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25/07/2025

Antoine Emaz, Entretien, 1

Entretien en septembre 2007 à Angers chez Antoine Emaz, publié la première fois dans Poezibao les 6, 7 et 8 décembre 2007
 

 

On pourrait commencer par distinguer dans tes publications les livres d’artistes des autres ensembles ; pourquoi les livres d’artistes, assez abondants ? 

 

   Pour moi rien n’est séparé dans mon travail : au bout, tout se tient, ou ce serait bien que tout se tienne, aussi bien un livre d’artiste en cinq exemplaires qu’un poche. Un des avantages du livre d’artiste, c’est qu’il ne comprend d’ordinaire qu’un poème. C’est plus rapide d’exécution, ça n’engage pas des fonds importants, donc cela écourte le temps entre l’écriture et la réalisation du livre. Il y a donc un plaisir de la vitesse. Autre chose : j’aime travailler dans des espaces différents ; l’espace du livre « normal » est toujours un peu le même, alors que le livre d’artiste surprend : je pense à Petite suite froide, avec Anik Vinay, la version papier fait 4 à 5 centimètres de large et 20 à 25 de haut ; il y a là une contrainte d’espace intéressante. De plus, souvent, je donne un texte et l’artiste intervient comme il veut, dans ce cas, je peux mal deviner ce que sera le livre. J’aime cela, cette surprise. Et puis, dernier point, j’aurais vraiment aimé être peintre ; il y a sans doute dans ce travail comme la compensation d’un vieux désir. Je vis dans les lignes, dans l’espace progressif de la lecture, l’artiste, lui brasse toute la page, d’un seul tenant, je l’envie beaucoup pour cela.

 

Tu parles de ton rapport au livre d’artiste, mais c’est un peu frustrant pour beaucoup de lecteurs, qui ne peuvent pas acheter ce genre de livres. D’ailleurs, on ne sait même pas la plupart du temps que tel livre est sorti.

 

   Cela ne m’a jamais gêné. Pendant des années, je me suis dit que les gens pouvaient les lire, les regarder quand il y avait une exposition. Dans l’anthologie parue, Caisse claire, où j’ai repris 7, 8 poèmes tirés de livres d’artistes, ils ont à nouveau une existence. Mais c’est un peu frustrant, du fait que l’artiste a disparu ; il reste une note, on signale que le poème est paru avec l’intervention de tel peintre, et c’est la seule trace de la collaboration. Dans le livre d’artiste, le poème était dans le lieu, l’espace que nous avions décidé, il existait là. Dans l’anthologie, il n’est plus vraiment dans sa maison, en quelque sorte.
    Sur la question de l’élitisme, que tu soulèves, c’est vrai que le livre d’artiste grand format, emboîtage, petit tirage… a toujours été cher, mais je crois que la situation a évolué. Dans les années 1980, tu avais encore des gens prêts à dépenser 3 ou 4000 francs de cette époque pour acheter un livre, maintenant c’est plus rare. Tu as des amateurs pour des livres autour de 100 euros, des livres d’artistes plus légers — par exemple quelques gravures ou un dessin, et quelques pages de texte. Ou encore, tu as des lieux comme les Petits classiques du grand pirate, Ficelle, Le temps volé… qui se placent résolument dans une logique du livre illustré accessible au plus grand nombre…

 

Tu distinguerais un ensemble de poèmes qui peut être lu dans une certaine continuité et le poème isolé…

 

   Ces poèmes isolés, pour moi, existent dans l’espace ménagé par l’artiste, qui fait partie de leur identité. Dans Caisse claire, c’est la première fois que je sors de leur espace des poèmes pour les déplacer dans un autre ensemble. Et ce n’est pas moi qui ai décidé ; François-Marie Deyrolle m’a dit qu’il montait l’anthologie de cette manière et j’ai accepté. Il voulait, à partir de tout ce qui avait été écrit au cours de cette période, donner à lire un maximum de choses.

