10/11/2025
Michel Leiris, Le ruban au cou d'Olympia

Orphée et sa lyre
Homère et sa canne blanche
Dante et le chaperon qui le distingue de Virgile
Ronsard au front lauré
Cyrano et son nez légendaire
Racine et sa perruque bouclée
Buffon et sa manchette de dentelle
Voltaire dans son fauteuil Voltaire
Mirabeau à la face grêlée
Balzac et sa robe de chambre
Gautier et son gilet rouge
Mallarmé sous son plaid
Rimbaud en costume de bagnard plus que de trafiquant
Tolstoï en blouse de moujik
Wilde aux lys bientôt changés en orties
Jarry en culotte cycliste
Max Jacob porteur de l’étoile jaune
Roussel à bord de sa roulotte
Apollinaire à la tête bandée
Joyce et ses grosses lunettes
Kafka coiffé d’un melon magrittien
Michel Leiris, Le ruban au cou d’Olympia,
Gallimard, 1981, p. 158.
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09/11/2025
Bruno Fern, des tours, suivi de Lignes : recension

On peut écrire en « vers libres » pour faire part de ses amours ou de son désespoir de vivre, plus prosaïquement de ce qui se passe dans sa vie, et cela finit par devenir un livre de "poèmes" ; chacun en trouvera chez son libraire un grand choix. Autre chose est d’écrire en prenant la langue comme matériau, en s’imposant des contraintes formelles ou en les réinventant — le sonnet, par exemple, est toujours vivant sans être toujours selon les règles du sonnet de Ronsard. À l’intérieur du cadre que l’on a choisi, ou construit, d’autres contraintes s’imposeront. Bruno Fern invente une contrainte, très littéraire, dans chaque partie du recueil, à partir de laquelle d’autres jeux rhétoriques se développent.
La règle dans des tours, qu’on lit aussi immédiatement "détours", titrée heureusement « Fabrique », est énoncée avant le premier poème et reprise en quatrième de couverture :
Chaque poème est issu d’un texte dont l’origine est indiquée. Un extrait y a été prélevé puis scindé en deux parties : la première est placée à la fin du poème et la seconde au début. Entre ces extrémités figure un écho plus ou moins lointain au texte original, comme les images dans les glaces déformantes d’une fête foraine.
L’allusion à la fête foraine n’est pas de hasard ; populaire par excellence, elle est une parenthèse dans le quotidien — même évidemment si elle appartient à la vie sociale ; ce qu’on y fait n‘a pas de conséquences : on tire sur des leurres, on tamponne des autos qui repartent, etc., donc tout est vrai (on a une carabine) et tout est faux (personne ne meurt).
Le premier poème part du début de la première des Élégies de Duino, dans les traductions les plus courantes, « Qui donc, si je criais ». La "fabrique" retient d’abord le cri dans sa matérialité (des sons), puis comme manifestation d’un trouble (« plainte »), écho au poème de Rilke, mais aussitôt « plainte » est entendu comme terme de droit ("plainte contre X"), ce qui autorise l’introduction de l’emprunt :
donc si je criais il en sortirait quoi d’arti
culé — au minimum un son, ça
c’est sûr, mais pas forcément une plainte
déposée par les voisins
ou l’on ne sait trop qui
La fabrique, ici, joue sur la polysémie et, avec le rejet du vers 2 (« culé »), introduit un vocabulaire familier, une des constantes ensuite dans le recueil.
Dans un poème construit à partir du treizième vers (« De rudesse envers moi, je veux tes mains baiser »), d’un sonnet d’Étienne Jodelle, des mots sont repris (« endurer », « meilleur ») ou légèrement transformés (« tendrelette » devient « tendre »), mais les gestes de l’amour ne sont plus ceux policés du poème, à ce qui n’est que suggéré dans le vers 14, « Si un baiser meilleur au moins ne te vient plaire », correspond crument ce que la Renaissance ne publiait que sous le manteau : « je veux tes mains baiser ta fente et ton anneau ». Bruno Fern introduit aussi des paronymes, en les liant avec « & », plutôt courant au XVIe siècle même si absent de ce sonnet, et en signalant leur présence : « avant que tous deux liés en corsage & en cor / dage — c’est le jeu qui veut ça ». Le jeu sur « corps », « sage » et « [d’] age » s’accorde avec les sonnets de Jodelle.
On appréciera ces "détours" parfois complexes, joués à partir de poèmes d’Apollinaire, Baudelaire, Villon, Zanzotto, Saint-Amant, etc., avant de suivre l’exercice d’une autre règle. Elle est énoncée dans une note à font 5 de E. E. Cummings : « Comment obtenir le mouvement en divisant les mots, c-à-d en composant par syllabe ? » (traduction Jacques Demarcq). Les phrases de départ sont, là encore, choisis dans des textes littéraires — on pouvait prendre des modes d’emploi ou des publicités, etc. — d’Apollinaire encore, de Christian Prigent, Malherbe, etc. Certaines « lignes », commencent à partir d’un fragment (Tristan Tzara, « Et si je m’égare c’est que je ») :
ET
si étêté je pique encore excusez-moi un sprint
et intègrent en cours de route une autre citation, ici, vers 2, la partie en italique vient d’Andrea Zanzotto.
SI
si en as des cascades qui saute de strates en strates
Ce n’est plus la relation au texte de départ qui importe, plutôt la construction de brefs récits en jouant sur la prononciation, par exemple, pour défaire l’attente du lecteur (qui s’arrête) ainsi, dans « je m’égare », la syllabe « m’é » devient « mes » et cette transformation est commentée : (…) je suis / M’É /propre pas, je m’épate moi-même mais / GARE / à ne pas se gargariser de haut langage.
La « ligne » prise dans le Sonnet en X de Mallarmé, « Aboli bibelot d’inanité sonore » suscite de multiples transformations analogues (« LI / tes râlements », au / BE / au milieu », etc.) et la répétition de la syllabe initiale : pLIés, Lisant, Lit, pâLIr, L’Identité, Lisible, Livide, reLIer, Lie.
On ne boudera pas le plaisir de retrouver un vers de Villon ou de Queneau (autre travailleur expert de la langue) point de départ des modifications que lui impose Bruno Fern. Ajoutons qu’au "détour" d’un jeu sur une syllabe il multiplie des allusions littéraires ; toujours avec le vers de Mallarmé, on reconnaîtra un (presque) fragment de vers de Nerval, « TÉ / nébreux consolable ».
Bruno Fern, Des tours suivi de lignes, Louisse Bottu, 2025, 96 p., 10 €.
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08/11/2025
Christian Prigent, Zapp & Zipp

