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18/07/2024

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy

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Autant que possible

 

Si tu ne peux façonner ta vie comme tu le voudrais, tâche du moins de ne la point avilir par de trop nombreux contacts avec le monde, par trop de gesticulations et de paroles.

Ne la galvaude pas en traînant de droite et de gauche, en l'exposant à la sottise journalière des relations humaines et de la foule, de peur qu’elle ne se transforme ainsi en une étrangère importune.

 

Marguerite Yourcenar, Présentation critique de Constantin Cavafy, suivie d’une traduction intégrale de ses poèmes, Gallimard, 1958, p. 113.

17/07/2024

Constantin Cavafy, Jours anciens

 

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Très loin

 

Je voudrais évoquer ce souvenir…

Mais il est effacé… presque rien n’en demeure,

il gît très loin, dans mes années adolescentes.

 

Une peau faite de jasmin…

Août — (était-ce en août ?) cette nuit…

Je me souviens à peine des yeux ; ils étaient bleus, je crois…

Ah ! oui, bleus : d’un bleu de saphir.

 

Constantin Cavafy, Jours anciens, traduction Bruno Roy, Fata Morgana, 1978, np.

16/07/2024

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques

     

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J’ai tant regardé

 

J’ai tant regardé la beauté

Que mes yeux en sont pleins.

 

Lignes du corps, lèvres rouges, formes sensuelles,

Des cheveux qu’on eût pris pour ceux de sculptures grecques,

Toujours beaux, même ainsi, dans leur désordre,

Quand ils tombent légèrement sur les fronts blancs.

Visages de l’amour, tels que les désirait

Ma poésie… dans les nuits de ma jeunesse,

Dans mes nuits furtivement rencontrés.

 

Constantin Cavafy, Œuvres poétiques, traduction

Socrate C. Zervos et Patricia Portier,

Imprimerie Nationale, 1991, np.

15/07/2024

Tristan Corbière, Les Amours jaunes

           

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Sonnet posthume

 

Dors : ce lit est le tien… Tu n’iras plus au nôtre.

— Qui dort dîne. — À tes dents viendra tout seul le foin.

Dors : on t’aimera bien. — L’aimé c’est toujours l’Autre…

Rêve : La plus aimée est toujours la plus loin…

 

Dors : on t’appellera beau décrocheur d’étoiles !

Chevaucheur de rayons ! … quand il fera bien noir ;

Et l’ange du plafond, maigre araignée, au soir,

—Espoir — sur ton front vide ira filer ses toiles.

 

Museleur de voilette ! un baiser sous le voile

T’attend… on ne sait où : ferme les yeux pour voir.

Ris : les premiers honneurs t’attendent sous le poêle.

 

On cassera ton nez d’un bon coup d’encensoir,

Doux fumet !... pour le trogne en fleur, plein de moelle

D'un sacristain très bien, avec son encensoir.

 

Tristan Corbière, Les Amours jaunes, dans Charles Cros,

T. C., Œuvres complètes, Pléiade / Gallimard, 1970, p. 849.

 

14/07/2024

Émile Verhaeren, Les Heures du soir

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Je noie en tes deux yeux mon âme tout entière

         Et l’élan fou de cette âme éperdue,

Pour que, plongée en leur douceur et leur prière,

Plus claire et plus trempée, elle me soit rendue.

 

         S’unir pour épurer son être

Comme deux vitraux d’or en une même abside

   Croisent leurs feux différemment lucides

           Et se pénètrent !

 

         Je suis parfois si lourd, si las,          

   D’être celui sui ne sait pas

         Être parfait, comme il le veut !

Mon cœur se bat contre ses vœux,

 

Mon cœur dont les plantes mauvaises,

         Entre des rocs d’entêtement,

         Dressent, sournoisement,

         Leurs fleurs d’encre ou de braise ;

Mon cœur si faux, si vrai selon les jours,

         Mon cœur contradictoire,

         Mon cœur exagéré toujours

De joie immense ou de crainte attentatoire.

 

Émile Verhaeren, Les Heures du soir, Mercure de France,1921, p. 39-40.

