03/11/2025
Jude Stéfan, Graines et issues
Et la poésie, elle ? Elle exige une distance dans le langage – on ne poétise pas comme on élabore un roman ou rédige un pamphlet –, elle ne peut répondre à un effort direct, né de la vie même, qui s’inscrirait sitôt en des données verbales propres au scandale ou à la rage de l’être : elle requiert une forme. (À l’opposé de cet artefact D.Collobert a écrit des instants vécus, ponctués de tirets, d’enchaînements de perceptions et sensations unissant vie et écriture, parce qu’elle souffrait cette incapacité d’engagement réel, de témoignage incarné dans le poème, qui l’a menée à son propre renoncement, à ce niveau extrême la littérature étant perçue impossible parce que générale, impersonnelle, négatrice du Soi).
Ces questions ne naissent que d’une croyance naïve en un sujet. Quel est le sujet dans le poème ou le texte – le substrat personnel et fictif ? Beaucoup se croient "auteurs", comme on dit dans les manuels, alors que la littérature est une puissance anonyme de langage, où j’"engage" ma propre mort originelle, en toute perte. Même pas contemporain de moi-même, selon Mallarmé, ailleurs, quelque part dans l’espace virtuel qu’est l’écriture vaine, un simulacre de vérité.
Jude Stéfan, "De l’engagement (ou la poésie, elle)", dans Grains & issues, La ligne d’ombre, 2008, p. 64-65.
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02/11/2025
La revue de belles-lettres, 2025, 1 : recension