Qui se déprécie ostensiblement n’est pas en cela modeste — ce n’est pas l’humilité qui y pousse.
Mais plutôt primo une illusion de lucidité sur les ridicules qui affleurent dans les conduites des hommes et les propos qu’au jour le jour ils tiennent ; deuxio, la sensation vaniteuse de n’être pas trop du fait de quelque exceptionnelle puissance (intellectuelle, artistique ou autre), partie prenante des ridicules du commun ; tertio le dépit de ne pas du coup savoir comment faire pour effectivement vivre et communiquer avec autrui dans la faiblesse de pensée, l’ignorance, la futilité, la jovialité forcée.
On assiste chaque jour à sa propre bêtise (qui le dénie, c’est à cause de cette bêtise elle-même. Comme dit Artaud, l'intelligence elle-même, volontiers ahurie de ses propres succès, est par la sottise « toujours sodomisée de près » : il suffit pour cela du moindre pas de côté hors des compétences ; ou de trop de croyance en l’importance desdites.
Christian Prigent, Zapp & Zipp, P.O.L, 2025, p. 449.
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07/11/2025
Judith Chavanne, De mémoire et de vent

Trouble du temps
Trouble du temps, la brume sur les eaux
qui est encore de l’eau, ou son rêve…
La rivière hésitant au crépuscule
entre elle et elle-même dans le gris :
vapeur ou liquide ?
Comme nous qui nous mirons en nos jours,
en nos vies ; la lumière fléchit :
la nuit qui vient, humide,
est-elle d’un autre soir ou d’aujourd’hui ?
Ce presque même soir quand
l’enfant était enfant, et l’oiseau
que débusque notre passage, s’envole-t-il
depuis le milieu des souvenirs ou de la rive ?
Judith Chavanne, De mémoire et de vent,
L’herbe qui tremble, 2023, p. 48.
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06/11/2025
Emily Brontë, Poèmes
Il devrait n’être point de désespoir pour toi
Il devrait n’être point de désespoir pour toi
Tant que brûlent la nuit les étoiles,
Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,
Que le soleil dore le matin.
Il devrait n’être point de désespoir, même si les larmes
Ruissellent comme une rivière :
Les plus chère de tes années ne sont-elles pas
Autour de ton cœur à jamais ?
Ceux-ci pleures, tu pleures, il doit en être ainsi ;
Les vents soupirent comme tu soupires,
Et l’Hiver en flocons déverse son chagrin
Là où gisent les feuilles d’automne
Pourtant elles revivent, et de leur sort ton sort
Ne saurait être séparé :
Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie,
Du moins jamais le cœur brisé.

[Novembre 1839]
Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris,
Poésie / Gallimard, 1983, p. 87.
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05/11/2025
Christian Prigent, Zapp & zip

Quant à ce que couramment on appelle poésie « contemporaine », poésie « vivante » (et que d’ailleurs on n’appelle plus ainsi que par commodité distraite : sans guère savoir de quoi l’on parle, sans nul souci de le savoir mieux), ça s’affaire plutôt à oublier la poésie : la poésie comme question posée aux parlants sur le fait qu’ils parlent et que parler fait justement d’eux des « poètes », même s’ils ne savent rien de ce qu’est la poésie, n’en lisent jamais, n’en écrivent pas.
Rien de neuf : il y aura toujours des démangés pour appeler poésie des expressions d’affects ou des jaculations d’opinons découpées en lignes d’inégale longueur, des chroniqueurs pour trouver ça très bien puisque ça parle du monde, dit « réel », des lecteurs attendris pour en prendre connaissance (en écoutant leur profération plutôt qu’en déchiffrant leur version écrite) parce que ça ne fait que répéter les connaissances qu’ils ont déjà.
La poésie inquiète elle-même (qui suis-je ? que puis-je ? où vais-je ?), soucieuse de ce qu’elle fut (encombrée du coup d’une lourde bibliothèque), curieuse de ce qu’elle sera (pas sûr a priori que son illusion ait quelque avenir), cette poésie-là n’a aucune chance face aux rengaines que l’époque nomme poèmes bien que ne les travaille aucune des questions que je dis (elle n’y croit pas (elle n’y voit que ringardise et manie intello.)
Christian Prigent, Zapp & zip, P.O.L, 2025, p. 680-681.
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04/11/2025
Christian Prigent, Artaud, le toucher de l'être

Artaud accomplit dans la violence, dans les mots, dans la radicalité du geste stylistique, un destin d’humain pour autant qu’humain veut dire parlant. Et s’il l’accomplit, c’est parce que ses écrits sont sans doute, parmi tous ceux que compte notre « bibliothèque », ceux qui emportent au plus loin le tracé de ce qui fonde l’être humain en tant qu’être séparé parce qu’il parle. La puissance de fascination que peut exercer Artaud vient à mon sens de la sensation qu’il donne de pousser à bout d’une façon à la fois savante et impulsive, implacablement rythmée et superbement arrogante dans sa douleur même, cette logique de la séparation : parce qu’il forme sans cesse la langue (le chant) du séparé (d’avec le corps, d’avec le monde) et nous assène à chaque coup la vérité sans fleurs. Or, c’est là, à mon sens, le point névralgique auquel touche toute expérience littéraire digne de ce nom. Artaud nous situe au cœur d’une question à laquelle aucune formule théorique ou stylistique ne saurait répondre sinon par la mise en évidence de sa propre énigme et de son propre ratage – au sens où l’œuvre d’Art est ratée mais où c’est dans ce ratage magnifique qu’est sa nécessité (son toucher de l’être). C’est dans ce commentaire infini sur le ratage de l’humain (son inadéquation au réel immédiat et à sa propre réalité corporelle), que se trouve, je crois, la vérité de l’expérience littéraire.
Je suis frappé de voir que les jeunes gens qui écrivent aujourd’hui ne lisent plus guère Artaud. Il n’appartient pas à leur bibliothèque. Peut-être est-ce l’une des conséquences de leur méfiance envers toute tentative de penser globalement la question de la littérature, voire d’une sorte de rejet de la littérature comme pensée et de l’interrogation théorique sur l’essence de la littérature.
Christian Prigent, Artaud, le toucher de l’être, entretien avec Olivier Penot-Lacassagne, dans Artaud en revues, sous la direction d’O. Penot-Lacassagne, L’Âge d’Homme, 2005, p. 137-138.
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03/11/2025
Jude Stéfan, Graines et issues
Et la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage – on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet –, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D.Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).
Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte – le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient "auteurs", comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, où j’"engage" ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.
Jude Stéfan, "De l’engagement (ou la poésie, elle)", dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.
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02/11/2025
La revue de belles-lettres, 2025, 1 : recension