   Dans le livre d’artiste il y a la trace d’une forte collaboration, alors que dans Caisse claire je suis tout seul. Quelque chose change. Peut-être que cela ne manque qu’à moi. Mais ta question me semble rejoindre celle des plaquettes : oui, j’aime bien qu’un poème, ou un petit ensemble de poèmes ait son lieu propre.

 

Mais si le poème est lu, qu’il le soit à partir du livre d’artiste ou dans l’anthologie, quelle différence ?

 

Aucune —  sauf que le poème n’est pas fait pour être lu à voix haute, mais pour être dans sa page, dans son espace de papier. La voix haute n’existe pas dans mon travail, je suis toujours dans la musique intérieure, dans la musique de tête. D’ailleurs je ne voulais pas lire mes poèmes. J’ai passé le cap grâce à la pression amicale de Djamel Meskache1, mais aussi parce que j’ai entendu mes poèmes lus par un acteur et j’ai trouvé que ce n’était pas bon. À partir de ce moment-là, je me suis dit, il faut y aller ! Je peux oraliser le poème, mais c’est tout, le poème n’a pas besoin d’autre chose. Je me démarque complètement de poètes pour qui la performance fait partie du travail.

 

La lecture à voix haute empêche d’embrasser du regard l’ensemble du poème, oblige à être attentif aux blancs, au découpage.

 

   Ce sont deux versants possibles, pas exclusifs l’un de l’autre, l’œil ou l’oreille. Pour moi, l’œil est nécessaire, l’oreille est possible. Quant au découpage, il se fait dès le premier jet, sans que je sache pourquoi cela passe par de la prose ou des vers. Ça doit dépendre de la force motrice du poème qui décide de la pente que l’ensemble va prendre. Ensuite je ne change jamais, mis à part le travail de menuiserie. Dans le détail, oui, cela bouge, il peut y avoir cinq ou six versions successives, beaucoup de corrections, mais pas dans la forme de l’ensemble : je ne suis jamais passé d’un premier jet en vers à une finition en prose, par exemple.

 

Je pense à un poème très ancré dans la réalité, Tours [autour de la destruction des tours du World Trade Center, le 11 septembre 2001], dans lequel le découpage en cellules interdit, me semble-t-il, le récit. Il y a bien un déroulement dans le temps, mais les blancs introduisent constamment des ruptures. Je ferai la même remarque à propos de tes réflexions sur l’écriture, dans Lichen, lichen.

 

   D’accord avec l’idée de rupture — et qu’il y a quand même du temps. Plutôt que narration interdite, je dirais qu’elle ne se fait pas. C’est très vrai à l’intérieur des poèmes et parfois à l’intérieur d’un livre. Par exemple, dans Entre2, ça commence au printemps et ça se termine au printemps suivant ; il y a bien une chronologie mais le temps est segmenté. Cela doit correspondre à une forme d’esprit parce que c’est en effet la même chose dans la réflexion théorique ; j’ai beaucoup de mal à dépasser deux ou trois pages, je n’arrive pas à construire une démonstration. Dans ma thèse sur Reverdy, je me suis obligé à écrire pas mal de pages pour faire le nombre voulu, mais je me suis forcé la main pour atteindre une norme, construire et planifier. Pour moi la pensée, comme la vie, est discontinue – une pensée, puis une autre. C’est ce que je retrouve chez des penseurs du XVIIe siècle, Pascal ou La Rochefoucauld. Une forme un peu en miettes.

 

La forme des moralistes… Mais il y a un côté moral chez toi ?

