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05/10/2025

Laurent Fourcaut, Sacrée marchandise, hein ? : recension

laurent fourcaut, sacrée marchandise, hein ? : recension

Comme le titre l’indique, Laurent Fourcaut a réuni des dizains (137), tous de dix syllabes et rimés. Renouant avec la tradition de la poésie française, il est aujourd’hui un des grands artisans du sonnet en alexandrins dont il a publié de nombreux recueils ; comme quelques écrivains du XXe (Valéry, Aragon) et du XXIe siècles (Cliff, Roubaud), il visite une autre tradition, celle du dizain ; il justifie avec humour cette infidélité à son vers favori dans le poème d’ouverture, "Palinodie" : « voici qu’un plus court amour vous hèle ». Presque tous ses poèmes sont de mini récits, parfois autobiographiques, régulièrement à propos de la nature, mais aussi autour des choses du monde — la langue, les mœurs, les inégalités sociales et autres malheurs dus au capitalisme triomphant. 

L’un des plaisirs de la lecture des dizains de Laurent Fourcaut naît de sa maîtrise de la forme et de son jeu avec les contraintes qui y sont liées. L’organisation classique des rimes (ABABBCCDCD) est respectée et très peu sont fautives, comme « médecine-décime-mesquine » ou « étouffe-touffes-soufre ». Quand besoin est, un mot est coupé à la rime pour satisfaire la règle, parfois avec humour : « pas » rime avec « pa/rent » et « pac/se » ; pour la même raison, la finale -ique devient -ic (music, logic, etc.). On ne trouvera pas de fantaisie dans l’ordre des mots, est exceptionnelle cette construction : « où le monde des cartes que nous fûmes / rebat indifférent », manière d’écrire que l’auteur n’adopte pas. À l’inverse, une transformation morphologique patoisante comme : « seule chose à faire : qu’on se bougions / », s’accorde avec le choix de mêler les "niveaux de langue", on trouvera donc des élisions (v’là, c’te castration, vit’fait,, etc.) et un vocabulaire familier ou argotique (seulabre, cézigue, chibre, etc.).

Cette forme évoque ces bazars qui contenaient tout ce qui permettait les petits bricolages de la vie quotidienne, unité du fourre-tout propre à ces dizains. On y rencontre des figures de la mythologie (Vénus, Apollon, les Vestales, Pan, etc.) qui voisinent avec les noms de musiciens et d’interprètes appréciés de Fourcaut (Bach et Glenn Gould, Couperin et Monk, Erroll Garner, etc.), ceux de peintres (Chardin, de Staël, etc.) et d’écrivains (Ponge, Prigent). Un dizain peut être consacré à un musicien (Monk) ou à un écrivain (William C [Cliff]) ; le nom de Proust appelle une précision (« il narra la fin d’un monde qui croule »). De nombreux titres de dizains évoquent des œuvres variées, des pratiques (Art poétique ou catabase), des manières de parler (Vas-tu foutre ton camp), un standard de jazz (In the mood chanson de Glenn Miller), etc. Si « Qu’on voit danser » renvoie — plus ou moins facilement — à une chanson de Charles Trenet, la source de « mon sang se coagule » (Cyrano de Bergerac de Rostand) est moins évidente et les titres en latin, comme Et in Arcadia ego, requièrent une certaine complicité. C’est encore le cas pour Rosebud, nom de la luge qui symbolise l’enfance de Kane et ses jeux dans la neige, dans le film d’Orson Welles, Citizen Kane. Jeux culturels, certes, mais la littérature est partage d’un patrimoine et le lecteur y prend ce qui lui convient.

La neige est présente dans les dizains, comme ce qui est propre à chaque saison. Laurent Fourcaut est attentif aux changements de temps, il note la venue d’un orage, les variations de la lumière, les effets du vent, enthousiaste devant le ciel de l’aube et de ses couleurs le soir. Plusieurs poèmes commencent par une observation météorologique qui, souvent, donne sa forme à la journée (« vent pluie violente contre les vitres / », « Par dix degrés mais au soleil c’est sûr/ »). Une attention analogue est portée aux animaux, chassés, voués aux abattoirs alors qu’ils sont « en plein accord muet avec le monde ». Restent encore dans la campagne du Cotentin les oiseaux que l’auteur observe (mésange, bouvreuil, chardonneret), la plupart familiers — « un merle tout noir va sur la pelouse ». La ville, elle, a progressivement éliminé l’essentiel de la vie sauvage, « le vrai monde elle l’a réduit / ce qui fut libre et nu est cuit ». Il n’a pas pour autant un refus de la vie urbaine, Laurent Fourcaut vit en partie dans le XXe arrondissement de Paris et y apprécie les cafés, la bière (la Leffe), la vue des jeunes femmes, éléments de sa vie récurrents dans ses livres. Il évoque aussi bien de petits incidents (une chute après une marche ratée, la carte bancaire avalée) que les souvenirs d’enfance à Alger (« l’esplanade / où nous jouions au foot années cinquan / te »), l’achat d’un fauteuil et sa remise en état ou la commémoration de la Commune au Père Lachaise. Il revient plusieurs fois sur la longue durée du Covid qu’il analyse comme « premier symptôme majeur / du grave dérèglement planétaire / dû au capitalisme ravageur ». Ce sont ces ravages dans tous les domaines que les dizains explorent, fustigeant régulièrement « les gens du CAC ». Tous les aspects de la vie sont atteints, la consommation avec les "Grandes surfaces", « prédateurs voraces », le rêve des gens d’avoir « à domicile /leur bassin à eux à eux dans leur coin », la fiction des "réseaux sociaux" et des "amis", les divers « fesse bouc », lieux de l’égo avec leurs « accablantes niaiseries », le productivisme généralisé d’où les produits chimiques sur tout ce qui est consommé, l’illusion de la maîtrise de son petit domaine avec la prolifération des mots de passe… Le vocabulaire est aussi atteint avec l’introduction par les médias de mots dont l’air savant séduit, comme résilience, employés à tort dans les contextes les plus divers. Laurent Fourcaut rassemble une bonne partie des dégâts provoqués dans la société par le fait que l’argent est devenu à peu près la seule "valeur" ; l’immigré, par exemple, représente l’envers inacceptable d’une société repue et il n’y a pas de place possible pour lui — « les tentes des migrants sont découpées par les flics

Les dizains de Laurent Fourcaut présentent une société malade, incapable de voir, par exemple, quand elles sont là ces « feuilles neuves d’inespéré printemps » ; quand tout semble aller à vau-l’eau il faut cependant avec lui garder ses « propres mythes » : « il faut qu’ils tiennent (…) face (…) à l’informe du réel » et, refusant le désastre, répéter « à toi de jouer merle moqueur ».

