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08/03/2025

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse

      jacques lèbre, sonnets de la tristesse, amour

 

À plat ventre sur un banc de pierre,

une petite fille émiette du pain.

Elle parle aux moineaux sous les branches

et les arbres acquiescent à cette source.

Le monde règne ans une fraîche unité.

Sauf que dans l’allée les passants s’en vont,

les arbres font de vastes gestes d’adieu

et je ne sais pas ce qui là se brise.

 

Jacques Lèbre, L’amour est comme le sol, dans

Sonnets de la tristesse,Le temps qu’il fait, 2025, p. 69.

07/03/2025

Julia Peker, Marelle : recension

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                                    « démêler les ombres »

 

Jusqu’à une époque récente les enfants blessés dans leur vie et éprouvant les plus grandes difficultés à se construire, finissaient le plus souvent, devenus adultes, à la dérive ; l’aide extérieure nécessaire pour les aider, relativement récente, en sauve une partie du désespoir de vivre. Julia Peker, psychologue clinicienne, reçoit ces enfants et adolescents, garçons et filles, que la vie a commencé très tôt à détruire. Ses poèmes ne sont pas des comptes rendus de séances, ils ont été écrits à partir de soins faits d’écoute et d’échange, aussi l’expression « poèmes cliniques » de l’auteure pour les définir paraît-elle inadéquate : ils n’ont pas vocation à être lus par ceux et celles qu’elle a accompagnés dans leur détresse, mais par des lecteurs de poésie. Ces poèmes, en strophes de quelques vers brefs, rarement plus de vingt, restituent, en belle page, le "portrait" d’une rencontre qu’un titre, page de gauche, tente de présenter. 

 

Marelle est aussi le titre d’un poème qui met crûment en lumière, la quasi-impossibilité d’un enfant cabossé de s’adapter à certaines pratiques sociales, ici à un jeu qui, en principe, n’est pas solitaire, courant dans les cours de récréation autrefois. Après avoir tracé sur le sol le dessin d’une marelle, l’enfant ne parvient pas à sauter, sans doute par crainte d’échouer ; preuve d’un rapport au monde, difficile ou peut-être impossible, qui apparaît avec force au lecteur. Souvent, les titres des poèmes sont éloquents : le saut, SOS, Noir, le cri, mutique, survivre à la nuit, la langue de personne, etc.

 

On devine que des drames familiaux, des violences, le décès d’un proche ou (et) l’absence des plus simples sentiments d’affection ont été à l’origine des troubles profonds que la psychologue tente de comprendre pour chercher avec l’enfant à les réduire. Mais il est rare que quoi que ce soit s’exprime à ce sujet. Souvent l’enfant reste muet, se ferme, parle d’autre chose, parfois quitte la pièce en refusant la main tendue, ce que traduit, parmi d’autres, une strophe :

 

                       tes mots ont pris le pli

s’avancent sur des lignes parallèles

pour ne jamais croiser

ce qui pourrait remonter du dedans

ne rien déterrer de tes nuits

ne rien voir de ce qui s’écroule

quand tu cherches à tenir  

 

Quelle que soit la qualité de son écoute, l’adulte se retrouve régulièrement devant un enfant qui garde « un secret/défendu par la peur ». "Peur" est un des mots récurrents, marque du malaise d’exister, d’être  : c’est « la peur d’être vu », c’est « la peur [qui] secoue sans bruit [l]es épaules », c’est la peur de dire ce qui provoque la peur. Alors la voix « trébuche » de ne pouvoir dire, de ne pouvoir sortir d’un « labyrinthe à sens unique », et si l’on s’extrait du dédale c’est pour rester devant des « portes closes » : personne n’attend personne à la sortie. 

