08/11/2024
Philippe Jaccottet, Airs
Qu’est-ce que le regard ?
Un dard plus aigu que la langue
la course d’un excès à l’autre
du plus profond au plus lointain
du plus sombre au plus pur
un rapace
Philippe Jaccottet, Airs, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 427.
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07/11/2024
Philippe Jaccotet, L'Ignorant
Chanson
Qui n’a vu monter ce rire
comme du fond du jardin
la lune encore peu sûre ?
Qui n’a vu s’ouvrir la porte
au bout de l’allée de pluie ?
(Ah ! qui entre dans cette ombre
ne l’oublie pas de sitôt !)
Les bras merveilleux de l’herbe
et ses ruisselants cheveux,
la flamme, du bois mouillé
tirant rougeur et soupirs…
(Qui s’enfonce dans cette ombre
ne l’oubliera de sa vie)
Qui ‘a vu monter ce rire…
Mais toujours vers nous tourné,
on ne peut qu’appréhender
sa face d’ombre et de larmes.
Philippe Jaccottet, L’Ignorant, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 147.
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06/11/2024
Philippe Jaccottet, Observations, I
L’amour lui-même ne doit-il pas être absolument sans but ? Ainsi une sorte de bonheur semblerait possible même dans les plus dures conditions.
La lumière du monde n’est pas moins pure qu’au temps des Grecs ; mais moins proche, et nos paroles moins limpides. Il es inquiétant de songer à cette évolution.
La vanité est tressée dans la littérature. Elle détruit. Bonheur de la naïveté.
Pas de hâte. On est toujours trop pressé. La source est bien gardée : que de contes nous l’ont dit ! Ce n’est pas encore aujourd’hui que tu dissiperas l’obscurité qui t’entoure, que tu deviendras le compagnon des oiseaux.
Philippe Jaccottet, Observations I, Gallimard, Pléiade, 2014, p.44, 46, 56, 62.
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05/11/2024
Philippe Jaccottet, L'Effraie et autres poésies
Les eaux et les forêts
I
La clarté de ces bois en mars est irréelle,
tout est encore si frais qu’à peine insiste-t-elle.
Les oiseaux ne sont pas nombreux ; tout juste si,
très loin, où l'aubépine éclaire les taillis,
le coucou chante. On voit scintiller des fumées
qui emportent ce qu’on brûla d’une journée,
la feuille morte sert les vivantes couronnes
et, suivant la leçon des plus mauvais chemins
sous les ronces, on rejoint le nid de l’anémone,
claire et commune comme l’étoile du matin.
Philippe Jaccottet, L’Effraie et autres poésies, dans
Œuvres, Gallimard, Pléiade, 2014, p. 20.
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04/11/2024
Jean Tardieu, Une voix sans personne
Petite suite villlageoise
I
Les délégués du jour
auprès de ce village
ce sont les espaliers solennels ;
une poire dans chaque main
une pomme sur la tête
Entrez entrez Messieurs les Conseillers !
2
Quelle couleur aimez-vous
le bleu le vert le rouge
le jaune qui saute aux yeux
le violet qui endort !
— J’aime toutes les couleurs
parce que mon âme est obscure.
3
Autrefois j’ai connu des chemins
ils se sont perdus dans l’espace
je les retrouve quand je dors
je vais partout rien ne m’arrête
ni le temps ni la mort.
Jean Tardieu, Une voix sans personne, dans
Œuvres, Gallimard, Quarto, 2016, p. 506.
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03/11/2024
Jean Tardieu, Monsieur monsieur
Que dire, quoi penser ? Le jour
par son insistance à paraître,
avouons-le avouons-le
fatigue ses meilleurs amis.
La nuit par contre, sournoise,
à tous nos instants se mélange
elle bat sous nos paupières
elle rampe autour des objets :
inquiétante ! inquiétante !
quant à cette chose sans nom
qui n’est ni le jour ni la nuit
baissez la voix je vous le conseille
mieux vaut n’en point parler ici !
Jean Tardieu, Monsieur monsieur, dans
Œuvres, Gallimard, Quarto, 2015, p. 346.