Laurent Fourcaut, Sacrée marchandise, hein,       Le Merle moqueur, 2025, 156 p., 12 €. Cette revendion a été publiée par Sitaudis le 15 juillet 2025.

04/10/2025

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures

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La plus cruelle absence est celle que l’on peut toucher avec la main.

 

Ah ! qu’un beau jour, songeait le roi, qu’on m’aimât pour moi-même, sans trahison, ni calcul, ni mensonge.

L’aumônier dit :

_ Prenez un chien.

 

Les arrivistes sont des gens qui arrivent. Ils ne sont jamais arrivés.

 

Un peu d’éclat, un peu de poussière : c’est un héros… ou un papillon.

 

Quelquefois on parle, on parle, c’est pour ne pas s’entendre penser.

 

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures, dans Œuvres complètes, Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 171, 180, 181, 182, 195.

03/10/2025

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures

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La mort n’est pas si cruelle à nous ravir ce qu’on aime ; non, pas si cruelle que l’oubli.

 

Sur le visage de l’homme qu’elle aime, la femme pose un masque où il peut grimacer tout à son aise. Mais, à la fin, le masque tombe et l’homme reste.
Il ferait beaucoup mieux de s’en aller.

 

Une femme ne quitte son homme que pour un autre homme ; ou pour mourir.

Et encore, elle revient.

 

Aimer moins, ou ne plus aimer, c’est tout de même.

 

À l’aube d’un nouvel amour, que l’amour d’hier semble un mauvais rêve.

 

Paul-Jean Toulet, Les trois impostures, dans Œuvres complètes, Bouquins/Robert Laffont, 1986, p. 161, 163, 166, 166, 168.

 

 

02/10/2025

La langue est un grand étonnement, entretien avec Étienne Faure (3)

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Pour revenir au blanc que vous évoquiez, il est aussi dans vos poèmes. Certains sont partagés en deux blocs, comme si l’on passait à autre chose.

 

Pierre Chappuis m’avait signalé cet aspect-là, en me disant qu’il n’y avait pas plus de blanc enmettant du blanc que si la phrase s’était poursuivie. On est dans le libre arbitre de celui qui, à un moment donné, pense qu’il y a une rupture dans le texte, et se demande comment la signaler de façon plus tangible. Il y a dans ces poèmes fractionnés des ruptures, temporelles ou de ton, un peu parfois comme un changement de vitesse : un changement de tempo − il y a des textes quis ont au pas, d’autres au trot ou au galop, et à l’intérieur d’un texte il peut y avoir aussi cela, que le blanc peut favoriser.

 

Parmi vos contemporains, Antoine Emaz par exemple utilise le blanc d’une manière très différente de celle desannées 70.

 

Oui, cela me fait penser un peu à Guillevic, ce qui le ferait peut-être sursauter, mais ce n’est pas grave, l’essentiel est de se lire et d’échanger. Il y a chez lui une montée en charge parfois en un

mot, ce qui se lit dans ses titres, comme Os, Peau, qui sont des paris que je trouve osés mais réussis, parce que toute la charge repose sur un mot souvent d’une syllabe. Cela m’intéresse beaucoup, c’est autre chose que d’introduire de l’espace entre les mots, il y a un halo du mot qui apparaît.

 

La question du titre du poème, et sa place puisqu’il est à la fin.

 

C’est simplement une façon de s’effacer, de laisser la place au texte et de ne faire une proposition qu’après, un peu dans la chronologie de la fabrication puisque je n’écris pas avec le titre en tête. C’est une façon de suggérer discrètement ce qui vient d’être lu plutôt que d’annoncer ce que l’on va découvrir. Cela ressemble aussi à ce que fait un peintre, une tentative de surligner, ou aussi de cristalliser en un ou quelques mots quelque chose, et pas forcément le sens, comme le punctum

en photographie. Une tentative de faire résonner et peut-être d’inviter à une deuxième lecture…

Certains disent que l’on bute sur ce titre. Peut-être que je pourrais supprimer le titre...

 

À propos de photographie, la couverture de Vues prenables reproduit un de vos clichés où vous avez fixé, dans un paysage, un photographe en train d’opérer – et le cliché ressemble à un tableau.

 

Il y a quelque chose de statique dans cette photographie. Ce qui est partiellement caché, c’est la partie vivante, il s’agit d’une cérémonie, avec une présence collective, des hommes et des femmes sur des gradins. On pourrait lire la photographie comme un raccourci de ce que l’on peut trouver dans mes textes : il y a un aller-retour entre les motifs qui sont fréquents, ceux des tableaux, des œuvres d’art ou plus simplement des vues que la vie nous offre, et cette présence humaine qui fait bouger, qui met en mouvement, et qui nous offre des instants. Là, c’est un instant d’éternité, les gens se font littéralement immortaliser. Il y a cette question de l’instant, du fragment de vie

contre la mort…

La photographie est certainement une activité très proche de la problématique de l’écriture despoèmes, nourrie elle aussi de la vie d’autrui, de sa propre vie. C’est la question de l’observation ;

Follain disait que le poète est un expert de l’observation, pas du tout dans les nuages…

 

Observation, mais pas représentation.

 

Sans doute. On pourrait peut-être parler d’un passage de la vue à la vision. C’est ce que le texte essaie d’offrir, mais il y a aussi la problématique de l’envers : on n’est pas tout à fait au bon endroit et l’on regarde ce qui va être représenté à terme, c’est-à-dire la photographie d’une photographie, mais du point de vue du revers. C’est une vieille tentation d’aller voir derrière, d’aller voir l’envers des apparences ; c’est aussi ce qui apparaît dans cette couverture.

De la même façon, la peinture est aussi présente dans mes textes, c’est également un grand déclencheur. Il s’agit souvent de pratiquer l’arrêt sur tableau, de le scruter et de se taire, de laisser parler la peinture…Pas seulement pour la représentation. Elle peut le cas échéant être émouvante lorsqu’elle témoigne en mille détails d’une époque, d’une pratique, de mœurs et de lois permanentes ou révolues : la présence d’un chien dans une scène, ou bien des outils, des fruits de

saison, un geste un peu tendre sur une épaule, des mains un peu épaisses… ou fines, etc. Au-delà de la représentation, c’est évidemment le mouvement qui est intéressant, l’émotion qui initia le

geste, la vision derrière la vue. Scruter l’apparente inertie du matériau, et déjà apercevoir ou imaginer l’intention. Soit dit en passant, c’est aussi ce qu’on fait avec un poème quand on le scrute, le relit, quand on pratique un arrêt sur poème ; c’est un clair-obscur : il donne peu à peu à voir, au moins pour un moment, jusqu’à en percer un peu plus l’émotion…

 

On est souvent à l’extérieur dans Vues prenables, avec le souci de la vie quotidienne et de l’Histoire, ce qui esten décalage assez net avec une grande partie de la poésie contemporaine. Je relis avec vous

Au bord de sa fenêtre est sans doute assise

la femme au rez-de-chaussée donnant sur la rue,

à discuter, raconter son histoire en face,

et disant du mourant qui n’a pas traîné,

qu’il est parti bien vite avec les autres, tiens,

disparus à pied, en vélo, en carriole,

ceux qui vendaient en ambulance

des fleurs, de l’amadou, des statues en plâtre

ah mais oui –, des fruits et des légumes,

et puis les chiffonniers au crochet, les rémouleurs,

tous ces morts occupés à colporter leur vie

de leurs cris, de leurs appels

auxquels accouraient en premier les enfants

Pommes de tèèèrre, pommes de tèèèrre... –

aujourd’hui sur des chaises.

