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21/01/2025

Christian Dotremont, Les grandes choses

christian dotremont, led grandees choses, chat, naufrage

Où plus un chat ne vient

 

Je suis gardien de phare sur la mer en faillite

une vague après l’autre

 

Je cuis mon déjeuner sur le feu des naufrages

je suis gardien de phare.

 

Dans mon phare en faillite un naufrage après l’autre

je n’ai plus d’uniforme.

 

Est venu le gérant des choses maritimes

en ciré de gala.

 

M’a demandé les clefs de mon habitation en forme de betterave

 

Lui a dit le bonjour et lui ai fait du thé

avec l’écume de ma pipe.

 

M’a remis un papier timbré dans une bouteille

naguère de cognac.

 

Me suis enfermé et lui ai jeté les clés

adieu mon capitaine.

 

Je suis gardien d’épaves sur la mer en faïence

où plus un chat ne vient.

 

Christian Dotremont, Les grandes choses, Anthologie poétique, 1940-1979, édition Michel Sicard, Poésie/Gallimard, 2025, p. 84-85.

20/01/2025

Alexis Pelletier, Là où ça veille

 

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dans ce récit c’est peut-être quand je n’arrive

à rien que la mort fat entrevoir dans la fin

du monde quelle signe toujours une masse

obscure une angoisse, un effroi sans nom

                                                              c’est là

que me vient l’envie de te prendre dans mes bras ou

plutôt que tu me prennes absolument

                                                          ça

répond au besoin de consolation intact

impossible à rassasier

                           je ne connaissais

pas le livre de Stig Dagerman quand Maman

est morte je ne te connaissais pas non plus

 

Alexis Pelletier, Là où ça veille, Tarabuste, 2025, p. 115.

19/01/2025

Murat, Henriette de Castelnau, comtesse de, Le château de Kerbosy : recension

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Entrer dans Les Lutins de Kernosy (1710), c’est retrouver l’usage de la langue de la seconde moitié du XVIIe siècle, celle de Madame de Lafayette par exemple, précisément dans ce que l’on désigne par "roman de loisir", genre alors très apprécié. C’est aussi apprendre que s’est alors développée une littérature oubliée qui comprenait, outre ces romans, des contes de fées, de fausses correspondances, des poésies, des chansons écrits aussi par des femmes. On connaît encore les contes de Marie-Catherine d’Aulnoy et les poésies d’Antoinette Deshoulières (rééditées dans Poésie/Gallimard, 2024), mais les noms d’Henriette de la Suze ou de Françoise Pascal, comme celui de la comtesse de Murat (1668-1716), ne sont un peu familiers qu’à des historiens de la littérature. L’œuvre de cette dernière, en partie rééditée depuis la fin du XXe siècle, permet de découvrir ce que l’on ignore le plus souvent, l’existence d’une littérature que l’on qualifie aujourd’hui de féministe. Madame de Murat, ce que rappellent ses éditeurs, a souffert de ses choix : elle était lesbienne et a toujours refusé le rôle imparti aux femmes dans une société où elles avaient fort peu de place ; condamnée à l’exil en 1702, elle passe sept années à la prison de Loches, près de Tours. Elle a défendu, notamment dans Les Lutins de Kernosy, un statut qui, sur bien des points, n’a été acquis qu’au XXe siècle et n’est encore pas unanimement accepté.

 

L’intrigue du roman est construite pour mettre en valeur tout ce qui, selon madame de Murat,   devrait être adopté pour que les femmes aient des droits égaux à ceux des hommes. Les événements se passent pour l’essentiel dans le château d’une vicomtesse en Bretagne, pas très éloigné de Rennes ; elle est la tante des deux jeunes filles héroïnes du roman, reçoit beaucoup et loge ses invités — ce qui facilite la continuité du récit. — propriétaire et hôtes appartiennent à une noblesse fortunée. Les "lutins" sont deux jeunes nobles amoureux des nièces ; ils jouent la tradition des demeures hantées pour transmettre des messages par le conduit de la cheminée des chambres. Les couples d’amoureux finiront tous par se former, y compris l’un d’entre eux qui semblait échapper à une issue heureuse ; une jeune femme a été contrainte à l’union avec un homme riche, ami de son père ; cet époux non choisi tombe gravement malade et, avant de décéder, reconnaît avoir fait le malheur d’un couple possible : il fait du jeune homme son héritier et conseille vivement à sa bientôt veuve de l’épouser.