13/07/2024

Albane Prouvost, renard poirier

 

albane prouvost, renard poirier

renard sans renard entre dans la bonne maison

 

pas un renard pas une maison

 

renard sans couronne de neige entre dans la bonne maison

renard annonce

autre maison autre raison

 

renard sans couronne entre

 

renard sans renard entre dans la bonne maison

attaque la première raison

attaque la première raison de ta maison

 

attaque la première raison

attaque la première raison de ta maison

 

les renards perdront

les poiriers perdront

les renards en forme de neige couronnée

perdront

 

Albane Prouvost, renard poirier, La Dogana, 2023, np.

12/07/2024

Albane Prouvost, meurs ressuscite

 

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dans la maison glacée

où je ne suis pas autorisée

combien de cerisiers

acceptent de revenir

accepte poirier

 

ici je commence ici

les pommiers sont des sorbiers

coincés sous la glace

accepte

 

un pommier accepte-t-il

puis sauvagement il accepte

accepte poirier

 

accepte puisque tu acceptes

les poiriers sont tous bons

ainsi accepte

 

cher compatible tu me manques tu me manques tellement

 

Albane Prouvost, meurs ressuscite, P.O.L, 2015, p. 9-10.

11/07/2024

Albane Prouvost, Ne tirez pas camarades

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à l’évidence il n’y eut pas de discours brillant

ou avec ses pieds sautillant sur l’herbe

ou bien calme sautillant

ou sautillant

 

les bruits sont étranges et immenses

et j’arrive à produire des bruits étranges et

immenses tous les bruits parviennent

 

la vitesse collant on distinguait avec peine les joueurs dans le noir

dans le noir on distinguait à peine les joueurs

dans le noir les joueurs ne se distinguaient plus

 

vivant ou perdant les fleurs

bruyamment les choses inouïes

et bouleversantes

je regarde Leopardi

les claires pluies matinales

et les arbres légers dans la pluie matinale

(…)

Albane Prouvost, Ne tirez pas camarades, éditions Unes, 2006, p. 7.

10/07/2024

Pierre Vinclair : Vision composée : recension

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Bien des traducteurs ont écrit à propos de leur activité, des colloques ont lieu autour de la traduction qui n’intéressent pas que les spécialistes. Cependant, il est rare que l’on puisse entrer dans l’atelier du traducteur, suivre pas à pas sa démarche, ses hésitations et, de toute manière, il faut que la langue source soit suffisamment pratiquée pour que l’accompagnement soit enrichissant. La démarche de Vinclair est analogue à celle de Pascal Poyet traduisant Shakespeare : il fait entrer le lecteur dans le chantier de quelques traductions d’Emily Dickinson. Le propos est d’autant plus intéressant que l’on peut confronter le résultat à d’autres traductions.

 

Commenter un texte en le traduisant est une pratique courante pour Vinclair qui, à coté de Pope et de poèmes variés de langue anglaise, a analysé T. S. Eliot et John Ashbery en en proposant une version française.  La démarche est explicitée ici dans un avant-propos qui précise la relation au texte original et fait un sort au cliché « traduire, c’est trahir » : « Traduire c’est d’abord lire, enquêter, déployer, essayer, comparer, objecter puis choisir : on trahit beaucoup moins qu’on agit (…) ; ce qui existe, ce sont d’abord ces gestes, qui en tant que tels ne trahissent ni ne sont fidèles. Ce sont des gestes, ils ne sont pas de même nature que le texte ». Aucune ambiguïté, donc, dans le projet. Les poèmes choisis sont réunis en deux groupes, « Visions » et « Musique », chacun à son tour divisé, « Superposition », « Composition », etc.

 

Il ne faut pas seulement restituer la signification d’un poème d’Emily Dickinson mais en retrouver dans le passage en français le caractère souvent elliptique et le rythme des vers. Dans la lecture d’un poème, ne pas se limiter à restituer le sens, mais avoir un « accès intuitif au sens », pratique qui viendrait d’un « inégal rapport des hommes au partage du sens », fait qui implique, ce que souligne Vinclair, une politique de la lecture, d’autant plus nettement lorsqu’il s’agit de traduire. Peut-être peut-on souligner que cette inégalité n’est pas due au hasard ou innée mais est d’origine sociale : qui n’a pas eu une pratique de la lecture littéraire dès l’enfance a peu de chance d’acquérir un « accès intuitif » au poème. Dans l’examen du premier poème qu’il traduit, Vinclair cite une traduction existante1 dans laquelle le choix de privilégier le sens aboutit à laisser de côté le rythme : le vers de 8 syllabes d’E. D. (My fisrt well day — since many ill —) est devenu en français un vers de 20 syllabes (Au premier jour où je me suis sentie bien — après une longue maladie). La traduction de Vinclair, et les choix sont justifiés, conserve la concision et le rythme de l’original, une signification identique bien que non immédiatement accessible : « Premier bon jour — après tant mal — ».