 

(histoire d’en face)

 

L’Histoire, avec un grand H, c’est un parti pris dans les deux livres, avec des textes à caractère« historique » – je mets des guillemets. C’est une façon de marteler qu’il y a un élément, l’élément collectif, indissociable de la vie humaine. Je fais partie de cette génération qui a connu l’homme qui a connu l’ours : mes parents ont connu la guerre, mes grands parents la première guerre mondiale. La grande histoire, c’est impératif de la faire apparaître, qu’elle soit présente, car elle

renvoie à la petite histoire, à toutes ces vies passées. Il y a ainsi dans mes textes des hommages affectueux à des gens qui ont disparu, des gens que l’on trouvait vieux quand on était petit – qui ne l’étaient sûrement pas –, qui nous ont laissé leurs souvenirs et ceux de la génération précédente. J’aime bien faire ressurgir cette mémoire au carré, la mémoire de leur mémoire. Peut-être que l’attachement aux petites choses, aux petits gestes quotidiens, est une façon de souligner

le grand désarroi individuel au sein de la grande histoire. Le fait de moucheter les textes de rappels, de gestuelles, de renvois à la vie quotidienne, est une manière de saluer des vies, et aussi de conserver un lien entre un discours singulier et autrui.

J’essaie de faire en sorte que le poème ne tombe pas dans la simple anecdote, que les gestes se chargent en valeur universelle. Par exemple, dans Vues prenables, la partie titrée "Le temps travaille

trop" est consacrée principalement à des personnes qui ont disparu, et leur souvenir est évoqué àtravers les gestes que l’on conserve d’eux, gestes que l’on se surprend parfois à refaire ; récupérer un sac, défroisser le papier, c’est un geste d’avant-guerre, qui nous ramène à une histoire...

 

(Poème inédit)

à Jude Stéfan

Blanc, émacié,

du faux présent n’ayant cure

il le côtoie pourtant, non, le pourfend

de profil, comme on frôle la bêtise

avec la ferme intention qu’elle ne dure

qu’un temps,

celui de dédier d’anonyme mémoire

en litanies de longues suites,

ou brèves,

le rire dont il usa, montrant canines

pour la mieux résilier, la bêtise

maintes fois contractée par erreur

dans un cocktail, la rue,

autre forme de société,

et ne point finir à l’hospice

aimant, radotant plus que onze apôtres

en tenue de soirée lilas – sainte horreur –

en Judas, seul

détenteur du mot de passe.

 

(dernier sérail des bouches!

 

La langue est un grand étonnement, entretien avec Étienne Faure, octobre 3009. Cet entretien a été publié par Poezibao en novembre 2009.

 

 

01/10/2025

La langue est un grand étonnement, rntretien avec Étienne Faure, 2

 

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Pour revenir à la langue, le goût, l’emploi de mots « rares » ou archaïques est-il lié à cette nécessité pour vous de sauver quelque chose du passé, de refuser la perte ?

 

Très certainement.

Non pas pour je ne sais quel goût passéiste, non… mais le fait est qu’il ne reste, après certainesdisparitions, que la possibilité d’en parler, de nommer. Le mot « musette », par exemple, qui apparaît dans un texte de Vues prenables que vous citez dans votre note de lecture (la mémoire déménage) est presque aussi désuet que l’objet. Or cette disparition,

de l’un et de l’autre, ne date pas de si longtemps à échelle d’homme. Elle est encore dans les mémoires :

ainsi disant musette, un sac en tissu vert-de-gris

toujours ressurgira en bandoulière,

porté par un aïeul en allé au combat

Pour la « rareté » peut-être y a-t-il un risque de préciosité. Par exemple, Guy Goffette me demandait pourquoi je parlais de « cutine » des feuilles dans Légèrement frôlée quand j’aurais pu dire « vernis » pour ces mêmes feuilles rendues brillantes par cette substance. Évidemment. Mais le fait est qu’il y a toujours cette tentation de maintenir ces mots un peu inusités et qui cependant existent et restent employés dans de nombreux domaines techniques. On serait tenté de dire que tous les mots sont possibles (techniques, anciens, rares, etc.) dès lors qu’ils sont « habités », « endossés », « portés » depuis un temps par leur utilisateur. Différent serait sans doute le cas où les mots seraient simplement importés, fraîchement sortis du dictionnaire pour un emploi immédiat…Avoir plusieurs formations peut être de ce point de vue bénéfique. La fréquentation de plusieurs répertoires ou lexiques selon les filières dans lesquelles on se trouve projeté (par les études, la profession..) favorise l’ouverture effective de l’éventail des mots. On les côtoie pour de bon, c’est-à-dire qu’on les emploie assez pour en être familier et songer à les insérer un beaumatin dans un poème, avec ce qui paraît alors être leur place.

C’est également une grande préoccupation des traducteurs, j’imagine, qui doivent connaître assez le sens, mais aussi la portée d’un mot, son halo.

 

Vous vivez si fort avec la littérature que parfois l’on retrouve des mots de tel ou tel dans vos poèmes. Dans l’un, dédié à Réda, on découvre même ses mots et le vers de 14 syllabes, avec le e pneumatique qu’il affectionne...

 

Il y a sans doute toujours un effet de mimétisme avec ceux que l’on aime…Pour le poème dédié à Réda, le vers de 14 syllabes était mon cadeau, ma façon de lui faire signe. L’élément de mimétisme est certainement très accentué quand on commence à écrire ; on commence par imiter pour d’autant mieux savoir ce que l’on écarte − et trouver sa voie. Ensuite il peut rester ce plaisir de faire appel à nos amis, à ceux qui nous ont accompagnés dans les lectures.

