Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/11/2025

Jules Renard, Journal

Unknown-4.jpeg

 

Il a chassé le naturel : le naturel n’est pas revenu.

 

Triste à voir comme un être cher qui s’enfonce dans le brouillard.

 

Il n’y a pas d’amis : il y a des moments d’amitié.

 

C’était un homme méthodique : il déjeunait en mâchant du côté gauche, et dînait en mâchant du côté droit.

 

Les gens sont étonnants : ils veulent qu’on s’intéresse à eux !

 

Jules Renard, Journal, Gallimard / Pléiade, 1961 ; p.195, 196, 197, 197, 198.

16/11/2025

Emily Dickinson, Ses oiseaux perdus

Unknown-9.jpeg

 

À l’intérieur de cette petite Ruche

Il y a de telles Allusions au Miel

Comme si la réalité faisait un Rêve

Et les Rêves, la Réalité

 

Witnin that little Hive

Such Hints of Honey lay

As made Reality a Dream

And Dreams Relaity

 

Emily Dickinson, Ses oiseaux perdus,

traduction François Heusbourg,

Éditions Unes, 2017, p. 61 et 60.

 

15/11/2025

Verlaine, Maurice Denis, Sagesse (Fac-similé) : recension

paul-verlaine-maurice-denis-sagesse-1761549901.jpg

Sagesse n’est peut-être pas le recueil le plus lu de Verlaine, mais quelques poèmes en sont très connus comme, dans la troisième partie, "Le ciel est par-dessus le toit ", plusieurs fois mis en musique (notamment par Déodat de Séverac, Gabriel Fauré et Reynaldo Hahn) et des versions folk, pop l’ont popularisé. Il est intéressant de relire aujourd’hui l’ensemble illustré qui, publié en 1880 à compte d’auteur et repris en 1889 chez Léon Vanier, est accompagné en 1911 de bois gravés de Maurice Denis, édité par le marchand de tableaux Ambroise Vollard. On passe d’un éditeur de livres de religion, la Société générale de librairie catholique à l’éditeur des écrivains dits "décadents" et des symbolistes. L’intérêt de ce fac-similé, qui précède une nouvelle édition des œuvres de Verlaine dans la Pléiade, tient au fait qu’il met sous les yeux des lecteurs un exemple remarquable de livre nabi.

 

Verlaine a écrit Sagesse après sa conversion, à partir d’août 1873, dans la prison de Mons, en Belgique où il purge une peine de deux ans pour avoir tiré sur Rimbaud en juillet. Publié en 1880, le livre suscite peu de critiques, toutes négatives ; cependant, Huysmans fait lire Sagesse à Jean des Esseintes, personnage principal de À rebours, publié en 1884. En effet, il reconnaît que Sagesse « caractérise (…) la sensibilité fin de siècle, mêlant ferveur religieuse inquiète et sensualité ardente et trouble ». Maurice Denis (1879-1943), lui, découvre très jeune les poèmes, en 1889 ; il s’y retrouve, séduit par le ton religieux, et pense rapidement à l’illustrer. Ses recherches graphiques aboutissent à un album qu’il offre à Lugné-Poe (né en 1869), co-créateur du Théâtre de l’œuvre, qui le fait circuler dans les salons et les ateliers. Parallèlement des expositions, des publications de ses dessins dans des revues donnent à Maurice Denis une assise dans le monde artistique où ses bois sont bien accueillis.

Cependant, quand Maurice Denis rencontre Verlaine en 1890, ils ne se comprennent pas ; l’écrivain reconnaît dans certaines illustrations des échos vifs de la vie alors que le peintre a donné à toutes une valeur symbolique. Par ailleurs, l’un et l’autre conçoivent de manière différente la sacralité ; Verlaine est venu, lentement, à la religion, c’est un converti qui n’a pas totalement abandonné ce qu’il était, alors que pour Maurice Denis la croyance en Dieu est de l’ordre de l’évidence, native. La rencontre, pourtant, est remarquable du point de vue esthétique ; il est visible que le « mélange de naïveté et de réflexivité en art est également un trait de la poésie de Verlaine, oscillant entre ingénuité feinte et extrême conscience du jeu littéraire ». L’accueil est positif dès 1892, notamment du côté des catholiques, où l’on note « l’orthodoxe mysticité » des gravures opposée au « dilettantisme religieux » qui règnerait alors.

