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25/11/2024

Kafka, Fiches

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80.

La vérité ne peut se diviser, elle ne peut donc se connaître elle-même ; qui veut la connaître doit être mensonge.

 

85.

Le Mal est une émanation de la conscience humaine dans certaines phases de transition. Ce n’est pas en fait le monde sensible qui est apparence, mais le Mal en lui qui, il est vrai, constitue à nos yeux le monde sensible.

 

88.

Le mort est devant nous, à peu près comme sur le mur de la salle de classe une reproduction de la Bataille d’Alexandre. Il s’agit, par nos actions dès cette vie, d’assombrir le tableau ou même de l’effacer.

 

90.

Deux possibilités : se faire infiniment petit ou l’être. La première est achèvement, donc inaction, la seconde est début, donc action.

 

Kafka, Fiches, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2024.

24/11/2024

Kafka, Fiches

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61.

Celui qui dans le monde aime son prochain ne commet ni plus ni

moins d’injustice que celui qui dans le monde s’aime lui-même. Ne resterait plus que la question : la première proposition est-elle possible ?

 

63.

Notre art est un éblouissement causé par la vérité : la lumière sur le visage grimaçant qui recule est vraie, rien d’autre.

 

67.

Il court après la faits comme un débutant en patinage, qui, de plus, s’exerce là où c’est interdit.

 

77.

Fréquenter des êtres humains induit à l’auro-observation.

 

Kafka, Fiches, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2024.

Sanda Voïca, L'ère de santé : recension

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Beaucoup de poèmes aujourd’hui ont pour contenu les faits de la vie de l’auteur / l’auteure, les petits ou grands désagréments, les petits ou grands plaisirs, parfois aussi les changements du ciel, des arbres, de la ville. Cette écriture du contenu des jours suppose que le lecteur sera comme devant un miroir — ce que je vis tu le reconnaîtras comme tien. Rien de moins sûr. Les trente-cinq poèmes de Sanda Voïca, en vers non comptés et non rimés, quelques-uns en strophes, explorent un peu ce qui n’est généralement pas dit, des sentiments et des gestes intimes. Ils sont numérotés et une date suit le dernier vers, l’essentiel écrit en mai 2022, quelques-uns en juin (l’un écrit les 5 et 7 juin), le dernier sans date. La concentration sur une période relativement brève explique l’unité de l’ensemble, mais aussi la récurrence des thèmes.

 

Pour l’individu, le désir est toujours présent, toujours renaissant et gouverne la manière de vivre parce qu’il est en accord avec « le monde en marche ». Il est à l’origine de la métamorphose constitutive de la personne, au point que le patronyme lui-même change, et Voïca devient « VoYca : Voÿca ». L’auteure se donne explicitement présente dans le "je", forgeant un adjectif à partir de son nom (« pensées (…) voïciennes »). Avec le masque mis à mal du "je", elle est constamment en recherche d’elle-même, avec son corps et avec les mots. Le premier poème rapporte une scène de masturbation, mais le geste qui la provoque est immédiatement associé à la mort de quelqu’un, « Frotte le corps / frotte la tombe », et ce lien, répété, semble acquis dans le dernier vers : « l’harmonie a été dite ». Le motif est repris en lien avec la nature ; c’est l’image de l’épanouissement des nuages, qui fleurissent, celle de l’étendue des nuances colorées, et enfin la disparition des limites du corps devenu « sans contours » dans la jouissance. Jouissance universelle, et la connaît aussi celui qui, dans les traditions religieuses, est supposé créateur de tout, Dieu, qui « rempli de testicules (…) jouit en (comme) une femme ».

 

Les dessins de l’auteure et ceux de maîtres sont regardés pour ce qu’ils ont d’apaisant, ils rassurent comme espaces qui excluent d’autres regards, comme sont rassurantes les activités qui comblent les jours. Elle éprouve un sentiment analogue devant les icônes, l’église étant un lieu à part, hors lieu comme dans la maison les combles, habituellement non habitables. Il y a une balance constante entre ce qui connote la vie — le corps jouissant, le nombre 1, la terre — et ce qui évoque la mort ou le retrait — la tombe, l’icône, le zéro. Cependant, le côté de la vie l’emporte avec les équivalences corps/terre et langue/terre (« la terre des mots »). Corps et esprit ne font qu’un (« mon cerveau-ventre »), c’est pourquoi écriture et dessin participent à la jouissance, le "je" entier vivant dans toute activité « l’extase qui fait bouger l’univers », littéralement (ex-tasis) ce qui fait sortir de soi et s’exprime alors ce qui était ignoré auparavant.