 

La rencontre avec l’enfant ou l’adolescente(e) s’organise pour l’essentiel à partir de ses gestes, de ce qu’il peut dire et non de questions ; parfois, des mots mal acceptés parce qu’ils viennent de l’adulte — de l’autre —, provoquent le refus, interrompent toute possibilité d’échange, l’enfant s’absente ou se retire de la pièce, « le moindre mot/le moindre geste/et tout explose ». À l’inverse, le refus de la proximité peut se manifester par un flot de mots qui, d’une autre manière que le silence, éloigne la parole amie en face de soi, alors « les mots s’empilent/sans vraiment s’enchaîner ». Ce n’est pas dire que toute tentative d’approche échoue, que la psychologue ne peut rien faire ; même quand l’enfant se vit « seul contre tous », il essaie toujours de ne pas rompre avec ce "tous" et c’est par le regard qu’il accepte une aide, ce que relève l’auteure, « pour ne pas sombrer/ dans un gouffre sans fond/tu te contentes/ de croiser mon regard ». Le regard est, souvent, la voie d’où part une sorte de dialogue et, aussi, celle qui le bloque — on lit , parmi d’autres exemples, « ton regard se retire », « tes yeux sans regard s’enroulent en dedans ».

 

Même quand les mots s’échangent, ils ne font pas disparaître une tristesse, une douleur, des manques, la hantise de la perte, le sentiment que « les couleurs de la vie / [sont] introuvables ». Comment évacuer « les gravats de l’enfance » ? comment restituer sa plénitude à des « corps en morceaux », à une « unité morcelée » ? comment cette « plage secrète / délivrée des cris et du temps » à laquelle tous ces êtres blessés aspirent ? On sait que toute cette misère, depuis toujours, naît et se développe parce que la société ne se soucie pas, ou très peu, de la difficulté à se vivre, parce que les uns et les autres ignorent cette souffrance. Pourtant, elle est souvent proche et Julia Peker dit justement « mais que verrions-nous/sans tes questions qui font tourner le monde ? »

 Le commentaire de sitaudis.fr


Julia Peker, Marelle. Dessins d’Edna Lindenbaur. Préface de Jean-Louis Giovannoni. L’Atelier contemporain. 176 p.. 25 €. Cetterecension a été publiée par Sitaudis le 18 janvier, 2025.

 

 

06/03/2025

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse

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Toutes les relations familiales, amicales,

nous tiennent par des fils plus ou moins tendus ,

cela dessine une sorte de toile, semblable

à celle que tissent les araignées silencieuses.

 

Mais si jamais il n’y a plus aucun de ces fils

l’âme tombe peu à peu en déshérence .

Quand elle n’est plus tenue par aucun lien,

alors, alors la tête tombe sur la poitrine.

 

C’est aussi qu’il n’y a plus d’horizon

où résiderait encore quelque espérance ténue

en route vers cet ici si désolant.

 

Je veux dire celui de la maison de retraite

où l’on parque tous ces vieillards, les uns

après les autres, mis là comme au rebut.

 

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps

qu’il fait, 2025, p. 33.

05/03/2025

Jacques Lèbre , Sonnets de la tristesse

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Et si tout était complètement faux ? Que sais-je au fond,

de la vie intérieure de ma mère ? Ce que j’imagine

n’est peut-être d’aucune vérité dans la réalité.

Alors on dira que c’est de la poésie, dans un sens péjoratif.

 

Soit je suis dans la justesse, soit je suis dans l’erreur,

mais une maison de retraite n’est pas un endroit très gai.

Je me souviens de l’une d’elles et de l’ami qui s’y trouvait,

elle était dans un cadre bucolique, c’était un mouroir.

 

L’ami laissé lui-même (il avait perdu la mémoire)

serait vite devenu grabataire s’il y était resté,

pour qu’il se lève de son lit, il fallait le soutenir.

 

Je ne sais s’il y a une parte de vérité dans ce que j’écris,

mais si j’écris, sans doute est-ce pour répondre à un choc,

faire ressentit peut-être, ce qui ressemble à une violence.

 

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps

qu’il fait, 2025, p. 40..

04/03/2025

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse

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3

Quelle tristesse… Tous ces vieillards assis

sur des fauteuils ou des fauteuils roulants, immobiles,

en rangs d’oignons ou en cercle dans la salle commune,

menton qui tombe sur la poitrine et qui semblent

 

ne plus rien attendre — sinon la mort.