 Madame de Murat développe ses idées à partir de ce schéma simple et le récit s’achève selon les principes qu’elle défend, « Enfin l’amour avait résolu de triompher dans ce vieux château et de n’y point laisser de cœurs tranquilles. » Le lecteur dira que la fin est identique à celle des romans de gare contemporains, sauf qu’aujourd’hui peu d’obstacles s’opposent à un "mariage d’amour" ; à la fin du XVIIe siècle, le choix de l’époux appartenait au père, fille ou garçon ne pouvaient songer à s’y opposer. Les positions de l’auteure, propres plus tard au féminisme, sont plus dans le ton des Lumières que dans le traité de l’Éducation des filles de Fénelon paru un peu plus tôt (1687). Même si les hommes conservent le privilège de l’action dans le monde, les femmes devraient recevoir un bagage intellectuel équivalent au leur.

Dans la micro-société du château, les femmes ont d’ailleurs dans certains cas un rôle social équivalent à celui des hommes ; elles assistent aux pièces de théâtre, les commentent et participent largement aux discussions et aux jeux (y compris les jeux d’argent) qui suivent les repas, passant même une nuit entière à profiter des loisirs. Elles ont aussi un œil et des propos critiques vis-à-vis des hommes ; un noble venu de Rennes, Monsieur de Fatville, dont l’apparence correspond à son nom, est brocardé par les deux nièces, « À la vérité, c’est un fat ; il en faut au moins un pour servir de risée à la compagnie », dit l’une. Quand la vicomtesse entend obliger une de ses nièces à épouser un homme riche pour éponger ses propres dettes, la jeune fille, sans s’opposer frontalement, travaille avec ses amis, femmes et hommes, à changer le point de vue de sa tante. Une autre noble accepte sans jalousie le mariage de l’homme aimé avec une autre femme ; il deviendra riche et ne sera pas éloigné d’elle : le lecteur en conclut qu’elle sera sa maîtresse.

Cette noblesse jouit des plaisirs qu’on aurait cru propres à la Cour (que quelques-uns fréquentent) ou à la ville ; on compose et on lit des poèmes galants, on chante des madrigaux sur des airs à la mode, on boit du café et du chocolat (boissons réservées alors à un public plus qu’aisé), on fait aussi venir des musiciens pour accompagner les danses, une troupe de comédiens pour y jouer des pièces d’auteurs à la mode ou devenus "classiques" dès la fin du XVIIe siècle, Corneille, Racine, Molière : à chaque séance, une tragédie et une comédie ; les éditeurs du roman analysent la relation entre certaines pièces et l’intrigue ou tel personnage — Le Bourgeois gentilhomme ou Bérénice, par exemple. L’un des personnages principaux n’hésite pas à jouer la comédie en se faisant passer pour directeur d’une troupe de comédiens, qui ont alors un rôle dans l’intrigue et une partie des personnes présentes ignore assister au théâtre dans le théâtre.

 

Le roman est accompagné d’un appareil critique nécessaire, les habitudes sociales de la fin du  XVIIe siècle sont fort éloignées des nôtres : l’introduction renseigne utilement sur le « roman de loisir » comme sur la vie théâtrale et sur l’œuvre de Madame de Murat ; une bibliographie de ses œuvres en précède une autre, générale, sur la période. On approuve les éditeurs qui voient dans Le château de Kernosy un roman qui « éclaire un moment de transition, littéraire et intellectuelle » et « annonce un des courants dominants dans la production romanesque de l’époque des Lumières ».

Murat, Henriette Julie de Castelnau, comtesse de, Les Lutins de Kernosy, édition Perry Gethner et Allison Stedman, Classiques Garnier, Bibliothèque du XVIIe siècle, 2024, 192 p., 28 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 11 décembre 2024

 

 