 

Pour Sanda Voïca, les mots et le monde sont équivalents ; sans les mots le monde n’existerait pas, ils ne permettent pas seulement les échanges, ils donnent vie à la personne (« Je nais de ces mots »), disent la présence comme ils disent la fin (« les mots diront la nuit »). Sans doute y a-t-il souvent dans ces poèmes les traces d’une douleur que seule la joie de l’amour peut laisser au second plan ; l’amour et les mots qui le disent sont toujours une approbation de ce qui est, ils forment pour Sanda Voïca l’espace même de la vie, effaçant tout ce qui l’encombre. Il y a quelque chose de revigorant dans cette manière de Journal où l’amour est maître des mots, donc des jours. 

Sanda Voïca, L’ère de santé, Atelier rue du soleil, 40 p., 12 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 16 octobre 2024.

 

23/11/2024

Kafka, Fiches

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47

On leur laissa le choix de devenir des rois ou des courriers royaux. À la mode enfantine ils voulurent tous être des courriers. Voilà pourquoi il y a tant de courriers, ils courent de par le monde et, comme il n’y a pas de rois, ils s’annoncent les uns aux autres les messages devenus vides de sens. Ils aimeraient mettre fin à leur vie misérable, mais ils n’osent pas à cause de leur serment de fidélité.

48.

Croire au progrès ne signifie pas croire qu’un progrès a déjà eu lieu. Cela ne serait pas une croyance.

 

52.

Dans le combat entre Toi et le monde seconde le monde.

 

59.

Une marche d’escalier qui n’a pas été profondément creusée par des pas n’est, de son propre  point de vue, qu’un triste assemblage de bois.

 

Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024.

22/11/2024

Kafka, Fiches

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25.

Comment se réjouir du monde, si ce n’est en s’y réfugiant ?

 

32.

Les corneilles affirment qu’une seule corneille peut détruire le ciel. Cela ne fait aucun doute, mais ne prouve rien contre le ciel, car ciel signifie précisément : l’impossibilité des corneilles.

 

34.

Sa lassitude est celle du gladiateur après le combat, son travail consistait à enduire de blanc un coin d’un bureau de fonctionnaire.

 

43

Les chiens de chasse jouent encore dans la cour, mais le gibier ne leur échappera pas, même s’il court déjà maintenant par les bois.

 

Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024

21/11/2024

Kafka, Fiches

 

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18.

S’il avait été possible de construire la tour de Babel sans l’escalader, cela aurait été permis.

 

20.

Des léopards font irruption dans le temple et assèchent les cruches du sacrifice ; cela se répète encore et encore ; pour finir on peut le prévoir et cela devient une partie de la cérémonie.

 

22.

Tu es le devoir à faire. Aucun élève aux alentours.

 

24.

Comprendre ce bonheur, le sol sur lequel tu te tiens ne peut être plus grand que les deux pieds qui le recouvrent.

 

Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024.

20/11/2024

Kafka, Fiches

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5.

À partir d’un certain point il n’y a plus de retour. Ce point est  atteindre.

 

13.

Un premier signe d’un début de connaissance est le désir de mourir. Cette vie semble insupportable, une autre, hors d’atteinte. On n’a plus honte de vouloir mourir ; on demande à quitter l’ancienne cellule, que l’on hait, pour être placé dans une nouvelle, que l’on commencera à apprendre à haïr. Un reste de croyance s’y ajoute, pendant le transfert le Seigneur passerait par hasard dans le couloir, il regarderait le prisonnier et dirait : « Celui-là, ne l’emprisonnez pas de nouveau. Il vient chez moi. »

 

15.

Comme un chemin en automne : à peine est-il entièrement balayé qu’il se couvre à nouveau de feuilles mortes.

 

16.

Une cage alla chercher un oiseau.

 

Kafka, Fiches, éditions NOUS, 2024

19/11/2024

André Breton, Poisson soluble

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27

Il y avait une fois un dindon sur une digue Ce dindon n’avait plus que quelques jours à s’allumer au grand soleil et il se regardait avec mystère dans une glace de Venise disposée à cet effet sur la digue. C’est ici qu’intervient la main de l’homme, cette fleur des champs dont vous n’êtes pas sans avoir entendu parler. Le dindon, qui répondait au nom de Troisétoiles, en manière de plaisanterie, ne savait plus où donner de la tête. Chacun sait que la tête du dindon est un prisme à sept ou huit   faces tout comme le chapeau haut de forme est une prisme à sept ou huit reflets.