Et quand vous passez, quelques têtes, mais pas toutes,

se relèvent, se tournent lentement, à mesure,

vous suivent des yeux — telles des vaches dans un pré.

 

Une fin de vie peut durer très longtemps,

et si l’on a toujours la conscience du temps…

Quelle tristesse … Tous ces regards éteints,

 

ce silence des vies qui viennent ici finir

et dont on ne soupçonne même pas ce qu’elles furent

ailleurs en leurs lieux et en leur temps.

 

Jacques Lèbre, Sonnets de la tristesse, Le Temps qu’il fait,

2025, p. 27.

03/03/2025

Kafka, Journal

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Le voisin fait pendant des heures la conversation à la logeuse. Tous les deux parlent bas, la logeuse est presque inaudible, ce n’en est que plus énervant. J’ai interrompu l’écriture qui était repartie depuis deux jours, qui sait pour combien de temps. Désespoir pur. En est-il ainsi dans chaque logement ? Une telle détresse ridicule et nécessairement mortelle m’attend-elle chez chaque logeuse, dans chaque ville ? (…) Mais cela n’a pas de sens de désespérer immédiatement, plutôt chercher des moyens d’action, si fortement que — non cela ne va pas contre mon caractère, il y a encore un reste de judaïsme coriace en moi mais voilà, le plus souvent il aide la partie adverse. 

Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, 2020, NOUS, p. 745.

02/03/2025

Kafka, Journal

 

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Il ne veut pas de consolation, mais pas parce qu’il n’en veut pas — qui n’en voudrait pas — mais parce que chercher la consolation signifie : consacrer sa vie à ce travail, vivre toujours au bord de sa propre existence, presque en dehors d’elle, ne presque plus savoir pour qui on cherche la consolation et du coup ne même plus être capable de trouver une consolation efficace (efficace, pas vraie, celle-là il n’y en a pas).

 

Kafka, Journal, traduction Robert Kahn, 2020, NOUS, p. 745.

01/03/2025

Kafka, Journal

 

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J’ai rêvé aujourd’hui d’un âne ressemblant à un lévrier, qui était très réservé dans ses mouvements. Je l’observai avec précision parce que j’étais conscient de la rareté de l’apparition, mais je ne conservai que le souvenir de ce que ses pieds étroits, ceux d’un humain, ne purent me plaire à cause de leur longueur et de leur symétrie. Je lui offris des bottes de cyprès frais, vert foncé que je venais de recevoir  d’une vieille dame de Zurich (toute la scène se passait à Zurich), il n’en voulait pas, les reniflait à peine ; mais dès que je les eux posées sur une table il les dévora si complètement qu’il n’en resta qu’un noyau semblable à une châtaigne et à peine reconnaissable. On raconta plus tard que cet âne n’était encore jamais allé sur ses quatre pattes mais qu’il se tenait toujours debout comme un homme et qu’il montrait sa poitrine brillante et argentée, ainsi que son petit bedon. Mais en fait cela n’était pas exact.

 

Kafka, Journal, édition NOUS, traduction Robert Kahn, 2020, p. 178.

28/02/2025

Kafka Journal

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Ce sentiment de fausseté que j’ai en écrivant pourrait être représenté par cette image : quelqu’un attendrait devant deux trous creusés dans le sol une apparition qui ne doit surgir que de côté droit. Mais alors que justement ce trou-là reste obstrué par une paroi assez opaque, une apparition après l’autre sort du côté gauche, cherche à attirer le regard sur soi et finit par y parvenir sans effort grâce à une ampleur   croissante, qui finit même par recouvrir la bonne ouverture, quel que soit le moyen de défense pour empêcher cela. Mais voilà, si on ne veut pas quitter cette place — et cela on ne le veut à aucun prix — on doit s’accommoder de ces apparitions, qui pourtant, en raison de leur fugacité — leur force s’épuise dans le fait même d’apparaître — ne peuvent suffire, mais, quand par faiblesse, elles s’arrêtent, on les disperse vers le haut et dans toutes les directions, juste pour en susciter d’autres, parce que leur vision prolongée vous est insupportable et aussi parce que l’espoir subsiste qu’après épuisement des fausses apparitions les vraies pourront enfin surgir.