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02/11/2024
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
Jours pétrifiés
Les yeux bandés les mains tremblantes
trompé par le bruit de mes pas
qui porte partout mon silence
perdant la trace de mes jours
si je m’attends ou me dépasse
toujours je me retrouve là
comme la pierre sous le ciel.
Par la nuit et par le soleil
condamné sans preuve et sans tort
aux murs de mon étroit espace
je tourne au fond de mon sommeil
désolé comme l’espérance
innocent comme le remords.
Un homme qui feint de vieillir
emprisonné dans son enfance,
l’avenir brille au même point,
nous nous en souvenons encore,
le sol tremble à la même place.
le temps monte comme la mer.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, dans Œuvres,
Gallimard, Quarto, 2015, p. 267.
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01/11/2024
La revue de belles-lettres, 2024-I : recension
Sauf à consacrer une livraison à un thème — pour la revue de belles-lettres, "Enfantines", 2021, 2 par exemple —, une revue propose le plus souvent des textes variés, même si l’accent est mis sur un ensemble. Dans ce premier numéro de l’année, une centaine de pages sont réservées à des poètes d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie, sous le titre La trace du souffle. Le choix de Marion Graf et Alexey Voïnov est sans ambiguïté : « Aux confins de l’Europe, hier et aujourd’hui à nouveau, des poètes ont élevé et élèvent leur voix face à la répression et à la violence (…) à la dictature et à la guerre. » On lit, d’abord avec Vasyl Stus, « voix fondatrice de la poésie résistante ukrainienne », quatre poétesses.
Vasyl Stus (1938-1985) a connu le régime soviétique en Ukraine et, pour l’avoir combattu, les prisons et les camps de "travail" — le Goulag — où il est mort au cours d’une grève de la faim. Ses poèmes, parfois tournés vers le religieux, évitent les images et, dans leur dépouillement, portent la rage et la difficulté de vivre, aussi le désespoir :
La vie passe sans même avoir été
et combien vaines toutes les plaintes.
C’est à peine vu, c’est à peine entendu,
et ça finit, comme un mauvais présage.
C’est ce sentiment d’être devant un mur infranchissable qui domine dans un poème de Julia Cimafiejeva (1982), Biélorussienne en exil. Deux narrations qui semblent parallèles mettent en évidence la violence de la dictature ; elles opposent le plaisir sensuel d’une assiettée de fraises au lait à l’exécution de plusieurs « groupes de 15 personnes » devant une fossé où les corps tomberont : les deux récits se rejoignent, les fraises constituent le dîner des fusilleurs.
Une autre exilée, Russe, Polina Barskova (1976), évoque dans une prose Joseph Brodsky, lui aussi exilé, et ce qu’est pour elle la poésie et le terrible présent « sous les bombes, depuis la prison, depuis les camps ». Comment reconstruire ses repères dans un autre lieu, une autre langue — c’est devenir un « char/don roulant » et vivre une perte qui aboutit au constat « Je ne suis plus à personne ». Saint-Pétersbourg, la ville aimée, n’est plus et une visite à la maison d’Emily Dickinson fait prendre conscience de l’impossibilité de tout retour. Comment vivre aujourd’hui la guerre quand on comprend que « le pays se perd » ?
La guerre, destructrice de l’individu, est aussi le motif de Marianna Kiyanovska (1973), Ukrainienne ; la guerre conduit à la perte de soi parce que, écrit-elle, « chaque balle qui n’est pas pour moi / est mienne ». Peut-on rêver d’une autre vie ? Il y a, malgré la violence installée, la pensée qu’autre chose est possible comme le dit explicitement le titre « Partager la lumière ».
Mais ce qui est à partager est refusé quand c’est la violence qui est mise en cause. Deux metteuses en scène russe, Génia Berkovitch (1985) et Svetlana Petriichuk (1980), arrêtées en mai 2023 pour « justification du terrorisme » — qu’elles combattaient dans une pièce saluée par la critique en 2020 — ont été condamnées à 6 ans de prison en septembre 2024. « Il n’y a plus rien à espérer », écrit la première qui, dès le début de l’invasion russe en Ukraine, s’opposait à la guerre.
