7 familles où l’on demandait, par exemple, le Priam dans la famille des "Papillons exotiques" ; le classement n’était en rien scientifique mais, écrit-elle, « c’est peut-être de là que m’est venu ce goût pour la taxinomie et les classifications ». Goût des mots aussi, avec ce plaisir particulier de « prononcer des mots incompréhensibles ». Ce plaisir, notamment, beaucoup de lecteurs l’éprouveront en lisant Infini présent.
Les neuf citations en épigraphe, de Sei Shonagon (vers 966-après 1013) à la sculptrice Germaine Richier (1902-1959), à la fois pointent la complexité du monde des insectes, leur rôle essentiel dans l’équilibre écologique et leur place dans l’imaginaire. On retiendra la première, de Thalia Field (1966), auteure à la frontière de la narration et de la science, en accord avec les poèmes. « Parler des espèces est plus difficile que de parler de soi ». Au verso, une annonce, « Pour commencer », offre deux citations qui, chacune à leur manière, délimitent l’étendue des poèmes, celles d’un naturaliste anglais du XVIe siècle, Thomas Moffet, et d’un spécialiste contemporain de la Renaissance, Francis Goyet. Conservons la première, lapidaire, « In minimis tota est », que le premier poème, pages 12 et 13, illustre, en même temps qu’il est en relation avec le titre.
Sous le nom de l’ordre « THYNASOURES » une brève notice du naturaliste Walkenaer ; la page 13 répète en titre le nom de l’ordre et s’ajoute le nom de la famille, « Lespimatidae) ; le poème indique que cet insecte a sa place dans un traité de synanthropie : ils sont donc adaptés à la vie humaine et vivent dans les maisons où ils se nourrissent, par exemple, du papier des livres. Ils ont toujours été présents depuis le Dévonien — l’infini pour le temps humain, pour le présent. Le texte est suivi en bas à droite du nom courant (« Poisson d’argent »), de la désignation en latin (« Lepisma saccharina ») et de « Linnaeus, 1758), mention qui renvoie à la dixième édition de la classification de Linné, où son système de nomenclature avec deux noms en latin (générique et spécifique) est alors généralisé.
Se trouverait-on dans un manuel d’entomologiste comme le laisserait penser dans chaque poème l’exactitude des désignations ? Certains poèmes sont construits à partir de l’histoire de l’insecte, comme dans cet unique exemple de « Notoptères » :
Grylloblattes et gladiateurs
tous ailés du Permien
butinent les conifères
cent-cinquante millions d’années
durant
disparaissent au Crétacé
les plantes à fleurs viennent d’émerger
[etc.]
La majorité s’écrit à partir d’une observation rapportée — et le poème peut devenir esquisse de récit, par exemple à propos de l’expédition de Darwin — ou de l’auteure inspirée par une caractéristique de l’insecte ; ainsi après un poème à propos de l’hibernie, papillon qui n’apparaît qu’à l’automne, un autre qui lui est lié, appartenant au même ordre et à la même famille :
… ou alors
jaillissant des bois
une nuit de janvier
dîner tardif
en suspens
regards croisés
Un poème s’écrit à partir de la sonorité des mots, sans qu’il soit toujours nécessaire de retenir le vocabulaire français. Est choisie par exemple, en latin, « une liste de punaises rouge et noir issues de familles différentes » avec plusieurs critères de choix et, ensuite, de classement sur la page, le discours explicatif préalable faisant partie du poème :
Aracatus roeselii
Cenaeus carnifex
Carizus hyoscyami
Eurydema ventralis
Graphosoma italicum
Suivent deux ensembles de cinq noms disposés en échelle.
Une liste de noms, en l’occurrence de 48 oiseaux rassemblés en 4 colonnes, accumule des sons étranges pour qui n’est pas ornithologue (des savacous, des synallaxes, des saltators, etc.) — petit écart dans ce livre autour des insectes, que justifie le titre : « Peupler l’hiver d’ici » et l’amorce de la liste, « j’ai vu là-bas : ». Le lecteur lira aussi un poème en anglais, un autre avec trois lettres grecques répétées sur la page pour figurer le chant de la cigale grise.
Ce que suggèrent déjà les quelques poèmes cités, c’est la liberté de la mise en page qui correspond à la variété de la versification — jusqu’au dernier texte : l’ordre cette fois, avec humour, est noté « Bouquet final » avec pour l’accompagner quelques paroles d’une chanson de Pierre Barouh et, sur la belle page, un poème lapidaire :
Friche
il a suffi de laisser. les couleurs pousser
L’humour en poésie n’est pas des plus courants et l’on se réjouit souvent de la distance, et de la tendresse, prises par Fabienne Raphoz vis-à-vis de son objet. De l’ordre des Siphonaptères, la puce n’est nommée que par une citation (page de gauche) d’un sonnet des Amours de Ronsard, « Hé ! que ne suis-je puce » et par les deux derniers vers d’un poème en anglais de John Donne (The Flea, La puce), précédés d’un extrait de France Culture, « Comment peut-on dresser un si petit insecte ? ». Deux clins d’œil dans le poème en belle page :
quel cirque !
qu’en faire ?
de ces siphonap
tères
Maël me dit :
fais-les sauter
du livre
« je loue dans le poème / une vie plus vieille / que la mienne », écrit Fabienne Raphoz à propos d’un insecte. Ces louanges donnent envie de sortir du livre, de lire ou relire Fabre (présent plusieurs fois) et de vérifier que les insectes sont encore légion partout (y compris dans un jardin public, en ville) dans ce monde où tant d’espèces animales sont en voie de disparition, il faut le répéter et faire autre chose que s’en alarmer. On s’apercevra qu’ils sont souvent aussi beaux que le lucane dessiné par Ianna Andréadis en couverture. Une brève bibliographie complète ces poèmes qui donnent une présence vive à tous les insectes — « pour savoir il faut les voir ».