La variété des contributions au sommaire de La revue de belles-lettreslaisse hésitant le lecteur : par quoi commencer ? "Traversées avec Philippe Jaccottet", dans la dernière livraison parue en juin, retient avant les nombreuses contributions, poèmes et proses, dans différents domaines. Il s’agit dans cet ensemble à la fois d’interroger ce qu’implique la traduction en anglais de ses œuvres, ici par John Taylor, et de suivre son activité quand il est lui-même traducteur. On résumera les réponses aux questions de M. Graf et J. Wenger, puis à celles de Tess Lewis, elle-même traductrice de Jaccottet.
Parallèlement à d’autres contemporains comme Bonnefoy et Réda, Taylor lit les poèmes de Jaccottet dans les années 1990, puis Leçons, livre majeur dans l’œuvre. Ce n’est qu’après un premier article en 1995 que commencent des relations épistolaires et téléphoniques avec Jaccottet (rencontré seulement en 2017). Ces échanges étaient pour lui indispensables, la poésie de Jaccottet faisant entrer « dans le domaine de l’émergence du logos et dans la véracité de la perception humaine ». C’est pourquoi restituer le mètre et la rime lui semblent relativement secondaires — « ornementation rhétorique » — et cèdent le pas devant la recherche du poète sur « la nature des apparences ».
Autre sujet ; on connaît la passion de Jaccottet pour la musique, mais dans son œuvre ce sont toujours les mots qui portent le sens, par exemple les paroles des madrigaux de Monteverdi. Mais le plus important, dès le début, ce sont les thèmes de Hölderlin et Rilke, les dialogues avec Gustave Roud, et les questions que les uns et les autres posaient. Elles rejoignaient ce qui est lisible quand on le lit, « Les stimuli véritables à ses méditations », c’est toujours le monde réel. Aujourd’hui, son écriture « pleine de nuance, d’attention (…) et d’une recherche de vérités essentielles » est aux antipodes de l’actuelle « robotisation linguistique ».
Dans les sept lettres retenues, adressées à John Taylor à propos de l’activité de traduction vers l’anglais, Jaccottet répond précisément à chaque demande, s’excusant presque de n’avoir pas la pratique de l’anglais, lui qui a traduit l’allemand, l’italien, le russe, l’Odyssée.
À propos des traductions de Hölderlin, Jaccottet estime que le « mot à mot passionné » convient « pour les poèmes les plus abrupts, les plus fragmentaires », pas pour l’ensemble de l’œuvre. Il est nécessaire de tenir compte des « inflexions familières » qui rappellent qu’Hölderlin « n’a jamais cessé de dire la vertu de l’enfance » — il faut rappeler qu’il a dirigé la publication des œuvres pour La Pléiade (1967), traduisant beaucoup, dont des poèmes avec Gustave Roud.
On ne sera pas surpris de son attention portée aux demandes de John Taylor, qui l’a beaucoup traduit. Lui-même fait entrer dans l’atelier du traducteur en choisissant un court poème de Goethe. Étudiant les décalages entre les deux langues, il cherche à garder « le ton naturel, familier sur lequel le poète parle » ; la conclusion de ce « désespoir du traducteur » est qu’il impossible de restituer la forme qui fait la perfection du poème.