J’ai cité Max Jacob, qui n’est pas dans mes deux livres. Le calendrier des repères évolue, certains reviennent, c’est le vécu qui gouverne la nécessité de certains retours. Des citations, des écrits, des auteurs nous parlent à nouveau après certaines expériences. Les chemins que l’on suit pour arriver à des rencontres sont parfois curieux. Par exemple, Jude Stéfan est un des auteurs que j’ai découvert assez tardivement un peu après des auteurs anciens comme Catulle et Properce. La leçon principale que je retire de cette lecture, très assidue, c’est l’énergie.

 

L’énergie vous caractérise aussi. Et la jubilation à être dans la langue ; un poème, par exemple, s’étend sur une seule phrase de 25 vers...

 

La phrase est sans doute une tentation lointaine de la prose, mais avec aussi la recherche du blanc. Guillevic, dans son introduction de vingt poèmes de Georg Trakl, parle de la phrase de Proust, qu’il aime, et qui a selon lui volontairement « défait la phrase en l’éternisant ». « Au lieu d’employer le système de rupture par le blanc, cher aux poètes, il allonge la phrase d’une façon telle que le silence se met alors à l’intérieur même de la phrase. » Dans mes textes, c’est une espèce de mi-chemin puisque, à la fois, il y a des phrases entières qui constituent un poème, mais avec le souci de faire silence, de couper le souffle à un moment donné à la prose, de la casser avec des vers qui sont déhanchés ou de guingois, avec des vers parfois très longs, d’autres très petits.. D’arrêter la fuite en avant de la prose, sa linéarité. Et cependant il faut que la phrase arrive à se dérouler jusqu’au bout, tout en pariant sur une minuscule autonomie de chacun des vers. C’est

donc la volonté de concilier une phrase et un vers qui veut s’affirmer comme tel ; j’essaie de conserver le poids du vers mais à l’intérieur –souvent — d’une seule phrase.

 

D’où un certain souci de la métrique ? On relève sans peine des régularités, et il y a même chez vous des rimesintérieures dans un alexandrin (déchets artisanaux, cadavres d’animaux) et des alexandrins cachés, avec rimes :

dans l’encoignure d’un bouquin, jusqu’au soir quand

la chaleur retombant soudain,

 

Oui, la rime est cachée dans l’encoignure d’un bouquin... C’est là une sorte de troisième degré, comme un taillis à l’intérieur du bois, une petite surprise mais pas trop appuyée – pour rester léger. Je pense aux crispations qu’il y a eu à propos de l’alexandrin ; l’oreille est peut-être un peu fatiguée du vieil alexandrin, mais l’interdire complètement est ridicule, rien n’empêche de l’intégrer de temps en temps. Nous sommes peut-être à un moment de synthèse, et l’on trouvera du 14 syllabes, du 11, etc., chacun a sa boutique sur le sujet. J’essaie que l’alexandrin ne soit pas trop dominant, parce que c’est une musique que l’on connaît.

 

Vous brisez à l’occasion la syntaxe de sorte que le lecteur soit obligé de relire pour construire son sens, comme dans cette entrée de poème :

Accoudée périclite au comptoir

allemande dans sa chair, la blonde

pendant la guerre décolorée.

 

Oui, il y a parfois une manière d’acrobatie syntaxique, surtout dans les textes les plus anciens, mais tout en voulant rester lisible et que le tempo n’en souffre pas, que la lecture demeure possible. C’est une grande joie d’y arriver, souvent après de longues méditations, de longues hésitations sur ces voltiges, qui ne doivent pas pour autant virer à l’exercice complaisant, isolé du reste du texte.

 

Dans ce poème, après cette entrée, le lecteur se retrouve avec les images du vieillissement, de la douleur, etc.

 

Une entrée en matière qui ensuite se démultiplie en plusieurs collages... Cela résulte d’un parti pris et de la façon dont le texte se fabrique. Ça me faisait penser autrefois à Follain dont les textes

bifurquent et qui prennent fin un peu à côté, avec un léger décalage qui pourtant résonne avec le début... Sortir du linéaire, c’est un peu cela que je cherche, même si mes textes ont tendance à être un peu enfermés formellement ; c’est-à-dire que souvent le début se retrouve en écho à la fin, ce qui peut agacer parce qu’on a l’impression de choses qui se referment sur elles-mêmes. C’est un problème. Beaucoup d’auteurs prennent le parti pris d’arrêter abruptement, d’être dans

l’inachèvement − ce qui est éminemment moderne … Mais cela continue de tarauder, d’essayer de faire un texte qui parte d’une entrée un peu alerte et qui bifurque progressivement par le sujet

et par la forme, tout en veillant à ne pas être dans le relâchement que les longs poèmes peuvent amener. Il y a en effet toujours ce risque, ce côté "ventre mou" du cœur des textes ; on sait commencer et finir, mais le cœur du texte est le lieu le plus difficile, c’est là qu’il peut y avoir des ralentissements, une certaine mollesse, une perte de tension…

À suivre

La langue est un grandétonnement, entretien avec Étienne Faure, octobre 3009. Cet entretien a été publié par Poezibao en novembre 2009.

 

 

30/09/2025

La langue est un grand étonnement, entretien evzc Étienne Faure

                                     

entretien avec Étienne faure

« la langue est un grand étonnement »

 

Quand avez-vous commencé à écrire ?

À l’adolescence. J’ai bien eu le goût de faire quelques petits écrits plus tôt, mais c’était lié à la confection de livres, je fabriquais des livres et il fallait donc les remplir, raconter des histoires... Au début, j’ai commencé par écrire des sonnets, c’était cela qui me semblait la forme la plus pertinente, la plus seyante... Ensuite, il y a eu le contact un peu foudroyant avec le surréalisme. J’ai essayé de pratiquer l’écriture automatique, le cadavre exquis … tout ce que l’on peut explorer

pour amplifier la découverte…C’était intéressant pour sortir d’un carcan un peu classique. Leschoses sont parties comme cela, mais moderato cantabile. Je suis peu à peu entré dans d’autres

problématiques, par exemple l’importance de l’étymologie, de son poids dans le texte, tout ce querecèlent les mots, et bien sûr leur mouvement via la syntaxe. La langue est un grand étonnement…Parallèlement je lisais beaucoup de poètes, français, étrangers, anciens ou contemporains, mais aussi beaucoup de prose (les auteurs russes, allemands, tchèques, polonais….). Au fond je progressais dans la trilogie indivisible de la langue « lue, parlée, écrite » qu’on inscrit dans son curriculum vitae pour aller se vendre sur le marché du travail. « Lue, parlée, écrite » est aussi le titre d’une des parties de Légèrement frôlée.