 

Le chapeau haut de forme se balançait sur la digue à la façon d’une moule énorme qui chante sur un rocher. La digue n’avait aucune raison d’être depuis que la mer s’était retirée, avec force ce matin-là. Le port était, d’ailleurs, éclairé tout entier par une lampe à arc de la grandeur d’un enfant qui va à l’école.

[…]

André Breton, Poisson soluble, dans A. B., Manifestes du Surréalisme, Gallimard, Pléiade, 2024, p. 81.

18/11/2024

André Breton, Manifestes du Surréalisme

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Beauté

Elle est belle et plus que belle : elle est surprenante » (Baudelaire) « Je suis belle et forte, mais je suis femme. » (Cros)

 

Femme

« Doit être le dernier mot d’un mourant et d’un livre » (Forneret) « Cette fois, c’est la Femme que j’ai vue dans la ville, à qui j’ai parlé et qui me parle » (Rimbaud)

 

Rêve

« Le Rêve est une seconde vie. Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire ou de cor

 

ne qui nous séparent de la mort. » (Nerval) « Rien ne vous appartient plus en propre que vos rêves. Sujet, forme, durée, acteur, spectateur — dans ces comédies, vous êtes tout vous-même ! » (Nietzsche).

 

André Breton, Dictionnaire abrégé du Surréalisme, dans A. B., Manifestes du Surréalisme, Gallimard, Pléiade, 2024.

17/11/2024

Jean Hélion, Pour qui travaille-t-on ? Une lettre à André du Bouchet : recension

 

 

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                                    « Peindre comme on aime, éperdument »

D’Eugène Delacroix à Paul Klee et Käte Kollwitz, des peintres ont écrit leur Journal qui, souvent, leur permettait de préciser pour eux-mêmes ce qu’était leur recherche. La "lettre" de Jean Hélion, qui ne fut pas envoyée à André du Bouchet, est un Journal qui contient quelques éléments sur la vie quotidienne mais, pour l’essentiel, relate le parcours du peintre, la lente conquête de ce qui lui importait, ses nombreuses rencontres, ses échecs et ses réussites. Rien de linéaire dans cette vie toujours dominée par une question sans réponse claire, question qui donne son titre à l’ensemble, « Pour qui travaille-t-on ? » La lettre n’a jamais été envoyée et Hélion a ôté ensuite, en 1963, dans le but de la publier, les allusions à du Bouchet, projet inabouti ; elle a été écrite à un moment où le peintre connaissait des difficultés professionnelles et personnelles. Il admirait les écrits du poète, à qui il écrivait en octobre 1951, « je suis d’accord avec votre démarche, et surtout avec la netteté qu’elle prend à l’égard du monde ».

 

Cette "netteté", Hélion l’a recherchée dans son activité de peintre comme dans ses nombreux écrits ; il s’est soucié de la « position sociale » du peintre et a été compagnon d’organisations dont il pensait qu’elles se vouaient à la défense d’un "art pour tous". Il était convaincu, y compris dans sa longue période abstraite, qu’il lui fallait « travailler pour cette masse opprimée, souffrante, bien qu’ignorante ». Position généreuse, sans aucun doute idéaliste, mais plus juste pour qui se voulait révolutionnaire dans sa pratique de la peinture que le choix d’Aragon défendant dès les années 1930 une politique qui détruisait toute recherche artistique en URSS au nom du "réalisme socialiste". L’enthousiasme de Jean Hélion pour le communisme fut refroidi à la suite de son voyage avec le peintre William Einstein en URSS en 1931, il le fut encore plus avec la connaissance des "purges" — artistes, écrivains interdits d’exposition ou de publication, envoyés au goulag — qui se succédèrent à partir de 1934. Il passera peu de temps dans l’Association des écrivains et artistes révolutionnaires, antenne en 1932 de Moscou ; alors qu’il est persuadé d’être dans le vrai avec l’abstraction de ses tableaux, il s’y heurte au refus de l’art abstrait par les gardiens de l’art — du "réalisme socialiste" — du Parti communiste.

Il participe à la fondation du groupe Abstraction Création (1930), qui accueille Arp et Delaunay, par exemple, mais aussi beaucoup de peintres médiocres à ses yeux — ce qui justifie son départ en 1934. Après sa première exposition personnelle, en 1932, il tire une leçon amère : on y voyait

 

Une petite cour orgueilleuse et repliée sur elle-même, constituée de gens qui croient appartenir à une élite, se croient choisis et ne le sont que par eux-mêmes.

