01/11/2012
Gottfried Benn, Poèmes, traduction Pierre Garnier
Brume
Toi, son qui s'évanouit
et déjà passe,
plaisir à peine né
et déjà fondu dans la bouche,
c'est ainsi qu'heure tu t'écoules,
tu n'as pas d'être
depuis toujours déjà tu t'enveloppes
dans les brumes
Et nous répétons toujours
que cela ne peut finir
et nous oublions que l'éclat de la neige
est toujours neige d'antan
dans le constellé de baisers de larmes
de nuits et de sanglots
coule ce qui s'emprunte aux flots
les brumes tissent leur voile.
Ah, nous appelons et souffrons
les dieux les plus anciens :
toujours au-dessus de nous
« toi : tout et toujours »
mais aux béliers et aux branches
aux autels et aux pierres
où le sacrifice se consume
haut vers les dieux qui se taisent
les brumes tissent leur voile.
Gottfried Benn, Poèmes, traduit de l'allemand
et préfacé par Pierre Garnier, Gallimard, 1972,
p. 147.
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30/09/2012
Emily Dickinson, Poèmes, traduits par Claire Malroux
La « Nature » est ce que nous voyons —
La Colline — l'Après-Midi —
L'Écureuil — l'Éclipse — Un beau Bourdon —
Mieux — la Nature est Paradis —
La Nature est ce que nous entendons —
Le Loriot — la Mer —
Le Tonnerre — un Grillon —
Mieux — la Nature est Harmonie —
La Nature est ce que nous connaissons —
Mais sans avoir l'air de le dire —
Si débile est notre Sagesse
Face à sa Simplicité
"Nature" is what we see —
The Hill — the Afternoon —
Squirrel — Eclipse — the Bumble bee —
Nay — Nature is Heaven —
Nature is what we hear
The Bobolink the Sea —
Thunder — the Cricket —
Nay — Nature is Harmony —
Nature is what we know —
Yet have no art to say —
So impotent Our Wisdom is
To her Simplicity
Emily Dickinson, Poèmes, traduit et préfacé par
Claire Malroux, Belin, 1989, p. 193 et 192.
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19/09/2012
Emily Jane Brontë, Poèmes, "L'amour et l'amitié"
L'amour et l'amitié
L'amour à la sauvage églantine est pareil
Et l'amitié pareille au houx.
Si le houx reste obscur quand fleurit l'églantine,
Lequel fleurit plus constamment ?
La sauvage églantine est suave au printemps ;
L'été, ses fleurs embaument l'air.
Attendez toutefois que revienne l'hiver,
Qui dira l'églantine belle ?
Dédaigne l'églantine et sa vaine couronne,
Fais du houx luisant ta parure
Afin, lorsque décembre aura flétri ton front
Qu'il y respecte sa verdure.
[automne 1839]
Love and friendship
Love is like the wild rose-briar,
Friendship like the holy-tree —
The holy is dark when the rose-briar blooms
But which bloom most constantly ?
The wild rose-briar is sweet in spring,
Its summer blossoms scents the air ;
Yet wait till winter comes again
And who will call the briar fair ?
Then scorn the silly rose-briar now
And deck thee with the holly's sheen,
That when December blights thy brow
He will may leave thy garland green.
[Autumn, 1839]
Emily Jane Brontë, Poèmes, traduction de Pierre Leyris, édition
bilingue, Poésie / Gallimard, 1983 [1963], p. 89 et 88.
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09/05/2012
James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?
I
Il y a des noms de villages. De l'ordre dans les champs.
Paysans-masques pour tout chambouler, les voilà
Puis les voilà partis :
Ça se défait d'un coup le carnaval, et comment
C'est là tous les ans, pourquoi ?
Si c'est juste pour que
Tout l'monde un peu rigole ou si
De la vérité soudain te bouscule ?
Pour aussitôt
T'abandonner, silence : le fond d'un pré continue
Ou tel coin de grenier que personne y va plus.