Le principe du poème est de créer une contrainte. J’ai traversé une période où le blanc était fortement dominant, dans les années fin 1970 et 80, le blanc avait une grande autorité, et j’ai fréquenté cette poésie-là. Il faut tout lire, y compris les auteurs dont on se sent le plus éloigné parla façon ou le regard, cela sert de poil à gratter… Ensuite j’ai eu besoin de retrouver une forme plus compacte avec des contraintes. L’usage du blanc entraînait un démantèlement qui ne m’allait pas, même si je restais très intéressé par les travaux où les mots montent en charge, prennent du poids, résonnent très fortement. Cela me parlait plus qu’un simple désossement sur la page – j parle un peu ardemment ! – qui ne m’allait pas. Je voulais retrouver du corps dans le texte. Cela

dit, il y a énormément de poèmes, de diverses époques, où le blanc est grandement présent, et qui me parlent beaucoup.

Avant Légèrement frôlée et Vues prenables, vous avez d’abord été abondamment publié en revue ?vi

 

Oui, c’est une chance de rencontrer un lectorat différent d’une revue à l’autre, en passant de La NRF à Conférence, à Théodore Balmoral, Rehauts, Europe, Le Mâche-Laurier... Ce sont des revues d’unton et d’un parti pris différents et il y a eu le plaisir de se retrouver en présence d’autres auteurs – parfois même déjà morts – dans le grand atelier contemporain où la poésie se fabrique. Les textes peuvent ainsi gagner à attendre, à être un peu remâchés, ne pas mimer la logique marchande qui met en circulation tout et tout de suite… Ne pas craindre les ratures… Le revers de l’affaire, c’est qu’au bout d’un moment on a le sentiment d’être un auteur un peu émietté, un peu disséminé. Il fallait donc franchir le seuil et arriver au livre avec la difficulté souvent soulevée par certains auteurs de dépasser le simple assemblage, de constituer un peu plus qu’un recueil pour parvenir à

un ensemble, à un livre. La question de l’homogénéité de Légèrement frôlée et de Vues prenablesrésulte d’un travail de tamis, d’élimination de textes qui me paraissaient un peu courts, dans toutes les acceptions du terme, où souvent prédominaient un esprit un peu grinçant et un

humour qui ne collaient pas vraiment avec le reste. Je m’étais aperçu que cela mettait les ensembles un peu de guingois quand on laissait ces petits textes à côté des autres. Il y a donc une forme de sélection qui s’est opérée.

 

Mais l’humour s’est maintenu dans certains poèmes de vos deux livres.

 

Vous êtes le premier à me le dire... On m’avait jusqu’alors parlé d’une ironie ou d’un ton

caustique. L’humour est une chose délicate, a fortiori en poésie où il faut faire léger, mais j’espère qu’il est un peu apparent. C’est quelque chose que j’essaie de conserver.

 

Je retiens un exemple ; vous jouez sur le sens d’une expression, "à ravir" dans le vers : – la robe allait à vous ravir.

 

Il y a cette tentation de détourner, de décaler un petit peu le sens ; c’est par excellence le travail sur l’écriture, ce n’est pas nouveau, mais j’essaie de réprimer un peu cette tendance parce qu’ellepourrait apparaître comme un amusement anecdotique qui, à certains moments, pourrait sonner un peu faux dans le reste du texte.

 

On lit aussi dans vos textes un autre travail de l’écriture, qui aboutit à détourner l’attention de ce qui peut êtregrave par ailleurs, par exemple avec les derniers vers de "les langues de sable" :

partout zone de cabotage clapotis charabia,

le remuement aux mille langues.

Le reste du poème est très grave – notamment avec la présence de la mort.

 

C’est un peu ce qui est suggéré dans le titre, Légèrement frôlée, une manière d’alléger la gravité, trèssouvent présente chez moi, de faire en sorte de ne pas trop s’y attarder pour ne pas s’enliser dans un pathos de mauvais aloi. Donc la forme ici permet d’alléger, par effet de contraste; c’est une propension fréquente, un peu comme si l’on avait le pas lourd : j’essaie d’y introduire un peu de contrariété pour que le pas soit un peu moins scandé, un peu moins pesant, le tempo plus alerte.

Si la forme était trop solennelle, eu égard au propos, cela ferait trop mastoc.On me renvoie toujours au fait que la mort est extrêmement présente dans mes poèmes, mais il me semble qu’il y a la mort et le rire, que ce sont deux déclencheurs importants. La difficulté est

de les faire cohabiter par un écrit pas trop sombrement teinté ; et puis d’essayer de passer autrechose à autrui en évitant d’en rester à une simple singularité.

 

En dehors du rire, il y a un travail autre dans la langue. On relèverait quantité de fragments du type : car ignorant / à tout coup tout de la géographie [...].

 

C’est sans doute la marque d’une défiance au regard de l’éloquence, c’est clair, et aussi du « bien tourné », de la chose qui tombe trop bien comme un pli de pantalon sur une chaussure, vous savez… Sans doute faut-il conserver une petite fêlure, une rupture, non pas pour à tout prix chercher l’incongru, le saugrenu, mais pour arriver à être audible différemment, peut-être pour surprendre le lecteur quant à ce qu’il pensait découvrir après le virage du vers, qu’il y trouve autre chose.

La mort est présente, cela est sûr, mais on ne peut pas, par exemple, parler de la mort des fruits. Ne s’agit-il pas plutôt d’une disparition continue ?

Le pendant de cela, dans Vues prenables, c’est la citation d’Henri Thomas, donnée avant un poème, « rien vécu » : J’ai compris que l’écriture remplace la vie, enfin quelle essaie, que nous essayons de vivre deux fois.

C’est cette écriture en boucle que l’on a dans "Venise en creux", ou que constituent les répétitions dans le théâtre avec « Bonté des planches », ou la répétition des nuits. On est en effet dans un

système en boucle qui se nourrit avec ses morts, ses disparitions, ses oublis, et on les revit en permanence. Sur la disparition, je dirais que l’on écrit dans la nostalgie de ce qui est, bien sûr, passé, et aussi dans la nostalgie de ce qui bientôt va disparaître, – nostalgie au futur antérieur, lesdés sont déjà jetés. On a donc une espèce de répétition inlassable, jusqu’à la vraie.

 

De là l’importance de toute la littérature.

 

Les citations, les présences, les noms sont importants. Sans doute y a-t-il le sentiment d’appartenance à une chaîne, c’est-à-dire d’écrire de concert, en quelque sorte, dans l’esprit d’une recherche de synthèse avec ceux qui nous ont précédés, et ceux qui nous entourent. Cette idée de synthèse est par exemple dans le poème "toutes les nuits" et c’est ce qu’aborde littéralement le texte "les poètes" :

Puis le tréma chutant les poëtes

jadis présumés la tête dans les nues

sans ailes, en bas laissés pour compte à la rue

sans couvre-chef et sans rien qui parât

à leur propre folie,

endossaient des peaux d’hommes, allaient à pied

mandatés par les morts pour vivre

avec le même corps ou peu s’en faut, même peau

bâtie d’après d’anciens patrons, usant

leur poids de ciel endossés, vieux paletots,

tissus d’hier que la pluie alourdit

à ne savoir jusqu’où la porter, cette peau, pelisse

de fils élimés aux manches

pour déambuler à leur tour par la plaine

et finir dans la peau d’un ours, d’un singe

pareillement conspués, applaudis, aux prises

avec la chaîne.