Une question est justement posée après la traduction du second quatrain, « faut-il faire droit, dans la réception du poème, au commentaire ? » On peut douter, sauf à être un angliciste confirmé, que le lecteur d’Emily Dickinson sache pour chaque poème lire ce qui soutient les vers ; sans qu’il soit nécessaire de les recouvrir de gloses, il est opportun d’éclairer le contexte et d’éclaircir certains choix syntaxiques. Un exemple : toujours dans ce premier poème, Vinclair détaille le jeu complexe des pronoms et note l’emploi de « he » (il) pour « pain » (douleur), de « She » (elle) pour « Summer » (= l’été) ; comment traduire ? Si on peut substituer le masculin « affre » à "douleur", mais  il n’est pas de mot féminin pour « été » — donc Vinclair change la morphologie et retient Étée. On peut objecter que l’emploi de « affre » au singulier est rarissime en français (dans le Trésor de la langue française, trois exemples, Verhaeren, Verlaine et Eugénie de Guérin) et le mot est normalement au féminin ; quant au choix de « Étée », on hésiterait à approuver cette "licence poétique" pour restituer le jeu avec la langue d’Emily Dickinson et, dans le quatrain, le rythme 8-6-8-6.

 

Plutôt que de suivre chaque ensemble et reconnaître toutes les questions de poétique abordées, on s’attardera à lire un autre exemple de commentaire et de traduction où Vinclair met en valeur ce qui s’accorde avec ses pratiques et sa conception du poème. Notamment dans un poème2, « ce qu’apporte la musique » : « c’est justement l’arabesque (avec ses structures) qui redonne l’unité (d’un mouvement) à la multiplicité (d’une signification ouverte par les superpositions) ». Le poème s’ouvre sur le pays des morts — une tombe ouverte, allusion au sépulcre vide du Christ ressuscité —­, et c’est de là que s’impose un nouveau rapport au temps, ce qu’éclaire un commentaire cité : la tombe n’est qu’une « matière première », « l’histoire d’Emily Dickinson n’est pas divine mais humaine, elle dit que ce n’est qu’à la mort de quelqu’un que nous comprenons sa vraie valeur. » Vinclair élimine toute équivoque dans la lecture de cette première strophe en rétablissant une syntaxe et une ponctuation "normales", mais c’est surtout la seconde strophe qui arrête avec Compound Vision, « Vision composée », expression reprise pour titrer le livre : elle est essentielle car elle affirme la possible « co-présence des contraires » dans un poème, sans contradiction : The Finite — furnished / With the Infinite », « Le Fini — contenant l’Infini ». La mise en regard de l’original et de sa version française laisse imaginer la nécessité et l’intérêt d’un commentaire :

 

’Tis Compound Vision                                   La Vision Composée

Light — enabling Light —                             Lumière — autorisant

The Finite — furnished                                  Lumière — le Fini

With the Infinite —                                        Et l’Infini dedans —

Convex — and Concave Witness —             Esprit Convexe — et   Concave     

Back — toward Time —                                Revient — vers le Temps — et

And Forward —                                            S’avance — vers

Toward  the God of Him —                          le Dieu qu’il est.

 

 

Ce qui retient dans Vision composée, c’est une démarche qui sollicite constamment le lecteur, invité à accompagner chaque moment de la traduction. Certes, mieux vaut avoir une bonne pratique de l’anglais et avoir déjà (un peu) lu Emily Dickinson mais, ceci étant, on accordera que « Vision et musique sont (...) les deux objets d’une sorte d’enquête critique et traductologique », que Vinclair a « voulu mener ici, en invitant la lectrice et le lecteur, non pas à lire des traductions, mais à traduire avec [lui] » et, ainsi, « faire à leur tour une expérience de l’œuvre d’Emily Dickinson ». Qui a déjà lu la poète d’Amherst découvrira dans ce livre bien des raisons de la relire.

