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15/02/2025

Philippe Beck, Abstraite et plaisantine

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Hiver dur, l’air captive

les paroles saisissantes. ?

Elles font des livres de vaine cuisine

Printemps rouvre la glace

et repique les volontés de l’eau

dans les trente-six âmes promenées.

Unités Dispersées rêvent de châtaignes

au brasier, de l’éclat grossier

de la peur. Pantagruel et Panurge

sont sur un bateau. Le premier

donne parole comme acte d’amour.

Le second est plein de sons à l’envers.

 

Philippe Beck, Abstraite et plaisantine,

Le Bruit du temps, 2025, p. 25.

14/02/2025

Philippe Beck, Abstraite et plaisantine

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10 décembre 1942, Alfred,

imposant la musique d’un pays

né comme tous et devenu,

hante la facilité en fantôme

de milice et entoure la poésie dite

abstraite et plaisantine césure aérienne.

Abstraite et plaisantine

contre fantôme terrien, elle qui analyse

les fines composantes du monde,

et capable de deuil accéléré

ou d’homme lent, opposé à l’accent

gravé au cœur passé dans l’Usine.

 

Philippe Beck, Abstraite et plaisantine,

Le Bruitdu temps ;2025, p.11.

13/02/2025

Jules Supervielle, Les Amis inconnus

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Figures

 

Je bats comme des cartes

Malgré moi des visages

Et, tous ils me sont chers.

Parfois l’un tombe à terre

Et j’ai beau le chercher

La carte a disparu.

Je n’en sais rien de plus.

C’était un beau visage

Pourtant que j’aimais bien.

Je bats les autres cartes.

L’inquiet de ma chambre,

Je veux dire mon cœur,

Continue à brûler.

Mais non pour cette carte,

Qu’une autre a remplacée ;

C’est un nouveau visage,

Le jeu reste complet

Mais toujours souple.

C’est tout ce que je sais,

 

Nul n’en sait davantage.

 

Jules Supervielle, Les Amis inconnus,

dans Œuvres poétiques complètes,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 305.

12/02/2025

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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Petite, petite, que veux-tu ?

Est-ce une petite morte

Qui se cache là derrière ?

Non, elle est vivante

Et voilà qu’elle sourit

De manière rassurante.

Un visage entre deux portes,

Un visage entre deux rues,

Plus qu’il n’en faut pour un homme

Fuyant son propre inconnu.

 

Jules Supervielle, Le Forçat innocent, dans

Œuvres poétiques complètes, Pléiade /

Gallimard, 1996, p. 253.

11/02/2025

Jules Supervielle, Le Forçat innocent

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Grands yeux dans ce visage,

Qui vous a placée là ?

De quel vaisseau sans mâts

Êtes-vous l’équipage ?

 

Depuis quel abordage

Attendez-vous ainsi

Ouverte toute la nuit ?

 

Feux noirs d’un bastingage

Étonnés mais soumis

À la loi des orages.

 

Prisonnier des mirages

Quand sonnera minuit

Baissez un peu les cils

Pour reprendre courage.

 

Jules Supervielle,Le Forçat innocent,

Dans Œuvres poétiques complètes,

Pléiade/Gallimard, 1996, p. 241.

10/02/2025

Jules Supervielle, Œuvres poétiques complètes

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        Mouvement

 

Ce cheval qui tourna la tête

Vit ce que nul n’a jamais vu

Puis il continua de paître

À l’ombre des eucalyptus.

 

Ce n’était ni homme ni arbre

Ce n’était pas une jument

Ni même un souvenir de vent

Qui s’exerçait sur du feuillage.

 

C’était ce qu’un autre cheval,

Vingt mille siècles avant lui,

Ayant soudain tourné la tête

Aperçut à cette heure-ci

 

Et ce que nul ne reverra,

Homme, cheval, poisson, insecte,

Jusqu’à ce que le sol ne soit

Que le reste d’une statue

Sans bras, sans jambe et sans tête.

 

Jules Supervielle, Gravitations, dans

Œuvres poétiques complètes,Pléiade / Gallimard,

1996, p. 173.

