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20/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

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                  Déclin

 

Au-dessus de l’étang blanc

Les oiseaux sauvages ont émigré.

Au soir souffle de nos étoiles un vent glacial ;

 

Au-dessus de nos tombes

Se courbe le front brisé de la nuit,

Sous des chênes nous berce une barque d’argent.

 

Toujours sonnent les murs blancs de la ville,

Sous des voûtes de ronces.

Ô mon frère nous gravissons, aiguilles aveugles, vers le minuit.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit et

J-C. Shneider, Gallimard, 1980, p. 111.

19/10/2024

Georg Trakl, Œuvres complètes

 

georg Trakt, œuvres complètes

Métamorphose

 

Au long des jardins, automnaux, roussi :

Ici se montre en silence une vie experte,

Les mains de l’homme portent des sarments bruns,

Tandis que la souffrance douce s’abaisse dans le regard.

 

Au soir : des pas vont à travers la campagne noire,

Plus visible dans le mutisme des hêtres rouges.

Une bête bleue veut s’incliner devant la mort

Et un vêtement vide tombe, sinistre, en loques.

 

Un enfant calme joue devant l’auberge,

Un visage enivré s’est affaissé dans l’herbe.

Fruits de sureau, flûtes molles et ivres,

Odeur de réséda, qui baigne une présence féminine.

 

Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit et

J-C. Schneider, Gallimard, 1980, p. 43.

18/10/2024

Construire un matrimoine de la bande dessinée

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Il n’est pas nécessaire de mener une longue enquête pour se rendre compte que la quasi-totalité des personnes interrogées ignore que des femmes sont des autrices de bandes dessinées. Tout le monde cite Hergé pour Tintin, Goscinny († 1977) et Uderzo pour Astérix, sans d’ailleurs distinguer le scénariste du dessinateur, très peu ont lu Julie Doucet, pourtant primée à Angoulême en 2022. L’"oubli" des créatrices n’est pas réservé à ce domaine : qui connaissait Rosa Bonheur ou Mary Cassatt dans les années 90 ? La BD a pris une grande place dans l’édition et reste encore, pour l’essentiel, dominée par les hommes ; il était donc utile de commencer à rassembler des connaissances dispersées relatives aux autrices et aux différents métiers de la BD, tant en Europe qu’en Amérique. Ce livre collectif comble un vide et sera suivi d’autres études.

Le livre doit beaucoup à l’impulsion donnée depuis 2020 par un groupe fondé pendant la période de Covid, Les Bréchoises, dont les premiers travaux ont donné lieu à un colloque en septembre 2022. Le groupe rassemble des chercheuses et des chercheurs, des bédéastes, des enseignants et des enseignantes, qui étudient la production de BD avec une approche féministe. L’objectif, qui donne sa raison d’être au livre, est de contribuer à la construction d’un matrimoine, c’est-à-dire de rassembler pour la BD tout ce que des générations de femmes ont créé. Rappelons que ce mot ancien désignait au Moyen Âge ce qui était relatif au mariage (cf. matrimonial), puis au XVIe siècle les biens maternels ; il a été repris aujourd’hui pour désigner l’héritage culturel des femmes dans tous les domaines.

Il s’agit bien d’abord ici de « reconstituer une généalogie » de la BD, ensuite de comprendre ce qu’ont été, et sont toujours, les résistances au patriarcat et de relever les représentations positives du corps féminin. Un dernier ensemble s’attache à la formation de collectifs de créatrices et à leur rôle pour défendre et organiser la profession. Parcourir l’index des noms cités (créatrices, revues, œuvres) suffit pour savoir que la BD est aussi, depuis longtemps, un domaine occupé par des femmes et conduit immédiatement à la question : pourquoi ont-elles été ignorées ?

Plutôt qu’oubliées mieux vaut en effet parler de femmes rendues invisibles, quel que soit leur rôle dans la création de BD rangées hâtivement sous l’étiquette "BD féminine", sans distinguer scénariste, dessinatrice, coloriste, parfois traductrice. Le nom des soi-disant "petites mains" est très rarement mentionné, même quand elles ont un rôle essentiel, notamment pour la colorisation des dessins ; on cite toujours le cas de l’épouse de Peyo (pseudonyme de Pierre Culliford) qui a eu l’idée de colorier en bleu les Schtroumpfs — sans que son travail soit reconnu.