 

Kafka, Journal (27/12/1911), traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, p. 281.

27/02/2025

Franz Kafka, Journaux

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Quand on s’arrête sur un livre de lettres ou de mémoires, quelle que doit la personne concernée (…), qu’on ne le fait pas pénétrer en soi par sa propre force, car pour cela il faut déjà de l’art et celui-ci se suffit à lui-même, mais que cela vous est donné — pour celui qui n’oppose pas de  résistance cela arrive vite —,de se séparer de l’étranger ainsi constitué et de consentir à en faire un membre de sa famille, alors ce n’est plus quelque chose de spécial quand, en refermant le livre on se trouve face à soi-même, et que, après cette excursion et ce délassement on se sent à nouveau mieux dans son être propre, renouvelé et secoué à neuf d’avoir été pendant  un moment vu de loin, et on reste avec une tête  plus libre.

 

Kafka, Journaux, traduction Robert Kahn, éditions NOUS, 2020, p. 247.

26/02/2025

Marie de Quatrebarbes, Les éléments : recension

 

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Les livres de Marie de Quatrebarbes sont d’une certaine manière sans surprise : le lecteur n’y retrouve pas ce qui fait le fonds aujourd’hui de (très) nombreux recueils de poèmes, le récit de vie, l’autobiographie, la relation du quotidien. Les éléments est un livre exigent de questions, y entrer demande au lecteur un peu de patience et il aura en retour un rare plaisir de lecture. Ce qui peut être vite repérable dans le chaos offert, ce sont des constantes formelles et de contenu. Ici : les quatre premiers ensembles de poèmes en prose, Le détail principal, Les actualités reconstituées, Empirique fossile, Assez vivant, ont paru dans des revues, le cinquième est inédit ; ils sont liés de manière évidente, « les éléments », la mer, la terre, l’air sont constamment présents, moins le feu, avec « les films de Méliès brûlés » ; un cinquième poème en prose, Digression sur le dehors, est inédit, et construit à partir d’un des thèmes récurrents de l’œuvre, celui du reflet ou du double. Mais c’est le thème de la répétition qui apparaît dans la strophe d’ouverture.

 

Il est impossible de ne pas lire la reprise, trois fois, de : « enfance » (le jour de l’enfance, la très petite enfance, dans l’enfance) avec, comme une glose, « la petite fille ». Le mot revient régulièrement, un des ciments de parties assez diverses, plusieurs fois dans un poème avec des emplois différents, comme s’il s’agissait d’insister sur le choix formel de la répétition et la variété des significations :

 

L’enfant en l’enfant cajole l’enfant (…) Pour se donner du courage il chante quelque chose : je suis cet enfant qui vit à l’intérieur d’une autre enfant

 

On note la constance de l’enfance dans presque tous les livres, également sous la forme de la « petite fille » (« J’ai été cette petite fille solitaire », La vie moins une minute, 2014) ; elle est aussi présente dans Les éléments sous forme de souvenir (« Lorsque j’étais enfant, je pensais (…) »), également à la base d’une création artistique, « Inlassablement il répète les gestes en une série toujours identique ». D’autres mots réapparaissent au fil des pages, comme la tulipe, mot par ailleurs intégré une fois dans l’une des   reprises d’un fragment de phrase [en italique] qui contribue à construire l’unité du livre :

 

« Comme l’élastique revient à sa position initiale, la tulipe de l’enfance retourne en la main avec la peau des doigts qui se touchent, s’entrelacent, s’entreglosent et nouent ensemble sensation, prémonition et désir » 

 

