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04/06/2025

Georges Didi-Huberman, Essayer voir

 

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« Comment essayer dire ? » (how try say ?), se demande Beckett1. Et il répond par l'indication d'un geste double ou dialectique, un geste constamment reconduit à la façon dont nos propres paupières ne cessent d'aller et venir, de battre au-devant de nos yeux : « Yeux clos » (clenched eyes), pour ne pas croire que tout serait à notre portée comme le matériau intégral d'une demonstration ad oculos. « Yeux écarquillés » (staring eyes), pour s'ouvrir et s'offrir à l'irrésumable expérience du monde. « Yeux clos écarquillés » (clenched staring eyes), pour penser enfin, et même pour dire, essayer dire tout cela ensemble2. Si le langage nous est donné, le dire nous est constamment retiré, et c'est par une lutte de tous les instants, un essai toujours à recommencer, que nous nous débattons avec cet innommable de nos expériences, de notre défaut constitutionnel devant l'opacité du monde et de ses images.

 

Georges Didi-Huberman, Essayer voir, Les Éditions de Minuit, 2014, p. 53.

 

 

03/06/2025

Antonin Artaud, Poèmes

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L’amour sans trêve

 

Ce triangle d’eau qui a soif

cette roue sans écriture

Madame, et le signe de vos mâtures

sur cette mer où je me noie

 

Les messages de vos cheveux

le coup de fusil de vos lèvres

cet orage qui m’enlève

dans le sillage de vos yeux

 

Cette ombre enfin, sur le rivage

où la vie fait trêve, et le vent,

et l’horrible piétinement

de la foule sur mon passage.

 

Quand je lève mes yeux vers vous

on dirait que le monde tremble,

et les feux de l’amour ressemblent

aux caresses de votre époux.

 

Antonin Artaud, Poèmes (1924-1935), dans Œuvres 

complètes, I*, Gallimard, 1976, p. 262.

02/06/2025

Dictionnaire Max Jacob, Direction A. Dickow et P. Sustrac : recension

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Beaucoup de revues consacrent depuis longtemps des livraisons entières à des écrivains. Dans le passé, on relève par exemple qu’en 1924 Les feuilles libres dans un numéro illustré par Picasso, Klee, etc. rendait hommage à Léon-Paul Fargue, né en 1876 comme son ami Max Jacob qui, lui, eut un hommage dans Le Disque vert dès 1923 et, plus récemment, deux fois son portrait en couverture de la revue Europe (avril-mai 1958, mars 2014)1. À côté des revues, indispensables pour la diffusion d’une œuvre, sont édités récemment des dictionnaires affectés à des écrivains : aujourd’hui, le volume Max Jacob suit un ensemble paru au gré des propositions d’universitaires (Rimbaud, Hugo, Balzac, Gide, Colette, et pour les modernes Breton, Malraux, Barthes, Char). Le résultat est un volume qui entend tenir compte de tous les aspects de l’œuvre, publiée ou inédite, de la création à la réception, et de ce qui l’entoure. On lira des notices sur les revues auxquelles il a proposé des écrits, les galeries où il a exposé, sur tous ceux qui ont compté pour lui ou ont écrit à propos de tel livre, et sur tous ses correspondants ; les articles thématiques sont nombreux, beaucoup attendus (homosexualitéimagepoème en prose), d’autres moins (commercesurnom) ; chaque notice est suivie d’une bibliographie. On en lira 424, rédigées par plus de 70 contributeurs et il faut ajouter une bibliographie des œuvres et la liste alphabétique des entrées.