Même à l'occasion des grands défilés fêtards
Organisés tenus selon que c'est prévu,
Bâle ou Rio, Nice et partout, ça s'en va comme à côté :
Un fifre et deux tambours tournent
Le coin de la rue
(Tant pis, t'auras pas ta photo !) ou fifre tout seul
Avec son costume et sa façon têtue
D'avancer dans la ville jusqu'à on se demande, et ça sera
Qu'un retour à la maison, le masque ôté, plus rien.
Si la fête au loin continue ?
Par les chemins de Galice on voit
Les paysans felos
S'en retourner dans les champs
Après qu'il est passé le carnaval,
Passé selon les règles et pas de règles et pas sûr que c'était
Si grande fête au village : façon plutôt de penser
À ça qu'on a perdu, et savoir
Si personne l'a jamais vécu ?
Je pense à des carnavals qui m'emportent
Et qui n'existent plus
Où moi j'ai vécu. Je voudrais venir
Dans un costume de mots
Pour dire à mon village
Qu'on se demande encore, à des endroits qui lui ressemblent
(Châtaigniers, la pluie, quelques paysans),
D'où on vient, qui on est ? Personne a jamais trop su,
Quel sens et pas de sens
En de vieux gestes continués
Parmi ceux de la modernité ?
[...]
James Sacré, Si les felos traversent par nos poèmes ?, photographies d'Emilio Arauxo et James Sacré, éditions Jacques Brémond, 2012, p. 8-15.
© Photo Tristan Hordé
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10/04/2012
Gaspara Stampa (1523-1554), Poèmes
Quand ma brûlure est trop intense, et inhumaine
cette violence qui m'étreint, je suis tentée
de tourner contre moi-même ma propre main
parce que dans un seul mal finissent tant de maux.
Mais alors c'est Amour qui me parle en secret,
Amour, lui qui jamais ne s'éloigne de moi :
« Ne porte pas la faux dans la moisson d'autrui ;
tu ne t'appartiens pas, tu es à ton seigneur ;
depuis le jour où tu t'es mise en son pouvoir,
ton âme et ton corps, ta vie et ta mort, c'est lui
qui en est maître, à lui ils doivent se soumettre.
Oui, prendre congé de toi-même sans que lui
ne le signifie ou te l'accorde, est un acte
plein de témérité où tu n'as aucun droit ! »
*
Quando tavolta il mio soverchio ardore
m'assale e stringe oltra ogni stil umano,
userei contra me la propria mano,
per finir tanti omai con un dolore.
Se non che dentro mi ragiona Amore,
il qual giamai da me non è lontano :
— Non por la falce tua ne l'altrui grano :
tu non sei tua, tu sei del tuo signore,
perché dal dì, ch'a lui ti diedi in preda,
l'anima e 'l corpo, e la morte e la vita
divenne sua, e a lui conven che ceda.
Si ch'a far da te stessa dipartita,
senza ch'egli tel dica o tel conceda,
è troppo ingiusta cosa e troppo ardita.
Gaspara Stampa[1523-1554], Poèmes, traduction et
présentation de Paul Bachmann, édition bilingue,
Poésie / Gallimard, 1991, p. 160-161.
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29/03/2012
Giorgio de Chirico, Poèmes
Souvenir d'enfance
Il me souvient d'avoir vu souvent,
La ville entière tourner par là
Où se tournait le vent
Mélancolie
Lourde d'amour et de chagrin
mon âme se traîne
comme une chatte blessée
— Beauté des longues cheminées rouges
Fumée solide
Un train siffle. Le mur
Deux artichauts de fer me regardent.
J'avais un but. Le pavillon ne claque plus
— Bonheur, bonheur, je te cherche —
Un petit vieillard si doux chantait doucement
une chanson d'amour
Le chant se perdit dans le bruit
de la foule et des machines
Et mes chants et mes larmes se perdront aussi
dans tes cercles horribles
ô éternité.
Giorgio de Chirico, Poèmes [Poesie], présentés par Jean-Charles Vegliante, Solin, 1981, p. 56, 25.
Giorgio de Chirico, Autoportrait, 1953.
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19/03/2012
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846)
Il devrait n'être point de désespoir pour toi
Il devrait n'être point de désespoir pour toi
Tant que brûlent la nuit les étoiles,
Tant que le soir répand sa rosée silencieuse,
Que le soleil dore le matin.
