01/01/2015
Guillevic, Coordonnées
— À t'entendre on dirait
Que le jour s'est muré,
Qu'il ne nous reste sur les yeux
Que de la nuit martyrisée.
— C'est moins que rien, c'est tas d'absence.
Sommeil et masse.
— Le merle veut. Qui dirait mieux ?
Il parle d'air
Teinté de sang la nuit dernière.
— Sang ou musique,
On y voit noir.
— Peut-être un homme au fond du puits,
Grimpant encore
Puisque le noir n'est pas le jour.
— Je veux bien, si les roches
Pratiquent d'autres danses.
— Mais la pervenche a d'autres joies,
Car elle en dit
Plus que le pré ne peut en croire.
— Le tremblement léger
Qui n'arrivait à rien
Qu'à se trouver spirale,
En voie toujours de se former
Sans poids ni lieu.
— Un champ de seigle, un toit de tuile
Pour le soleil, et la fillette
Plus près du seigle que du ciel.
— On pourrait faire un jeu
Où les racines seraient surprises.
On les verrait qui alimentent.
— Presque pareils
A l'eau du lac avec la terre
Qui lui fait bol,
Ainsi nous sommes, quand tu pourras.
— Salue, arbre, salue, salue,
Salue la mer si tu vois loin.
Vous n'aurez pas
D'autres amours.
Guillevic, Coordonnées, éditions des Trois Collines,
Genève-Paris, 1948, p. 109-111.
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23/07/2014
Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie
Je préviens que j’emploierai ce mot [poète] au sens large des anciens ; non pas du faiseur de vers — qui n’en a plus aucun pour nous — mais désignant tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner.
Il n’y a plus personne aujourd’hui pour croire que les artistes apprennent leur art et leur métier dans la nature. En admettant qu’elle soit, comme on l’a dit, un dictionnaire, ce n’est pas dans un dictionnaire que l’on apprend à s’exprimer. […] C’est par les toiles des maîtres que sont d’abord émus les jeunes peintres, par les poèmes des aînés que sont remués, blessés à vie, les futurs grands poètes.
[…] les vrais poètes ne peuvent prouver la poésie qu’en poétisant, si je puis dire. Pour moi, à qui certains prestigieux moyens n’ont pas été très libéralement départis, je suis bien obligé de m’y prendre autrement. On a souvent dit et répété que la poésie, comme la beauté, était en tout et qu’il suffisait de savoir l’y trouver. Eh bien non, ce n’est pas du tout mon avis. Tout au plus accorderai-je que la poésie n’étant au contraire nulle part, il s’agit précisément de la mettre là où elle aura le plus de chance de pouvoir subsister. — Mais aussi, qu’une fois admise la nécessité où l’homme s’est trouvé de la mettre au monde afin de mieux pouvoir supporter la réalité qui, telle qu’elle est, n’est pas toujours très complaisamment à notre portée, la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et la sensibilité. Ce n’est pas la matière dont la flèche est faite qui la fait voler — qu’importe le bois ou l’acier — mais sa forme, la façon dont elle est taillée et équilibrée qui font qu’elle va au but et pénètre et, bien entendu aussi, la force et l’adresse de l’archer.
Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La Liberté des mers, suivi de Cette émotion appelée poésie, édition d’Étienne-Alain Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 94-95, 96, 107-108.
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07/05/2014
Pier Paolo Pasolini, La Rage
62. Série de photographies de femmes parées de bijoux au théâtre.
La classe propriétaire de la richesse.
Parvenue à une telle familiarité avec la richesse,
qu'elle confond la nature et la richesse.
Si perdue dans le monde de la richesse
qu'elle confond l'histoire et la richesse.
Si touchée par la grâce de la richesse
qu'elle confond les lois et la richesse.
Si adoucie par la richesse
qu'elle attribue à Dieu l'ide de la richesse.
63. Gens qui rentrent à une réception et porte qui se ferme.
La classe de la beauté et de la richesse,
un monde qui n'écoute pas.
La classe de la beauté et de la richesse,
un monde qui vous laisse à la porte.
Pier Paolo Pasolini, La Rage, traduit par Patrizia Atzei et Benoît Casas, NOUS, 2014, p. 105-106.