Suivre le développement de la création des bandes dessinées ou, le plus souvent, des moments saillants dans divers pays (États-Unis, Canada, Argentine, Mexique, Brésil, Espagne franquiste) donne une idée de la diversité et de la richesse des créations. L’autrice de la première BD aux États-Unis, The Yellow Kid, Rose O’Neill (1874-1944), signait d’abord ses dessins C.R.O. pour ne pas apparaître comme femme ; Grace Drayton (1877-1936) a publié à partir de 1905 des bandes dessinées mais dessine aussi pour les soupes Campbell. En France, Jacqueline Rivière (1851-1920), romancière sous divers pseudonymes, est directrice de La Semaine de Suzette, publie en 1905 dans le premier numéro Bécassine, dont elle est scénariste et que dessine Joseph Pinchon ; les contenus du journal, comme la bande dessinée elle-même, destinés plutôt à des fillettes ont contribué longtemps à faire reconnaître les qualités de la BD.

En France comme ailleurs, ce n’est qu’à partir des années 1970 que les BD de femmes connaissent une réelle extension et des sujets comme le lesbianisme, l’avortement, le harcèlement, le statut de femmes célibataires, etc. La revue underground Wimmens’ Comix (1972-1991), publiée avec une direction tournante, traite tous ces thèmes ; en France une revue analogue Ah!Nana, créée en 1976 suit les mêmes voies mais ne résiste pas après 1978 à une interdiction de vente en kiosque.  Parallèlement, ce qui appartient au masculin est écarté : aux États-Unis, où « man » est supprimé, on écrit womon ou womyn et au début des années 90 grrrl pour « girl ». C’est le passage des BD dans les blogs après 2000 qui a partout changé les points de vue et favorisé la venue d’une nouvelle génération d’autrices.

On ne discutera pas le parti-pris de l’écriture inclusive, on rappellera cependant que les innovations graphiques adoptées (iel, elleux) ne sont pour l’heure pas en usage dans l’ensemble de l’édition, loin s’en faut, et gênent souvent la lecture. Il n’est pas prouvé que la multiplication de formes comme « contributeurice » ou « ieuls » fasse avancer la question du genre.

Un choix d’illustrations ponctue les études — le lecteur les voudrait plus nombreuses. Une bibliographie abondante n’oublie pas les articles de revues et les publications en ligne, sans se limiter à la France, et recense également les entretiens et émissions (télévision, Youtube etc.). Écrite par des spécialistes, cette construction d’un matrimoine est destinée à un public un peu informé, mais tout lecteur intéressé par la BD y trouvera matière à réflexion : là comme ailleurs le travail des femmes n’a pas la même place que celui des hommes, et là comme ailleurs la situation a très lentement changé. Les questions économiques et politiques sont bien étudiées, ne retenir que les aspects esthétiques ne donnerait qu’une vue très partielle et partiale du rôle des femmes.

Un livre très riche d’informations qui alterne heureusement des études de fond et des entretiens plus abordables pour le lecteur intéressé par le phénomène social qu’est la bande dessinée.

 

 "Construire un matrimoine de la bande dessinée, Créations, mobilisations et transmissions des femmes dans le neuvième art, en Europe et en Amérique, sous la direction de Marys Renné Hertiman et Camille de Singly." Les Presses du réel-AirTec, juin 2024, 352 p., 18 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 1er septembre 2024.

 

17/10/2024

Max Ernst, Écritures

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Le fugitif

 

Il a mieux aimé se noyer que de signer. Ils l’ont tous abandonné — leur confort, leur passé, leur bonheur, l’espoir. La corde qu’il emporte ne tient pas ses habituelles remorques. Sa poitrine lui servira d’oreiller, l’extrême douceur de son abandon l’éveillera. Le calme qu’il amasse se dépouille de mille brins de mousseline brûlée et des feuilles flottantes d’une plante gourmande. Les saluts des navires font éclore ses ornements naturels pour de futures combinaisons.

Toujours des points de vue et le minimum de moyens.

 

                             Max Ernst, Écritures, Gallimard, 1976, p. 113

 

16/10/2024

Sanda Voïca, L'ère de santé

                           sanda voïca, l'ère de santé, jouissance, extase

« Élaboration des poèmes » : je lis et j’entends :

labourer — la terre des mots,

des planches irrégulières de mon potager

ou des mottes de terre :

la même chose.

Mais qui laboure encore aujourd’hui ?

Et si oui — la Terre est vaste ! —

Quelle terre ?

Que labourer autre que la terre et les propos ?