 

Tout au long des années 1890 des gravures de Maurice Denis sont publiées et, en 1895, sept xylographies, en même temps qu’un appel à souscription pour une édition illustrée de Sagesse. Après la mort de Verlaine, le 8 janvier 1896, les choses se précipitent et plusieurs éditeurs sont sollicités, que le projet retient mais qui ne s’engagent pas. Il s’écoulera plus de quinze ans entre le début des négociations entre Maurice Denis et Ambroise Vollard et la publication, en 1911. Le galeriste voit l’intérêt des gravures et des estampes de peintres, il en expose en 1896, préparation à l’édition de livres d’artistes : le premier, Pierre Bonnard, illustre Parallèlement de Verlaine. Pour Sagesse, il fallait se libérer des droits détenus par les héritiers de Léon Vanier, le premier éditeur ; il fallait aussi modifier les dimensions des dessins de Maurice Denis. Le livre paraît au début de 1911 (achevé d’imprimer : août 1910) et il vient peut-être trop tard, à un moment où commence à se mettre en place « l’esprit nouveau » que défend superbement Apollinaire peu après. Il est certain que « D’une époque à l’autre, [le mouvement nabi] prolonge, comme en pointillé, la ligne d’une autre modernité possible, maintenant en partie refoulée ».

 

La restitution du fac-similé, outre qu’elle est une édition d’art, donne à lire Verlaine autrement. Pour "Le ciel est par-dessus le toit", par exemple, Maurice Denis a privilégié les connotations religieuses qui ne sont pas du tout dominantes dans ce poème : on retient « la cloche (…) tinte » (2ème strophe), comme élément de paysage (une église) — « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là » (premier vers de la 3ème strophe) n’appelle pas d’illustration — ; il multiplie les croix et le paysage représenté est un cimetière. Qu’il interprète ou transforme le texte ne remet pas en cause la qualité esthétique des gravures et dessins de dimensions variées qui accompagnent les poèmes, placés en ouverture, embrassant le texte ou en cul-de-lampe. On appréciera les très nombreuses illustrations (dessins préparatoires, parfois tirés de carnets, lithographies et xylographies, détails) réunies dans les études qui suivent le fac-similé. On appréciera aussi la clarté de l’essai de deux responsables de l’édition qui complètent leur étude avec des notes lisibles, une bibliographie à propos de Sagesse, de Maurice Denis et sur le livre nabi.

Verlaine, fac-similé de Sagesse, illustrations de Maurice Denis, suivi de « L’invention du livre nabie », par Jean-Nicolas Illouz et Clémence Gaboriau.Gallimard, collection « livre d’Art », 2025, 104 p. et LVI p.. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 27/10/2025.

14/11/2025

Jules Renard, Journal

jules renard, journal, ennui

 

J’ai envie de faire une monographie de la taupe.

 

Ne jamais rien faire comme les autres en art ; en morale faire comme tout le monde.

 

Le talent, c’est comme l’argent : il n’est pas nécessaire d’en avoir pour en parler.

 

Quand elle avait pris de belles résolutions d’économie, elle commençait tout de suite par refuser aux pauvres.

 

La peur de l’ennui est la seule excuse du travail.

 

Jules Renard, Journal, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 123, 127, 129, 131, 134.

13/11/2025

Jules Renard, Journal

 

C’est étonnant comme toutes les célébrités littéraires gagnent à être vues en caricature !

 

Les gens auxquels on trouve du talent et qu’on ne lit jamais.

 

C’est une errer commune de prendre pour des amis deux personnes qui se tutoient.

 

Certaines gens voient comme si leurs yeux étaient au bout d’ une perche, très loin de leur cerveau.

 

Quand il se regardait dans une glace, il était toujours tenté de l’essuyer.

 

Jules Renard, Journal, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 100, 103,106, 114, 116.

12/11/2025

Jules Renard, Journal

                            Unknown-4.jpeg

Acquiers le talent de dire sans bâiller : « C’est intéressant. »

 

Tout est beau. Il faut parler d’un cochon comme d’une fleur.