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03/04/2014
Jean-Baptiste Para, Laromira
Laromira
Pardonne-moi si je te dis à l'oreille des choses tristes
Quand j'entends le bruit de mes pas dans mes os
Un silence m'a sauvée du mot
Un autre silence sauvera le mot
Et le vent sera ma demeure
J'ai vu nager les étoiles et j'ai vu les beaux reins du lièvre
J'ai appris qu'en allant de rivière en rivière
Rien n'était véritablement loin
J'ai longtemps tourné une bague à mon doigt
J'ai appris que l'on pensait autrement dans le froid
Et le vent sera ma demeure
Il pouvait neiger dans toute l'étendue de mes veines
La patience était en moi comme le pain sur la table
Mes pouces façonnaient des visages d'argile
De la main gauche je savais aérer le lait
Il y avait dans mes yeux un peu d'ambre
Un peu de vert de nos marais
Et le vent sera ma demeure
Comme le merle et l'abeille sauvage
J'étais l'amie du sureau noir
J'aimais la nonchalante fierté
Des hommes et des tournesols
Le rire où rebondit
La petite perle d'un collier défait
Et le vent sera ma demeure
[...
Jean-Baptiste Para, Laromira dans Rehauts, n°32,
second semestre 2013, p. 39-32.
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24/02/2014
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005
Le sentiment de la nature, de son "étrangeté" est peut-être le degré le plus bas de la perception du non-humain, de la perception de puissances qui ne relèvent pas de l'espèce humaine. Oui, c'est peut-être quelque chose de très primaire, mais c'est du moins quelque chose qui vous arrache à la toute puissance de nos sociétés humaines, faisant craquer les bornes d'un univers artificiellement clos, tel celui de la "ville tentaculaire".
Je me suis dit soudain que le Louvre était mes sentiers, mes bois, mes montagnes perdus. Ce n'est pas que l'esprit, c'est aussi, tout autant, la chair du monde que je retrouve ici fugitivement.
Je brouille le monde en moi. Le chaos intérieur donne un reflet chaotique du monde. Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne sens rien. La perte est immense. Et comme était modeste, la provende que je faisais à travers champs ! Quelques piécettes de l'incalculable fortune proposée. Aujourd'hui cependant, seule leur réminiscence conserve un certain éclat dans la besace du passé. La lumière, le vent, ce qui ne se stocke pas, ne s'emporte pas dans la poche, cela seul peut-être s'accorde à quelque chose de très intime, en un point où cœur, sens, esprit coïncident, se confondent.
Paul de Roux, Au jour le jour 5, Carnets 2000-2005, Le bruit du temps, 2014, p. 48, 56, 80.
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17/01/2014
Fabienne Raphoz, Terre sentinelle
et maintenant je voyage de bête en bête partout
ici aussi, juste en face, derrière les grilles, de mon perchoir
le naturaliste a commencé sur le terrain
le naturaliste peut écrire des livres
mais c'est secondaire ;
on peut lui dédier une espèce
mais c'est secondaire ;
il peut entrer sur la toile
mais c'est secondaire
pour le naturaliste,
le sens de la vie
va de la terre à la vue
de la terre au toucher
de la terre à l'esprit
de la terre
à l'image
de la terre
j'ai d'abord fait tout le contraire, même face à la mer
pourtant, ma Mère disait : « par beau temps, ne reste pas [dedans»,
c'est vrai
j'ai connu la garenne de Saint-Martin-des-Champs
et les lapins au cul blanc
j'ai connu la mare aux têtards
et les métamorphoses
j'ai connu les rochers les algues
et la pêche aux bigorneaux
j'ai connu la forêt le petit bois mort
et la construction des cabanes
j'ai connu la plage à marée basse
et les cris des goélands
[...]
Fabienne Raphoz, Terre sentinelle, Dessins Yanna
Andréadis, Héros-Limite, 2014, p. 137-138.
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27/12/2013
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
Dialogues pathétiques
I
(Non ce n'est pas ici)
J'aperçois d'effrayants objets
mais ce ne sont pas ceux d'ici ?
Je vois la nuit courir en bataillons serrés
Je vois les arbres nus qui se couvrent de sang
un radeau de forçats qui rament sur la tour ?
J'entends mourir dans l'eau les chevaux effarés
j'entends au fond des caves
le tonnerre se plaindre
et les astres tomber ?...