Gros sillon

l’autre jour

que ma joie

voire la jouissance

a infligé/induit au monde

— à l’intermondes — !

Sillon large, charnel,

chair jaune et lumineuse,

palpitante,

plaie rendue d’un plaisir reçu.

 

Sillon où glisser,

avancer ou pas.

Marcher

dans mon extase.

                       (sans date)

Sanda Voïca, L’ère de santé,

Atelier rue du soleil, 2024, p. 35.

15/10/2024

Sanda Voïca, L'ère de santé

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S’auto-prier

 

L’index

appuyé sur mes lèvres

humides vibrantes

est sans pourquoi :

sous l’explosion de joie

il s’en-chair-e

encore plus.

 

Frotter le corps,

frotter la tombe 

avec le même tissu

— rideau en dentelle —

jusqu’au blanc.

 

Une couleur

en profondeur

en hauteur

jusqu’au trou blanc :

l’harmonie a été dite.

 

                        Dimanche, le 1 mai 2022

 

Sanda Voïca, L’ère de santé, Atelier rue

du soleil, 2024, p. 1.

14/10/2024

Isabelle Zribi, Il faut bien mourir de quelque chose : recension

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Depuis trop longtemps, la plupart des échanges oraux sur les sujets de société ne se font qu’avec des phrases indéfiniment répétées, par nature loin de toute analyse. Quel que soit le sujet abordé, ce ne sont que des formules toutes faites, qui portent une idéologie conservatrice — les choses doivent rester en place, tout mouvement critique à l’égard de ce qui est ne peut qu’être négatif, tout écart par rapport au "bon sens" commun est condamnable, toute innovation introduite dans les pratiques risquerait d’ébranler les assises acceptées. Bref : ne bougeons pas/plus !

 

Isabelle Zribi a relevé quantité de ces énoncés passe-partout et les a classés par thèmes variés : perception de la mort, réflexions sur « les mystères de l’amour », sur l’homosexualité, affirmations péremptoires sur l’art, etc. Ses commentaires, souvent incisifs, visent à faire prendre conscience que sous l’apparente évidence des propos se propage un impensé lié à des comportements, à une manière de vivre frileux qui ne questionnent jamais, justement, les fausses évidences comme « Mieux vaut avoir un enfant jeune », « La mode, c’est cyclique », etc.

Elle n’est pas sociologue et ne prétend pas rendre compte des résultats d’une enquête, cependant, outre que le lecteur retrouve ici et là l’acuité d’un Bourdieu, elle substitue avec pertinence   l’humour à la démonstration et touche avec efficacité la cible. Par exemple, à propos d’une personne qui meurt (on dira plus souvent "qui disparaît " ou, euphémisme qui éloigne un peu plus la mort "qui nous quitte") après une "longue maladie", comme on dit aujourd’hui :

 

                      " Il ne souffre plus.

   On a trouvé un avantage à la mort ; c’est un antidouleur plus radical que la        morphine, sans compter qu’il est dénué d’effet secondaire. Certes, il y a un prix — dérisoire — à payer. Mais on n’a rien sans rien."

 

La mort est un sujet particulier, le mot « mort » lui-même est le plus possible évité et l’on cherche toujours des manières de dire qui en diminuent la présence ou en atténuent la venue. Qu’une personne meure passés les 90 ans, on recourt sans réfléchir à des mots sans pertinence : « Elle était très âgée », ce qui appelle le commentaire d’Isabelle Zribi : « Arrive un âge où on mérite de mourir ».

 

De nombreux énoncés à propos des arts prouvent simplement que pour leur énonciateur un livre, un tableau, un film, etc., n’ont de "valeur" que s’ils apportent délassement, détente, et qu’ils sont immédiatement interprétables. D’où la proposition générale fréquente, « L’art contemporain, on n’y comprend rien », « La danse contemporaine, on n’y comprend rien » — quant à la poésie… On ne se pose pourtant pas de questions, pour reprendre l’exemple de l’auteure, devant un tableau ancien qui donne à regarder « un lapin écorché, pendu par les pattes ».

 

On appréciera sans doute les commentaires de phrases trop souvent entendues à propos de l’homosexualité, comme « Pourtant elle est féminine », « C’est sa vie privée ». Tous les énoncés, qui prétendent noter, violemment ou non, un écart par rapport à une prétendue norme, ne peuvent susciter qu’un commentaire, celui d’Isabelle Zribi : « Une chose est sûre : la connerie humaine est un facteur de graves perturbations sociales » — on pense à Le Pen père pour qui l’homosexualité était (citation) une « anomalie biologique et sociale » ; d’autres, en invoquant cette raison, ont envoyé les homosexuels, distingués par un triangle rose, dans des camps d’extermination.