Il devrait n'être point de désespoir, même si les larmes
Ruissellent comme une rivière :
Les plus chères de tes années sont-elles pas
Autour de ton cœur à jamais ?
Ceux-ci pleurent, tu pleures, il doit en être ainsi ;
Les vents soupirent comme tu soupires,
Et l'Hiver en flocons déverse son chagrin
Là où gisent les feuilles d'automne.
Pourtant elles revivent, et de leur mort ton sort
Ne saurait être séparé ;
Poursuis donc ton voyage, sinon ravi de joie
Du moins jamais le cœur brisé.
[Novembre 1839]
There should be no despair for you
There should be no despair for you
While nightly stars are burning,
While evening sheds its silent dew,
Or sunshine gilds the morning.
There should be no despair, though tears
May flow down like a river:
Are not the best beloved of years
Around your heart forever ?
They weep — you weep — it must be so;
Winds sigh as you are sighing;
And Winter pours its grief in snow
Where Autumn's leaves are lying.
Yet they revive, and from their fate
Your fate cannot be parted,
Then journey onward, not elate,
But never broken-hearted.
[November, 1839]
Emily Jane Brontë, Poèmes (1836-1846), choisis
et traduits d'après la leçon des manuscrits par Pierre Leyris,
édition bilingue, [1963], Poésie / Gallimard, 1983, p. 87 et 86.
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11/01/2012
Eduard Möricke, Poèmes / Gedichte, traduction de Nicole Taubes : recension
D'Eduard Mörike (1804-1875), on peut lire en français Le peintre Nolten, roman de formation qui contient quelques poèmes (1), et Le voyage à Prague de Mozart, dont il existe plusieurs éditons en format de poche. Quant à son œuvre poétique, elle est fort peu connue, si ce n'est par les amateurs de lieder : Hugo Wolf a mis en musique 53 poèmes. Le recueil de poésies (Gedichte), publié en 1838 et constamment augmenté du vivant de l'auteur, comprend un peu plus de 200 pièces, proposées une première fois en français par Raymond Dhaleine en 1944. Il faut se féliciter que Nicole Taubes, par ailleurs traductrice de Thomas Mann et de Henrich Heine, se soit attelée à ce vaste ensemble : la virtuosité de Mörike, son usage de formes et de mètres multiples rendent difficile le passage dans notre langue.
Eduard Mörike est entré au séminaire d'Urach, dans le Jura souabe, puis dans celui de Tübingen comme avant lui Hölderlin et Schelling. La vie de pasteur ne lui convenait pas et il finit par l'abandonner pour enseigner dans un pensionnat de jeunes filles à Stuttgart, mais l'enseignement qu'il avait reçu lui donna le goût des littératures grecque et latine. À côté des traductions qu'il publia, il a emprunté des genres à l'Antiquité, imité ses poètes préférés — "Acmée et Septimius", d'après Catulle, plusieurs fois présent — et les a régulièrement cités : Tibulle, Anacréon, Erinna, élève de Sappho, ou leur a rendu hommage : « Ô laisse-moi te célébrer, Théocrite aux multiples grâces ! » ("Théocrite").
On pourrait lire Mörike comme un poète résolument tourné vers le passé, il n'accorde en effet quasiment aucune place aux événements qui transformèrent le XIXe siècle, contrairement à son contemporain Heine. Son entourage n'est pas absent, mais en dehors d'une "Cantate pour l'inauguration de la statue de Schiller" (1839), il est présent dans des pièces de circonstance, parfois de quelques vers, écrites à l'occasion d'un anniversaire, d'un mariage, d'un retour de cure, ou à propos de la mort d'un oiseau, du jouet d'un enfant, quand ce n'est pas pour déplorer la présence de moustiques qui gênent une promenade et empêchent la lecture au pied d'un arbre ("La plaie de la forêt"). On peut ajouter la satire de ceux qui s'imaginent importants et ont un air très ou, dernière pièce du volume, le congé donné au critique seulement soucieux de la taille du nez du narrateur : celui-ci lui « applique de tout cœur / Le bout de [son] soulier / Sur sa partie charnue, au bas du postérieur » ("Le congé").