— Non ce n'est pas ici, non non que tout est calme
ici ! c'est le jardin voyons c'est la rumeur
des saison bien connues
où les mains et les yeux volent de jour en jour !...
IV
(Responsable)
À Guillevic
Et pendant ce temps-là que faisait le soleil ?
— Il dépensait les biens que je lui ai donnés.
Et que faisait le mer ? — Imbécile, têtue
elle ouvrait et fermait des portes pour personne.
Et les arbres ? — Ils n'avaient plus assez de feuilles
pour les oiseaux sans voix qui attendaient le jour.
Et les fleuves ? Et les montagnes ? Et les villes ?
— Je ne sais plus, je ne sais plus, je ne sais plus.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, Gallimard, 1948, p. 59 et 62.
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04/05/2013
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes
Des caresses
de seins parmi l'herbe,
vous, tout entière, souffle de chaudes sécheresses,
vous étiez debout, près de l'arbre
et les tresses
tordaient la torsade des torts atroces en toron.
Et les heures bleues
vous enlaçaient de tresses de cuivre.
Leur coulée cuivrée se tord, torride.
Et ton regard — c'est une chaumière
où tournent le rouet deux marâtres — fileuses.
Je vous ai bue à plein verre
durant les heures bleues
lorsque vous regardiez le lointain de fer.
Les pins frappent le bouclier
de leurs aiguilles murmurantes,
clos, les yeux des vieilles ;
et maintenant
m'enserrent, me brûlent les tresses de cuivre.
Vélimir Khlebnikov, Choix de poèmes, traduit du russe et présenté par Luda Schnitzer, Pierre Jean Oswald, 1967, p. 83.
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26/04/2013
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq
Écrire : la même chose sauf l'instant,
la même force spontanée moins la surprise
plus celle d'une seule fois les mots ensemble
il n'y a pas de sursis dans la prairie, ni en prose
pas de jaune sans herbe exacte
ni transport
conjointement, la colline se raréfie
la couleur durcit sa cruauté adjective
le même iceberg sous les jupes de la phrase
...
dans le bois de genêts, il y eut
la fuite du très aigu et du très affluent
ce mélange de vie parfaite et de silence actif
j'en invente la mémoire avec la même stupeur
le même jaune excellent
sur cette terre où abonde le palpable et le vertigineux,
verbe est le grand désirant
l'animiste
hameçonneur de jouissance, de morsures
constater en quoi le jaune des genêts est semblable à
celui-ci
en ce moment de marbre
en cette gravure d'amour
avec ses définitions à même l'écorce
austères, techniques,
et tellement chaudes à vivre
là où ça bruisse, sur la pente connectée
où la citronnade rétracte
[...]
Nicolas Pesquès, La face nord du Juliau, cinq, André Dimanche, 2008, p. 131-132.
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20/03/2013
Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970)
Après Poésie complète de George Oppen et en même temps que L'Ouverture du champ de Robert Duncan, les éditions Corti publient dans leur "Série américaine" une partie importante de l'œuvre poétique de Lorine Niedecker (1903-1970) — les poèmes de sa dernière période (1957-1970) et une sélection d'un recueil précédent. Elle était jusqu'à aujourd'hui quasiment inconnue en France (comme l'ont été longtemps beaucoup de poètes américains), présente seulement par quelques traductions en revues, par Abigail Lang, notamment dans Vacarme en 2006 et 2008, et Sarah Kéryna dans Action poétique en 2001. Les traductions d'Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès, qui donnent une idée très juste de la poésie de Lorine Niedecker, sont précédées d'une préface mêlant biographie et étude précise de l'œuvre.
Découvrant en 1931 dans la revu "Poetry" Louis Zukofsky, Lorine Niedecker a adopté ensuite dans son écriture quelques principes de ceux qui furent réunis sous le nom de poètes objectivistes : le refus de la métaphore, l'attention aux choses quotidiennes de la vie, le choix de l'ellipse (jusqu'à aboutir parfois à des poèmes difficiles à déchiffrer). Elle a rencontré les poètes (George Oppen, Charles Reznikoff, Carl Rakosi) qui se réclamaient peu ou prou de l'objectivisme théorisé par Zukofsky, mais c'est avec ce dernier qu'elle s'est surtout liée et qui sera jusqu'au bout un interlocuteur privilégié.