 Quelques variantes (verbes conjugués ou non, sujets différents, ajout de verbes, de compléments) apportent l’idée d’un changement continu dans les choses, dans le monde. Ce chaos est notamment figuré par le procédé de l’énumération, donc par l’impossibilité de contenir dans un texte le visible ; s’ajoute le fait que le nom des choses se crée par contiguïté sémantique (« il pleut (…) sur la mer basse continue ») ou sonore (« la pluie tombe sur (…) les voies toutes voilées de lumière, les voilures, les allures, les haleurs, les chaleurs, (…), les gens, les gendarmes (…), la voirie, la verrerie, les verrières » [etc.]). Sans oublier dans la longue liste des éléments — « la lumière, des éclairs » — ou des expressions — « les masques qui tombent » — que la pluie ne peut atteindre. On imaginerait le peu de réalité de ce monde si, dans l’énumération qui précède immédiatement, toutes les images d’un film sont affirmées être « vraies », mais une partie ne peut être regardé contrairement à ce qui est suggéré, comme « les fantômes de la bibliothèque et le lys dans la vallée ».

 

La "réalité" du film transporte le lecteur dans la fiction, l’une des constantes de l’œuvre de Marie de Quatrebarbes, fiction revendiquée (1) ou non. Dans Les éléments, l’imaginaire irrigue le texte, des embryons de récits appartiennent au conte, l’un met en scène un homme extrait de l’écorce d’un arbre, un autre des parents qui abandonnent des mois leurs enfants et reviennent nus « avec un œuf dans la bouche », etc. La fiction peut reposer sur l’ignorance ou une observation médiocre, par exemple quand un enfant se souvient qu’il prenait les seiches pour des vaisseaux, ou elle naît par un jeu de langage ; « Si (…) que se serait-il passé ? ». Enfin elle est la raison d’être du cinéma, d’où la brève biographie de Georges Méliès, pionnier des trucages avec ses "actualités reconstituées", et l’allusion à des images de ses films, celle notamment de la jeune femme à cheval sur un croissant de lune. Imaginaire triomphant avec ce que l’on peut découvrir derrière la porte : on pense à Lewis Carroll ou, pour le cinéma , par exemple à L’imaginarium du docteur Parnassus de Terry Gilliam. On en vient à conclure que « Tout ce qui est fiction existe ou existera », ou a existé comme est rappelée l’ouverture de la Mer rouge pour permettre l’exil de Moïse (Exode, 14).

 

Il s’agit bien d’une rupture d’avec "l’ordre naturel" et l’auteure introduit dans le livre des ruptures analogues en brisant l’ordre donné comme logique dans une suite de phrases, descriptive ou narrative. Un récit, ouvert avec la mention d’une femme couchée sur le sol bifurque complètement quand elle est comparée par son immobilité à une banquise : elle laisse place à des considérations sur la glace, la neige, l’iceberg — saut d’autant plus grand que la scène se passe à Tanger. Le lecteur rencontre d’autres ruptures avec la juxtaposition dans un énoncé, ou entre deux énoncés, de deux propos sans lien entre eux :

 

Une fois j’ai vu au microscope un morceau de mon doigt et il en va de même avec les gens

 

La rupture repose aussi sur un interdit culturel propre à notre civilisation et la présenter sans aucun commentaire en accroît la force, l’énoncé restreignant la pratique anthropophagique à une catégorie, « On ne doit pas manger la chair de ceux avec lesquels on dort ».

Ainsi les représentations du monde se modifient sans cesse et l’on se demande comment ce chaos de l’expérience peut se maîtriser. À vrai dire aucune issue n’est avancée. Les suggestions de la narratrice ne sont guère enthousiasmantes : « accrocher ma vie aux noms que j’invente, pas plus humains que moi, non plus que vous ». Pratique qui implique que « l’immobilité devient notre conquête », ce qui est répété ensuite, « Disons que l’immobilité est notre stratégie ». On comprend vite que la solution avancée n’en est pas une, pas celle de Marie de Quatrebarbes, mais que ses mouvements complexes dans la langue (qu’on a seulement esquissés) visent à questionner les représentations de l’expérience (de la langue, du monde), outre le plaisir de lire qu’ils procurent.

  1. voir par exemple : "on invente des histoires pour les derniers petits", La vie moins une minute, 2014.