La variété des contributions au sommaire de La revue de belles-lettreslaisse hésitant le lecteur : par quoi commencer ? "Traversées avec Philippe Jaccottet", dans la dernière livraison parue en juin, retient avant les nombreuses contributions, poèmes et proses, dans différents domaines. Il s’agit dans cet ensemble à la fois d’interroger ce qu’implique la traduction en anglais de ses œuvres, ici par John Taylor, et de suivre son activité quand il est lui-même traducteur. On résumera les réponses aux questions de M. Graf et J. Wenger, puis à celles de Tess Lewis, elle-même traductrice de Jaccottet.
Parallèlement à d’autres contemporains comme Bonnefoy et Réda, Taylor lit les poèmes de Jaccottet dans les années 1990, puis Leçons, livre majeur dans l’œuvre. Ce n’est qu’après un premier article en 1995 que commencent des relations épistolaires et téléphoniques avec Jaccottet (rencontré seulement en 2017). Ces échanges étaient pour lui indispensables, la poésie de Jaccottet faisant entrer « dans le domaine de l’émergence du logos et dans la véracité de la perception humaine ». C’est pourquoi restituer le mètre et la rime lui semblent relativement secondaires — « ornementation rhétorique » — et cèdent le pas devant la recherche du poète sur « la nature des apparences ».
Autre sujet ; on connaît la passion de Jaccottet pour la musique, mais dans son œuvre ce sont toujours les mots qui portent le sens, par exemple les paroles des madrigaux de Monteverdi. Mais le plus important, dès le début, ce sont les thèmes de Hölderlin et Rilke, les dialogues avec Gustave Roud, et les questions que les uns et les autres posaient. Elles rejoignaient ce qui est lisible quand on le lit, « Les stimuli véritables à ses méditations », c’est toujours le monde réel. Aujourd’hui, son écriture « pleine de nuance, d’attention (…) et d’une recherche de vérités essentielles » est aux antipodes de l’actuelle « robotisation linguistique ».
Dans les sept lettres retenues, adressées à John Taylor à propos de l’activité de traduction vers l’anglais, Jaccottet répond précisément à chaque demande, s’excusant presque de n’avoir pas la pratique de l’anglais, lui qui a traduit l’allemand, l’italien, le russe, l’Odyssée.
À propos des traductions de Hölderlin, Jaccottet estime que le « mot à mot passionné » convient « pour les poèmes les plus abrupts, les plus fragmentaires », pas pour l’ensemble de l’œuvre. Il est nécessaire de tenir compte des « inflexions familières » qui rappellent qu’Hölderlin « n’a jamais cessé de dire la vertu de l’enfance » — il faut rappeler qu’il a dirigé la publication des œuvres pour La Pléiade (1967), traduisant beaucoup, dont des poèmes avec Gustave Roud.
On ne sera pas surpris de son attention portée aux demandes de John Taylor, qui l’a beaucoup traduit. Lui-même fait entrer dans l’atelier du traducteur en choisissant un court poème de Goethe. Étudiant les décalages entre les deux langues, il cherche à garder « le ton naturel, familier sur lequel le poète parle » ; la conclusion de ce « désespoir du traducteur » est qu’il impossible de restituer la forme qui fait la perfection du poème.
Les poèmes de Silvia Härri, sous le titre Il était deux fois, sont loin du monde réel de Jaccottet. Dans "Cache-cache", la réalité bascule avec des « fantômes dans le miroir » ou le rêve de paysages fantastiques, mais n’est visible qu’un « reflet fatigué ». Une chambre a conservé des traces de celles qui l’ont occupée, « il y a les signes de ces autres / gravés dans la mémoire des murs » et « en vain te cherchons-nous / tu es comme //effacée ». Une clinique est très particulière, médecins, infirmières et même médicaments, tout y est faux : « carnaval d’êtres flottants », et il faudra jouer la malade. Dans cet univers, quelle vérité derrière les masques ? peut-être faut-il regarder « les traces de neige / dehors, elles fondent à vue d’œil sur l’herbe délavée ».
Nous restons dans un climat d’étrangeté qui transforme la réalité quotidienne avec L’immédiateté seconde de Laurent Cennamo. C’est une fourmi rouge qui, « du haut du ciel », estime que les humains sont fous et c’est sans doute par allusion à Lautréamont que le jugement esthétique prend une référence singulière, « Beau / Comme un chat coupé en deux / Sur les rails d’un train ». "Il" se revoit au milieu des livres, « île » d’une librairie, un yucca « apparaît quand il tousse » et « Disparaît dans une trappe, Quand il pousse, trois fois, / Sur la petite manette / Dans son dos ». Et la littérature, plus que l’actualité (Lady Gaga), très présente avec des noms, Ulysse, Proust, le chef-d’œuvre inconnu de Balzac, Dante.
Dans les Produits dérivés, sonnets non rimés de Dominique Quélen, le lecteur rencontre des descriptions de photos, chaque fois « morceau [découpé] dans le réel ». Il s’agit toujours de personnes disparues, coureurs à l’arrêt, père et oncle jeunes impossibles à reconnaître, personnages qui semblent déjà morts. « On fait de ces objets le reflet des noms qui les / désignent dans un langage où ils n’existent plus ». L’essai de restituer quelque chose de ce monde d’hier s’effectue avec un travail sur la syntaxe qui demande (heureusement…) au lecteur de reconstruire chaque phrase.
Samuel Brussell raconte comment il en est venu à traduire Anna Maria Bacher, qui écrit dans le dialecte de la vallée de Formazza, parcours d’un traducteur qui retient le lecteur autant qu’une fiction. Dans presque tous les poèmes, on passe de la mélancolie, de la tristesse, de la difficulté de vivre à un goût retrouvé de continuer. Il faut « reprendre la vie » et formuler le vœu qu’avec l’an nouveau on pourra « recouvrir [s]es vieilles misères », que l’on connaîtra la paix du printemps « pendant que pousse l’herbe ». Il s’agit chaque fois de vivre un lien fort à la nature environnante, et même aux variations du temps avec une injonction à la brume « emporte avec toi / la tristesse des hommes ». Après les jours sombres vient toujours le temps de la lumière.
Le plaisir de la lecture d’une revue comme La revue de belles-lettres est de savoir qu’il faudra y revenir plusieurs fois. Dans cette livraison, le lecteur apprend sur l’activité de traduction, découvre ou relit de nombreux poètes et prosateurs, plusieurs n’étant pas présentés dans cette brève chronique, dont Sophie Loiseau, Pierre-Alain Tâche, Valérie Rouzeau, Luba Jurgenson, Jean-Pierre Burgart, Alexey Voïnov, le photographe Thierry Cardon.
La revue de belles-lettres, 2025, 1, Traversées de Philippe Jaccottet, 216 p. Cette recension a été publiée dans Sitaudis le 8 octobre 2025.
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01/11/2025
Yves Bonnefoy, La longue chaîne de l'ancre