08/02/2025

Jules Supervielle, Poèmes

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             J'ai pris le matin

 

J’ai pris le matin dans ma promenade

                  Comme en un filet ;

Mes mains sentent bon le soleil nomade

                  Le gazon mouillé.

 

Je l'ai bien saisi, le matin qui cligne ;

                  Le voici vivant,

Comme le poisson au bout de la ligne,

                  Vif et s’incurvant.

 

Je t’apporte ici la claire harmonie,

                  Des prés jaune verts ;

Dans l’alcôve encor si mal définie

                  Aux yeux inexperts ;

 

Et je veux vider, comme une corbeille,

                  Sur ton lit défait,

Mon cœur bourdonnant du chant des abeilles

                  Et de la forêt.

 

Jules Supervielle, Poèmes, dans Œuvres poétiques complètes,

Pléiade / Gallimard, 1996, p. 67.

07/02/2025

Marc Colodenko, De très brefs rêves

,,,,                             marc cholodenko, de très brefs rêves, monsieur

C’est moi ce Monsieur ? Dieu me préserve de l’être jamais. Pas question que je me soumette à pareille dénomination. Dans mon dos ça insiste. Je presse le pas. Ça doit être un flic, ils sont prêts de vous buter qu’ils continuent à vous donner du Monsieur. Je ne suis pas sûr d’accepter de mourir pour un Monsieur. Je me retourne. C‘est un quidam qui me dépasse en courant. Il ne m’a pas vu ou il a reconnu sa méprise. Ce qui revient au même.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p 83.

06/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                                           marc cholodenko, de très brefs rêves, illusion

Sur ma table il y a une feuille où j’ai écrit quelque chose. Ça ressemble à un haïku. Évidemment puisque c’est écrit en japonais. Comme j’ignore le japonais j’ai dû écrire ça en rêve. Si je ne peux pas le traduire je peux le transcrire. Voilà que les caractères originaux s’effacent sous les latins. Je lis : Écrire en japonais rêve de printemps. Sans doute je ne suis pas éveillé et j’ai dû faire un rêve de rêve. Quoi qu’il en soit me voilà bien avancé. Tant de merveilles pour si peu de choses. Peut-être que si j’étais poète tant d’inutiles jambages auraient suffi à m’exalter.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p.73-74.

05/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

 

                                  marc cholodenko, de très brefs rêves, pleurer

Pourquoi la manche de mon manteau est toute froissée. Je vais le dépendre pur essayer de la défroisser. Mais il résiste. On dirait qu’il est indépendant. Peut-être que je pourrais même lui parler. Salut ami manteau. Il réagit. Il a l’air de comprendre. De sa manche il m’essuie la figure. Il est sympathique ce manteau. C’est vraiment mon ami. Mais pourquoi il m’essuie la figure. Parce que c‘est moi qui pleure et qui suis dedans. C’est moi qui suis mon ami, mon seul ami. Je n’ai même pas un manteau pour ami.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 57.

04/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                       marc cholodenko, de très brefs rêves, étrangeté

 

Voilà que j’ai mis ma veste à l’envers. Et moi avec alors. Dans ce cas ma veste serait à l’endroit. Il ne faut pas paniquer mais il y a quelque chose d’étrange. À moins que j’aie mis seulement ma veste à l’envers sans pour autant l’avoir enfilée. C‘est avec soulagement que je me prends à songer que c’est souvent la même précipitation trompeuse qui nous fait choisir nos verbes et nous représenter d’emblée au centre des choses.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p.32.

03/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                              marc cholodenko, de très brefs rêves, rendez-vous

L’heure est bientôt passée. Il faut que je me précipite mais j’ai oublié où c’était. Je me précipite quand même je me rappellerai peut-être même en chemin. Je m’arrête pile. Je me souviens où c’était mais je ne me souviens plus de la date. Ce qui me tracasse dans cette histoire de rendez-vous c’est que j’ai l’impression de l’avoir vécue ou encore mieux de l’avoir déjà entendue quelque part. Ce serait un classique en quelque sorte ou bien plutôt un poncif. Je préfère couper court pour m’évite la honte que j’éprouverai en découvrant que c’est moi qui en serait l’auteur.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 27.