 

   Je défendrais bien ça. Une certaine forme de morale, même si ça n’est pas très bien vu en poésie. Mais il faut s’entendre sur le terme « morale » : si on le comprend comme une certaine façon de se tenir face à la vie, cela ne me fait pas peur de prendre le poème sous cet angle-là. Le poème en quelque sorte aboutit à une forme de morale, sans qu’il y en ait au départ. Si tu veux, je n’écris pas du tout pour « faire la morale », mais j’arrive souvent à une attitude, une façon de « conduire sa vie », comme l’écrivait Pascal

 

Goût de la forme lapidaire…

 

   Dans la brièveté, c’est l’idée de condensation qui m’intéresse : en un minimum de mots, un maximum de sens. Le travail sur les poèmes consiste toujours à enlever, jamais à ajouter. La matière au départ dans mes carnets est toujours trop importante, il faut supprimer. Même chose au niveau des mots : je cherche systématiquement les mots les plus courts. Plus cela tend vers le monosyllabe, mieux c’est. Tu ne liras pas des adverbes en –ment : trop longs ! Pas un mot trop abstrait non plus ; pas im-bé-cil-li-té mais bê-ti-se… Aller à ce qui est à la fois le plus simple et le plus court. Cela s’est fait progressivement, avec les années, sans que je le veuille vraiment. J’ai une manière de faire, pas d’art poétique construit au sens où l’on dirait qu’un poème devrait se faire comme ci ou comme ça. De la pratique avec un certain savoir-faire acquis avec le temps. Je constate qu’à choisir entre deux mots c’est toujours le plus bref qui s’impose. Pas de volonté, c’est plutôt de l’ordre de la pente, ou de l’intuition.

(à suivre)

____________________

  1. Djamel Meskache dirige avec Claudine Martin les éditions Tarabuste qui ont publié plusieurs recueils d’Antoine Émaz.
  2. éditions Deyrolle, 1995, repris dans Caisse claire, Points/Seuil, 2007.

24/07/2025

Antoine Emaz, Cuisine

 

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Photo T. H., 2007

La « poésie » va prendre en charge ce que le récit classique ne peut porter, peut-être parce qu'il ne s'agit pas de fiction. Quelques chose l, comme si travailler dans le vrai interdisait le récir, parce qu'un poète n'est pas un autobiographe narcissique ou exhibitionniste et qu'il sait que la poésie est et n'est pas un confessionnal. Donc on va avec le récit, on le détourne, on le déboîte, le défait, on le déstructure, le pousse aux limites... plus rien n'est reconnaissable mais tout est dit. Ce cœur noir moteur, c'est lui qui pulse. En poésie, quand on sait lire, l'urgence est palpable, la nécessité de dire évidente. Cela peut être plus ou moins masqué par le dispositif d'écriture qui est à la fois un mode d'exposition et un mode de défense, mais c'est bien un cœur ouvert, au bout. L'enfant qui pleure de Reverdy.

 

En poésie, ce qui est dit est l'affleurement lisible de ce qui est tu : la vague / les profondeurs de la mer.

 

Dans tout ce que je note au jour le jour, cette piétaille de lignes, je ne vois pas bien en quoi je suis poète. Je note seulement ce que d'ordinaire on ne retient pas, espérant que tel ou tel détail sera révélateur, qu'il portera un peu plus que seulement lui-même.

 

Antoine Emaz, Cuisine, publie.net, p. 31, 35, 50.

23/07/2025

Antoine Emaz, De peu

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Photo T. H., 2012

Bleu très bleu

 

dans le ciel sans fin d'œil

toute histoire engouffrée

rien 

quasi lisse vaste couleur quelle

espèce de bleu

sans honte

tant il est sans mémoire

 

* * *

 

ciel plein ciel

sans anges

 

on rêve leurs battements d'ailes

leurs bruits de mouettes folles

d'envol

 

alors qu'on veut seulement des mots

pour ici

sous l'aplat de l'été  

 

* * *

 

comme vivant sans mort

face levée face

au vide du bleu

distendu

couleur d'air

 

jusqu'à la nuit qui croûte

 

* * *

 

soleil fixe

 

dehors s'efface on s'efface

 

rien que de la lumière

et plus personne

pour voir 

 

limite basse d'être là

 

l'été mure

 

* * *

 

tristesse sans cause

venue comme du bleu du mot trop court

pour trop de ciel

 

pas sûr que ce soit si simple

 

cela n'explique pas

cet abattis de fatigue

 

pas seulement le bleu

 

ce qui a lieu dessous

aussi

 

 

Antoine Emaz, "Bleu très bleu" 

dans De Peu, Tarabuste, 2014, p. 269-270.