Les poèmes de Silvia Härri, sous le titre Il était deux fois, sont loin du monde réel de Jaccottet. Dans "Cache-cache", la réalité bascule avec des « fantômes dans le miroir » ou le rêve de paysages fantastiques, mais n’est visible qu’un « reflet fatigué ». Une chambre a conservé des traces de celles qui l’ont occupée, « il y a les signes de ces autres / gravés dans la mémoire des murs » et « en vain te cherchons-nous / tu es comme //effacée ». Une clinique est très particulière, médecins, infirmières et même médicaments, tout y est faux : « carnaval d’êtres flottants », et il faudra jouer la malade. Dans cet univers, quelle vérité derrière les masques ? peut-être faut-il regarder « les traces de neige / dehors, elles fondent à vue d’œil sur l’herbe délavée ».
Nous restons dans un climat d’étrangeté qui transforme la réalité quotidienne avec L’immédiateté seconde de Laurent Cennamo. C’est une fourmi rouge qui, « du haut du ciel », estime que les humains sont fous et c’est sans doute par allusion à Lautréamont que le jugement esthétique prend une référence singulière, « Beau / Comme un chat coupé en deux / Sur les rails d’un train ». "Il" se revoit au milieu des livres, « île » d’une librairie, un yucca « apparaît quand il tousse » et « Disparaît dans une trappe, Quand il pousse, trois fois, / Sur la petite manette / Dans son dos ». Et la littérature, plus que l’actualité (Lady Gaga), très présente avec des noms, Ulysse, Proust, le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Dante.
Dans les Produits dérivés, sonnets non rimés de Dominique Quélen, le lecteur rencontre des descriptions de photos, chaque fois « morceau [découpé] dans le réel ». Il s’agit toujours de personnes disparues, coureurs à l’arrêt, père et oncle jeunes impossibles à reconnaître, personnages qui semblent déjà morts. « On fait de ces objets le reflet des noms qui les / désignent dans un langage où ils n’existent plus ». L’essai de restituer quelque chose de ce monde d’hier s’effectue avec un travail sur la syntaxe qui demande (heureusement…) au lecteur de reconstruire chaque phrase.
Samuel Brussell raconte comment il en est venu à traduire Anna Maria Bacher, qui écrit dans le dialecte de la vallée de Formazza, parcours d’un traducteur qui retient le lecteur autant qu’une fiction. Dans presque tous les poèmes, on passe de la mélancolie, de la tristesse, de la difficulté de vivre à un goût retrouvé de continuer. Il faut « reprendre la vie » et formuler le vœu qu’avec l’an nouveau on pourra « recouvrir [s]es vieilles misères », que l’on connaîtra la paix du printemps « pendant que pousse l’herbe ». Il s’agit chaque fois de vivre un lien fort à la nature environnante, et même aux variations du temps avec une injonction à la brume « emporte avec toi / la tristesse des hommes ». Après les jours sombres vient toujours le temps de la lumière.
Le plaisir de la lecture d’une revue comme La revue de belles-lettres est de savoir qu’il faudra y revenir plusieurs fois. Dans cette livraison, le lecteur apprend sur l’activité de traduction, découvre ou relit de nombreux poètes et prosateurs, plusieurs n’étant pas présentés dans cette brève chronique, dont Sophie Loiseau, Pierre-Alain Tâche, Valérie Rouzeau, Luba Jurgenson, Jean-Pierre Burgart, Alexey Voïnov, le photographe Thierry Cardon.
La revue de belles-lettres, 2025, 1, Traversées de Philippe Jaccottet, 216 p. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 8 octobre 2025.
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01/11/2025
Yves Bonnefoy, La longue chaîne de l'ancre