 

L’ambition des éditeurs qui ont rassemblé ces matériaux était de rendre compte de l’abondance des études jacobiennes depuis la disparition du poète et, ainsi, de marquer son importance dans la littérature du XXsiècle ; cela impliquait de s’attacher à la diversité de ses activités : poète, conteur, romancier, il a écrit des méditations religieuses, des lettres fictives, sans oublier de rendre compte de son énorme correspondance et de son œuvre de peintre. Il a participé aux débats esthétiques des années 1900-1920 ; de Jarry à Reverdy, qui lui ouvrit sa revue Nord-Sud, il a connu les créateurs de cette époque et a participé à un bouillonnement intellectuel intense. Proche de Picasso, il passait quotidiennement dans son atelier au Bateau Lavoir et le peintre lui a présenté André Salmon et Apollinaire ; c’est ce dernier qui a publié en 1905 ses premiers poèmes dans sa revue Les Lettres modernes, d’autres dans Les Soirées de Paris en 1914, et Max Jacob a dirigé en 1917 le chœur des Mamelles de Tirésias ; M. Lugan (article "Petites revues") note qu’« Il est probable que la rencontre de Salmon et d’Apollinaire (…) ait été, pour Max Jacob, un trousseau de clés précieux ». Grâce à   ces premières rencontres, puis à la publication du Cornet à dés en 1917, Max Jacob acquiert une place particulière parmi les poètes à l’aube du surréalisme, place que le lecteur reconstruira au gré de la lecture — par exemple, il apprend qu’Aragon admirait et pastichait Le Cornet à dés pendant la guerre, avant de lui rendre hommage en 1920 dans Anicet ou le panorama (voir article Surréalisme).

 

 L’ordre alphabétique émiette évidemment les informations, mais il est aisé de circuler dans le volume, les éditeurs ayant multiplié d’un article à l’autre les renvois. Le choix, ici, de l’article Léon-Paul Fargue, tient au fait qu’il a écrit très justement à propos de l’œuvre de son ami dans Portraits de famille, notant qu’« on peut le tenir, avec Larbaud, pour une des signatures du fameux laisser-passer accordé à la poésie moderne »2 et Max Jacob a justement vu que Fargue « nous enseignait à sublimer la vie quotidienne et à en faire la plus haute poésie »2 ; tous deux ont d’ailleurs été au sommaire du premier numéro de la revue surréaliste Littérature. À l’intérieur de chaque article, des renvois dirigent le lecteur vers d’autres notices concernant un épisode de la vie de Max Jacob, un de ses proches, une de ses publications, un thème, un correspondant, etc. ; ici sont appelés : amitié, Picasso, André Salmon, Académie Mallarmé, surréalisme, Henri Hertz, poésie, Cornet à désDos d’ArlequinLaboratoire central, calembour, Saint Matorel, Michel Manoll. L’émiettement propre au dictionnaire a son avantage, il propose des mises en relation de notices qui ne seraient pas spontanément faites : il fallait être un spécialiste de Max Jacob pour connaître son amitié avec Henri Hertz qui n’est pas un écrivain très connu, tout comme Michel Manoll, un poète de l’"école de Rochefort", beaucoup moins lu aujourd’hui que René-Guy Cadou. Ouvrir le livre au hasard promet aussi d’heureuses surprises : on apprend que Max Jacob fréquentait Saint-Pol Roux et a séjourné plusieurs étés dans le manoir de Cœcilian, on lit qu’il a écrit un roman resté inédit, Gribouille ou Les Gants blancs, on ignorait l’existence d’un très grand nombre de revues qui ont accueilli les poèmes et proses du poète. Etc.

 

 Un dictionnaire ne s’épuise pas, qu’il soit de langue ou consacré à un écrivain, sauf ici à s’atteler à une lecture alphabétique de 750 pages de notices présentées sur deux colonnes : mieux vaut une lecture plus souple ! On dispose maintenant d’une édition, prose et vers, de l’essentiel de l’œuvre dans la collection Quarto (Gallimard, 2012), présentée par Antonio Rodriguez, l’un des collaborateurs du Dictionnaire qui a par ailleurs consacré des études au poète. C’est aussi le cas des responsables du Dictionnaire, Alexander Dickow, universitaire aux États-Unis, et Patricia Sustrac, responsable de la publication des Cahiers Max Jacob ; tous deux ont largement nourri les notices et établi une précieuse bibliographie. Ce monument d’érudition à peine publié, ils travaillent à réunir et présenter la correspondance de Max Jacob avec les écrivains de l’"école de Rochefort", mouvement né en 1941. Gageons que ce nouveau livre retiendra l’attention de tout passionné d’histoire littéraire.