 

Par ailleurs, tous les poètes sont autodidactes, j’ai mis du temps à le comprendre, c’est-à-dire qu’il n’y a pas d’école de la poésie, il faut être un peu ignorant pour écrire en poésie – pas complètement, un peu... L’école est double, c’est celle de la vie, avec l’apprentissage de la mort,

de l’ivresse, de la beauté, de l’amour, etc., donc être homme avant d’être homme-poète comme disait Max Jacob ; mais c’est aussi l’école de la lecture des anciens, des contemporains, lecture que l’on intègre comme des incrustations, des collages dans le texte parce qu’on écrit avec, et parfois contre, ceux qui nous ont précédé et ceux avec qui nous vivons. Cette présence de la littérature, c’est cette aspiration à revendiquer une espèce de synthèse, une aspiration symphonique.

Au passage, on ne saluera pas assez les travaux de Poezibao qui offre un inventaire permanent despoètes et de la poésie avec un esprit d’ouverture qui frappe. Les contributions, dont les vôtres,

sont une grande chance. Ouvrir cette fenêtre, c’est aussitôt être en présence d’auteurs lointains, contemporains, étrangers, morts ou vivants… Cela donne des envies de retourner dare-dare à la librairie ou à la bibliothèque

entretien en Octobre 2009, publié dans Poezibao en novembre 2009

(à suivre)

29/09/2025

Georges Perros, Papiers collés, 3

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Il y a toujours quelque chose d’illisible dans un poème (digne de ce nom). L’illisible, c’est le poème lui-même, rendu équivalent à la nature. Incueillable. On se donne des gants en semant.

 

La culture fait des perroquets. Une partie de la poésie moderne — mais qu’entends-je par là ? — est le fait de type pas bêtes qui ont lu jusqu’à la garde, et peuvent à leur volonté singer tel ou tel prédécesseur de leur choix.

 

Tout le monde est capable d’écrire n’importe quoi en se réclamant de la poésie. 

 

Un poème, c’est l’intérieur et l’extérieur, quelque chose au cœur de laquelle on peut habiter. Et quand l’intérieur est trop confortable, permet une pose, voire un repos, ça se sent tout de suite. Un poème fait partie du monde, il s’intègre à tout l’invisible, à tout l’ailleurs, à ce que Bonnefoy appelle l’arrière-pays. Il y a des choses qui passent en nous, qui nous traversent, nous travaillent, comme on dit que la mer est travaillée, sans que nous en soyons les maîtres. Ni les esclaves. Le matériau nous ignore, nous lui sommes parfaitement indifférents. À prendre ou à laisser. L’art n’est pas autre chose que la récupération difficile de ces signes qui échappent au quotidien élémentaire, mais comme le tout échappe au détail.

 

Ce qu’on entend généralement par poésie est devenu la tarte à la crème de notre délicieuse société. On va même jusqu’à l’enseigner — l’ensaigner ? — dans les universités, ce qui pourrait suffire à incendier l’immeuble si l’exercice professoral n’était de longue date voué au ridicule de l’inefficacité absolue. Mais il est vrai, vérifiable, que pas mal d’individus diplômés continuent d’expliciter Rimbaud, Cummings, etc. En tout rien toute horreur. Les étudiants n’y voient que du feu, mais ce feu ne prend pas. Nulle part. Ils connaîtront trois vers de X. Y. Z., juste assez pour les citer de travers quand ils seront devenus députés, ministres, président de je ne sais quelle république.

 

Georges Perros, Papier collés 3, Gallimard, 1978, p. 15, 46, 46, 69, 169.

28/09/2025

L'Ours blanc : Cécile Sans et Natacha Muslera, Sous la voix : recension.

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Au fil des années, avec régularité, L’Ours Blanc propose dans chaque livraison un texte (un seul) plus ou moins long qui, presque toujours, déconcerte le lecteur. Parce que la revue s’est vouée à publier ce qui apporte un point de vue sur la lecture et l’écriture à côté de l’ordinaire des revues, avec comme l’écrivent ses responsables l’« envie d’aborder le champ littéraire comme un espace dont les limites n’ont rien de définitif ni de contraignant. » Ce que propose la dernière livraison correspond bien à ce projet général puisqu’il s’agit de poésie sonore que le lecteur-auditeur peut (pourrait) construire en utilisant les matériaux réunis par les deux auteures. La notice qui présente Cécile Sand (enseignante-chercheuse) indique qu’elle travaille à une audio-écriture pour un film de Natacha Muslera (poète sonore, chercheuse autodidacte et cinéaste) et Stefano Canapa (cinéaste).

 

La revue s’ouvre avec des dessins qui semblent représenter des montagnes : il s’agit d’une notation pour suggérer les modulations de la voix dans l’interprétation des textes. Une fois admise cette manière de noter la musique vocale, qui ne peut qu’introduire des variations dans l’interprétation, le lecteur peut s’essayer à suivre cette partition dessinée en tenant compte de la durée des différents fragments, notée dans la dernière page, et des conseils qui laissent, eux aussi, beaucoup de liberté. Par exemple, pour la partition 3, cinq minutes et quarante-huit secondes, on lit, « les doigts et les yeux balaient la partition librement ». La durée est comptée et contraignante mais, ici, la voix garde une partie de son autonomie. On comprend que l’ajout d’un enregistrement qui complèterait dessins et texte serait incongru : un choix d’interprétation serait imposé alors que cette audio-écriture devrait être prise en charge différemment à chaque lecture orale/chantée ; pour la partition 7, la légende implique explicitement des interprétations très nombreuses : « pulsation et rythme arrivent par accident ».

 

Ce qui ne varie pas, ce sont les textes — au moins tels qu’ils sont écrits et lus ; il est probable que des lectures différentes, telles qu’elles sont suggérées, modifieront dans certains cas la signification, et il faut ajouter que certains d’entre eux ne sont pas aisément situables : l’absence de contexte peut entraîner des changements pour l’interprétation. On cherche ce qui peut unifier la soixantaine de textes de contenus très divers et de longueur variée, de trois mots à quatre lignes. Les cinq premiers semblent donner une orientation ; dans l’ordre : évocation du projet par la mention des voix (« mots rauques » et « voix de femmes »), de l’« enregistrement » dont la voix des enfants serait exclue, et de l’absence probable de compréhension de ce qui serait retenu (« langues inconnues ») ; ensuite, brièvement, mention de mouvement, de parfum, de couleur, pour finir par la pleine vue (« je voulais le voir à la lumière »). Ces divers éléments sont repris ici et là dans la suite, sans que d’autres soient exclus.