 

02/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

                            marc cholodenko, de très brefs rêves, absence

Ce moment je suis seul au monde à me le rappeler. Il n’y a pas de quoi s’en louer. J’étais déjà seul au monde à le vivre dans sa compagnie. Nous aurions pu nous le rappeler ensemble. Aujourd’hui elle ne peut plus. Mais moi je peux toujours la rappeler. Comme on rappelle une personne pas un souvenir. Elle ne répondra pas plus qu’elle ne répondait au téléphone quand elle était absente pas exemple. Ma chérie mon amour. J’exagère ça n’a jamais été ma chérie mon amour. Mais ça fait venir plus de larmes. Le souvenir se renforce de la désolation autant qu’il s’affaiblit de la complaisance.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 38.

01/02/2025

Marc Cholodenko, De très brefs rêves

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En même temps que l’ongle je me suis coupé un morceau du gros orteil. Ce qui est douloureux c’est que ce soit dégoûtant. Je ne veux plus voir ça et je le jette. Ou la jette. Si je le jette c’est un lambeau de chair répugnant et si je la jette c’est une partie précieuse de moi. Je suis coupé en deux parties que je ne peux pas départager. Je baisse la tête pour réfléchir à la manière mais les larmes avec leur façon universelle de tout conclure les fondent ensemble sans que je me sois mêlé de rien.

 

Marc Cholodenko, De très brefs rêves, P.O.L, 2025, p. 20.

31/01/2025

Gérard Cartier, Le Roman de Mara : recension

 

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                                     « Tout parle tout fait signe »

                        

Gérard Cartier a choisi d’écrire en vers Le Roman de Mara, comme pour la plupart de ses fictions    classées dans le genre "poésie" dans sa bibliographie — il approuve sans doute Rémi de Gourmont affirmant en 1892 que « le roman doit être un poème, car il n’y a qu’un seul genre en littérature : le poème. » (1) Le Roman de Mara est un récit à plusieurs personnages : le narrateur, père de Mara, O***, morte mais souvent évoquée et Mara, au centre d’un livre strictement composé. Il commence par un poème titré "Le carnet" qui annonce quelques éléments du récit et s’achève par « le livre s’ouvre » ; suivent trois chapitres de longueur égale, " L’enfance Mara", "Le Grand Huit" et "La Passion Mara" ; le premier et le troisième titres reprennent la syntaxe du Moyen Âge conservée aujourd’hui, par exemple, dans "Hôtel Dieu" ; un poème séparé, "Le reste du carnet", clôt le livre.  Chaque chapitre compte 33 poèmes d’une page, numérotés en chiffres romains mais titrée dans la table des matières. On reprendrait volontiers ce qu’écrit l’auteur qui voudrait « que rien ne dérange les lignes » mais qui apprécie le chaos. De là, parce qu’il garde ces choix opposés, « ce trouble à ajuster mes pages / où s’entassent en vrac l’harmonieux et l’informe ».

 

Harmonie dans la construction et dans le propos, qui suit Mara dans l’enfance, puis dans la formation avec le traditionnel — dans d’autres temps — voyage en Europe, surtout en Italie, et enfin dans sa séparation d’avec l’éducation paternelle quand elle vit sa « passion » amoureuse. Les noms des personnages eux-mêmes ramènent à l’Italie : Mara (d’origine hébraïque) et Ornella, prénom de l’absente restitué à la fin du livre. Le nom Mara est lui-même image de l’harmonie : à une lettre près anagramme de "amare" (latin et italien aimer) et, dans le titre, /m…r/ suit /r…m/, dans un poème, une quasi paronomase quand il est question du « royaume des enfants / à quoi Mara s’amarie ». L’harmonie est aussi dans les références culturelles. Le lecteur rencontre d’abondants renvois à la littérature, avec des noms variés — de Kafka à Maïakovski, de Keats à Laforgue — et de multiples langues ; le latin est présent, plus encore l’italien, souvent pour des citations comme celle du lamento d’Arianna de Monteverdi ; on lit aussi des fragments dans d’autres langues européennes et, dans une allusion à la "magie noire", quelques-uns de la langue des Dogon. La forme des poèmes elle-même participe de cette harmonie : en strophes (de deux, trois ou cinq vers) ou non le plus souvent : elles ne sont alors régulièrement ponctuées que par l’emploi de blancs qui organisent la lecture, et cette forme est commune aux fictions en vers de Gérard Cartier.