22/07/2025

Antoine Emaz, Peau

antoine emaz,peau,mémoire

Vert, I (31.09.05)

 

on marche dans le jardin

 

il y a peu à dire

 

seulement voir la lumière

sur la haie de fusains

 

un reste de pluie brille

sur les feuilles de lierre

 

rien ne bouge

sauf le corps tout entier

 

une odeur d'eau

la terre acide

 

les feuilles les aiguilles de pin

 

silence

sauf les oiseaux

 

marche lente

le corps se remplit du jardin

sans pensée ni mémoire

 

accord tacite

avec un bout de terre

rien de plus

 

ça ne dure pas

cette sorte de temps

 

on est rejoint

par l'emploi de l'heure

l'à faire

 

le corps se replie

simple support de tête

à nouveau les mots

l'utile

 

on rentre

 

on écrit

ce qui s'est passé

 

il ne s'est rien passé

Antoine Emaz, Peau,

éditions Tarabuste, 2008, p. 25-28.

21/07/2025

Antoine Emaz, Peau

                             

antoine emaz,peau,silence

Photo T. H., 2007

         Seul, 6 (18. 11. 06)

 

Il n'y a pas de bout de la nuit

seulement une maison vide

et silencieuse de tous ses murs

 

on est dedans

 

pas en prison

 

mais dedans

 

et la nuit comme aveugle

tourne en rond

 

les mots piochent piquent

des étoiles

on dira ça comme ça

 

des lumières fermées

 

tension

 

ce silence qui vient de biais si l'on n'agit pas c'est lui qui va emporter la mise la main les mots dans l'ardoise et plus rien

 

pas facile d'aller contre l'aigu du silence dans la maison vide il siffle comme chez lui il sape il pèse ensuite habitué qu'il est du lieu

 

une lame de nuit

 

tension sans l'avoir vue venir — vite glisser — tension — nerfs cordes mais quelle musique grommellement de mots pour rien ce bruit de chien grondant comme pour intimider le silence dessous qui passe

 

continuer à parler — rester dans le blanc de la lampe plutôt que la nuit qui tait la maison tait tout

 

un bruit d'eau presque rassure dans la gouttière

 

on tient à peu

[...] 

Antoine Emaz, Peau, Tarabuste, 2008, p. 113-114.

 

20/07/2025

La fin des moissons

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19/07/2025

Raymond Queneau, Fendre les flots

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                                                                                                                        Marée basse

 

Songeant au pied de la falaise

lors je regardais à mes pieds

lors j’aperçois une crevette

à quoi je me suis identifié

Elle sautillait l’acrobate

comme moi-même composite

le suis en mon for intérieur

Elle cherchait le sable humide

fuyant les régions désertiques

Une mioche avec son filet

qui patrouillait dans la vase

voulut en faire son souper

mais la crevette avait sauté

vers quelque autre destin sans phase

Si je regarde ma mesure

ainsi le nombre de mes phrases

et leur poids et leur épaisseur

l’assimile à ce que mes pieds

laissant là comme des empreintes

toisé par la crête crayeuse

qui conserve encor en son sein

tant d’animaux géologiques

privés du charme de danseuse

de la crevette nostalgique

 

Raymond Queneau, Fendre les flots, dans

Œuvres, I, Pléiade/Gallimard, 1989, p. 538-9.