18/01/2025

Alexis Pelletier, Là où ça veille

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loge 12 et place quatre-vingt 11-et-12

novembre 1980 jeudi

20 les places à 20 francs chacune

                                    écrit sur

les billets conservés dans le programme de

la soirée que je viens de retrouver j’avais

dû faire la queue la nuit du mercredi 5

ou jeudi 6 pour acheter les places les

moins chères qui permettaient encore de voir

la quasi-totalité de la scène sauf

ici le fond de la scène côté jardin

les guichets ouvraient je crois le matin 11 heures

ce devait être en pleines vacances scolaires

le premier café ouvrait autour de 5 heures

il y avait toujours quelque monsieur gentil

qui m’offrait un chocolat et qui volontiers

arait trempé dedans sa  queue pour ma bouche ou

mon cul de jeune Tadzio tout blond et bouclé

malgré ou grâce aux boutons d’acné

                                    ingrate

est l’adolescence

                      mes parents ignoraient tout

du monde des fêlés d’opéras

                                   avant qu’on

vende tout par Internet

                                   je ne laisserais

pas un ado de 16 ans faire de nuit la

queue devant Garnier ou Bastille

                                    autre version

du vierge du vivace et du bel aujourd’hui

ils étaient déjà dépassés par le monde et

tout cela s’est passé juste avant le sida

 

Alexis Pelletie, Là où ça veille, Tarabuste, 2025, p. 76.

 

 

 

17/01/2025

Alexis Pelletier, Là où ça veille

 

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nous sommes venus mon père et moi à l’appel

je l’ai vu embrasser  le front puis

                                             repartir                                                         

encore aujourd’hui je ne sais à quel moment

la douleur le saisit et quel

                                     sens prit la mort

de sa femme je me le demande

                                            aujourd’hui

après beaucoup d’années

                                     il y a un silence

                                                         et je

ne sais pas quand j’ai vraiment pris conscience que

c’était fini comme Myriam l’a dit et le

sens des mots reste sans aucune prise dans

la mort de l’autre et dans le deuil qui s’installe et

surtout quand celle-ci vient d’arriver pourquoi

avec la lumière

                     un souvenir

                                    assez sombre

 

Alexis Pelletier, Là où ça veille, Tarabuste, 32025, p. 11.

16/01/2025

Franz Kafka, Fiches : recension

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                                             Des fragments en réseau

 

Les textes réunis ici ont été plusieurs fois publiés sous les titres de Considérations sur le péché, la souffrance, l’espoir de la vraie voie et deAphorismes de Zürau. Le premier date de 1931, interprétation de l’ensemble qui oriente la lecture, par Max Brod, ami de Kafka, pour la publication en allemand dans un regroupement de textes brefs. Les fragments, écrits entre le 18 octobre 1917 et le 28 janvier 1918, dans la campagne de Zürau où sa sœur Ottla tenait une ferme, sont tirés de deux cahiers et ont été recopiés par leur auteur, dans l’ordre de leur rédaction, sur des feuilles préalablement numérotées ; on ignore si un classement et une publication étaient prévus. Pour Robert Kahn, tels qu’ils nous sont parvenus, leur « signification est donc nécessairement fragmentée, aléatoire » (…) « Kafka lui-même, ou son lecteur, peut laisser faire le hasard, les combiner, tirer les cartes »1.

Le second titre, le plus souvent repris dans diverses traductions, convient mal, notamment parce que certains fragments sont de brèves narrations et que d’autres ne répondent pas à ce que l’on entend par "aphorisme". Robert Kahn suit aussi sur ce point l’éditeur allemand Roland Reuss ; il a proposé de remplacer "aphorisme" par d’autres mots, avec l’idée toujours que « Chaque texte renvoie à l’ensemble de tous les autres, tout en gardant sa singularité », et il s’est arrêté à « Fiches », après notamment "feuillets" (qui répond à Zettel, choisi par Reuss) et "rhizome" emprunté à Gilles Deleuze pour l’idée de réseau, de prolifération propre à ces fragments.

 

On peut évidemment écrire que l’on va retrouver dans l’ensemble des Fiches la reprise de thèmes anciens, mais pensés par Kafka, également dans d’autres textes — le péché originel, le bien et le mal, le caractère indestructible de l’homme, la peur, le monde spirituel et le monde sensible, la mort. À Zürau, il lisait Nietzsche, Kierkegaard, Schopenhauer, tous auteurs qu’il connaissait bien et dont les orientations peuvent se recouper avec les siennes. Certains ont pu lire aussi dans ce rassemblement de textes brefs des éléments de la religion juive en accord avec le  fort intérêt que Kafka portait à la culture juive, il a d’ailleurs un peu plus tard fait part de son regret de ne pas partir en Israël2. Ce qui apparaît d’abord à la lecture, c’est le fait que les fragments rassemblés se caractérisent par leur discontinuité, précédés ou suivis de notations diverses, par exemple avant la fiche 75 : « Le maître a la véritable, l’élève la permanente absence de doutes », après la fiche 47, forme du Journal : « nuit de tempête, dans la matinée télégramme de Max, armistice avec la Russie ».