Les arbres
Il repoussa du pied la barque, qui s’éloigna du rivage et prit le fil du courant, le laissant à jamais au pied de ces grandes roches. Et lui, qui avait tout de même ramé assez longtemps, depuis cette heure de la veille où il avait entrepris la traversée, il s’ébroua d’abord d’un léger vertige puis il franchit ce premier escarpement, ce qui lui fut facile : quelques-unes des pierres ayant entre elles comme des marches, encore qu’étroites et irrégulières. Pauvre, et pourtant presque bleue, l’herbe qui poussait entre ces dalles. Le vent y avait déposé du sable, petites plages ocre rouge que des fourmis traversaient. Il en observa une, tout un moment, qui zigzaguait il eût dit pour rien. Puis il fut au sommet, il se redressa, il regarda l’horizon.
C’était de toutes parts devant lui, et tout autant à sa droite et à sa gauche, un plateau qui légèrement ondulait sous l’herbe maintenant plus serrée, plus haute, avec des passages d’ombre quelquefois miroitants comme des flaques restées d’une pluie nocturne, jusqu’à des lointains qui semblaient monter de dessous la terre, longues lignes ténues de collines bleues irisées à leur cime par la lumière de l’aube. Et disséminés dans ce grand espace, parfois proches les uns des autres et formant même, alors, de petits bosquets, parfois tout à fait isolés, il vit aussi nombre d’arbres, mais sans éprouver pour autant qu’ils fussent là l’essentiel, les étendues d’herbe étant très vastes, sur l’arrière-plan desquelles ils se détachaient, certains dressés au bord d’un des creux qui modulaient le plateau. Ils n’étaient pas l’essentiel, ils n’étaient pas ce que l’immensité du plateau proposait à celle du ciel. Tout de même, certains paraissaient très grands, leur couronne était majestueuse.
Yves Bonnefoy, Le Théâtre des enfants, dans La longue chaîne de l’ancre, Mercure de France, 2008, p. 67-68.
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31/10/2025
Pierre Jean Jouve, Moires

Mémoire
Dans ce château aux trente fenêtres règne la personne aimée, par moi inventée et vraiment fausse. Je suis seul à le savoir quand je passe, voyageur étranger au pays. Nul ne m’interroge, personne ne sait ; le secret est bien gardé. Cependant une part de cette femme était une part réelle de ma vie. En haut vous voyez les remparts de glace ; et en bas le petit ruisseau près des saules ; des montagnes dangereuses se resserrent en ce point même. Les grandes pièces d’apparat ont été fermées depuis ; mais elles me sont familières, puisque j’y ai mis la mort.
Pierre Jean Jouve, Moires, dans Œuvre I, Mercure de France, 1987, p. 1051.
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30/10/2025
Pierre Jean Jouve, Sueur de dang

À celle qui s’amuse
Inguérissable amour ! Inguérissable plaie
Inguérissable rouge feuilles dans du noir
Ou du blond mais toujours du sombre
Inguérissables maigres démons nus
Vous luisez en vous tordant contre les ombres
Inapaisées inguérissables trous sanglants.
Tu voles pourtant un sourire enragé
Tes yeux se promènent comme deux pierres
Ta chevelure est un jeu de frissons sur la tombe
Ton masque est mort pour mieux regarder
Pour mieux regarder des feux d’entrailles.
La déraison cherchant à devenir raison
Inscrit un numéro sur la tenture.
Pierre Jean Jouve, Sueur de sang, dans Œuvre I,
Mercure de France, 1987, p. 253.
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29/10/2025
Paysages





Photo T.H.
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28/10/2025
Jean Tortel, Limites du regad

Transparent. C’est merveille
Immobile ici. Le seuil
Étonnant de jour dense.
(Exulter que cela
Soit tel. Et toute profondeur
Calmée.)
J’ai dit : dehors
Je subis une intensité.
Lame étalée d’argent ou langue
Aérienne et solide,
C’est à présent et pour m’y retrouver.
Lavé. Soleil.
Dire belles
Visible.
La verdure encore massive.
Le corps est là
Évidemment,
Luire ou lumière
Sur le gravier gris-bleu.
Cela doit se dire
Si proche que.
Jean Tortel, Limites du regard,
Gallimard, 1971, p. 88-89.
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27/10/2025
Guy Goffette, Épilepsie force douze

I
La parole
Un seul soir ivre
Le petit ramoneur ne passera plus
Demandez le matin
La logique où est la logique
Elle boit un verre
au café de la gare
La mer vomit pas loin
contre un poteau indicateur
Si seulement les tickets
L’antipode dit que c’est l’heure
périodiquement
XI
Écrire ah
La tête que font les gens pressés
dans les vitrines
Combien en voulez-vous
Un peu de mou pour vos chats Madame
Le sergent de ville passe
dans les portefeuilles
L’identité du bonhomme de neige
est confuse
Glisser dans le Moyen Âge
est une question de souplesse
Quant à écrire
la putain se méfie
Guy Goffette, Épilepsie force douze, dans
Traversées, n° 46, printemps 2007, p. 4 et 14.
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26/10/2025
Jacques Lèbbre, Les carrefours ou les regrets : recension

