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07/10/2023

Jean-Luc Sarré, Autopportrait au père absent

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Le sommeil n’a de cesse qu’il ne m’ait éconduit ;

cette nuit n’a pas fait exception à la règle,

mais quelques rares voitures circulaient sous la pluie

 et le bruit était doux de leurs pneus sur l’asphalte.

Je poursuivais mon apprentissage du silence

tout en pensant à ces tours pendables que mon corps

ne cesse de me jouer depuis bientôt dix ans

convaincu qu’il m’en réservait de pires encore.

Renoncement, abdication, abjuration

me proposent aussitôt leurs services, mais j’aime voir,

et la lumière du jour ne devrait plus tarder.

Sans doute pourrais-je abjurer la poésie

si ce n’était par là abjurer le regard. 

Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent, Le Bruit du temps, 2010, p. 68.

06/10/2023

Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles

 

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Enfance

 

la route vers la mer

est longtemps jaune et grise

elle va dans l’air chaud

et les vapeurs d’essence

c’est la route des insectes

et des peurs infimes

celle aussi d’une joie étrange

malmenée jusqu’à ce qu’on aperçoive

enfin entre les branches les barques

la rade endimanchée

 

Jean-Luc Sarré, Les journées immobiles,

Flammarion, 1990, p. 47.

05/10/2023

Jean-Luc Sarré, Apostumes

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L’harmonie n’est pas une chimère, c’est ce que semble vouloir dire les ombres conciliantes de certains matins.

L’essentiel de ce qui a pu m’arriver et légèrement me surprendre durant toutes ces années me semble aujourd’hui d’une banalité effrayante.

Que la technologie me résiste, je l’admets volontiers —surtout restons ennemis ! — mais qu’elle se gausse de mon incapacité à la maîtriser voilà qui me met en fureur.

La souffrance physique confisque le regard qu’elle ne rend, quand c’est le cas, qu’en partie ; on peut même dire le plus souvent qu’elle l’annihile.

 

Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le Bruit du temps, 2017, p. 155, 156, 158, 171.

04/10/2023

Jean-Luc Sarré, Apostumes

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La préparatrice, en m’injectant un produit à base d’iode avant de me conduire au scanner, s’est excusée d’avoir les mains froides. Était-ce pour que je les regarde ? En tout cas je n’y ai pas manqué et, de fait, elles étaient fort belles.

 

Jamais (à ma connaissance) une robe de deuil n’a clôturé un défilé de mode. Quel manque d’humour mais de réalisme surtout !

 

La solitude ? Un mot, une chimère, la plupart du temps. Ma seule compagnie m’est une agression. Pourtant il m’arrive de me complaire avec plus encombrante compagnie encore.

 

Jean-Luc Sarré, Apostumes, Le Bruit du temps, 2017, p. 40-41, 49, 50.

03/10/2023

Natalie Barney, Je me souviens : recension

 

natalie barney,je me souviens : recension

La possibilité du mariage entre personnes du même sexe - le ‘’mariage pour tous’’ -, grâce à la loi votée le 13 avril 2013, aurait sans doute réjoui Natalie Clifford Barney (1876-1972), qui aurait peut-être épousé Pauline Mary Tarn, Britannique écrivant sous le nom de Renée Vivien (1877-1909). Américaine installée à Paris, elle était suffisamment riche pour ne pas se soucier des jugements de la « bonne » société : son salon littéraire rue Jacob a reçu bien des écrivains, de Colette à Marguerite Yourcenar. Amoureuse de Renée Vivien, elle était cependant volage et son amie finit par la quitter. Elle ne se résigna pas à cet abandon et chercha, sans succès, à reconstruire leur relation. Je me souviens en est la trace, écrite en 1904 et publiée anonymement en 1910, un an après la mort de Renée Vivien, dont le nom est aisément lisible dans la dédicace qui précède le poème en prose, « À l’auteur de « cendres et poussières », ces cendres et ces poussières ». Lyrisme amoureux que certains aujourd’hui jugeront trop classique, il s’agit d’une variation autour d’un thème rebattu, et pourtant neuf si on le veut, illustré par Lamartine dans ce vers de "L’isolement", « Un seul être vous manque et tout est dépeuplé ».
Je me souviens..., ce que laisse entendre le titre, est un récit : quatre volets, "La rencontre", "Absence" (suivi d’un "Interlude, trois songes à travers la fièvre"), "Le retour", qui n’a pas lieu, "Nocturnes", qui conclut au renoncement : le dernier poème est encore une adresse à l’aimée pour qu’elle soit peut-être une dernière fois présente, mais le lieu où elle pourrait accompagner Natalie Barney est un « jardin triste et solitaire » avec un « palais désert » devant une « eau morte » et des « feuilles (...) fanées », des « cygnes hostiles » ; le tout en automne, donc rien qui puisse susciter un retour de la passion, le souhait d’une nouvelle rencontre, ne serait-ce que pour se tourner vers le passé, « ce lieu n’a de vie autre que le reflet des choses passées ».