 

L’édition adoptée, sous forme de fiches, restitue le fait que les écrits recueillis se succèdent sans ordre, suggère au lecteur de les associer à son gré. Chacun peut construire sa lecture, en rapprochant des fiches consacrées à des sujets proches. On peut prendre l’exemple du "chemin", présent dans la première fiche :

 

Le vrai chemin va sur un câble, qui n’est pas tendu en hauteur, mais juste au-dessus du sol. Il semble plus destiné à faire trébucher qu’à être parcouru.

 

Peut-être y a-t-il là une référence à une histoire hassidique ou pensera-t-on, avec "vrai chemin", à d’autres traditions. Cet énoncé est aussi une manière métaphorique de constater que le "vrai chemin" pour vivre, s’il existe, est riche en difficultés à résoudre quand on les rencontre. Ou que décider qu’il est un "vrai chemin" est s’exposer à toutes les déceptions, qu’il ne sert à rien de dessiner l’avenir ; cette interprétation est à rapprocher du contenu de la fiche 104, dans laquelle Kafka cerne ce que l’on peut comprendre comme étant liberté de l’homme :

 

[…] Troisièmement [l’homme] est libre en tant qu’il a la volonté, comme celui qu’il sera à nouveau un jour, de traverser la vie sous n’importe quelle condition et de laisser ainsi tout venir à lui, en fait comme sur un chemin certes disponible, mais en tout cas si labyrinthique qu’il ne laisse intacte aucune parcelle, même la plus petite de cette vie.

                       

Rien n’empêche à la lecture du premier fragment cité de reconnaître une marque d’humour — d’humour juif — : le chemin prétendu vrai est un traquenard, il semble pouvoir satisfaire alors qu’il n’aboutit qu’à une chute, et l’on sait que la chute est un des ressorts favoris du comique (cf. Buster Keaton). On peinera peut-être à choisir une solution parce que le retour du chemin (qui traduit chaque fois l’allemand Weg) dans les fragments ne permet pas d’adopter une interprétation, ce qui ne surprendra pas un lecteur de Kafka. Ainsi, avec la fiche 15 : « Comme un chemin en automne : à peine est-il entièrement balayé, qu’il se recouvre à nouveau de feuilles mortes ». Qu’est-ce qui est ici « comme un chemin » sinon, à nouveau, la vie, soit ce qui est avant tout constamment instable, changeant ? Le fragment 26 dirige vers une autre piste, indiquant un projet avant le parcours, seulement implicite auparavant, mais inatteignable faute d’une voie possible : « Il y a un but mais pas de chemin ; ce que nous nommons chemin est hésitation ».

 

Ce qui importe, en lisant et relisant ces fiches, parfois énigmatiques, est de ne pas arrêter une signification (cf le titre retenu par Max Brod) ou de les classer dans un genre, aphorisme ou autre. Tel énoncé insiste sur le fait que l’homme ne peut se conduire comme il l’entendrait, empêché par une culpabilité que rien ne peut effacer, un autre dans sa brièveté a la force de l’évidence pour affirmer la liberté : « Une cage vient chercher l’oiseau » (fiche 16) — l’oiseau, lui, n’ira jamais chercher la cage. Kafka, dans ses échanges avec Gustav Janouch au début des années 1920, lui avait dit que l’artiste était « un oiseau plus ou moins bariolé pris dans la cage de son existence » et  avait complété ainsi, « Moi, je suis un oiseau impossible. Je suis un choucas, — "une kavka" » (p. 17).

 

Les éditions Nous ont édité les fiches dans un coffret ; le recto présente la traduction, le verso la version originale numérotée. Le traducteur a insisté sur la notion de réseau et l’éditeur a inscrit les fragments dans un ensemble ; elles sont accompagnées, d’une double série de dessins, Le cercle restreint et Les environs de l’impossible, de Marc-Antoine Mathieu, fortement influencé par l’œuvre de Kafka dans son activité de bédéiste. Mais l’intégration dans un réseau est plus complexe : des QRcode donnent accès au lecteur sur Youtube aux fiches et aux dessins, aux Journaux et aux Derniers Cahiers de Kafka (traduits par Robert Kahn aux éditions NOUS), avec lecture par Denis Lavant et accompagnés de musiques de Wilfried Wendling. Une belle édition pour le centenaire de la mort de Kafka !