« Que sont-elles devenues ? »
L’autobiographie aujourd’hui prend les formes les plus diverses, du Journal, qui le plus souvent conserve ce que l’auteur(e) juge publiable, au roman où le "je" se donne plus ou moins clairement pour un double de l’auteur(e). Jacques Lèbre a choisi de revenir, dans douze poèmes en vers libres, sur quelques rencontres — non datées — avec des femmes, aimées parfois fugitivement ou simplement croisées. Il pourrait sans doute citer Apollinaire, « Les souvenirs sont cors de chasse / dont le bruit meurt parmi le vent » : quand le temps a effacé le vécu, il se souvient et relate avec des imprécisions, des erreurs quelques moments de ces "carrefours" qui, parfois, ont changé pour longtemps ses jours. Il retient aussi des "regrets", ces moments d’hésitation qui font disparaître ce qui était possible, ces empêchements de la vie aussi où l’on pourrait changer de voie.
L’ensemble touche à ce qui est intime, cependant la pose lyrique est éloignée en écartant des poèmes le "je", comme si un narrateur extérieur s’adressait à un personnage, avec un "tu", et auquel il rappellerait quelques épisodes de la vie passée. À côté de ce procédé, Jacques Lèbre accroît la distance en rapportant une rencontre sans aucun pronom personnel, mais en en notant les lieux, du premier où quelque chose va se passer (« l’escalier gravi », qui aboutit donc à un appartement) au dernier, le plus anonyme qui soit (« l’aire déserte d’une route »), en accord avec le ciel nocturne qui semble illustrer la fin d’une liaison :
une étoile filante comme la traîne d’un amour
qui déjà disparaissait tout au fond de l’horizon
Les autres lieux du poème connotent la nécessité de dissimuler la liaison : « Une traversée matinale du Jardin des Plantes », une gare, « une autre ville, à l’abri sous un pont ». « Discrétion » de la liaison interdite, mais désir de continuer à la faire vivre par la parole quand les amants se séparent, provisoirement ou non, ce qu’indiquent le premier et le dernier vers semblables, « Un numéro de téléphone longtemps su par cœur ».
Il n’est pas indispensable de suivre les récits dans le détail : certaines rencontres sont seulement souhaitées, pour respecter une éthique (on ne trompe pas l’amie avec qui l’on vit) mais qu’une femme trompe, elle, son compagnon pour vivre quelque temps une vie parallèle, est accepté. Une liaison n’a été vécue qu’« en pointillé durant vingt ans », alors que cette autre est délimitée dans le temps, restreinte à « quelques rencontres épisodiques ». Plus intéressant peut-être pour le lecteur et la lectrice, le lien entre ces récits et des modèles littéraires. L’un d’entre eux se situe précisément dans la ligne de l’amour, de la rencontre amoureuse selon les surréalistes ; une femme, présentée comme belle, monte dans un bus et, rapidement, sort de son sac une revue de poésie, face à celui qui écrit des poèmes, ce qui semblait rendre obligée une rencontre — qui a lieu. On reconnaît là le "hasard objectif" à l’œuvre par exemple dans la Nadja d’André Breton, d’autant plus nettement qu’ici l’acteur du récit, « un peu déprimé », était « sorti pour qu’il se passe quelque chose ». Une dimension tragique, inattendue, qui accroît le caractère littéraire, clôt le récit ; s’il est noté qu’il n’y eut que quelques « rencontres épisodiques », le sort de la femme est souligné, « maintenant : sa tombe dans un cimetière parisien / et quelques pauvres cailloux sur le marbre noir ».
D’autres poèmes rapportent cet imprévisible des mouvements de la vie, le chaos dans lequel chacun vit, dans les rencontres amoureuses ou non, et Jacques Lèbre ne met pas de côté des "regrets". Le désir d’une relation peut être partagé à un moment et plus tard le sens s’en est perdu pour l’un ou pour les deux. Une liaison ancienne et depuis longtemps terminée pourrait « recommencer » mais les gestes ou les paroles attendus ne viennent pas, une autre fois les mots ne manquaient pas mais il fallait sortir de ce lieu mal commode qu’est une poste et « Plus jamais, plus jamais tu ne l’as revue ».
Les souvenirs sont toujours une reconstruction du passé, souvent erronée, pour les carrefours comme pour les regrets, et Jacques Lèbre en est conscient. Il en donne au moins un exemple ; s’adressant à une femme autrefois aimée, il lui rappelle qu’elle avait porté une jupe jaune, « Non, (…) elle n’avait jamais porté de jupe jaune ». C’est presque toujours le hasard, encore une fois, qui appelle le souvenir — une rue, une phrase — et ne ressurgissent des « limbes » que des « bouffées ». Ce qui domine, c’est la perte et chacun ne sauve que des fragments de ce qui peu à peu s’efface.
Jacques Lèbre, Les carrefours ou les regrets, Potentille, 2025, 20 p., 10 €. Cette recension a été publiée par Sitaudis le 4 septembre 2025.
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25/10/2025
Edmond Jabès, La clef de voûte