 

1 Emily Dickinson, Poésies complètes, édition bilingue, traduction Françoise Delphy, Flammarion, 2020.
2 n° 830, dans The Poems of Emily Dickinson : Reading Edition, édition par R. W. Franklin, 1999, Harvard University Press.

 Pierre Vinclair, Vision composée, 20 poèmes d’Emily Dickinson traduits et commentés, Exopotamie, 2024, 124 p., 17 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 17 mai 2024.

 

 

09/07/2024

Paul de Roux, Les intermittences du jour

paul de roux, les intermittences du jour

Avoir porté des œillères qui faisaient partie du harnachement conçu par le vouloir-vivre.

 

La vie est comme un lacet qui se resserre.

 

Aime ne rien attendre. Oui fais-en ton amour — autant que tu le peux.

 

Respirer, voir, entendre, sentir, et pour cela se défaire de toute idée de possession, de toute assurance, est-ce imaginable ? Peut-être pas. Mais c’est une direction.

 

Paul de Roux, Les intermittences du jour, Le temps qu’il fait, 1989, p. 109, 112, 126, 143.

08/07/2024

Paul de Roux, Les intermittences du jour

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Ce qui est merveilleux est éphémère (éphémère en nous la possibilité de l’accueillir, l’ouverture). 

 

Au nombre des biens suprêmes : s’étonner.

 

Les petits coquillages ramassés à marée basse, s’ils parviennent jusqu’à nos repaires, ce ne sera que pour s’y empoussiérer. Simplement, nous ne prendrons pas le temps de les regarder.

 

Le manque de confiance en soi fait que l’on reste dans la situation qui concourt à nourrir cette méfiance.

 

Paul de Roux, Les intermittences du jour, Le temps qu’il fait, 1989, p.36, 43, 52-53, 65.

07/07/2024

Paul de Roux, La halte obscure

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Apocalypse dans les feuilles

 

Un jour on s’est dit que l’aventure

était peut-être plus belle ainsi —

tout disparaîtra

— les choucas aussi et la falaise

où ils rentrent le soir avec de petits cris

et l’eau vive et les guerres

intestines où s’use une vie

— cela c’est le vent qui l’inspire

en jouant dans les feuilles

à la fin d’un beau jour

lumineux sur la terre.

 

Paul de Roux, La halte obscure, dans

Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p. 344.

06/07/2024

Paul de Roux, Entrevoir

                   paul de roux, entrevoir, souffle, réel

Sueur d’agonie, sueur de l’étreinte

une cloison les sépare

ou une année dans la vie d’un homme

à un autre étage de la maison

la moiteur d’un enfant qui dort

avec un souffle égal contre l’oreiller

et voilà trois états physiologiques

analysables et bien répertoriés

et trois fragments du « réel »

qui m’étonnent toujours.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard,

2014, p. 63.

Paul de Roux, Entrevoir

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                   L’enfance

 

La nuit dans les grands arbres on entendait le vent

ou pour ainsi dire rien, et c’était pire ;

comme un bruit de pas trop près des murs

puis escaladant la façade — est-ce possible ?

Les volets sont fermés

la lourde porte verrouillée

mais la peur tombe en piqué sur le cœur

qui bat soudain plus fort que tout.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p. 143.

05/07/2024

Paul de Roux, Entrevoir

paul de roux, entrevoir, stèle pour un corbeau

Stèle pour un corbeau

 

Lui aussi menait sa vie, ce corbeau

dont je n’ai vu que le cadavre efflanqué

les plumes noires collées à la terre gluante

sous la frondaison des châtaigniers en fleur

— c’était en mai. Ce matin de septembre

parmi les premières bogues chues

je ne retrouve pas une plume.

Mais tandis que je bats les feuilles mortes, soudain

dans le bois de la Montagne de Reims

un croassement s’élève, comme en écho

à ma rêverie mélancolique.

 

Paul de Roux, Entrevoir, Poésie/Gallimard, 2014, p. 105.