18/07/2025

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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            L’existence quand même

                 quel problème

 

J’en ai assez de vivre et non moins de mourir

Que puis-je faire alors ? sinon mourir ou vivre

Mais l’un n’est pas assez et l’autre c’est moisir

Ainsi peut-on me voir errer plus ou moins ivre

 

C’est un fait je pourrais écrire un bien beau livre

Où je saurais bêler en me voyant périr

Mais cette activité nullement me délivre

De faire de la mort l’objet de mon désir

 

Les arbres qui marchaient n’inclinaient point leur tête

Les collines courant s’apprêtaient à la fête

De son haut le soleil semait dru ses rayons

 

La nature en ses plis absorbait ses victimes

L’absurde coq chantait ses prouesses minimes

Et je cherchais la rime en rongeant des crayons

 

Raymond Queneau, Le chien à la mandoline,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 323.

17/07/2025

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline

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Toujours le travail

 

je serai courageux

je me lèverai à la première heure pour écrire des poèmes

à onze heures du matin j’en aurai produit au moins un

avant dix heures même

lever laver petit déjeuner et hop à la selle

en selle sur Pégase dans le ptit air frumeux  de l’aube

j’aperçois pourtant là-bas les mains à la charrue

qui déjà se reposent pour casser la croûte

ils sont debout depuis quatre heures du matin

faut pas être frileux pour semer le blé qui

alimentera le poète

 

moi je suis plutôt un poète du soir

j’exhale ma journée en vers mesurés ou pas

et si par fortune il m’arrive d’écrire le matin

il est midi au moins — voyons voir

qu’est-ce que je disais — il est une heure et demie

déjà

déjà

ptit, frumeux  (sic)

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 295-296.

16/07/2025

Raymond queneau, Le Chien à la mandoline

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Hommage à Tristan Corbière

 

Un petit bateau va mettre ses voiles

les nuages courant chassent les étoiles

et la lune plonge au fond de la suie

Il pleut sur la mer au cœur de la nuit

 

La vague se casse expulsant sa moelle

contre la jetée où le phare luit

Un petit bateau va mettre ses voiles

 

La ville s’endort sans le moindre bruit

dans les draps de lin gonflés par l’ennui

Un petit bateau va mettre ses voiles

 

Raymond Queneau, Le Chien à la mandoline,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 255.

15/07/2025

Raymond Queneau, L'Instant fatal

raymond queneau, l'instant fatal, enfance

Un enfant a dit

 

Un enfant a dit

je sais des poèmes

un enfant a dit

chsais des poaisies

 

un enfant a dit

mon cœur est plein d’elles

un enfant a dit

par cœur ça suffit

 

un enfant a dit

ils en sav’ des choses

un enfant a dit

et tout par écrit

 

si poète pouvait

s’enfuir à tir-d’ailes

les enfants voudraient

partir avec lui

 

Raymond Queneau, L’Instant fatal,

Pléiade/Gallimard, 1989, p. 94.

14/07/2025

Raymond Queneau, Chêne et chien

raymond queneau, chêne et chien, psychanalyse

Je me couchai sur un divan

et me mis à raconter ma vie,

ce que je croyais être ma vie.

Ma vie, qu’est-ce que j’en connaissais ?

Et ta vie, toi, qu’est-ce que tu en connais ?

Et lui, là, est-ce qu’il la connaît, sa vie ?

Les voilà tous qui s’imaginent

que dans cette vaste combine

ils agissent tous comme ils le veulent

comme s’ils savaient ce qu’ils voulaient

comme s’ils voulaient ce qu’ils voulaient

comme s’ils savaient ce qu’ils savaient.

Enfin me voilà donc couché sur un divan près de Passy.

Je raconte ce qu’il me plaît :

je suis dans le psychanalysis.

Naturellement je commence

par des histoires assez récentes

que je crois assez importantes

par exemple que je viens de me fâcher avec mon ami Untel

pour des raisons confidentielles

mais le plus important

c’est que je suis incapable de travailler

bref dans notre société

je suis désadapté inadapté

né-

vrosé

un impuissant alors sur un divan

me voilà donc en train de conter l’emploi de mon temps.