 

La rencontre avec le collectionneur Georges Bine en 1925 lui avait permis de peindre sans pour autant pouvoir y consacrer tout son temps ; son second mariage avec l’américaine Jean Blair en 1932 (qui le conduira aux États-Unis), puis l’achat de tableaux par le collectionneur américain, Albert Eugene Gallatin, à l’origine du premier musée d’art moderne à New York, le libèrent de soucis matériels sans modifier son point de vue. Selon lui, les tableaux ne sont pour les mondains que pour « le plaisir des yeux » et ne suscitent qu’une « curiosité sans conséquence » ; qu’Hélion cherche une adéquation complète entre la forme et le sens de sa peinture n’a aucune portée pour ceux qui achètent ses tableaux alors que la « vérité » de son travail de peintre réside dans cette conjonction. Il rapporte qu’il fréquentait assidument le Louvre avec un « besoin de tout bousculer » qui l’aurait incité à la fin de 1936 à repartir aux États-Unis jusqu’en 1939.

Hélion ne connaîtra pas le succès à New York et, en Virginie où il s’installe avec son épouse, il commence à sortir de l’atelier et à dessiner d’après nature. Ses tableaux évoluent lentement vers la figuration ; rétrospectivement, dans sa lettre à du Bouchet, il s’écarte de l’abstraction : « L’art abstrait participe de cette fatalité du suicide des idées, des formes, du contact avec le monde ». Ce monde, il le retrouve d’une autre manière en retournant en France où, mobilisé, il est fait prisonnier en 1940 et interné jusqu’à son évasion en 1942. Il parvient à regagner les États-Unis où le récit de sa captivité (They shall not have me, "Ils ne m’auront pas") connaît un succès de librairie. Pas ses toiles : les expositions en 1944 et 1945 sont un échec ; faut-il les attribuer, comme il le suggère, au scandale provoqué par sa relation avec Pegeen Vail (fille de la collectionneuse Peggy Guggenheim) qu’il épousera en novembre 1945 ? La mévente persistante de ses tableaux aboutit en 1947 à l’annulation de son contrat par le galeriste Paul Rosenberg. Il revient en France en 1946 et ses expositions sont éreintées par la critique, « Le monde ne m’attendait pas. Il n’avait pas besoin de moi ».

Son retour à la figuration (« Quelque chose doit venir du dehors ») a peu changé sa relation à la peinture qui représente toujours pour lui le « cri d’un homme aux prises avec la vie ».  Son œuvre est reconnue de son vivant par Ponge, André du Bouchet, Bonnefoy, avec lesquels il se lie vers 1948, puis lentement par les galeristes ; il a croisé ou s’est lié d’amitié avec de nombreux écrivains et artistes au cours de son demi-siècle d’activité, Mondrian, qui l’a influencé à ses débuts, van Doesburg, Arp, Calder, Léger, Queneau, Hartung, etc. Le Centre Pompidou lui a consacré une exposition en 2004 et il a occupé six mois, en 2024, le Musée d’art moderne à Paris.

 

La lettre à du Bouchet proprement dite s’interrompt avec la mort de l’écrivain Pierre Mabille (1904-1952), dont il écrit la nécrologie (reproduite en annexe) à la demande d’André Breton. La préface d’Yves Chevrefils-Desbiolles est suivie d’un extrait du Journal donné à Fabrice (un des fils de J. H.), la Lettre est accompagnée en annexe d’un texte autour d’une idée de ballet et d’une étude de du Bouchet sur l’œuvre d’Hélion. Enfin, après des index des noms cités vient la liste des œuvres reproduites du peintre. L’ensemble, comme les autres livres des mêmes éditions, est imprimé sur beau papier avec une typographie aérée.

Jean Hélion, Pour qui travaille-t-on ? "Une lettre à André du Bouchet, été-automne 1952", éditions Claire Paulhan, 2024, 240 p., 28 €. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 14 octobre 2024.

 

 

16/11/2024

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes

shakespeare, Sonnets, trahison

92

 

Mais va, tente le pire en me privant de toi,

Tu es lié à moi pour le temps de la vie,

Et plus que ton amour ma vie ne peut durer,

Car la voilà soumise à ton amour pour moi.

Le pire des affronts, je n’ai pas à le craindre,

Lorsque au moindre d’entre eux ma vie s’achèverait.

Je le vois bien, un état plus heureux m’attend

Que celui qui serait soumis à tes humeurs.

Ton esprit inconstant ne peut plus m’affliger,

Puisque ta trahison décide de ma vie.