Fabienne Raphoz, Infini présent l’insecte, Héros-Limite, 2024
130 p.,18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 25 octobre 2à24.
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30/11/2024
Zoé Karèlli, Solitude
Solitude
Où irons-nus, mon âme, avec
tout cet exil que nous traînons ?
Avec nous personne et la solitude
est devenue si étrange, qu’elle se confond
avec la compagnie de tous ces gens.
Tu parles et tu te tais et les choses
demeurent intraitables, comme si
nulle volonté ne venait les gouverner.
Plus comiques, les tristes efforts,
pourquoi tant de pessimisme ?... Comme si
le néant avait grandi, gonflé bizarrement,
il montre un visage furieux, informe,
près d’éclater, d’extraire de l’esprit
les foules qui le gardent et à présent
se contractent comme si le néant
se mettait à fourmiller.
Ah quelle misère ils contiennent,
les yeux de la solitude !
Fuyez très loin afin
de ne plus jamais rencontrer
notre image solitaire,
telle qu’aujoure’hui, entière, elle apparaît.
Zoé Karèlli, dans Poètes de Thessalonique (1930-1970),
traduit du grec par Michel Volkovitch,
Le miel des anges, 2024, p. 53.
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29/11/2024
Carmen Gallo, Les fugitives
En sortir vivants
Faux Paris
En 1918 Paris essaya d’échafauder un plan pour se défendre des bombardements allemands. La technique n’a rien de surprenant si ce n’est par le nombre des personnes impliquées et par les aspects scénographiques. Le long de la rive de la Seine, non loin de la vraie ville, on avait construit une fausse gare de l’Est avec des trains, des lumières et tout le reste. La nuit, la vraie ville se cachait dans le noir, tandis qu’à côté une fausse activité ferroviaire prenait vie et s’illuminait en attendant les bombes.
Carmen Gallo, Les fugitives, traduction de l’italien Martin Rueff, dans La Revue de Belles-Lettres, 2024-II, p. 63.
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28/11/2024
Marie-Laure Zoss, Rosée
Rosée
Pendant que c’est facile, dire.
Dire nous :
drap large et frais,
qui recouvre, effleure,
les fleurs tout justes nées
au pied de la montagne,
drap qui boit la rosée du petit matin,
l’eau de la nuit,
matière première de ce qui sait
matière qui se dissout vers l’or.
Dire nous, dire nous nous nous nous nous,
Dire, pendant que c’est facile.
Marie-Laure Zoss, traduction du romanche,
D. Mützenberg, dans La Revue de Belles-
Lettres, 2024-II, p. 37.
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27/11/2024
Jean Genet, Le condamné à mort
Camilla Meyer était une Allemande. Quand je la vis, elle avait peut-être quarante ans. À Marseille elle avait dressé son. fil à trente mètres au-dessus des pavés, dans la cour du Vieux-Port. C’était la nuit. Des projecteurs éclairaient ce fil horizontal haut de trente mètres. Pour l’atteindre, elle cheminait sur un fil oblique de deux cents mètres qui partait du sol. Arrivée à mi-chemin sur cette pente, pour se reposer elle mettait un genou sur le fil, et portait sur sa cuisse la perche-balancier. Son fils (il avait peut-être seize ans) qui l’attendait sur une petite plate-forme, apportait au milieu du fil une chaise, et Camilla Meyer qui venait de l’autre extrémité, arrivait sur le fil horizontal. Elle prenait cette chaise, qui ne reposait que par deux de ses pieds sur le fil, et elle s’y asseyait. Seule. Elle en descendait, seule… En bas, sous elle, toutes les têtes s’étaient baisses, les mains cachaient les yeux. Ainsi le public refusait cette politesse à l’acrobate : faire l’effort de la fixer quand elle frôle la mort.
Jean Genet, Le funambule, dans Le condamné à mort, L’Arbalète, 1966, p. 147
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26/11/2024
Jean Genet, Le Pêcheur du Suquet
[…]
Tu veux pêcher à la fonte des neiges
Dans mes étangs de bagues retenus
Ah dans mes beaux yeux plonger tes bras nus
Que d’acier noir deux rangs de cils protègent
Sous un ciel d’orage et de hauts sapins
Pêcheur mouillé couvert d’écailles blondes
Dans tes yeux mes doigts d’osier mes pâles mains
Voient les poissons les plus tristes du monde
Fuir, de la rive où j’émiette mon pain.
[…]
Jean Genet, Le pêcheur du Suquet, dans Le condamné
à mort, L’Arbalète, 1966, p. 93.
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