Un texte, daté (1842), son titre donné et présenté (« Il écrit son premier texte »), suggère une autre unité de l’ensemble. Ce « premier texte » qui rappelle « La loi sur le vol des bois » est de Karl Marx ; une nouvelle mention en est faite plus avant et, lié à cette question, est rappelé ensuite le droit coutumier qui permettait le ramassage du bois.  Le lecteur en conclut que tous les textes sur des sujets très variés sont unis par le fait qu’il s’agit de citations ; elles en ont au moins l’apparence et parfois même la forme, posées parfois comme telles avec des guillemets. On repère assez rapidement un fragment de l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (article maçonnerie) grâce à son écriture et un conte d’Andersen (La petite sirène), puis, avec un peu d’obstination, on retrouve par exemple avec l’internet la présence d’extraits de Gerty Danbury (Silences) et de Rachid Boudjedra (La Prise de Gibraltar) — on suppose que la liste est loin d’être close.

 

Ces deux possibilités de donner une unité au texte destiné à être oralisé sont complémentaires. Elles apportent, outre une relation forte à la littérature, un caractère particulier à cette audio-écriture en mêlant des fragments historiques et politiques à d’autres tirés de contes, des descriptions à des embryons de textes techniques, etc. Ce qui convainc que cette audio-écriture ne consiste pas (comme certains imaginent la pratiquer) à improviser en étant sur une estrade

 

Cécile Sans et Natacha Muslera, "Sous la voix", dans 'Ours blanc, 2025, n° 46, 28 p., 6 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 2 juillet 2025.

 

 

27/09/2025

Charles Reznikoff, Holocauste

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IV

 

GHETTOS

 

1

 

Au début il y avait deux ghettos à Varsovie :
un petit et l’autre grand,
et entre eux un pont. 
Les Polonais doivent passer sous le pont et les Juifs dessus ; 
et à côté, se trouvaient des gardes allemands pour voir si les Juifs ne se mêlaient pas aux Polonais.
Du fait des gardes allemands
tout Juif qui ne retirait pas son chapeau en signe de respect en traversant le pont
était abattu —
et beaucoup le furent —
et certains furent abattus sans aucune raison du tout.

 

2

 

Un vieil homme portait des morceaux de bois à brûler 
pris dans une maison qui avait été détruite :
on n’avait donné aucun ordre contre ça —
et il faisait froid.
Un commandant S.S. le vit
et lui demanda où il avait pris ce bois,
et le vieil homme répondit que c’était dans une maison qui avait été détruite.
Mais le commandant sortit son pistolet,
le plaça sur la gorge du vieil homme
et l’abattit.

 

3

 

Un matin des soldats allemands et leurs officiers
entrèrent de force dans les maisons du quartier où les Juifs avaient été rassemblés,
en criant que tous les hommes devaient sortir ;
et les Allemands prirent tout dans les armoires et les placards.
Parmi les hommes se trouvait un vieil homme portant la robe — et le chapeau — de la secte pieuse des Juifs qu’on nomme les Hassidim.
Les Allemands lui mirent une poule dans les mains
et on lui dit de danser et de chanter ; 
puis il dut faire semblant d’étrangler un soldat allemand 
et cela fut photographié.

 

[…]

 

6

 

À trois heures un après-midi
une cinquantaine de Juifs étaient dans une cave.
Quelqu’un poussa le sac qui bouchait l’ouverture
et ils entendirent une voix :
« Sortez !
Sinon nous allons lancer une grenade. »
Les S.S. et la police allemande avec des bâtons dans les mains
se tenaient prêts
et se mirent à frapper ceux qui se trouvaient dans la cave.
Ceux qui en eurent la force
furent mis en file selon les ordres
et furent emmenés vers une place
et alignés sur un seul rang pour être abattus.
Au dernier moment
un autre groupe de S.S. arriva et demanda ce qui se passait.
Un de ceux qui étaient prêts à tirer répondit
qu’ils avaient sorti les Juifs d’une cave
et qu’ils s’apprêtaient à les abattre selon les ordres.
Le commandant du second groupe dit alors :
« C’est des Juifs gras.
Tous bons à faire du savon. »
Et ils emmenèrent les Juifs à un convoi
qui n’était pas encore parti pour un camp de la mort — 
des wagons de marchandises russes sans marchepied —
et ils durent se hisser l’un l’autre dans les wagons.

 

Charles Reznikoff, Holocauste, traduit de l’américain et préfacé par Auxeméry, suivi d’un entretien avec Charles Reznikoff, Prétexte éditeur, 2007, p. 28-30 et 32-33.

26/09/2025

Pierre Oster-Soussouev, Requêtes ; Pour un art poétique

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Je parie sur la rationalité fondatrice de l’acte de poésie. L’attention — ou l’amour — commande en effet le moment de l’analyse et celui de la connaissance. Plus qu’attentifs, nous ne les séparerons pas.

*

Une définitive rupture menace le poème. Bien sûr, aucun acte littéraire n’aboutit. Cela posé, le refus d’aller jusqu’à la source de la phrase... Et de suivre la route de la phrase... De se mouvoir dans l’espace de la phrase...

*

Poésie comme implicite de la syntaxe, des successions insignes que l’harmonie inférieure engendre ; poésie méditée qui dégage et amplifie des structures libératrices.

*

 Quête d’une simplicité inaccessible ; ou d’une complexité inapparente.

*

Ne rien anéantir jamais de ce que les siècles ont produit. Ne jamais rien dissoudre de ce qu’ils consacrent. Et ne contrevenir en rien à ce qui fait qu’ils se consument.

                                                       *

Prose, essence miroitante : horizon éclatant du vers. Les forces que dans le vers nous privilégions relèvent de l’art synthétique de la prose. Et les réussites même brèves du vers sont fonction de la prose infaillible.

*

Rejoue une à une les chances de chaque vers ; traduis les ruines du langage.

 

Pierre Oster Soussouev, Pour un art poétique dans Requêtes, version nouvelle suivie de Pour un art poétique, Le temps qu’il fait, 1992, p. 59, 59, 62-63, 64, 66, 67, 76.