 

Ne jamais être content : tout l’art est là.

 

En somme, on a toujours un « roulement » d’amis suffisant.

 

La prose doit être un vers qui ne va pas à la ligne.

 

Jules Renard, Journal, Pléiade/Gallimard, 1965, p. 92, 92, 96, 97, 99.

 

 

 

 

11/11/2025

Miche Leiris, La ruban au cou d'Olympia

Unknown-1.jpeg

L’étendue de plaine beauceronne vide et tranquille dont, tout – l’heure, une détail perçu au loin (un assez long abri au toit presque blanc sous le frais soleil de fin d’hiver) m’a fait voir — par l’œil même, qui captait en sourdine l’immobilité de cette construction — le silence incapable de se faire entendre pour affirmer qu’il existe.

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia, Gallimard, 1981, p. 168.

10/11/2025

Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

Unknown-2.jpeg

Orphée et sa lyre

Homère et sa canne blanche

Dante et le chaperon qui le distingue de Virgile

Ronsard au front lauré

Cyrano et son nez légendaire

Racine et sa perruque bouclée

Buffon et sa manchette de dentelle

Voltaire dans son fauteuil Voltaire

Mirabeau à la face grêlée

Balzac et sa robe de chambre

Gautier et son gilet rouge

Mallarmé sous son plaid

Rimbaud en costume de bagnard plus que de trafiquant

Tolstoï en blouse de moujik

Wilde aux lys bientôt changés en orties

Jarry en culotte cycliste

Max Jacob porteur de l’étoile jaune

Roussel à bord de sa roulotte

Apollinaire à la tête bandée

Joyce et ses grosses lunettes

Kafka coiffé d’un melon magrittien

 

Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia,

Gallimard, 1981, p. 158.

 

09/11/2025

Bruno Fern, des tours, suivi de Lignes : recension

bruno-fern-des-tours-suivi-de-lignes-1760992104.jpg

On peut écrire en « vers libres » pour faire part de ses amours ou de son désespoir de vivre, plus prosaïquement de ce qui se passe dans sa vie, et cela finit par devenir un livre de "poèmes" ; chacun en trouvera chez son libraire un grand choix. Autre chose est d’écrire en prenant la langue comme matériau, en s’imposant des contraintes formelles ou en les réinventant — le sonnet, par exemple, est toujours vivant sans être toujours selon les règles du sonnet de Ronsard. À l’intérieur du cadre que l’on a choisi, ou construit, d’autres contraintes s’imposeront. Bruno Fern invente une contrainte, très littéraire, dans chaque partie du recueil, à partir de laquelle d’autres jeux rhétoriques se développent.

 

La règle dans des tours, qu’on lit aussi immédiatement "détours", titrée heureusement « Fabrique », est énoncée avant le premier poème et reprise en quatrième de couverture :

Chaque poème est issu d’un texte dont l’origine est indiquée. Un extrait y a été prélevé puis scindé en deux parties : la première est placée à la fin du poème et la seconde au début. Entre ces extrémités figure un écho plus ou moins lointain au texte original, comme les images dans les glaces déformantes d’une fête foraine.

L’allusion à la fête foraine n’est pas de hasard ; populaire par excellence, elle est une parenthèse dans le quotidien — même évidemment si elle appartient à la vie sociale ; ce qu’on y fait n‘a pas de conséquences : on tire sur des leurres, on tamponne des autos qui repartent, etc., donc tout est vrai (on a une carabine) et tout est faux (personne ne meurt).

 

Le premier poème part du début de la première des Élégies de Duino, dans les traductions les plus courantes, « Qui donc, si je criais ». La "fabrique" retient d’abord le cri dans sa matérialité (des sons), puis comme manifestation d’un trouble (« plainte »), écho au poème de Rilke, mais aussitôt « plainte » est entendu comme terme de droit ("plainte contre X"), ce qui autorise l’introduction de l’emprunt :

                       donc si je criais il en sortirait quoi d’arti

                       culé  — au minimum un son, ça

c’est sûr, mais pas forcément une plainte

déposée par les voisins

ou l’on ne sait trop qui

 

La fabrique, ici, joue sur la polysémie et, avec le rejet du vers 2 (« culé »), introduit un vocabulaire familier, une des constantes ensuite dans le recueil.