 

1 D’autres revues ont depuis longtemps consacré une livraison à Max Jacob, comme Simoun (publié à Oran) en 1956 ou, pour le centenaire de sa naissance, La Revue des Deux Mondes en 1976.

2 article Fargue, P. Loubier, p. 287.

 Dictionnaire Max Jacob, direction Alexander Dickow et Patricia Sustrac
Classiques Garnier, 2025, 808 p., 45 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 15 avril 2025.

 

 

 

 

01/06/2025

Octavio Par, Arbre au dedans

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Arbre au-dedans

 

Dans mon front a poussé un arbre.

Il a poussé au-dedans.

Ses racines sont des veines,

des nerfs ses branches,

ses feuillages confus des pensées.
Tes regards l’enflamment 

et ses fruits d’ombres

sont oranges de sang, grenades de lumière.

                               Le jour se lève

dans la nuit du corps.

Là au-dedans, dans mon front,

l’arbre parle.

                    Approche, tu l’entends ?

  

Octavio Paz, Arbre au dedans, dans Œuvres, édition

Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p.570.

31/05/2025

Octavio Paz, Liberté sur parole

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                    Majuscule

Crête cri de l’aube qui flamboie ! Premier œuf, premier coup de bec, cou coupé, allégresse ! les plumes volent, les ailes se déplient, les voiles se gonflent, des rames plongent dans le matin. Lumière débridée, lumière cabrée, la première. Croulements de cristaux qui déboulent de la montagne, tympanons de glace à rompre mes tympans.

Elle n’a pas de saveur, elle n’a pas d’odeur, l’aube, l’enfant encore sans nom, encore sans visage. Elle arrive, elle avance, elle titube, s’éloigne. Elle laisse une traîne de rumeurs qui ouvrent les yeux. Elle se perd en elle-même. Et le jour de colère écrase de son grand pied une petite étoile.

 

Octavio Paz, Liberté sur Parole, dans Œuvres, édition

Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 89.

 

 

30/05/2025

Octavio Paz, Salamandre

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      Intérieur

 

Pensées en guerre

veulent briser mon front

 

Par des chemins d’oiseaux

avance l’écriture

 

La main pense à voix haute 

le mot en convie un autre

 

Sur la feuille où j’écris

vont et viennent les êtres que je vois

 

Le livre et le cahier

replient les ailes et reposent

 

On a déjà allumé les lampes

comme un lit l’heure s’ouvre et se ferme

 

Les bas rouges et le visage clair

vous entrez toi et la nuit

 

Octavio Paz, Salamandre, dans Œuvres,

éditionJean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard,

2008, p. 241.

29/05/2025

Octavio Paz, Semences pour un hymne

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À Uxmal

 

          1

Pierre des jours

 

Le soleil est du temps ;

le temps, soleil de pierre ;

la pierre, sang.

 

         2

       Midi

 

La lumière ne cille pas,

le temps se vide de ses minutes,

un oiseau s’est arrêté dans les airs.

 

       3

Plus tard

 

La lumière tombe,

les colonnes s’éveillent

et dansent sans bouger

 

       4

    Plein soleil

 

L’heure est transparente :

si l’oiseau est invisible

nous voyons la couleur de son chant.

 

      5

   Reliefs

 

 La pluie aux pieds qui dansent, aux longs cheveux,

la cheville mordue par la foudre,

descend accompagnée par les tambours :

le maïs ouvre les yeux et pousse.

 

Octavio Paz, Semences pour un hymne, dans Œuvres, édition Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 56-57.