Nous sommes invisibles
Quant tu es loin
il y a plus d’ombre
dans la nuit
il y a
plus de silence
Les étoiles complotent
dans leurs cellules
cherchent à fuir
mais ne peuvent
Leur feu blesse
il ne tue pas
Vers lui quelquefois
la chouette lève la tête
puis ulule
Une étoile est à moi
plus qu’au sommeil
et plus qu’au ciel
distant absent
prisonnière hagarde
héroïne exilée
Quand tu es loin
il y a plus de cendres
dans le feu
plus de fumée
Le vent disperse
tous les foyers
Les murs s’accordent
avec la neige
Il était un temps
où je ne t’imaginais pas
où hanté par ton visage
je te suivais dans les rues
Tu passais étonnée à peine
J’étais ton ombre dans le soleil
J’ignorais le parc silencieux
où tu m’as rejoint
Seuls nous deux
rivés à nos rêves
au large de nos paroles abandonnées
Je dors dans un monde
où le sommeil est rare
un monde qui m’effraie
pareil à l’ogre de mon enfance
[...]
Edmond Jabès, La Clef de voûte,
GLM, 1950, p. 25-26.
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24/10/2025
Claude Chambard, Cet être devant soi

Une fois
l’enfant a trouvé
dans la montée des Couardes
une façon de grotte
où il s’est faufilé
à peine un trou de lapin
tapissé de mousse & de feuilles
—est-ce un endroit pour vivre —
il attendait un lutin
un elfe une fée Alice
que sais-je
mais au fond du petit terrier
il discernait à peine quelques couleurs
du bleu turquoise du brun roux
su vert sombre du jaune bordé de noir
quelques plumes
un cadeau une couvée
du guêpier d’Europe (Merops apiaster)
Claude Chambard, Cet être devant soi, Æncrages & CO, 2012, np.
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23/10/2025
Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre

P’têt’ ben qu’un jour gn’aura du bon
Pour l’Gas qui croit pus à grand’chose,
Qu’a ben sommeil, qu’est ben morose
Et qui bourlingue à l’abandon ;
Pour l’Gas qui marche en ronflant debout
Et qui veut pas en foutre un’ datte
Et qui risqu’rait p’têt’ un sal’ coup
S’il l’tait pus vaillant su’ ses pattes
Et s’y n’aurait pas qu’en fin d’comptes
Pus ya d’misère et d’scélérats,
Pus ya d’ l’horreur, pus ya d’ la honte,
Pus ya d’pain pour les magistrats !
(…)
Jehan Rictus, Les Soliloques du pauvre, Poésie/
Gallimard, 2020, p. 41.
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22/10/2025
Philippe Jaccottet, Autres journées