(…)

Raymond Queneau, Chêne et chien, Œuvres complètes I, Pléiade/Gallimard, 1989, p. 21-22.

13/07/2025

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème : recension

 

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Un livre a souvent une histoire, Hélène Sanguinetti raconte dans un Avant-propos la genèse de Jadis, Poïena (une poème), qui réunit un texte récent (il donne son titre au livre) et Fille de Jeanne-Félicie, que le responsable de la collection, Yves di Manno, tenait à reprendre. L’autrice était à ce moment « certaine d’avoir écrit un premier livre, méritant ce nom » et elle en déposa en novembre 1986 le manuscrit chez René Char qui l’apprécia beaucoup. Se relisant, elle distingue deux sortes de "jadis" d’un livre à l’autre : le jadis étroit du destin particulier et le grand jadis du mythe et de l’histoire universelle. La continuité entre l’un et l’autre, entre ces poèmes éloignés dans le temps est dite autrement, l’individu est inséré dans l’ensemble du vivant : « Même si fleur fichue / une autre arrive / pour fleurir / c’est pareil chez /petits, grands animaux / et autres espèces / innombrables ».

 

Le titre appelle plusieurs remarques. Le français poème est emprunté au latin poema alors que Poïena l’est au grec poïena (de poïen, « fabriquer ; créer ; composer des poèmes ») ; « Le "e" final de "poème" est / le reste du "a" finalement avalé / par les flots autrefois ». "Une poème" se justifie par le caractère féminin de Poïena et par la volonté de féminiser des mots qui semblaient ne renvoyer qu’à une activité masculine. Poïena est un personnage du livre dont on trouve la trace sur les couvertures : la quatrième porte l’image d’une « terre cuite polychrome de l’auteure (2013) » et la première une silhouette — l’une et l’autre peu identifiables. Il est présent avec la narratrice dans le récit fragmenté qu’est le livre, sa "vie" n’étant guère séparable de celle de la femme qui, parfois, ne s’en sépare pas, « Dans les bois, je marchais, / Poïena, / sous mon bras, et dans mon cœur, ».  Le plus ancien Fille de Jeanne-Félicie, est composé de courts poèmes en prose.

 

À travers les poèmes des deux ensembles, le récit d’une vie se construit, labyrinthique parce que le plus souvent allusif. Il s’agit de moments de la vie vécue et non d’un temps inventé, d’inspiration, et l’on constate qu’aux voix qui scandent ce qui est en rapport avec Poïena, donc avec une sculpture, d’autres rejettent violemment ces évocations avec un vigoureux « ON S’EN FOUT ». En dehors de la référence à la Grèce antique, avec les Furies et les Muses (qui sont d’ailleurs écartées), et au monde médiéval avec l’adresse « Douce enfant, beau neveu », les renvois à la littérature sont peu nombreux. Un poème, par exemple, commence avec le souvenir d’Apollinaire : « Cors de chasse et / bruit du vent » fait allusion aux vers de Cors de chasse : « Les souvenirs sont cors de chasse /Dont meurt le bruit parmi le vent » ; un autre évoque Le dormeur du val de Rimbaud (« un soldat tête nue / couché au fond /etc. »). Les lieux sont précisément notés, essentiellement à Marseille et à proximité de la ville — rue Bernex, BouBel-Air, la Maronaise, etc.

Dans Jadis, Poïena (une poème), deux ensembles de courtes proses, titrées "Fille de", s’éloignent du ton des poèmes, entièrement pour le premier centré autour de la vie de la narratrice dans la famille : courts récits à propos du décor, de ceux qui y vivent et de ce qui s’y passe, la chambre, les remarques d’une voisine, la mère, la cuisine, un amour d’enfant, le père et sa nudité dans l’ivresse — d’où la découverte du sexe masculin. Le second ensemble ("Fille de 2") est consacré à ce qui est extérieur au cercle familial, la nuit, la rue, la campagne, la mer, etc., à la nécessité aussi de se défendre contre les attouchements des garçons un terme exprime la violence des gestes : le verbe furer, (de même origine que forer), ici « toucher de manière indiscrète » (« ses doigts dessous entre tes cuisses, j’aime furer les blondes »).