1 Robert Kahn, « Déclasser les « Aphorismes de Zürau »» dans L’Œuvre inclassable

Actes du colloque organisé à l’Université de Rouen en novembre 2015, publiés par Marianne Bouchardon et Michèle Guéret-Laferté

(en ligne : « Déclasser les « aphorismes de Zürau ».

2 voir Gustav Janouch, Kafka m’a dit, traduction Clara Malraux, Calmann-Lévy, 1946.

 Franz Kafka, Fiches, traduit et présenté par Robert Kahn, Notice de Jean-Patrice Courtois, éditions NOUS, 2024, 35 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 29 novembre 2024.

 

15/01/2025

Jean-Loup Trassard, Caloge

 

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   Mer bientôt blonde sur ses orges, mer chevelue de seigles roux. Nous sommes là simplement pour voir. Pour marcher de façon précaire au bord d'une sphère sur son orbe. Et nous croyons que rien n'entame le regard de l'homme vers la mer.

   Marée montante du blé vert, reflux des pailles qui laissent le chaume aride. Dans l'étendue de ciel béant les oiseaux n'ont pas coutume de se percher, ils nichent sur le sol, faute de branches passent en élévation, ou chutes, leur vie criante. Alouettes que leur chant maintient hautes, qui soudain tombent en deux ou trois paliers, et devant notre étrave le vol de l'œdicnème. D'entre les vagues céréales mûrissantes sort l'appel d'une caille, nous la nommons.

   Sensible à cette respiration longue qui nous fait sur les champs monter descendre, à l'ample courbe qui jusqu'au lointain baisse relève les champs avec lenteur, nous allons sous la voile du ciel tendu, à chacun pour seule mâture sa verticalité, d'espace ivres.

 

Jean-Loup Trassard, Caloge, Le temps qu'il fait, 1991, p. 28.

14/01/2025

Paul Celan, Partie de neige

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À ton ombre, à ton

ombre toute mal-sonnée aussi,

j'ai donné sa chance.

 

elle, elle aussi

je l'ai lapidée à coups de moi-même,

moi le droit-ombré, droit

sonné —

étoile à six branches

à laquelle tu as

adonné ton silence.

 

aujourd'hui

adonne ce silence où tu veux,

 

catapultant du sous-sacralisé par l'époque,

depuis longtemps, moi aussi, dans la rue,

je sors, pour n'accueillir aucun cœur,

jusque chez moi dans le pierreux-

multiple.

 

Paul Celan, Partie de neige, édition bilingue,

traduit de l'allemand et annoté par Jean-Pierre

Lefebvre, Seuil, 2007, p. 51.

13/01/2025

Paul Celan, Pavot et mémoire

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  Louange du lointain

 

À la source de tes yeux

vivent les filets des pêcheurs d'eaux folles.

À la source de tes yeux

la mer tient sa promesse.

 

Je jette là

un cœur qui a vécu parmi les hommes,

jette bas mes vêtements et l'éclat d'un serment :

 

Plus noir dans le noir je suis plus nu.

Infidèle seulement je suis fidèle.

Je suis tu quand je suis je.

 

À la source de tes yeux

je suis emporté et je rêve de rapine.

 

Un filet a pêché un filet :

nous nous séparons enlacés.

 

À la source de tes yeux

un pendu étrangle sa corde.

 

Paul Celan, Pavot et mémoire, traduction de Valérie

Briet, Christian Bourgois, 1987, p. 69 et 68.

12/01/2025

Pierre-Jean Jouve, Danse des morts

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                  Cadavres

                     La Mort

 

Mes cadavres, mes cadavres !

 

Rampe, ta chair à demi morte,

Combattants d'hier,

Sur ce terrain-là.

Le reconnais-tu ?

Tu y courus, bête sauvage.

— Et regarde :

 

Cadavres, cadavres !

Des horizons et des marées !

Pacifiés, déchiquetés, les vieux, les jeunes,

Épaisseurs sur épaisseurs dans la terre cadavéreuse,

Brassés par la pluie,

Arrachés par celui qui passe,

Et labourés, et retournés,

Chaque jour par les obus tenaces,

Morts que la mort tue, fusille, crève et fait éclater

Encore !