Tous ces poèmes rappellent, si l’on était tenté de l’oublier, que les dictatures existent toujours et qu’elles se maintiennent par la violence pour obtenir la soumission de leur population. Le refus de céder entraîne la répression, la prison, reste à vivre en silence ou à partir : c’est ce que rapporte le russe Alexey Voinov dès le 22 février 2022, début de l’« opération militaire spéciale », « expression qui noyait tout dans le brouillard ». Il raconte ses hésitations et comment il se résigne à l’exil pour fuir un régime où les soldats violent et tuent. Loin des vies défaites, Pierrine Poget commente ce que furent au début des années 1950 les tâches quotidiennes de la Sœur principale d’un hôpital de Genève, qui consigna tout ce qui l’occupait, aussi bien l’état des malades que des anecdotes propres à la vie collective. Il ne s’agit pas seulement d’un document à vocation administrative, il y a là « une femme qui écrit, c’est-à-dire qui pense et qui ressent, qui met en ordre quelque chose d’elle-même pour le tendre à l’Autre ». On suivra l’auteure dans ses réflexions sur un mot qui l’a intriguée dans ce "livre de raison", « lavures », dont elle apprend après quelques détours qu’il s’agit d’eau de vaisselle…
Le lecteur suit Jean-Claude Caër dans un tout autre lieu, la Bretagne, décor principal d’un ensemble de poèmes. Il y rapproche son présent à la campagne, l’été, des jours de l’enfance et, aussi, de ce temps où il « ramasse les couleurs de l’automne ». Un autre moment, il est à Ostende, pense au poète Franck Venaille, médite sur la maladie, sachant que « Seul compte le vrai, l’intensité, le désir pour affronter le néant. » Ce vrai, ce sont les petites scènes de l’été, les oiseaux observés, les enfants dans le jeu, les marches dans le vent, « la joie d’être là, pas ailleurs, juste à cet instant. »
Le lecteur rejoint ensuite Amaury Nauroy qui propose un "portrait" très personnel de son « ami de Fribourg », Frédéric Wandelère dont les poèmes sont encore peu connus en France. On suit également les réflexions de Gilles Ortlieb à propos de la traduction du Journal de Georges Séféris dont des passages sont retenus, comme celui d’une rencontre avec Henri Michaux dans les années 1930. On n’oublie pas les poèmes de l’écrivain syrien Saleh Diab, installé en France, ni les photographies de Julia Cimafieva qui accompagnent La trace du souffle. Il faut enfin rappeler le parti-pris exemplaire de La revue de belles-lettres : tout poème traduit est accompagné du texte original.
La Revue de belles-lettres, 2024-1, 206 p. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 2 octobre 2024.
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31/10/2024
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
L’autre
Depuis que nous sommes séparés
depuis que je t’interroge
les choses ont eu le temps
de tomber en poussière, —
pourtant elles sont là.
Je ne te crains plus.
Tu ouvres la fenêtre
et d’un geste calme
tu endors toutes les bêtes.
Puis tu me prends par le bras
et nous avançons sans bouger
en faisant glisser le monde sur sa pente.
Par toi je suis posé
au milieu des êtres
comme un chemin.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, dans Œuvres,
Gallimard, Quarto, 2015, p. 269-270.
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30/10/2024
Jean Tardieu, Les dieux étouffés
Petit matin
Parle un bâillon sur la bouche !
Que la main étrangle le cœur !
Éteins éteins dans la nuit
Le chant des coqs de l’aurore !
Peut-être le ciel est-il vide
l’astre l’éclair enchaînés
la vie et l’amour trahis
peut-être l’Homme est-il mort ?
Il reste une lente horloge.
Jean Tardieu, Les dieux étouffés, dans
Œuvres, Gallimard, Quarto, 2015, p. 240.
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29/10/2024
Jean Tardieu, Le témoin invisible
Détour
J’entends j’esntends toujours
le marteau du grand jour
qui frappe comme un sourd
enclumes et tambours.
Je vois je vois toujours
fondre aux flammes du jour !
la ligne et le contour,
j’entends j’entends toujours
je vois je vois toujours !
Mais l’espoir est toujours
aveugle à tant de jours,
mais l’espoir est trop lourd
pour d’aussi vains parcours.
Il se cache du jour,
il sait plus d’un détour,
il refuse toujours
cette voix dans la cour,
ce rayon sur la tour,
la ville et ses faubourgs,
le bois et les labours.