On pourrait donc à juste titre se désintéresser d'une poésie trop tournée vers des modèles anciens et se vouant à rimer à propos de futilités. Ce serait aller bien vite en besogne. Ce n'est pas le "sujet" d'un poème qui importe, mais le travail dans la langue (voir Mallarmé), et si Mörike était nourri de l'Antiquité, il n'était guère différent en cela de beaucoup de poètes romantiques en Europe et il a souvent privilégié les mêmes motifs qu'eux. Il apprécie les petits faits de la vie quotidienne, les lieux sans apprêts, qu'il évoque en les transformant, par exemple pour exalter le sentiment de l'amitié (« De nouveau tu m'emplissais l'âme / Comme un frère ne le pourrait pas, comme jamais une femme ») ou, devant la nature, pour exprimer la faiblesse humaine ; ainsi dans la longue méditation après un voyage à Urach où il avait commencé ses études : « Au long des jours, des ans, tu [=la nature] restes immuable, / Et souffres sans douleur le passage du temps. »
La nature est aussi lieu du merveilleux, domaine des forces bienfaisantes ou pleines de malice. Ici, « l'étang s'agrandit, devient une mer », là on voit « un squelette / À cheval sur des ossements », ou "l'homme impavide" descendre au pays des morts, ou encore Greth la mauvaise commander aux éléments, tuer le fils du roi qui l'a négligée, puis « Elle, avec un lugubre chant, / Jette alors son corps à la mer ». On lira d'autres minuscules tragédies, mais aussi le conte des deux cigognes venues annoncer une double naissance ou celui des fantômes du tonnelier du château de Tübingen qui se manifestent de manière facétieuse.
Ce goût du conte, Mörike l'a revendiqué, notant qu'avec Grimm « Au merveilleux, j'ouvris mes sens : j'entrai dans le monde des fées, / Et la forêt devint plus claire, étrange le chant du coucou ! ». À la vie parallèle, celle où les lois naturelles ne sont plus observées, s'ajoute la rêverie qui modifie le réel selon le désir. "Rêver", "rêve", voilà des mots qui reviennent sans cesse dans les poésies, dès les premières écrites en 1820 : « Seul, en silence, sur mon siège / Je me berce de mille rêves ». On multiplierait les exemples, qui indiquent la difficulté à supporter le réel : « Si j'ouvre grand les yeux, je suis pris de vertige ; / Alors je les referme et je retiens le rêve. » C'est là encore un des motifs du romantisme européen, le gouffre entre les désirs et le vécu, et le refuge dans le rêve :
Le poète souvent s'exalte à des chimères,
Peines de cœur, belles amours imaginaires [...]
Je veux croire si fort sans bornes mon bonheur
Que souvent je me perds dans le rêve éveillé.
Ces amours imaginées sont souvent pleines de sensualité, le narrateur « dévoré de l'envie et du désir d'elle » demande à la femme de lui accorder une faveur : « Laisse-moi seulement plonger mon front, mes yeux, / Dans l'épaisse toison bouclée de tes cheveux », et il se souvient, lui dit-il, qu'« Au sang nos lèvres se mordirent / Ce matin, en nous embrassant » ; etc.
Amours imaginées, imaginaires : prétexte à multiples variations, motif d'écriture, comme le spleen dont on relèvera également l'expression : « Ce que je pleure, je ne sais, / C'est un mal qu'on ne connaît pas », ou : « Quelle mélancolie vient embuer mes yeux ? » Motif d'écriture, certes. Et Mörike insiste sur « le non-dit des mots et tout leur invisible », rappelle par une image que le poème ne naît pas aisément : « gratte encore un peu le sol : / La poésie , qu'est-elle d'autre ? », revient régulièrement sur ce qui compte avant tout, « retenir, grâce à la forme, / Tout cela [la beauté, la vie de la nature] pour l'éternité ! ». C'est là un programme qu'aurait approuvé en France un Baudelaire. Il faut lire Mörike !
Eduard Mörike, Poèmes / Gedichte, traduction, notice biographique et éditoriale de Nicole Taubes, introduction de Jean-Marie Valentin, Les Belles Lettres, 2010.
Cette note a d'abord été publiée dans la revue Europe, 2011.
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