 

 

25/09/2025

André Frénaud, La Sainte Face ; Notre inhabileté fatale

andré frénaud, notre inhabileté fatale, irruption des mots, bernard pingaud

             L’irruption des mots

 

Je ris aux mots. J’aime quand ça démarre,
qu’ils s’agglutinent, et je les déglutis
comme cent cris de grenouille en frai.
Ils sautent et s’appellent, 
s’éparpillent et m’appellent
et se rassemblent et je ne sais
si c’est Je qui leur réponds ou eux encore
dans un tumulte intraitablement frais
qui vient sans doute de nos profondes lèvres,
là-bas où l’eau du monde m’a donné vie.
Je me vidange quand m’accouchent ces dieux têtards.
Je m’allège et m’accroîs par ces sons qui dépassent,
issus d’un au-delà, presque tout préparés.
J’en fais le tour après, enorgueilli,
ne me reconnaissant qu’à peine en ce visage
qu’ils m’ont fait voir et qui parfois m’effraie,
car ce n’est pas moi seul qui par eux me démange.

 

                                                           27 janvier 1948

 André Frénaud, La Sainte Face, Gallimard, 1968, p. 78.

 

J’ai dit comment se constituait chez moi un long poème : à partir d’une irruption de mots, sans conception architecturale préalable, et m’y reprenant à plusieurs fois, non sans beaucoup de réflexions sur la place de tel élément et sur ce qui manque ailleurs, ces constructions verbales de dimension souvent vaste, avec des raccourcis et des ruptures, des raccordements imprévus, tous les bouleversements d’une longue phrase qui tâche de s’y retrouver et de s’inventer une certaine unité.

André Frénaud, Notre inhabileté fatale, entretien avec Bernard Pigaud, Gallimard, 1979, p. 170.

 

 

 

24/09/2025

Jacques Dupin, L'embrasure

jacques dupin,l'embrasure,manque,tourment

(…) Excédante, inexpiable, la poésie ne comble pas mais au contraire approfondit toujours davantage le manque et le tourment qui la suscitent. Et ce n’est pas pour qu’elle triomphe mais pour qu’elle s’abîme avec lui, avant de consommer un divorce fécond, que le poète marche à sa perte entière, d’un pied sûr. Sa chute, il n’a pas le pouvoir de se l’approprier, aucun droit de la revendiquer et d’en tirer bénéfice. Ce n’est qu’accident de route, à chaque répétition s’aggravant. Le poète n’est pas un homme moins minuscule, moins indigent et moins absurde que les autres hommes. Mais sa violence, sa faiblesse et son incohérence ont pouvoir de s’inverser dans l’opération poétique et, par un retournement fondamental, qui le consume sans le grandir, de renouveler le pacte fragile qui maintient l’homme ouvert dans sa division, et lui rend le monde habitable.

 

Jacques Dupin, L’Embrasure, dans L’Embrasure, précédé de GravirPoésie/Gallimard, 1971, p. 135.

23/09/2025

Pierre Reverdy, En vrac

pierre reverdy, en vrac, émotion, réalité"

La poésie est atteinte quand une œuvre d’art quelconque s’intègre, ne fût-ce qu’un moment, à la vie réelle de l’homme par l’émotion qu’elle provoque dans son esprit et comme dans sa chair. La poésie n’est dans rien d’autre que dans la mise en commun d’aspirations diverses auxquelles l’œuvre d’art peut donner la violente illusion de s’être rencontrées.

 

Le poète ne s’occupe pas et ne doit pas s’occuper de l’émotion que pourra provoquer son œuvre. Il ne doit et ne peut connaître ou reconnaître, dans son œuvre, que l’émotion qui lui a donné l’élan nécessaire à sa création. Mais, plus cette œuvre sera loin de cette émotion, plus elle en sera la transformation méconnaissable et plus vite elle aura atteint le plan où elle était, par définition, destinée à s’épanouir et vivre, ce plan d’émotion libérée où se transfigure, s’illumine et s’épure l’opaque et sourde réalité. 

 

On ne fait pas de la poésie. On écrit des poèmes en risquant sa chance ; on peint des tableaux, on compose un morceau de musique et il s’en dégage de la poésie ou il ne s’en dégage pas, c’est-à-dire qu’on a écrit, peint, composé absolument pour rien, ou bien…

 

Le poète doit voir les choses telles qu’elles sont et les montrer ensuite aux autres telles que, sans lui, ils ne les verraient pas.

 

L’art et la poésie ne sont là que pour puiser dans la nature ce que la nature ne fait pas.

 

Je vis, d’abord — j’écris, parfois, ensuite. Mais il m’arrive de sentir davantage ce que veut dire vivre en écrivant.

 

Pierre Reverdy, En vrac, Flammarion, 1989, p. 33, 42-43, 78, 96, 99, 185.

 



 

 

 

 

 

22/09/2025

André du Bouchet, Carnet 2

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                                          comme je passe j’ai trouvé
puisque cette fois de nouveau je ne cherche
                                                     rien d’autre
              que déjà la porte ouverte

 

poésie — jusqu’au silence du désenchantement de nouveau conduit
en coup de vent à un réveil

  

                                             dans le calme
de la lecture, ce retentissement, commotion en retour — de la parole perdue, en place alors, et perdue

  

une parole dans laquelle celui qui a écrit cherche la vérité de
                                             ce qu’il veut atteindre
                  rouvre à silence dans le tumulte

 

        parole, le silence qui la porte, c’est le souffle — et
souffle qui l’emporte aussi bien

 

                           je cours vers la figure
de nouveau disparue quand j’ai couru vers elle

 

 un défaut de la langue éclaire           éclaire aussi la langue

 

ce qui aère la langue — en sortir aussi rapidement qu’on a pu y entrer

 

le sol, c’est la langue

 

André du Bouchet, Carnet 2, Fata Morgana, 1998, p. 9, 29, 73, 90, 91, 97, 116, 143, 149.

 

21/09/2025

Jacques Réda,

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               Tombeau de mon livre

 

Livre après livre on a refermé le même tombeau.
Chaque œuvre a l’air ainsi d’une plus ou moins longue allée
Où la dalle discrète alterne avec le mausolée.
Et l’on dit, c’était moi, peut-être, ou bien : ce fut mon beau
Double infidèle et désormais absorbé dans le site,
Afin que de nouveau j’avance et, comme on ressuscite —
Lazare mal défait des bandelettes et dont l’œil
Encore épouvanté d’ombre cligne sous le soleil —
Je tâtonne parmi l’espace vrai vers la future
Ardeur d’être, pour me donner une autre sépulture.
Jusqu’à ce qu’enfin, mon dernier fantôme enseveli
Sous sa dernière page à la fois navrante et superbe,
Il ne reste rien dans l’allée où j’ai passé que l’herbe
Et sa phrase ininterrompue au vent qui la relit.

 

Jacques Réda, L’herbe des talus, Gallimard, 1984, p. 208.