 

Tout, au moment de l’écriture, est éloigné de ce que fut la naissance de l’amour, premier souvenir rapporté. La séduction est immédiate, évoquée par trois mouvements : « elle vient vers moi » / « à moi » / « près de moi » ; chaque stade correspond à une approche du corps de l’Autre avec le passage du sourire aux yeux, puis à la voix, et à une perception : de la « saveur des fruits » à celle de « l’ombre du soleil » et au « mystère de la nuit ». L’aboutissement est le don de soi, de son corps devenu un jardin : image du paradis. L’une et l’autre, « corps semblables », sont comme des fleurs ; l’auteure insiste sur le caractère naturel de la relation amoureuse, de ce « virginal amour » qui vivait toutes les « audaces » de l’amour. Elle l’oppose aux « visions passagères » de son inconstance et à son résultat : « J’ai perdu le bonheur ».
La suite ne peut être que le rappel de ce que fut l’amour partagé. Après « Je me souviens », Nathalie Barney passe à « Je me rappelle », enfin à « Sais-tu ». À l’envoi de poèmes de la part de Renée Vivien, elle ne peut que se refuser d’être ce qu’elle est, infidèle, et même, écrit-elle à celle dont elle sait qu’elle ne la lira pas, « je me déteste de survivre à ton amour ». Ce lien entre amour et mort, elle l’a vécu avec son amie et elle écrit magnifiquement ce qu’est cet élan amoureux si fort qu’il déborde toute limite, « Je me rappelle les soirs violets, où notre désir ne désirait que l’anéantissement et nous avions la faim et la soif de la mort ».

 

Que reste-t-il quand ce lien entre Éros et Thanatos a été rompu ? Remâcher les souvenirs, vivre l’attente en sachant qu’elle sera toujours une attente et rien d’autre ne donne du sens aux jours. Les fenêtres restent noires, le printemps n’est plus une saison de la renaissance, les poèmes qui lui sont dédiés par des admirateurs/trices importent peu puisque « l’amour meurt », etc. C’est peut-être dans les songes de l’interlude, où l’auteure rencontre des figures de désolation — et longuement une femme laide et cruelle, la Vie — que la conséquence d’un amour achevé apparaît, sans apprêt : il n’y a plus que l’oubli, qui est peut-être la seule vraie solitude ».

On lira avec intérêt les courts textes de deux lectrices, de génération différence, Suzette Robichon et Félicia Viti, qui rapportent leur découverte de Natalie Barney.

 

Natalie Barney, Je me souviens, Avant-propos de Suzette Robichon et Félicia Viti, Gallimard, L’Imaginaire, 2023, 120 p., 8 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 20 juin 2023. 

 

 

 

01/10/2023

Arbres d'automne

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30/09/2023

Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l'épine

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   Épître chagrine à Mademoiselle*** 

                                        

Quel espoir vous séduit ? quelle gloire vous tente ?

         Quel caprice ! A quoi pensez-vous ?

         Vous voulez devenir savante ?

Hélas ! du bel esprit savez-vous les dégoûts ?

Ce nom jadis si beau, si révéré de tous,

         N’a plus rien, aimable Amarante,  

         Ni d'honorable, ni de doux.      

(…)

Pourrez-vous toujours voir votre Cabinet plein

         Et de pédants et de poètes

Qui vous fatigueront avec un front serein

         Des sottises qu’ils auront faites ?

 

Pourrez-vous supporter qu’un Fat de qualité

Qui sait à peine lire, et qu’un caprice guide,

         De tous vos ouvrages décide ?

 

Un esprit de malignité

Dans le monde a su se répandre.

On achète un bon livre afin de s’en moquer,

C’est de plus longs travaux le fruit qu’il faut attendre :

         Personne ne lit pour apprendre ;

         On ne lit que pour critiquer.

(…)

Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine,

édition Sophie Tonolo, Poésie/Gallimard, 2023, p. 39.

29/09/2023

Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l'épine

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        Chanson

 

         À la Cour

Aimer est un badinage,

         Et l’amour

N’est dangereux qu’au Village.

         Un Berger,

Si sa bergère n’est tendre,

         Saura se pendre,

 Mais il ne saurait changer.

Et parmi nous quand les belles

Sont légères ou cruelles,

Loin d’en montrer du dépit ,

         On en rit,

Et l’on change aussitôt qu’elles.

 

Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine,

édition Sophie Tonolo, Poésie/Gallimard, 2023, p. 98-99.