Dans un poème construit à partir du treizième vers (« De rudesse envers moi, je veux tes mains baiser »), d’un sonnet d’Étienne Jodelle, des mots sont repris (« endurer », « meilleur ») ou légèrement transformés (« tendrelette » devient « tendre »), mais les gestes de l’amour ne sont plus ceux policés du poème, à ce qui n’est que suggéré dans le vers 14, « Si un baiser meilleur au moins ne te vient plaire », correspond crument ce que la Renaissance ne publiait que sous le manteau : « je veux tes mains baiser ta fente et ton anneau ». Bruno Fern introduit aussi des paronymes, en les liant avec « & », plutôt courant au XVIe siècle même si absent de ce sonnet, et en signalant leur présence : « avant que tous deux liés en corsage & en cor / dage — c’est le jeu qui veut ça ». Le jeu sur « corps », « sage » et « [d’] age » s’accorde avec les sonnets de Jodelle.

On appréciera ces "détours" parfois complexes, joués à partir de poèmes d’Apollinaire, Baudelaire, Villon, Zanzotto, Saint-Amant, etc., avant de suivre l’exercice d’une autre règle. Elle est énoncée dans une note à font 5 de E. E. Cummings : « Comment obtenir le mouvement en divisant les mots, c-à-d en composant par syllabe ? » (traduction Jacques Demarcq). Les phrases de départ sont, là encore, choisis dans des textes littéraires — on pouvait prendre des modes d’emploi ou des publicités, etc. — d’Apollinaire encore, de Christian Prigent, Malherbe, etc.  Certaines « lignes », commencent à partir d’un fragment (Tristan Tzara, « Et si je m’égare c’est que je ») :

                       ET

                       si étêté je pique encore excusez-moi un sprint

 

et intègrent en cours de route une autre citation, ici, vers 2, la partie en italique vient d’Andrea Zanzotto.

                       SI

                       si en as des cascades qui saute de strates en strates

 

Ce n’est plus la relation au texte de départ qui importe, plutôt la construction de brefs récits en jouant sur la prononciation, par exemple, pour défaire l’attente du lecteur (qui s’arrête) ainsi, dans « je m’égare », la syllabe « m’é » devient « mes » et cette transformation est commentée : (…) je suis / M’É /propre pas, je m’épate moi-même mais / GARE / à ne pas se gargariser de haut langage.

La « ligne » prise dans le Sonnet en X de Mallarmé, « Aboli bibelot d’inanité sonore » suscite de multiples transformations analogues (« LI / tes râlements », au / BE / au milieu », etc.) et la répétition de la syllabe initiale : pLIés, Lisant, Lit, pâLIr, L’Identité, Lisible, Livide, reLIer, Lie.

On ne boudera pas le plaisir de retrouver un vers de Villon ou de Queneau (autre travailleur expert de la langue) point de départ des modifications que lui impose Bruno Fern. Ajoutons qu’au "détour" d’un jeu sur une syllabe il multiplie des allusions littéraires ; toujours avec le vers de Mallarmé, on reconnaîtra un (presque) fragment de vers de Nerval, « TÉ / nébreux consolable ».

 Bruno Fern, Des tours suivi de lignes, Louisse Bottu, 2025, 96 p., 10 €.

 

08/11/2025

Christian Prigent, Zapp & Zipp

                           images-1.jpeg

Qui se déprécie ostensiblement n’est pas en cela modeste — ce n’est pas l’humilité qui y pousse.

Mais plutôt primo une illusion de lucidité sur les ridicules qui affleurent dans les conduites des hommes et les propos qu’au jour le jour ils tiennent ; deuxio, la sensation vaniteuse de n’être pas trop du fait de quelque exceptionnelle puissance (intellectuelle, artistique ou autre), partie prenante des ridicules du commun ; tertio le dépit de ne pas du coup savoir comment faire pour effectivement vivre et communiquer avec autrui dans la faiblesse de pensée, l’ignorance, la futilité, la jovialité forcée.