Ceux de six mois, ceux de deux jours,

Et des terrains morts qui reviennent à l'air ;

Le compagnon qui rigolait la veille :

« T'en fais pas »,

Le voilà,

Torse planté en terre, et la tête penchée,

Avec le ver de ses lèvres entre ses joues,

Te regardant, d'un regard clair !

Restes séchés

Sur les plateaux, pendus aux réseaux de fer.

Par un seul jet de mitrailleuse, hachés ;

Des têtes noires, grouillant de vers,

Fémurs, dents pointues et képis,

Dans un bitume de terre paisible

Qui dévore...

Et les moins anciens, avec leurs rats sous eux,

Et les neufs, figures vertes, puanteur...

 

Pierre Jean Jouve, Danse des morts [1917], dans Œuvre I, édition établie par Jean Starobinski, Mercure de France, 1987, p. 1591-1592.

11/01/2025

Jean-Loup Trassard, L'espace antérieur

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   Du pain, très cuit, croûte de préférence, en telle quantité que le bouillon disparaisse, tout entier bu par les croûtes trempées, brunes ou noires, qu'il écrasait avec sa cuiller en bouillie épaisse, un morceau de beurre, un peu de crème fraîche : le régal de mon père, qu'il appelait panade. Quand il revenait d'un voyage d'affaires, deux trois jours, parfois moins, en Bretagne où il allait voir les maires, retraiter ses contrats, visiter les marchés emplis de coiffes et de paniers, de carrioles et de volailles, il se lavait et se couchait. Au lit, il se faisait servir une panade très chaude dans un bol de terre. Après mon bain j'avais dîné seul, on m'amenait à lui pour que je rentre dans le lit, qui n'était qu'à une place, pour assister à son repas. Nous étions serrés, j'entends la cuiller racler le bol de terre. Il est même arrivé que mon père me fasse goûter la panade, je trouvais le pain trop brûlé. Ensuite on lui apportait deux œufs à la coque qu'il mangeait avec pain et beurre, écrasant toujours la coquille quand elle était vidée. Il posait le plateau par terre et me racontait une histoire. Il inventait pour me faire rire des suites de péripéties semblables à celles qu'il avait aimées, étudiant à Paris, dans les films comiques, Max Linder, Laurel et Hardy, Charlot. C'est quinze ans plus tard, en voyant de tels film, que j'ai compris d'où venaient ses personnages sautillants, le gros bonhomme, l'échelle et le pot de peinture, le petit chien qui passe entre les jambes, le commis du pâtissier qui justement livre une pièce montée...

 

Jean-Loup Trassard, L'espace antérieur, Gallimard, 1993, p. 53-54.

10/01/2025

Jean-Loup Trassard, Ouailles

 

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   Franchie l'Aigue Blanche au pont de bois, c'est d'abord un chemin de tracteurs dans les prés, l'herbe haute, grossière, très fleurie, mauvais foin. Puis, quand on bute sur les premiers arbres, un sentier tout de suite montant. À l'ombre mais ne voyant plus la montagne, l'éprouvant. Poussière, ou pierraille, ou aiguilles de pins, le sentier nous tire par lacets, contourne des effondrements, propose quelques variantes, brefs raccourcis, s'efface dans la traversée d'un torrent (tortueuse traînée de pierres grises, entassement de branches blanchies, peut-être un tronc entier, mais peu d'eau) et reprend de l'autre côté. Avant que d'arriver aux prairies on ne voit pas la montagne, on la ressent, dès les premiers pas. Caché sous des mètres de neige en hiver, le sentier ancien est sec maintenant, usé à nouveau d'une façon infime, terre, cailloux. C'est tout de suite, encore, de plus en plus, l'affrontement des jambes lasses, et capables pourtant, au phénomène de la montagne (de petite montagne, que j'aime parce qu'elle n'est pas, justement, une paroi pour l'alpinisme mais montagne pour les moutons, les arbres, les oiseaux). Muscles et tendons, pliement au genou, le fémur, de la tête, pilonnant son mortier iliaque, les jambes rythmées lentement mais tenaces hissent par l'inclinaison étroite du sentier le corps et quelques impédiments au flanc de la montagne. Et l'effort de chaque pas semble dérisoire par rapport à la masse de terre.

 

Jean-Loup Trassard, Ouailles, textes et photographies, Le temps qu'il fait 1991, p. 74.