Les arbres
Il repoussa du pied la barque, qui s’éloigna du rivage et prit le fil du courant, le laissant à jamais au pied de ces grandes roches. Et lui, qui avait tout de même ramé assez longtemps, depuis cette heure de la veille où il avait entrepris la traversée, il s’ébroua d’abord d’un léger vertige puis il franchit ce premier escarpement, ce qui lui fut facile : quelques-unes des pierres ayant entre elles comme des marches, encore qu’étroites et irrégulières. Pauvre, et pourtant presque bleue, l’herbe qui poussait entre ces dalles. Le vent y avait déposé du sable, petites plages ocre rouge que des fourmis traversaient. Il en observa une, tout un moment, qui zigzaguait il eût dit pour rien. Puis il fut au sommet, il se redressa, il regarda l’horizon.
C’était de toutes parts devant lui, et tout autant à sa droite et à sa gauche, un plateau qui légèrement ondulait sous l’herbe maintenant plus serrée, plus haute, avec des passages d’ombre quelquefois miroitants comme des flaques restées d’une pluie nocturne, jusqu’à des lointains qui semblaient monter de dessous la terre, longues lignes ténues de collines bleues irisées à leur cime par la lumière de l’aube. Et disséminés dans ce grand espace, parfois proches les uns des autres et formant même, alors, de petits bosquets, parfois tout à fait isolés, il vit aussi nombre d’arbres, mais sans éprouver pour autant qu’ils fussent là l’essentiel, les étendues d’herbe étant très vastes, sur l’arrière-plan desquelles ils se détachaient, certains dressés au bord d’un des creux qui modulaient le plateau. Ils n’étaient pas l’essentiel, ils n’étaient pas ce que l’immensité du plateau proposait à celle du ciel. Tout de même, certains paraissaient très grands, leur couronne était majestueuse.
Yves Bonnefoy, Le Théâtre des enfants, dans La longue chaîne de l’ancre, Mercure de France, 2008, p. 67-68.
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31/10/2025
Pierre Jean Jouve, Moires