 

 

 

28/05/2025

Octavio Paz, Calamités et miracles

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Entre la pierre et la fleur

 

               I

 

Comme pierres naissons.

Rien que la lumière, il n’y a

que la lumière contre la lumière.

 

La terre :

paume d’une main de pierre.

 

L’eau qui se tait

dans sa tombe calcaire.

L’eau prisonnière,

humble langue humide

qui ne dit rien.

 

La terre soulève une vapeur.

Volent des oiseaux bruns, argile ailée.

L’horizon :

quelques nuages ras.

 

Plaine énorme, sans rides.

Le sisal, cet index vert,

divise les espaces terrestres.

Ciel enfin sans rives.

 

Octavio Paz, Calamités et miracles, dans Œuvres, édition Jean-Claude Masson, Pléiade/Gallimard, 2008, p. 29-30.

 

27/05/2025

Henri Michaux, Façons d'endormi, façons d'éveillé

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Dans les moments où, trahi par les muscles amollis, je me sens le plus incapable de bouger, c’est alors que je me transporte au-dehors.

   Profitant de l’étonnante liberté retrouvée au moment où elle paraissait perdue, je m’élance au-dehors, non je jaillis plutôt que je ne m’élance, ce n’est pas pour aller à la porte ou à la fenêtre mais plutôt sur les murs, ou bien au plafond, et sans me servir de mes pieds ni d’aucun de mes membres. Les continuité, et discontinuités ne m’affectent plus, comme elles font à l’ordinaire.

   Ainsi d’emblée je suis dans la pièce voisine, dans une autre, ou dans la rue.

   Oui, quand étendu, emmailloté dans ma fatigue, les membres rigides, je suis tel un cadavre, c’est alors que je suis le plus actif — le plus libre. Noué, je suis dénoué.

 

Henri Michaux, Façons d’endormi, façons d’éveillé, II, dans Œuvres complètes, III, Pléiade Gallimard, 2004, p. 531.

26/05/2025

Alexis Pelletier, Là où ça veille : recension

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 « le rêve d’un écrit sans fin toujours repris »

  Qu’écrire quand un proche meurt ? Peut-on échapper à la littérature ? Qu’il s’agisse ou non de l’aimée (« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »), aucun mot ne peut exprimer ce qui est vécu comme la perte. Littérature encore les vers de consolation quand la fille de l’ami a disparu (« Ta douleur Du Perier, sera donc éternelle (…) »). Le livre d’Alexis Pelletier appartient à cet ensemble singulier de poèmes et proses autour de la mort de l’aimé(e), ici la mère. L’écriture commence presque trente années après le décès, fondée sur des souvenirs, et ce qui fut ne peut réapparaître que par approximations successives et retours si un détail, vrai ou inventé, semble préciser le cours de l’événement. La force du livre tient à cette tentative répétée d’une reconstruction du passé, admise pour finir comme impossible, fiction (le mot est employé) qui questionne autant l’auteur et sa vie que la disparition, et également la relation à l’écriture.

 

Des trois ensembles du livre, le premier (le plus développé) cherche à reconstruire la scène des derniers moments de vie de la mère, cette circonstance particulière que le narrateur n’a pas vécue, « Je n’ai pas /vu l’instant sans nom le moment/ le passage où/ la vie va jusqu’au bout de la vie et s’en va ». Passage invisible même pour qui est présent — moment dont le caractère indicible a été si justement restitué par Bossuet dans une oraison funèbre, « Madame se meurt, Madame est morte »*. Ensuite avec l’éloignement dans le temps, d’autres souvenirs changent la saisie du passé, d’où dans la dernière partie d’autres réflexions sur le deuil, la relation à la mort et à l’amour. L’unité du livre tient à la place centrale du décès de la mère, à la présence continue du je-narrateur et au fait que la perception de l’espace intérieur se modifie : dans les premiers vers vient au jour « un souvenir / dans une lumière / assez sombre » et cette opacité, régulièrement répétée, dure longtemps, il faut l’achèvement du parcours de l’écriture pour que s’impose « un souvenir dans une lumière assez vive » — c’est le dernier vers. Parallèlement à l’unité des contenus est affirmée une unité formelle ; le livre débute sans majuscule et aucune n’apparaîtra en dehors des citations : la division en trois ensembles n’empêche pas alors le lecteur de penser que le récit avait peut-être déjà commencé auparavant ; l’avant-dernier vers suggère qu’il peut se poursuivre, mais autrement : « je ferme les yeux je te vois je tiens ta main », le "te" renvoyant ici à la femme aimée. 