 

Le lecteur reconnaîtra des énoncés qu’il a peut-être, à un moment ou un autre, prononcés sans penser à ce qu’ils impliquent, comme « il/elle ne fait pas son âge », « Je rêve de m’installer avec un bon bouquin ». La pertinence des commentaires d’Isabelle Zribi devrait aider à comprendre que ces phrases banales représentent une relation à autrui, donc à la société, fort peu émancipatrice. Pour prolonger le bêtisier, on pourra relever dans un carnet ce que l’on entend quotidiennement à propos des immigrés ou du personnel politique.

 

Isabelle Zribi, Il faut bien mourir de quelque chose, Rehauts, 2024, 80 p., 16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 30 juin 2024.

13/10/2024

Ambrose Bierce, Épigrammes

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Tant que vous avez un futur, ne vivez pas trop dans la contemplation de votre passé : à moins que vous n’aimiez marcher à reculons, le miroir est un piètre guide.

 

La vie est une petite tache de lumière. Nous entrons, serrons une ou deux mains, et retournons chacun de notre côté dans les ténèbres. Le mystère est infiniment pathétique et pittoresque.

 

La mort est la seule prospérité que nous ne désirons pas pour nous-même et qui ne nous est pas contraire chez autrui.

 

Dans l’enfance, nous attendons, dans la jeunesse nous exigeons, à ‘âge adulte nous espérons et dans la vieillesse nous implorons.

 

Si les femmes se connaissaient, le fait que les hommes ne les connaissent pas les flatteraient moins et les contenteraient davantage.

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, traduction Thierry Gillybœuf, Alia, 2014, p. 53, 53, 55, 61, 61.

12/10/2024

Ambrose Bierce, Épigrammes

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Tout le monde est fou, mais celui qui sait analyser son illusion est appelé philosophe.

 

Le bonheur est perdu quand on le critique ; le chagrin, quand on l’accepte.

 

La vieillesse, avec ses yeux derrière la tête, pense que la sagesse, c’est de voir les marécages dans lesquels elle a pataugé.

 

Celui dont les mensonges ne trompent plus a perdu le droit de dire la vérité.

 

La langue d’un imbécile n’est pas si bruyante que le sage ne puisse entendre son oreille l’exhorter de se taire.

                                                                                                 

Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 44, 47, 49, 50, 51.

11/10/2024

Ambrose Bierce, Épigrammes

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La seule distinction sue récompense la démocratie est un haut degré de conformité.

 

Quand tu te trouves parmi les tombes de tes semblables, marche avec circonspection : la tienne est ouverte à tes pieds.

 

L’amour est une attention détournée : de la contemplation d’un être on en vient à considérer son rêve.

 

Bien qu’on aime une douzaine de fois, le dernier amour n’en semble pas moins le premier. Celui qui dit avoir aimer deux fois n’a pas aimé une seule fois.

 

On peut se savoir laid, mais il n’existe pas de miroir pour le comprendre.

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, Alia, 2014, p. 29, 30, 31, 36, 43.

10/10/2024

Ambrose Bierce, Épigrammes

 

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« Immoral » : tel est le jugement du bœuf dans son étable sur l’agneau qui gambade.

 

C’est vrai que l’homme ne connaît pas la femme. Mais la femme non plus.

 

L’amour est une charmante balade d’un jour. À la toute fin, embrassez votre compagnon et prenez congé de lui.

 

Si vous voulez lire un livre parfait, il n’y a qu’une seule solution : écrivez-le.

 

Nous sommes ce dont nous nous gaussons. La personne stupide est une pauvre farce, la personne intelligente une bonne farce.

 

Ambrose Bierce, Épigrammes, Arléa, 2014, p. 9, 9, 20, 21, 25.

09/10/2024

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

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Quand bien même il arriverait qu’un homme fût enterré vivant, il en restera toujours une centaine d’autre accrochés sur terre et qui sont morts.

 

La surface la plus passionnante de la terre, c’est, pour nous, celle du visage humain.

 

Quand mon esprit s’élève, mon corps tombe à genoux.

 

Quatre députés pissent contre un coche, le coche s’en va et ils se pissent les uns sur les autres.

 

Horreur du monde d’avant.