Loriot : oiseau lié au soleil de huit heures du matin, aux ombres encore longues dans les vergers, les truffières.
Les engoulevents sont déjà repartis : brefs compagnons. Messagers ponctuels du crépuscule, avec leur bruit d'horloge de bois. Messagers de l'entre-deux, entre ciel et terre, entre jour et nuit — au ras de la cime des arbres.
Il y a une décantation qui se produit, en même temps qu'il fait plus sombre peu à peu — et c'est alors que paraît cet oiseau couleur d'ombre, plutôt paisible, flottant, autour duquel plus ou moins vainement je tourne. Comme un morceau de nuit, découpé dans son étoffe.
Quand la fumée brillante du jour se dissipe.
Travail au jardin, sous un temps doux, ciel pâle. Pas une feuille nouvelle, sinon celles, infimes, de la spirée. Le rouge-gorge, le « cravaté de rouge» d'Emily Dickinson si cher à Roud dans sa vieillesse, par moments semble accompagner mon travail ou même s'y intéresser, tant il est proche ; petit piéton plutôt qu'oiseau, presque toujours à picorer dans la terre.
Aube d'octobre
Il fait un peu plus froid.
Le rouge-queue chante dans l'aube qui se dissipe.
C'est comme si chantait un charbon.
En plein midi, soudain, deux martinets très haut dans le ciel à côté d'un nuage en forme de tour blanche, légère — comme je ne sais quelle apparition foudroyante, énigmatique, ou quelle mesure de la hauteur de l'air, quelle révélation de l'espace aérien, quelle flèche de fer dans le cœur. Une joie bizarre, d'à peine une seconde — et en me relisant, je me rappelle le gerfaut des Solitudes, « scandale bizarre de l'air » —, une lettre tracée sur le bleu puis effacée, un trait — ou le crochet d'un hameçon ? Sait-on qui a pu vous ferrer ainsi ?
La fauvette dans le tilleul : chant extraordinairement, mystérieusement clair, comme s'il traversait, transperçait une enveloppe, franchissait une limite.
Fauvette
dernier oiseau parleur en plein été
de quoi me parles-tu ainsi de loin en loin
dans le feuillage du tilleul ?
De quoi peut donc parler voix si limpide ?
Philippe Jaccottet, Autres journées, Fata Morgana,
1987, p. 15, 19, 28, 34, 46, 82, 88.
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21/10/2025
Queneau Raymond, les Ziaux
Les ziaux
les eaux bruns, les eaux noirs, les eaux de merveille
les eaux de mer, d'océan, les eaux d'étincelles
nuitent le jour, jurent la nuit
chants de dimanche à samedi
les yeux vertes, les yeux bleues, les yeux de succelle
les yeux de passante au cours de la vie
les yeux noirs, yeux d'estanchelle
silencent les mots, ouatent le bruit
eau de ces yeux penché sur tout miroir
gouttes secrets au bord des veilles
tout miroir, tout veille en ces ziaux bleues ou vertes
les ziaux bruns, les ziaux noirs, les ziaux de merveille
Raymond Queneau, Les Ziaux, collection Métamorphoses, XVII, Gallimard, 1943, p. 74.
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20/10/2025
Georges Perros, Papiers collé, 3

Il y a toujours quelque chose d’illisible dans un poème (digne de ce nom). L’illisible, c’est le poème lui-même, rendu équivalent à la nature. Incueillable. On se donne des gants en semant.
La culture fait des perroquets. Une partie de la poésie moderne — mais qu’entends-je par là ? — est le fait de type pas bêtes qui ont lu jusqu’à la garde, et peuvent à leur volonté singer tel ou tel prédécesseur de leur choix.
Tout le monde est capable d’écrire n’importe quoi en se réclamant de la poésie.
Un poème, c’est l’intérieur et l’extérieur, quelque chose au cœur de laquelle on peut habiter. Et quand l’intérieur est trop confortable, permet une pose, voire un repos, ça se sent tout de suite. Un poème fait partie du monde, il s’intègre à tout l’invisible, à tout l’ailleurs, à ce que Bonnefoy appelle l’arrière-pays. Il y a des choses qui passent en nous, qui nous traversent, nous travaillent, comme on dit que la mer est travaillée, sans que nous en soyons les maîtres. Ni les esclaves. Le matériau nous ignore, nous lui sommes parfaitement indifférents. À prendre ou à laisser. L’art n’est pas autre chose que la récupération difficile de ces signes qui échappent au quotidien élémentaire, mais comme le tout échappe au détail.
Ce qu’on entend généralement par poésie est devenu la tarte à la crème de notre délicieuse société. On va même jusqu’à l’enseigner — l’ensaigner ? — dans les universités, ce qui pourrait suffire à incendier l’immeuble si l’exercice professoral n’était de longue date voué au ridicule de l’inefficacité absolue. Mais il est vrai, vérifiable, que pas mal d’individus diplômés continuent d’expliciter Rimbaud, Cummings, etc. En tout rien toute horreur. Les étudiants n’y voient que du feu, mais ce feu ne prend pas. Nulle part. Ils connaîtront trois vers de X. Y. Z., juste assez pour les citer de travers quand ils seront devenus députés, ministres, président de je ne sais quelle république.
Georges Perros, Papier collés 3, Gallimard, 1978, p. 15, 46, 46, 69, 169.
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