Le titre Louange du lieu a été retenu pour l'ensemble traduit parce que ce recueil, « synthèse de précision et de fluidité », « hymne et flux et autobiographie poétique », est bien, soulignent les traducteurs, la « somme de son œuvre ». La louange, c'est celle de la région natale, le Wisconsin, où Lorine Nediecker est restée l'essentiel de sa vie, sans pour autant vivre en recluse. Elle présente ainsi son environnement : « Poisson / plume / palus / Vase de nénuphar / Ma vie » et, dans un autre poème, elle évoque de manière un peu moins lapidaire sa vie dans ce pays de marécages et d'eau : « Je suis sortie de la vase des marais / algues, prêles, saules, /vert chéri, grenouilles / et oiseaux criards ». L'émotion est toujours retenue, mais présente cependant dans de nombreux poèmes à propos des saisons, notamment de l'automne (« Brisures et membranes d'herbes / sèches cliquetis aux petits / rubans du vent »), de l'hiver avec ses crues (« Assise chez moi / à l'abri / j'observe la débâcle de l'hiver / à travers la vitre ».
Les poèmes à propos de son environnement laissent percevoir une tendresse pour ces terres souvent couvertes d'eau, et l'on relève de multiples noms de plantes et de fleurs, une attention vraie aux mouvements et aux bruits de la nature :
Écoute donc
en avril
le fabuleux
fracas des grenouilles
(Get a load / of April's / fabulous // frog rattle)
Ce sont aussi des moments plus intimes qui sont donnés, sans pathos, dans des poèmes à propos de ses parents ou de son propre mariage ; il y a alors en arrière-plan, sinon quelque chose de douloureux l'expression d'une mélancolie : « Je me suis mariée / dans la nuit noire du monde / pour la chaleur / sinon la paix ». Cette mélancolie, toujours dite mezzo voce, est bien présente quand Lorine Niedecker définit la vie comme un « couloir migratoire » ou quand, faisant de manière contrastée le bilan de ses jours, elle écrit : « J'ai passé ma vie à rien ».
Dans des poèmes "objectifs", elle note de ces événements de la vie quotidienne qui ne laissent pas de trace dans la mémoire : « Le garçon a lancé le journal / raté ! : / on l'a trouvé / sur le buisson ». Cependant, il n'est pas indifférent qu'elle soit attentive à de tels petits moments de la vie ; elle est, certes, proche de la nature, mais cela ne l'empêche pas d'être préoccupée par la vie de ses contemporains, par le monde du travail. À la mort de son père, dont elle hérite, elle constate : « les taxes payées / je possèderai un livre / de vieux poètes chinois // et des jumelles / pour scruter les arbres / de la rivière ». On lira dans ces vers quelque humour, il faut aussi y reconnaître son indifférence à l'égard des "biens" (« Ne me dis pas que la propriété est sacrée ! Ce qui bouge, oui »), qu'elle exprime à de nombreuses reprises sans ambiguïté : « Ô ma vie flottante / Ne garde pas d'amour pour les choses / Jette les choses / dans le flot ». Sans être formellement engagée dans la vie politique, elle écrit à propos de la guerre d'Espagne, du régime nazi, sur la suite de la crise économique de 1929 (« j'avais un emploi qualifié / de ratisseuse de feuilles ») ou sur Cap Canaveral et sur diverses personnalités (Churchill, Kennedy). Elle se sait aussi à l'écart de son milieu de vie, sans illusion sur la manière dont elle serait perçue si l'on connaissait l'activité poétique qu'elle a en marge de son travail salarié : « Que diraient-ils s'ils savaient / qu'il me faut deux mois pour six vers de poésie ?».
C'est justement une des qualités de la préface de reproduire des documents qui mettent en lumière la lente élaboration des poèmes, depuis la prise de notes jusqu'au poème achevé. Il s'agit toujours pour Lorine Niedecker de réduire, de condenser encore et encore : elle désignait par "condenserie" (condensery) son activité. Son souci de la « matérialité des mots » l'a conduite à privilégier des strophes brèves (de 3 ou 5 vers) qui ne sont pas sans rappeler les formes de la poésie japonaise — Lorine Niedecker rend d'ailleurs plusieurs fois hommage à Bashô. Il faut suivre le cheminement des premiers poèmes proposés dans ce recueil (le premier livre publié, New Goose, 1946, n'a pas été repris) aux derniers, à la forme maîtrisée : c'est une heureuse découverte.