 

Alexis Pelletier indique qu’il a écrit plusieurs versions pour progressivement s’éloigner de la fiction. Des décennies après le décès de la mère, les souvenirs à la base du récit ne sont plus du tout assurés, rien ne peut aller contre le temps qui a déformé des moments difficiles à vivre, où le narrateur a été immédiatement préoccupé par le passage de la vie à la mort de la mère. Les années ont passé avant le temps de l’écriture et ce réel non vécu, comme d’autres éléments parmi ceux qui l’ont suivi, sont alors inatteignables, confus ou perdus. Comment sortir de cet « étrange combat entre l’oubli et la mémoire » ? seule l’écriture, reprise, peut faire revenir des souvenirs. Cependant tout ce qui est autour de la disparition demeure dans « des lumières assez sombres », alors qu’au cours de la soirée à l’Opéra à laquelle, adolescent, il avait invité sa mère, « les lumières de l’orchestre n’étaient pas sombres » — l’opposition sombre/clair accompagne l’évocation de ce qui a été en bonne partie enfoui dans la mémoire et le retour du souvenir des jours où la mort était éloignée, impossible à imaginer.

 

La relation à la mère, complexe, a connu des plages heureuses, notamment celles de l’enfance d’où surgissent par exemple les mots entendus au réveil, « tu as trop dormi c’est l’heure », et la vision de la fierté maternelle appréciant le choix de ses achats de livres (Verlaine en poche, pages choisies de Rimbaud en classique Larousse). Le narrateur se souvient aussi des rencontres par la musique, même décevantes. Adolescent, pour inviter sa mère à l’Opéra, il avait passé la fin de la nuit devant Garnier pour prendre des places bon marché dès l’ouverture ; pourtant, au-delà de la joie commune, ce qui demeure de cette soirée, c’est le « désaccord profond » à propos des deux cantatrices dans Jenufa, opéra de Janácek, lui très sensible au contenu et rejetant le sacrifice des femmes, elle d’abord attachée aux voix. Dans les derniers temps de la maladie, une demande a bouleversé le narrateur, « s’il te plaît mon chéri il faut me suicider » : c’était là « un dépassement de la douleur qui fait face /à la mort par l’amour ». Relation vécue mais non exprimée parce qu’absence d’échange entre la mère et le fils. Pourquoi alors écrire ce qui, par la force des choses, ne peut être en partie qu’une « fiction » — « élégie », « tombeau », « récit », « roman » ? « c’est /peut-être que la vie passe dans l’écriture/la nudité de l’amour dans la mort/rien ne/s’épuise/sauf si le désir de mots n’est qu’une/illusion un fantasme ».

 

Les retours sur les souvenirs, sur ce qui n’a pas été vécu, parfois le début d’analyse de ce vécu (« je m’aperçois que le deuil de Maman renvoie / à une angoisse fondatrice »), les doutes mêmes à propos de ce qui est raconté, donnent une vraie force au livre. Tout cela n’empêche pas que ce n’est pas un document, mais qu’il appartient à la littérature, à un "genre", l’autobiographie. Le lecteur qui n’aurait rien lu de l’auteur apprend d’ailleurs qu’il croyait naïvement que des études de lettres l’aideraient à devenir écrivain et, surtout, qu’il a beaucoup lu — beaucoup de noms, de renvois à des ouvrages, par exemple à Une phrase pour ma mère (de Christian Prigent), aussi qu’il maîtrise le jeu avec la langue (retravaillant l’homophonie morphine/mort fine ou en construisant une : mère morte/mer morte/amère mort). Littérature, oui, et c’est pour cela qu’il déborde complètement ce qui pourrait n’être que la relation d’un deuil.