Il ne veut nul séjour
que l’éternel amour.
Jean Tardieu, Le témoin invisible, dans
Œuvres, Gallimard, Quarto, 2015, p. 158.
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28/10/2024
Jean Tardieu, Accents
Les dangers de la mémoire
Ils s’assemblent souvent pour lutter
Contre des souvenirs très tenaces.
Chacun dans un fauteuil prend place
Et ils se mettent à raconter.
Les accidents paraissent les premiers,
Puis l’amour, puis les sordides regrets,
Enfin les espérances mal éteintes.
Toutes ces images sont peintes
Au mur entre les fleurs du papier.
Ils pensnet aussi s’habituer
Au poison que leur mémoire transporte.
Mais cependant derrière la porte
Je vois le PRÉSENT fuir avec ses secrets.
Jean Tardieu, Accents, dans Œuvres, Gallimard /
Quarto, 2005, p. 89-90.
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27/10/2024
Jean Tardieu, Le témoin invisible
Ombre
Frange d’invisible,
tremblant de secrets,
l’absent qui te prie
et qui t’a porté
baigné dans son ombre
à travers le jour
lié au silence
à toutes les feuilles,
à toutes les pierres
et à tous les temps,
n’est-ce pas toujours
ce vaste Toi-même
où tu t’es perdu ?
Jean Tardieu, Le témoin invisible,
dans Œuvres, Gallimard /
Quarto, 2005, p. 143.
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26/10/2024
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, 19 : recension
Un livre de questions
Le livre s’achève avec le mot « FIN » suivi de « (Fin des Juliau) » ; fin d’une aventure de quarante ans qui, parallèlement, a suivi d’autres voies, notamment celles de la réflexion autour de l’œuvre de peintres ; il ne faut pas oublier qu’il n’y a pas rupture, le tableau et le paysage — mémoire et présent — entretenant des rapports étroits : le corps lui-même devient paysage (« — Que regardons-nous quand nous nous regardons ? / — Un paysage qui prend corps, un corps qui hésite. ») comme la colline de Juliau est aussi corps vivant. La couverture de Juliau 19, due à l’atelier d’Anselm Kiefer, est liée à la recherche de Nicolas Pesquès : un peu à droite, une robe issue d’un autre temps sort entière du sol, encore tenue par des racines dans un terrain pierreux ; sur la gauche, comme surgies du dos du livre, six piles inégales de livres ou de manuscrits assises sur un corbeau historié ; le tout sur un fond d’arbres. Images du passé, de l’écriture et de la mémoire, et du paysage toujours présent où elles s’inscrivent. C’est d’abord la mémoire et le présent que le préambule présente comme source : « L’inoubliable ou l’enterré vivant en nous. Le vécu le plus intense étant aussi le perdu le plus profond ; la mémoire un horizon pour se mettre en route, et le présent que l’on souhaite vivre mais qui s’efface à mesure : le désir même, la puissance d’éloignement du désir ». Ensuite, dans le présent, celle qui dans le livre dialogue avec le narrateur.
Le dialogue en effet constitue la majeure partie de Juliau 19, forme justifiée « comme possibilité du poème, comme rupture et raidissement ; relances biseautées qui attisent le quotidien, l’enveniment, le défraient ». S’ajoutent un intermède, des interludes et pense-bête, remarques à propos d’un des échanges, tous hors dialogues qui sont inclus dans un Journal commencé le 2 octobre 2018 et achevé courant avril 2020, Journal tenu avec des blancs, comme peut l’être ce genre d’écrit, par exemple pour octobre 2019 seulement appelés les 7, 13, 16, 18, 19. Si Juliau 19 se présente comme la restitution d’un Journal, qui conserverait les échanges entre deux proches, il s’agit d’abord d’un travail d’écriture, prolongé au-delà de 2020 comme l’atteste la référence à un livre de Pascal Poyet publié en 2022.