Un poème :
Jeune en automne je disais : les oiseaux
sont dans l'imminente pensée
du départ
À mi-vie n'ai rien dit —
asservie
au gagne pain
Grand âge — grand baragouin
avant l'adieu
de tout ce que l'on sait
Lorine Niedecker, Louange du lieu et autres poèmes (1949-1970), traduit par Abigail Lang, Maïtreyi et Nicolas Pesquès, éditions Corti, 216 p., 21 €.
Cette recension a d'abord été publiée dans la revue numérique "Les carnets d'eucharis".
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19/03/2013
Ophélie Jaësan, La Mer remblayée par le fracas des hommes
Éloge de la disparition
« Ce que nous appelons démesure, ce que Sophocle appelle la démesure, ce qui, d'après lui, est immédiatement puni de mort puni par les dieux, n'est que l'ensemble de nos propres mesures. » Jean Giono, Noé.
Parfois j'ai ce besoin — vital quasiment, du moins viscéral — d'être sur le départ. J e me souviens du ciel et de la terre, mais c'est un souvenir qui n'est plus ancré dans ma chair et il me faut aller tout de suite à sa rencontre, nourrir sa revivifiance, au risque de ne plus savoir quelque chose d'essentiel sur moi.
Moi ou eux — les hommes pareillement.
C'est donc d'abord une voie ferrée et je m'en vais, je fuis la ville, son agitation, son trop-plein, ses machines et autres engins. Je tente la campagne. Après un long voyage, j'arrive enfin dans une gare. Une simple gare avec un quai et une guérite. Alentour : rien. La nature. Je quitte la gare, seule. Je marche longtemps, très longtemps. Même fatiguée, il me faut poursuivre, car c'est autre chose qu'une nature remodelée par l'homme que je cherche.
Lorsque l'auto franchit le col, le temps change brusquement. La pluie cède à la neige, il y a du vent et du brouillard. L'autoroute que nous allons bientôt quitter ressemble à une nationale sans envergure. Un tapis blanc recouvre tout — les dernières maisons, les murets, les barrières, les barbelés —, tapis qui s'épaissit de minute en minute. Le ciel trop bas semble avoir eu le désir d'écraser la plaine. Brumes et vapeurs ont noyé la ligne de démarcation entre le ciel et la terre. Voilà qu'ils ne font plus qu'un. En silence, j'admire leur fusionnement.
Les cimes des arbres, leur branches, leurs troncs ont également été recouverts par la neige. Des arbres qui me paraissent maintenant figés dans une expression étrange, oscillant entre la sérénité et l'inquiétude.
Petit à petit, les traces du dernier passage des animaux dans la plaine ont toutes été effacées et les cris des oiseaux se sont tus.
Sur ce monochrome blanc, je rêve éveillée. Naît en moi alors le besoin d'écrire sur — ou à partir de — la disparition progressive des choses. Comme on ne peut plus les voir, on ne peut plus les nommer et elles finissent par disparaître. Mais en apparence seulement, puisque tout homme est Noé. Tout homme porte en lui la mémoire du monde. Longtemps après sa disparition.
Ophélie Jaësan, La Mer remblayée par le fracas des hommes, Cheyne, 2006, p. 58-59.
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23/12/2012
Guillevic, Du domaine
La bonne chaleur
Que les talus
Cajolent.
°
Une lumière
A goût d'humus
Où le temps
Se préparerait.
°
Dans le domaine
Tout peut faire peur
À qui ne l'invente pas.
°
L'étang
N'éclatera pas.
°
L'horizon
Nous condamne au cercle.
°
Et ces pigeons
Qui revenaient
Nous étaler
Leurs mouvements
Trop réussis.
Guillevic, Du domaine, Gallimard,
1977, p. 68-69.