On assiste chaque jour à sa propre bêtise (qui le dénie, c’est à cause de cette bêtise elle-même. Comme dit Artaud, l'intelligence elle-même, volontiers ahurie de ses propres succès, est par la sottise « toujours sodomisée de près » : il suffit pour cela du moindre pas de côté hors des compétences ; ou de trop de croyance en l’importance desdites.

 

Christian Prigent, Zapp & Zipp, P.O.L, 2025, p. 449.

07/11/2025

Judith Chavanne, De mémoire et de vent

judith chavanne,de mémoire et de vent,souvenir

             Trouble du temps

 

Trouble du temps, la brume sur les eaux

 qui est encore de l’eau, ou son rêve…

 

La rivière hésitant au crépuscule

entre elle et elle-même dans le gris :

vapeur ou liquide ?

 

Comme nous qui nous mirons en nos jours,

en nos vies ; la lumière fléchit :

la nuit qui vient, humide,

est-elle d’un autre soir ou d’aujourd’hui ?

 

Ce presque même soir quand

l’enfant était enfant, et l’oiseau

que débusque notre passage, s’envole-t-il

depuis le milieu des souvenirs ou de la rive ?

 

Judith Chavanne, De mémoire et de vent,

L’herbe qui tremble, 2023, p. 48.

06/11/2025

Emily Brontë, Poèmes

Il devrait n’être point de désespoir pour toi

 

Il devrait n’être point de désespoir pour toi

Tant que brûlent la nuit les étoiles,

Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,

Que le soleil dore le matin.

 

Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes

Ruissellent comme une rivière :

Les plus chère de tes années ne sont-elles pas

Autour de ton cœur à jamais ?

 

Ceux-ci pleures, tu pleures, il doit en être ainsi ;

Les vents soupirent comme tu soupires,

Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin

Là où gisent les feuilles d’automne

 

Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort

Ne saurait être séparé :

Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,

Du moins jamais le cœur brisé.

3041907792.jpg

                                                         [Novembre 1839]

 

Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris,

Poésie / Gallimard, 1983, p. 87.

05/11/2025

Christian Prigent, Zapp & zip

christian prigent,zapp & zipp,onomatopée

Quant à ce que couramment on appelle poésie « contemporaine », poésie « vivante » (et que d’ailleurs on n’appelle plus ainsi que par commodité distraite : sans guère savoir de quoi l’on parle, sans nul souci de le savoir mieux), ça s’affaire plutôt à oublier la poésie : la poésie comme question posée aux parlants sur le fait qu’ils parlent et que parler fait justement d’eux des « poètes », même s’ils ne savent rien de ce qu’est la poésie, n’en lisent jamais, n’en écrivent pas.

Rien de neuf : il y aura toujours des démangés pour appeler poésie des expressions d’affects ou des jaculations d’opinons découpées en lignes d’inégale longueur, des chroniqueurs pour trouver ça très bien puisque ça parle du monde, dit « réel », des lecteurs attendris pour en prendre connaissance (en écoutant leur profération plutôt qu’en déchiffrant leur version écrite) parce que ça ne fait que répéter les connaissances qu’ils ont déjà.

La poésie inquiète elle-même (qui suis-je ? que puis-je ? où vais-je ?), soucieuse de ce qu’elle fut (encombrée du coup d’une lourde bibliothèque), curieuse de ce qu’elle sera (pas sûr a priori que son illusion ait quelque avenir), cette poésie-là n’a aucune chance face aux rengaines que l’époque nomme poèmes bien que ne les travaille aucune des questions que je dis (elle n’y croit pas (elle n’y voit que ringardise et manie intello.)

 

Christian Prigent, Zapp & zip, P.O.L, 2025, p. 680-681.

 

04/11/2025

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l'être

                            images.jpeg

Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute, parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive, implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de l’expérience littéraire.

Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation théorique sur l’essence de la littérature.

Christian Prigent, Artaud, le toucher de l’être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Artaud en revues, sous la direction d’O. Penot-Lacassagne, L’Âge d’Homme, 2005, p. 137-138. 

 

 

03/11/2025

Jude Stéfan, Graines et issues

 

                                           images-1.jpg          

 

Et la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage – on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet –, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D.Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).
Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte – le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient "auteurs", comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, où j’"engage" ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.

 

Jude Stéfan, "De l’engagement (ou la poésie, elle)", dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.