* Bossuet, "Oraison funèbre de Henriette Anne d’Angleterre, duchesse d’Orléans" (dans Recueil des Oraisons funèbres…, Grégoire Dupuis, 1691)

 

Alexis Pelletier, Là où ça veille, Tarabuste éditeur, 2024, 132 p., 14 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis, le 8 avril 2025.

 

 

25/05/2025

Pierre Chappuis, Le miroir de l'été

 

Une brassée d’étincelles, ces braises

 

Les coquelicots, encore — niant la solitude, traces d’un incendie prêt à reprendre, papillons aux ailes repliées qu’agite, vraie folie de parler inassouvie, le moindre vent venu de la mer.

 

                                             pierre chappuis, le miroir de l'été solitude

Ensemble pour une fois (impossible) en pleins champs où tant de sépultures furent  creusées : salut, sur nos lèvres insouciantes, à ces brassées d’étincelles, ces braises éparses parmi les herbes sèches !

 

Pierre Chappuis, Le miroir de l’été, La Dogana, 2002, p.39.

24/05/2025

Pierre Chappuis, À portée de la voix

 

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L’ombre diaphane

 

À peine un tressaillement de la poitrine, comme si elle allait revenir à elle (mais non) ; à peine les lèvres remuent-elles, ciel ou eau, porteuses de l’aube.

Amenuisée, l’ombre s’éclaire, s’anime, bruit d’une scintillation éparse.

 

Respirant doucement, souriante, heureuse dans son léger sommeil, vaque après vague (murmure évanoui), son rêve la berce jusqu’au cœur de la roselière.

Amoureuse instabilité.

 

Pierre Chappuis, À portée de la voix, Corti, 2002, p. 25.

23/05/2025

Pierre Chappuis, Entailles

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À mi-pente

le brouillard

— nappe, océan —

s’écaille, se boursouffle.

 

Presque

du pied

l’effleurer.

 

Sans ébréchure

luit

le fil de l’horizon.

 

Pierre Chappuis, Entailles,

Corti, 2014, p. 49.

22/05/2025

Pierre Chappuis, En bref, paysage

 

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Allées et venues au gré des chemins dans la forêt dénudée, sous un ciel largement ouvert, à brasser un amas de feuilles prompt à coller aux semelles.

 

Brouet d’automne. Son embarras.

 

Feu couvant. Terni.

 

 

Plus ou moins anguleux, plus ou moins gros, cailloux et pierres se conjuguent diversement sous le pied. Chaque pas — nos pas jumeaux jusqu’à il y a peu — chaque pas invente ou réinvente le chemin. Quelle renaissance mener désormais, solitairement ? à quoi bon ? de quel profit ?

 

Pierre Chappuis, En bref, paysage, Corti, 2021, p. 38.

21/05/2025

Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin

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Irrésistiblement rien

 

Barque telle une musique en moi dans l’obscurité, dans le noir, lugubrement mystérieuse et banale, sans destination (absolument, où que ce soit, errant) muette compagne dans l’absence et la désolation (sa solitude), à battre obstibément dans mes veines, dans un silence d’hypnose, qui interminablement m’habite (à en finir ; à n’en pas finir), s’emparer de moi (tourment, apaisement), m’engeôle, m’étreint.

 

Ténèbres.

 

Ombre glissant dans l’ombre (ombre encore le sillage, moindre renflement d’ombre), longuement jusqu’à perdre de tout, connaissance.

 Pierre Chappuis, Dans la lumière sourde de ce jardin, Corti, 2016, p. 16.