Accompagnant ou non le dialogue, des phrases presque toujours nominales rappellent la présence de "la face nord de Juliau" par un de ses éléments, et celle du couple : « Herbe comme une boisson forte, jaune en majesté, jaune crucial et colline belle », « Sur le grand pin, la buse a pivoté : un visage, certainement le nôtre, passe au bleu et se dissout ». Précédant le dialogue ou y étant incluses, beaucoup de citations — du Roman de Tristan et Yseult à Roberto Bolaño —, dont les références sont données à la suite du texte : citer est un départ pour analyser, appuyer le raisonnement, « Lire relance la machine ». Les citations sous forme de questions deviennent parfois un élément du dialogue, remplaçant l’intervention de l’interlocutrice et le narrateur y répond ; accumulées, elles tiennent lieu d’analyse ou de relance des échanges.
Livre de questions, en ce sens que la langue permet d’écrire à propos de ce qui est ressenti, vécu, vu, de la relation à l’Autre et du paysage (pour autant que les images et l’Autre puissent être dissociées), et cet écrit pourra être lu, sans cependant que les mots puissent dire « ce qui justement ne peut être dit » (Agnès Rouzier, citée), ils ne transmettent à un lecteur que ce qu’il imagine. Une avancée est suivie d’une nouvelle question, d’une nouvelle approche. Il y a dans ce mouvement sans cesse repris de l’écriture, pas seulement celle de Pesquès, quelque chose de tragique qui a souvent été souligné. Si cette obscurité propre à l’usage de la langue est admise ici, il n’est pas dit que le passage du je au tu soit totalement exclu, « Peut-être que la voix du regard est celle que nous entendons le mieux, sans pouvoir la franchir, sans savoir la dire ». Pourtant, « — Si regarder, se donner les yeux, c’est bien s’équivaloir, cette sensation est un gouffre ». Il ne s’agit pas alors de devenir un "nous", mais de faire que l’amour soit fusion, dévoration, « On serait des miroirs, on se découvrirait disparus », « volatilisés ». "Nous" ne peut-être qu’un « corps infaisable flottant », une « Forme sans identité », « n’ayant aucun intérêt à défendre que son attraction, la constitution de son désir, la torsade de sa découverte » ; alors « l’expérience du dehors [devient] dialogue », « ensemble » a lieu « avec le bonheur aigu de ne jamais faire un ». Dialogue parce que la langue seule peut faire partager ce qui échappe de la vie, et si les corps s’étreignent les mots disparaissent, « noli me tangere, ce n’est pas pour les corps, les corps y arriveront toujours. C’est pour les mots, dont la bousculade est plus puissante, encore plus lancinante… ».
Dans le dernier ensemble du livre, seuls des fragments de L’Homme sans qualités sont retenus qui font fortement écho aux motifs de Juliau 19, en particulier ce qui occupe la réflexion autour de la langue et du désir, Musil, selon Pesquès, ayant cherché « comment peut se tramer dans la langue l’approche et la réalisation de l’impossible. Comment demeurer dans le désir pour traverser le mur, en faire l’abîme de la séparation la plus heureuse, l’en deçà de la fusion interdite. » Il n’est pas certain qu’il y ait une réponse satisfaisante, ou plutôt elle serait dans le ressassement du dialogue auquel invite la voix qui clôt le livre, « Viendrez-vous ? ». Invitation aussi aux lecteurs à lire, sans cesse, et à conduire eux-mêmes le dialogue.
Nicolas Pesquès, La face nord de Juliau, 19, Poésie/Flammarion, 2024, 218 p., 20 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 8 septembre 2024.
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24/10/2024
Georg Trakl, Œuvres complètes
Mélancolie
L’âme bleue s’est refermée muette,
Par la fenêtre ouverte descend la forêt brune,
Le calme des bêtes sombres ; dans le vallon moud
Le moulin, près de la passerelle reposent les nuages déversés,
Les étrangers d’or. Une troupe de chevaux
Surgit rouge dans le village. Brun et froid dans le jardin,
L’aster tremble, contre la clôture délicatement peint
L’or du tournesol a déjà presque coulé.
Les voix des filles ; la rosée s’est déversée
Dans l’herbe dure, et blanches et froides les étoiles,
Dans l’ombre chère vois la mort peinte,
Plein de larmes ton visage, et refermé.
Georg Trakl, Œuvres complètes, traduction M. Petit et
J-C. Schneider, Gallimard, 198, p. 203.
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