 

Si le lecteur hésite quelquefois à interpréter, c’est qu’Hélène Sanguinetti se garde de la pseudo transparence des sentiments ; ainsi, sans qu’une liaison ait été dite clairement intervient la rupture, restituée sans phrases, « Après/ la porte de la rue a claqué / C’est fini, répète, c’est fini, / encore / répète, FINI ». Peut-être y a-t-il peu à dire dans la plupart des événements de la vie, à côté de quelques questions sans cesse posées et reposées :

 

                       Qui suis-je d’où

                       viens ? où

                       vais ?

                       et personne jamais

                       pour répondre

 

La seule chose certaine, c’est le mouvement du monde et qu’il est vain de chercher une réponse à sa propre présence : mieux vaut laisser en soi « un peu d’ombre ».

 

On sera attentif aux formes choisies et d’abord l’économie de la ponctuation essentiellement limitée à la virgule, souvent « finales » qui, alors, « accélèrent l’écriture », la suppression souvent de l’article défini. On ne comptera pas les jeux entre romain et italique, majuscules et minuscules, avec les interlignes, les polices, etc. ; il faut ajouter l’usage d’onomatopées et, surtout, de petits points en lignes variées. Ces caractéristiques (absentes du second ensemble) suggèrent de lire l’ensemble des poèmes à haute voix, comme y incitent également les sous-titres « Scène », « Voix », et ce beaucoup plus que les brefs énoncés familiers (« Je saute mais / putain / regarde-moi ! »). À lire Hélène Sanguinetti, qui publie aussi une anthologie de ses textes (Lanskine, 2025), on se dit avec elle, « Hue les mots ! ».

Hélène Sanguinetti, Jadis, Poïena, une poème, Poésie/Flammarion, 2025, 156 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 27 mai 2025.

 

12/07/2025

Camille Loivier, torii

                                                  Camille Loivier, torii, sacrifice, interdit            

 

tout cela n’est peut-être arrivé que par amour. Un amour blessé qui préférait mourir

 

l’enfance est à l’âge des contes, des légendes et des mythes, elle en a la force, l’aveuglement

 

je suis prête à tout pour reconquérir le cœur de celle qui m’apporte un bonheur plus grand que moi

 

un amour prêt au sacrifice pour ne pas déchoir, pour obtenir, posséder, garder le cœur de l’aimée, unique, à soi,

 

pour cet amour seul j’existe, si tôt venue à lui, la passion va jusqu’au désespoir

 

amour incompris, impossible, je suis tellement dedans, dans sa force, que j’en oublie la ligne de démarcation entre la vie et la mort. Elle semble abstraite comme une ligne droite dans un livre de géométrie

 

Camille Loivier, torii, Isabelle sauvage, 2025, p. 125.

11/07/2025

Camille Loivier, torii

                                        camille loivier, torii, conversation

Ce ne sont peut-être pas des dahlias, ces grosses têtes de fleurs plus grandes que moi, qui me regardent et me parlent, à qui je réponds avec naturel, sans aucune hésitation. Nous bavardons côte à côte, assise sur la dernière marche de l’escalier de pierre recouvert de lichen. Nous parlons de vent et de la lumière. J’ai gardé le souvenir distinct de nos conversations à bâtons rompus, l’eau qui manque, la chaleur étouffante de midi. Notre tête est une fleur, disaient-elles, les pétales protègent le cœur qui est un ventre rempli de graines que le soleil va porter lentement à maturité. J’ai ensuite coupé les têtes un peu flétries, je les ai effeuillées après m’être adressée à chacune. Nous étions d’accord sur tout, nous n’avions peur de rien.

 

Camille Loivier, torii, isabelle sauvage, 2025, p. 53.