Mémoire
Dans ce château aux trente fenêtres règne la personne aimée, par moi inventée et vraiment fausse. Je suis seul à le savoir quand je passe, voyageur étranger au pays. Nul ne m’interroge, personne ne sait ; le secret est bien gardé. Cependant une part de cette femme était une part réelle de ma vie. En haut vous voyez les remparts de glace ; et en bas le petit ruisseau près des saules ; des montagnes dangereuses se resserrent en ce point même. Les grandes pièces d’apparat ont été fermées depuis ; mais elles me sont familières, puisque j’y ai mis la mort.
Pierre Jean Jouve, Moires, dans Œuvre I, Mercure de France, 1987, p. 1051.
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30/10/2025
Pierre Jean Jouve, Sueur de dang

À celle qui s’amuse
Inguérissable amour ! Inguérissable plaie
Inguérissable rouge feuilles dans du noir
Ou du blond mais toujours du sombre
Inguérissables maigres démons nus
Vous luisez en vous tordant contre les ombres
Inapaisées inguérissables trous sanglants.
Tu voles pourtant un sourire enragé
Tes yeux se promènent comme deux pierres
Ta chevelure est un jeu de frissons sur la tombe
Ton masque est mort pour mieux regarder
Pour mieux regarder des feux d’entrailles.
La déraison cherchant à devenir raison
Inscrit un numéro sur la tenture.
Pierre Jean Jouve, Sueur de sang, dans Œuvre I,
Mercure de France, 1987, p. 253.
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29/10/2025
Paysages





Photo T.H.
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28/10/2025
Jean Tortel, Limites du regad

Transparent. C’est merveille
Immobile ici. Le seuil
Étonnant de jour dense.
(Exulter que cela
Soit tel. Et toute profondeur
Calmée.)
J’ai dit : dehors
Je subis une intensité.
Lame étalée d’argent ou langue
Aérienne et solide,
C’est à présent et pour m’y retrouver.
Lavé. Soleil.
Dire belles
Visible.
La verdure encore massive.
Le corps est là
Évidemment,
Luire ou lumière
Sur le gravier gris-bleu.
Cela doit se dire
Si proche que.
Jean Tortel, Limites du regard,
Gallimard, 1971, p. 88-89.
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27/10/2025
Guy Goffette, Épilepsie force douze

I
La parole
Un seul soir ivre
Le petit ramoneur ne passera plus
Demandez le matin
La logique où est la logique
Elle boit un verre
au café de la gare
La mer vomit pas loin
contre un poteau indicateur
Si seulement les tickets
L’antipode dit que c’est l’heure
périodiquement
XI
Écrire ah
La tête que font les gens pressés
dans les vitrines
Combien en voulez-vous
Un peu de mou pour vos chats Madame
Le sergent de ville passe
dans les portefeuilles
L’identité du bonhomme de neige
est confuse
Glisser dans le Moyen Âge
est une question de souplesse
Quant à écrire
la putain se méfie
Guy Goffette, Épilepsie force douze, dans
Traversées, n° 46, printemps 2007, p. 4 et 14.
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