 

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 2020, p. 102, 104, 105, 112, 117.

08/10/2024

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

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Aller dans le monde est utile pour un écrivain, non seulement afin qu’il voie de nombreuses situations, mais pour qu’il les vive.

 

Une punition en rêve est à coup sûr une punition ; De l’utilité des rêves.

 

À tout instant : comment cela peut-il être amélioré ?

 

Se métamorphoser en bœuf, ce n’est pas encore se suicider.

 

Les professeurs d’université devraient prendre des enseignes comme les aubergistes.

 

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 2020, p. 57, 71, 77, 80, 82.

07/10/2024

Georg Christoph Lichtenberg, Aphorismes

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Une préface pourrait être intitulée : paratonnerre.

 

C’est grand dommage qu’on ne puisse voir les intestins des écrivains pour en déduire ce qu’ils ont mangé.

 

L’art, si bien calculé aujourd’hui, de rendre les gens mécontents de leur sort.

 

Combien la Bible peut-elle avoir nourri de gens, commentateurs, imprimeurs et relieurs ?

 

Un long bonheur s’affaiblit par le fait même de sa durée.

 

Gorg Christoph Lichtenberg, Aphorismes, traduction Marthe Robert, Denoël, 1985, p. 39, 40, 43, 45, 49.

06/10/2024

 Étienne Faure, Séries parisiennes : recension

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On pourrait rêver de réunir les poèmes, vers et proses, écrits à propos de Paris entre 1900 et aujourd’hui, on aurait sans doute le sentiment qu’il existe plusieurs villes du même nom dans le même lieu, d’Apollinaire à Réda, de Léon-Paul Fargue à Roubaud. Séries parisiennesentrerait aisément dans cet ensemble, on y entend la voix particulière d’Étienne Faure, sa manière de vivre la langue qui invente "son" Paris, on y reconnaît des motifs présents depuis ses premiers livres, on y retrouve une forte attention à la composition et à l’unité d’un ensemble.

 

Séries parisiennes est composé de 16 ensembles, tous titrés "Côté + nom" : "Côté Seine", "Côté rue" pour les premiers, "Côté voix", "Côté H" pour les derniers. "Côté cage" (la cage de l’ascenseur d’un immeuble) rassemble « Dix-sept haïkus dans l’ascenseur » de construction syllabique régulière (5-7-5) ; tous les autres groupes comptent 6 vers ou proses, sauf "Côté mains" avec 12 quintils — donc 15 groupes de 6 vers à quoi s’ajoutent 6x2, soit à nouveau 17. Jeu des nombres et la thématique hors la cage est présente dans les haïkus : le baiser, les oiseaux, les voix, les écrivains (avec Balzac), etc. Les figures sont limitées à quelques paronomases, « les remous/les rumeurs », « intemporelles/intempéries », « se carapatent/Carpates » ; l’emploi du vocabulaire noté familier ou argotique par les dictionnaires, très rare chez Étienne Faure, est présent ici peut-être pour mieux marquer le caractère urbain de l’ensemble (zef, se tirer, (d’une femme) la mieux roulée, piaule).

La phrase des poèmes se développe le plus souvent à partir d’un mot ou d’un thème ; elle peut s’ouvrir avec deux mots repris à la sortie en ordre inverse avec changement de genre, (nom/ adjectif, « le vert et le noir »/« paysage noir et vert tendre »). Dans la prose d’ouverture, le lecteur passe de fenêtre à spectacle, manteau d’arlequin, théâtre, scène de genre, acte un, acteurs, jeu, chandelle (pour évoquer le théâtre ancien). Ces reprises sont un des moyens pour construire des poèmes, en prose ou en vers, d’un seul tenant, l’unité pouvant aussi être obtenue par l’emploi d’un ensemble homogène de couleurs : dans le second poème du recueil pour caractériser la saleté de la Seine, « vert trouble », « or gris sale », « eau rouille », couleurs opposées au bleu outremer, à l’azur. L’aspect trouble de l’eau n’empêche pas son mouvement, symbole habituel du « temps qui coule », comme l’eau « passe et file » vers la mer.