 

09/01/2025

Jean-Loup Trassard, Des cours d'eau peu considérables

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   L'eau est si claire que le fond ensoleillé reçoit l'ombre non seulement des herbes ou des feuilles qu'elle soulève mais aussi des rides et des remous qui agitent la surface et contre quoi la lumière bute, il s'en forme à travers l'eau coulante de très légères ombres sur le sable ou la vase qui tapissent le lit, elles ondulent, dansent, sans un arrêt changeantes. J'y vois même glisser de temps à autre l'ombre toute ronde d'une bulle juchée sur le courant.

   Et dans le mouvement de l'eau, invisible celui des parcelles de terre qu'elle arrache, porte suspendues, abandonne. Un jour je ne serai plus sur sa rive, mais le ruisseau continuera — chansons, bulles, lumière liquide — droit en méandres alternés sur la ligne de son penchant, tantôt par bonds et à pleins bords, tantôt murmure sous l'herbe secret, comme il sort au bas de ces pages, d'avoir été dit inchangé (je le vois bien : l'encre le mime, ma plume ne l'a pas touché).

   Debout, j'écoute le bruit que fait la plus petite eau sur la terre.

   Entre un ruisseau et l'autre, des champs de silence entiers.

   La plus longue prairie revêt, au plus ras, une vallée à peine creuse en surface de la planète, sol paisible d'un plissement, tandis que roulent les temps astronomiques. Autour, la floraison pâle des saules, sureaux, épines noires et poiriers, tout parfums, enfleuris de blanc. Des ramiers roucoulent çà et là une profondeur de campagne. Douce par ses draps de rosée, cette prairie est un berceau : mon âme s'y couche.

   Le ruisseau ne cesse d'accourir à l'énigme qu'il pose.

 

Jean-Loup Trassard, Des cours d'eau peu considérables, Le Chemin, Gallimard, 1981, p. 120-121.

08/01/2025

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à mains dans une ferme

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               Cognée, haches & merlins

 

   S'il ne faut ruer (c'est-à-dire jeter) le manche après la cognée, on a cette fois perdu pour ainsi dire le nom avant l'outil. Mais au mot de cognée, qui n'est plus dit, je n'oppose nulle dureté d'oreille tant il sait alentour étendre les bois du Moyen Âge, la neige, appeler surtout l'idée d'un abattage des arbres par nécessité pour se chauffer.

   Durant la guerre fut retrouvé le lien direct entre un grincement d'arbre qui tombe et le crépitement du feu : le bois étant à peine sec il fallait le faire fumer sur les côtés de la cheminée. Seule excuse, un peu hâtive, au sacrifice de tel châtaignier-écusson (énorme tronc, feuillage rare, châtaignes précoces) que je regrette encore. J'ai vu tomber alors beaucoup de pieds, participant au jeu, évaluant l'entaille, tirant sue les cordes comme pour un vêlage, fêtant la chose !

   Aussi malgré les défrichements agricoles et l'exploitation aérée des forêts, parce que son bruit lointain dans les brumes fait mal (que dire alors du cri inquiétant de la tronçonneuse! ), j'écrirai bien : cognée, outil de destruction. Cette incisive emmanchée triomphe en une heure, deux peut-être, de la patience séculaire de tout arbre, met à bas le domaine du vent. C'est la plus grande des haches, maniable à deux mains. Le fer souvent en est long, étroit dans le corps, large au tranchant.

 

Jean-Loup Trassard, Inventaire des outils à main dans une ferme, Le temps qu'il fait, 1981, p. 21-22.

07/01/2025

James Sacré, Trois anciens poèmes mis ensemble...

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      Le taureau, la rose et le poème

 

Avec sa fesse en feu souple en soie la femme

Son visage en linges doux avec ses dentelles

Son foin les odeurs sa fouine tiède elle

Travaille à des treillis miraculeux des trames

 

Elle trame un piège au monde et mine ses atours

                                                 (mime ses amours)

  

Lui crame ses forêts tombent.

 

Belle elle est la rose

 

À cueillir au rosier, le projet d'un poème :

Qu'elle porte une épine au cœur de sa splendeur

Le désir en fleurit davantage d'ardeur

De jambes de soleil dans le jeu du poème.

[...]

James Sacré, Trois anciens poèmes mis ensemble pour lui redire je t'aime, Cadex éditons, dessin de Yvon Vey, 2006, p. 43-44.