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30/09/2012
Emily Dickinson, Poèmes, traduits par Claire Malroux
La « Nature » est ce que nous voyons —
La Colline — l'Après-Midi —
L'Écureuil — l'Éclipse — Un beau Bourdon —
Mieux — la Nature est Paradis —
La Nature est ce que nous entendons —
Le Loriot — la Mer —
Le Tonnerre — un Grillon —
Mieux — la Nature est Harmonie —
La Nature est ce que nous connaissons —
Mais sans avoir l'air de le dire —
Si débile est notre Sagesse
Face à sa Simplicité
"Nature" is what we see —
The Hill — the Afternoon —
Squirrel — Eclipse — the Bumble bee —
Nay — Nature is Heaven —
Nature is what we hear
The Bobolink the Sea —
Thunder — the Cricket —
Nay — Nature is Harmony —
Nature is what we know —
Yet have no art to say —
So impotent Our Wisdom is
To her Simplicity
Emily Dickinson, Poèmes, traduit et préfacé par
Claire Malroux, Belin, 1989, p. 193 et 192.
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10/05/2011
Pierre Reverdy, Cette émotion appelée poésie
Je préviens que j’emploierai ce mot [poète] au sens large des anciens ; non pas du faiseur de vers — qui n’en a plus aucun pour nous — mais désignant tout artiste dont l’ambition et le but sont de créer, par une œuvre esthétique faite de ses propres moyens une émotion particulière que les choses de la nature, à leur place, ne sont pas en mesure de provoquer en l’homme. En effet, si les spectacles de la nature étaient capables de vous procurer cette émotion-là, vous n’iriez pas dans les musées, ni au concert, ni au théâtre, et vous ne liriez pas de livres. Vous resteriez où et comme vous êtes, dans la vie, dans la nature. Ce que vous allez chercher au théâtre, au musée, au concert et dans les livres, c’est une émotion que vous ne pouvez trouver que là — non pas une de ces émotions sans nombre, agréables ou pénibles, que vous dispense la vie, mais une émotion que l’art seul peut vous donner.
Il n’y a plus personne aujourd’hui pour croire que les artistes apprennent leur art et leur métier dans la nature. En admettant qu’elle soit, comme on l’a dit, un dictionnaire, ce n’est pas dans un dictionnaire que l’on apprend à s’exprimer. […] C’est par les toiles des maîtres que sont d’abord émus les jeunes peintres, par les poèmes des aînés que sont remués, blessés à vie, les futurs grands poètes.
[…] les vrais poètes ne peuvent prouver la poésie qu’en poétisant, si je puis dire. Pour moi, à qui certains prestigieux moyens n’ont pas été très libéralement départis, je suis bien obligé de m’y prendre autrement. On a souvent dit et répété que la poésie, comme la beauté, était en tout et qu’il suffisait de savoir l’y trouver. Eh bien non, ce n’est pas du tout mon avis. Tout au plus accorderai-je que la poésie n’étant au contraire nulle part, il s’agit précisément de la mettre là où elle aura le plus de chance de pouvoir subsister. — Mais aussi, qu’une fois admise la nécessité où l’homme s’est trouvé de la mettre au monde afin de mieux pouvoir supporter la réalité qui, telle qu’elle est, n’est pas toujours très complaisamment à notre portée, la poésie n’a pas besoin pour aller à son but de tel ou tel véhicule particulier. Il n’y a pas de mots plus poétiques que d’autres. Car la poésie n’est pas plus dans les mots que dans le coucher du soleil ou l’épanouissement splendide de l’aurore — pas plus dans la tristesse que dans la joie. Elle est dans ce que deviennent les mots atteignant l’âme humaine, quand ils ont transformé le coucher du soleil ou l’aurore, la tristesse ou la joie. Elle est dans cette transmutation opérée sur les choses par la vertu des mots et les réactions qu’ils ont les uns sur les autres dans leurs arrangements — se répercutant dans l’esprit et la sensibilité. Ce n’est pas la matière dont la flèche est faite qui la fait voler — qu’importe le bois ou l’acier — mais sa forme, la façon dont elle est taillée et équilibrée qui font qu’elle va au but et pénètre et, bien entendu aussi, la force et l’adresse de l’archer.
Pierre Reverdy, Sable mouvant, Au soleil du plafond, La Liberté des mers, suivi de Cette émotion appelée poésie, édition d’Étienne-Alain Hubert, Poésie / Gallimard, 2003, p. 94-95, 96, 107-108.
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