D’autres cohérences apparaissent d’un livre à l’autre. Il est question notamment du Dauphiné, du Vercors, communs à d’autres ouvrages et lieux de formation de la sensibilité de l’auteur ; la venue dans la région (« cette montagne sainte ») fait partie de l’éducation de Mara qui, beaucoup plus tard, devrait vivre ce que vit le narrateur quand il y revient, « la / brume    des années se dissipe    et sur tes / pas se lèvent    de très vieux sortilèges ». Le lecteur note aussi que le voyage ailleurs occupe une place privilégiée, ici pour la formation intellectuelle, esthétique, historique — Rome, Venise, etc., Auschwitz, Theresienstadt —, mais également que par la variété, souhaite le narrateur (l’auteur), « mes vers soient le monde » ».

 

Le monde est si divers qu’il est indispensable de l’accepter tel ; regarder les fleurs, les plantes, tout ce qui est ne devrait être que pour le « plaisir du regard    et de la pensée ». Mais le chaos existe, et la mort : les paroles du lamento de Monteverdi, lasciatemi morire(« laissez-moi mourir »), reviennent plusieurs fois. O***, la morte jamais oubliée (« O*** mia cara »), mère de Mara « enfantée d’une morte », n’est pas une figure apaisante, le narrateur tout au long du récit sait qu’il « s’obstin[e]     à ce qui n’est plus » et ne fait son deuil que devant choisir entre « l’abîme » et un « visage juvénile », moment où il peut enfin écrire le nom "Ornella". Encore le fait-il parce qu’il voit le même dans la morte et la vivante, « même regard charbonneux, même visage sous / la cendre ». Mara elle-même semble représenter le chaos, par tous les aspects divers de sa personnalité ; elle est Mara-la-noire, Mara-en-Bacchus, Mara ivre, au jardin, l’enchanteresse, Mara-la-fantasque, Mara en momie, Mara-des-cendres, Mara-des-cauchemars, Mara-du-soleil, Mara-des-vanités, Mara-la-fourbe, Mara-des-fuites. Cette multiplicité est partagée, figure de toute femme, de tout homme. Le chaos est aussi dans le narrateur qui a embrassé les promesses d’une utopie, celle portée par Lénine, puis a renié pour son amour « vers et révolution », qui commence à recouvrer un peu de sérénité à voir Mara devenir femme, vivant sa passion, « chassant d’un cri l’absente, la remplaçant ».

 

Gérard Cartier est ici écrivain de complexes voyages intérieurs, celui d’un personnage, Mara, dont on ne connaît que des bribes livrées par le narrateur soucieux de développer sa propre histoire. Le récit s’achève avec deux transformations majeures : connaissance de l’amour pour l’une, acceptation de la vie pour l’autre, « on ne doit pas camper sur les tombes. lâcher la main de l’absente (…) tandis que coule, sous le parapet, la vie perpétuelle ». Tout recommence, autrement : l’essentiel consiste toujours à vouloir « l’Énumération du monde ».

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  1. C’est à la fin du XIXe siècle que Raymond Roussel revendique le terme de "roman" pour La Doublure (1897), écrit en alexandrins classiques. Les romans en vers sont plus que rares au siècle suivant et leur appartenance au genre discutée. On cite toujours Le Voleur de Talan(1917), "roman" de Pierre Reverdy, Chêne et chien (1937), de Raymond Queneau, "roman en vers" comme La beauté de l’amour (1955) de Jacques Audiberti, Une vie ordinaire (1967) de Georges Perros, "roman poème".

Gérard Cartier, Le Roman de Mara, Tarabuste, 2024, 140 p., 14 €.   Cette recension a été publiée par Sitaudis le  5 janvier 2025.