 

Le ton est donné, on ne découvrira pas un Paris insolite, pas plus que ses monuments ; rien d’autre à voir que le quotidien, ce qu’offrent la rue, les bancs, les allées du cimetière, les parcs, quelques personnages résolument à l’écart de la société, « (ces) vieux Rimbaud qui marchent ».  Rien que le quotidien et s’attacher à ce qui échappe souvent au regard alors qu’il suffit de lever la tête, suivant en cela le Baudelaire des fenêtres : « Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte, ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. Il n’est pas d’objet plus profond, plus mystérieux, plus fécond, plus ténébreux, plus éblouissant qu’une fenêtre éclairée d’une chandelle. » Le piéton des Scènes parisiennes observe ce qui semble être une « scène de théâtre », reconstitue ou invente « Tout un fracas de vies intérieures », engrange un matériau offert à qui veut le voir tout comme il saisit au cours de ses marches des phrases, des fragments de récits. L’observation des habitués des bancs, dans les parcs, est différente. Immobiles et souvent silencieux, ils semblent « à l’écart du temps qui passe », dans un autre univers, celui des souvenirs.

 

Le narrateur sans cesse imagine des vies, également des scènes amoureuses où le couple, bien que dans la chambre, semble hors du monde de la ville, comme s’il s’étreignait sur un « grabat de feuilles / de paille » et s’entend aussi un « froissement de litière » ; l’étreinte entraîne un vocabulaire connotant la nature et elle impliquait également une position des corps pour rappeler la dyade Éros-Thanatos : devenus des « gisants » et « leur mort est à son comble ». Il reconstitue aussi des ruptures (« pour avoir trop bu »), l’un partant « refaire sa vie », ou « attendant l’autre (elle ne vient pas) ». Tout peut être point de départ d’une fiction, voix et gestes glanés dans les rues suscitant de courtes pièces. Cette attitude de voyeur en quête de ressources est d’ailleurs dite dans un poème qui renvoie le lecteur « aux livres anciens » où un personnage observe une scène érotique par le trou d’une serrure avant de devenir lui-même acteur.

 

Les livres — les livres de poèmes — sont partout dans les Séries parisiennes. Un ensemble de poèmes est consacré à des écrivains qui, tous, ont été attentifs aux choses ordinaires de la vie ; ils sont nommés (Follain, Guillevic, Réda, Goffette, Vaché), ou reconnaissable par un détail, Stéfan par « litanies », « Judas », plus clairement par « stéfaniennes ». À côté de ces hommages, le lecteur collecte des citations, de ces auteurs et, dans les poèmes, de Rimbaud (« On ne part pas »), de Ronsard ("Mais ce mien corps enterré/s'il est d'un somme fermé/Ne sera plus rien que poudre »), fragment recopié par le narrateur qui le lit au Père Lachaise. Il repère une allusion probable à un titre d’Étienne Faure (Vues prenables, 2009) dans « Rêvent-ils (…) d’autres vues imprenables », ou il se souvient du Verlaine de Sagesse(« Le ciel est, par-dessus le toit ») avec « La mort est par-dessus les toits ».

La mort est présente pour le narrateur par le souvenir des disparus, proches ou non, par le souvenir de ce qu’ils furent ; ainsi la mère définitivement absente, « un beau vide », ou tous ceux devenus sans visage ; parfois, il se vit « rattrapé par le néant des aïeux sans racines, qui n’auront bientôt jamais existé ». À côté des drames personnels, l’Histoire est le temps pour tous de la mort ; le dernier ensemble, est titré « H » — initiales dans « Les Humbles champs d’Honneur de l’Histoire Humaine » — et plusieurs recueils d’Étienne Faure s’achèvent avec l’évocation de ce qui ne fait en rien honneur aux humains. La guerre était annoncée par les cloches et leur bruit peut encore l’évoquer, trace d’un autre temps, comme les couteaux des bouchers dans un abattoir ; pour le narrateur, c’est le grincement des roues, des freins d’un vélo qui appelle le souvenir des années 1940 et des rafles de juifs, l’envoi dans les camps d’extermination, ce sont aussi les déformations du corps à cause des privations qui restent les empreintes des années de guerre.

 

Les potences finissent par être « arrachées » et tous sont enfin « à l’air libre »… On sait bien que la poésie ne changera pas le cours des choses, qu’elle n’empêchera pas le racisme, l’antisémitisme, l’homophobie (parmi d’autres plaies trop présentes) de prospérer ; cependant, qu’un ensemble à propos d’une perception très personnelle de Paris se termine en évoquant la peste brune, toujours vivante sous des formes plus ou moins avenantes, n’est pas indifférent.                                                                                  

 Étienne Faure, Séries parisiennes, Gallimard, 2024, 156 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 19 juillet 2024.