28/09/2023

Antoinette Deshoulières, De rose ne reste alors que l'épine

antoinette deshoulières,de rose alors ne reste que l’épine

                Rondeau

 

Le bel esprit, au siècle de Marot

Des dons du Ciel passait pour le gros lot,

Des Grands Seigneurs il donnait accointance,

Menait parfois à noble jouissance,

Et qui plus est, faisait bouillir le pot.

 

Or est passé ce temps où d'un bon mot,

Stance ou dizain, on payait son écot.

Plus n’en voyons qui prennent pour finance

                  Le bel esprit.

 

À prix d’argent l’auteur comme le sot,

Boit sa chopine, et mange son gigot,

Heureux encor d’en avoir suffisance.

Maints ont le chef plus rempli que la panse

Dame ignorance a fait enfin capot

                  Le bel esprit.

 

Antoinette Deshoulières, De rose alors ne reste que l’épine,

édition Sophie Tonolo, Poésie/Gallimard, 2023, p. 98.

                 

27/09/2023

William Carlos Williams, Scènes & Portraits

 

william carlos williams,fleurs au bord de la mer

Fleurs au bord de la mer

 

Au-dessus du bord net et fleuri des prés

invisible, l’océan salé soulève sa forme

 

les fleurs de la mer

apportent l’un à l’autre un changement

 

Pâquerettes et chicorées, serrées, mais relâchées

ne paraissent plus seulement des fleurs

 

mais couleur et le mouvement ­ ou les formes

de la tranquillité, alors que

 

l’idée de la mer décrit un cercle et

se balance paisiblement sur sa tige végétale

 

William Carlos Williams, Scènes et portraits, édition

bilingue, traduction et présentation Jacques Demarcq,

Seghers, 2023, p. 85.

26/09/2023

William Carlos Williams, Scènes & Portraits

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Le cheval

 

Le cheval avance

indépendamment

sans s’occuper

de sa charge

 

il a des yeux

de femme et

les tourne,

lance en arrière

 

ses oreilles et

reste en général

conscient

du monde. Mais

 

il tire quand

il faut et

tire bien, soufflant

de la brume par

 

ses naseaux

comme fument

les deux pots

d’une voiture.

 

William CarlosWilliams, Scènes & Portraits,

édition bilingue, traduit et présenté par

Jacques Demarcq, Seghers, 2023, p. 177.

25/09/2023

William Carlos Williams, Scènes & Portraits

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                                                      Le poivrot

 

Toi poivrot

titubante

cloche

 

 ô Jésus

malgré toute

ta crasse

 

 vraiment sordide

 je

 t’envie

 

C’est le visage

de l’amour

même

 

 abandonné

dans cet impuissant

enfermement

 

du désespoir

 

William Carlos Williams, Scènes &

Portraits, Anthologie inédite, édition

bilingue,traduit et présenté par

Jacques Demarcq, Seghers, 2023, p. 43.

24/09/2023

Ernst Jandle, Retour à l'envoyeur

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nocturne aux fleurs

 

dans la chambre où je ronfle

les fleurs ça me gonfle

c’est la punition du dormeur

la mouche quand l’odeur

des fleurs exhalée

l’incite à rappliquer

du côté du lit

les fleurs c’est du vivant

moi pareil vivant ;

et la mouche aussi

de mort y a que la fumée

que via bouche et nez

de mes poumons je souffle

pour chasser la mouche

sur les fleurs elle veut butiner

du coup me voilà levé

la tapette à la pogne

debout rn pyjama je grogne —

jamais mouche de son vivant

même si ça doit durer longtemps

n’atteindra ici le but

où l’attend l’autre mouche en rut

 

Ernst Jandle, Retour à l’envoyeur, traduction

Alain Jadot et Christian Prigent, grmx éditions,

2012, p. 105.

 

 

23/09/2023

Ernst Jandle, Retour à l'envoyeur

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sommaire

 

pour faire un poème

j’ai rien

 

qu’ne langue

qu’une vie

qu’une pensée

qu’une mémoire

 

pour faire un poème

j’ai rien

 

Enst Jandle,Retour à l’envoyeur,

traduction Alain Jadot et Christian

Prigent ; Drmx, 2012, p. 49.

 

 

22/09/2023

Jean Follain, Appareil de la terre

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Au seuil d’une porte, le balai en main, la servante ressent un bien-être à écouter : des gens en blouse, veste de coutil ou caraco de nuit, se parlent en plein jour. Dans l’agitation demeurent calmes découvreurs de charades et problèmes : il ne faut pas dit un homme, la croix et la bannière pour trouver la capacité des citernes. Une clef du pressoir détruit reste enfouie, rouillée. Un mulot, un instant, inspecte. Il semble tout d’un coup que le monde veuille basculer dans le vide pour en terminer avec les bavardages du présent.

Jean Follain, Appareil de la terre, Gallimard, 1953, p. 10.