 

Marie de Quatrebarbes, Les éléments, P.O.L, 120 p.,16 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 12 janvier 2025.

 

25/02/2025

Gerard Manley Hopkins, Reliquiæ Vers Proses Dessins

             

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             Paraître l’étranger

 

Paraître l’étranger, tel est mon lot, ma vie

Parmi des étrangers. Père et mère chéris,

Frères er sœurs, sont dans le Christ non proches

Et Lui ma paix, mon désunir, glaive et discord.

L’Angleterre, ô mon cœur en quiert l’honneur ! épouse

De mon premier créant, ne m’écouterait pas

Si je plaidais, ni ne plaidè-je : combien las-

sé d’être là, oisif, où les guerres abondent.

 

Me voici en Irlande à présent : c’est ma tierce

Éloigne. Non qu’à chaque éloigne je ne donne

Et ne reçoive amour. Mais à toute parole

De mon cœur le plus sage, ou le ban confondant

Du ciel noir, ou l’enfer, met barre. Ce garder

Inouï, ou ouï sans plus, me laisse à zéro, seul.

 

Gerard Manley Hopkins, Reliquiæ Vers Proses Dessins

réunis et traduits par Pierre Leyris, éditions du Seuil, 1957, p. 115.

24/02/2025

Dino Campana, Chants orphiques

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              La chimère

 

Je ne sais si entre des rochers ton pâle

Visage m’apparut, ou si un sourire

De lointains ignorés

Tu fus, baissé le front

D’ivoire éblouissant ou une jeune

Sœur de la Joconde :

Ou des printemps défunts

Pour tes pâleurs mythiques

La Reine ou la Reine adolescente :

Mais pour ton poème ignoré

De douleur et de volupté

Musique jeune fille exsangue,

Marqué de lignes de sang

Dans le cercle des lèvres sinueuses,

Reine de la mélodie :

Mais pour ta vierge tête

Penchée, moi poète nocturne

J’ai veillé les vives étoiles dans les prairies du ciel,

Moi pour ton doux mystère,

Moi pour ta démarche taciturne.

Je ne sais si des cheveux la pâle

Flamme fut la marque

Vivante de sa pâleur,

Je ne sais si ce fut une douce vapeur,

Douce sur ma douleur,

Sourire d’un visage nocturne :

Je regarde les rochers blancs les sources muettes des vents

Et l’immobilité des firmaments

Et les ruisseaux gonflés qui vont pleurant

Et les ombres du travail humain penchées sur les margelles souffrantes

Et toujours dans de tendres cieux des lointaines claires ombres courantes

Et toujours je t'appelle je t’appelle Chimère.

 

Dino Campana, Chants orphiques, édition bilingue, introduction de Maria Luisa Spaziani, postface et traduction de l’italien de Michel Sager, Seghers, 1977, p. 46-47.

 

 

23/02/2025

Jean Tortel, Relations

 

jean tortel,relations,bonheur

On n’est pas heureux

Sous l’azur fragile.

 

En ce jardin je sais je ne sais quoi.

Les feuilles sont un peu plus larges,

Un peu moins vertes que leur nom.

 

L’azur enfante l’ombre

(Le fruit de sa pourriture).

 

La terre aborde son silence

Qui l’attendait.

 

Jean Tortel, Phrases pour un orage, III,

dans Relations, Gallimard, 1968, p. 31.

22/02/2025

Joyce Mansour, Carré blanc

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Du doux repos

 

Prends vire une plume

Écris

Je volerai je volerai

L’orbite de la lune sauvage

Les grêles sanglots des vagues

Venues de l’autre rive

Vagues vaguelettes bandelettes et babillage

Écris

Roule entre mes bras

Ainsi qu’un caillou entre le ciel et le fond

D’un puits

Le sable sauvegarde de l’aveugle

Sur le parchemin de sa nuit

Prends vite du papier

Écris

Suis-moi entre les plates-bandes

Tranchées béquilles épines

Écoute

Les confidences de la rose

Mâchées hachées anodines

 

Joyce Mansour, Carré blanc, éditions Le Soleil noir, 1961, p. 121.