Ah ! que je suis heureux du lien qui nous unit,

Heureux d’avoir ton amour, heureux de mourir !

    Mais quel bonheur béni ne craint une souillure ?

    Tu me trompes peut-être, et je ne le sais pas.

 

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes, traduction

Jean-Michel Déprats, Gallimard, Pléiade, 2021, p. 431.

15/11/2024

Shakespeare, Sonnet et autres poèmes

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                Sonnet 17

 

Étant ton esclave, qu’irais-je faire d’autre

Que servir ton désir, à tout moment, toute heure.

Mon temps n’est pas précieux, je n’ai nulle mission

Ni de service à rendre, j’attends tes ordres ;

Je n’ose pas gronder l’heure infiniment longue

Cependant que pour toi (mon souverain), je scrute

L’horloge, ni ne blâme ton absence amère

Quand tu as pris congé de celui qui te sert ;

Ni n’ose demander dans ma pensée jalouse

Où tu peux te trouver, ou ce qui te requiert,

Mais patiente en triste esclave et ne pense à rien

Si ce n’est au bonheur que tu donnes à d’autres.

    L’amour est si grand fou que, dans ton bon plaisir,

    Quoi que tu puisses faire, il ne voit rien de mal.

 

Shakespeare, Sonnet et autres poèmes, traduction

Jean-Michel Déprats, Gallimard, Pléiade, 22021, p. 461.

   

14/11/2024

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes

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                      Sonnet 88

 

Quand tu seras enclin à me sous-estimer,

À moquer mes mérites au vu et au su de tous,

Je combattrai de ton côté contre moi-même,

Je te dirai constant, bien que tu sois parjure.

De ma propre faiblesse instruit mieux que quiconque,

En ta faveur je puis continuer le récit

De ces fautes cachées dont je suis souillé,

Si bien que tu auras grande gloire à me perdre ;

Et en cela je serai moi aussi gagnant,

Car, tournant toutes mes pensées d’amour pour toi,

Des coups que je m’inflige à ton profit,

Je tire double motif puisqu’ils t’avantagent.

    Car tel est mon amour : je t’appartiens si fort

    Qu’en te donnant raison je porte tous les torts.

 

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes, traduction

Jean-Michel Déprats, Gallimard, Pléiade, 2021, p. 423.

13/11/2024

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes

                     

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                   Sonnet 73

Tu peux saisir en moi ce moment de l’année

Où des feuilles jaunies, quelques-unes, aucune,

Pendent à ces rameaux qui tremblent dans le froid

Chœurs doux et en ruine où les oiseaux chantaient.

En moi tu vois le crépuscule de ce jour

Qui au soleil couchant s’éteint à l’occident,

Que petit à petit emporte la nuit noire,

Sœur de la mort, qui scelle tout dans le repos.

En moi tu vois le rougeoiement d’un feu

Qui repose sur les cendres de sa jeunesse

Comme sur le lit de mort où il doit expirer,

Consumé par ce qui avait nourri sa flamme.

    Tu perçois cela qui rend ton amour plus fort,

    Pour mieux aimer ce qu’il te faut quitter.

 

Shakespeare, Sonnets et autres poèmes, traduction

Jean-Michel Déprats, Gallimard, Pléiade, 2021, p.393.

12/11/2024

Shakespeare, Le Pèlerin passionné

 

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[14]

 

Bonne nuit, bon repos.. Je n’ai ni l’un ni l’autre.

Son « bonne nuit » n’a fait que m’ôter le repos,

Me renvoyant aux mille tourments d’une hutte

Où ressasser les peurs du déclin qui m’attend.

    « Bien le bonsoir !  dit-elle, et revenez demain ! »

    Mais quel bon soir, avec le chagrin pour convive ?

 

Pourtant à mon départ elle eut un doux sourire :

Dédain ou amitié je ne saurai le dire.

Rire de mon exil la réjouissait peut-être ;

Peut-être voulait-elle que j’erre encore au loin.

    « Errer » : un mot fait pour les ombres comme moi,

    Livrées à la souffrance, privées de récompense.

 

Seigneur ! comme mes yeux se tournent vers l’orient !

Mon cœur presse le guet ; le matin qui se lève

Somme les autres sens de n’être plus oisifs,

Méfiant qu’il est du seul office de mes yeux.

    Pendant que Philomèle chante, moi je guette

    Et voudrait que sa gamme soit celle de l’alouette !

 

Shakespeare, Le Pèlerin passionné, dans Sonnets et autres poèmes,

Gallimard, Pléiade, 2021, p. 213.