16/05/2018
Jean Tardieu,On vient chercher Monsieur Jean
Une bouteille à la mer
Aussi loin que je remonte dans ma mémoire, c'est-à-dire jusqu'à ces moments privilégiés où un enfant commence à prendre conscience de lui-même et de ce qui l'entoure, il me semble avoir toujours entendu une certaine voix qui résonnait en moi, mais à une grande distance, dans l'espace et dans le temps.
Cette voix ne s'exprimait pas en un langage connu. Elle avait le ton de la parole humaine mais ne ressemblait ni à ma propre voix ni à celle des gens qui me connaissent. Elle ne m'était pourtant pas étrangère, car elle semblait avoir une sorte de sollicitude à mon égard, une sollicitude tantôt bienveillante et rassurante, tantôt sévère, grondeuse, pleine de reproches et même de colère.
Les moments où j'entendais cette voix étaient ceux où ma vie paraissait suspendue dans le vide, interrompue, arrêtée, comme une horloge dont on ne voit plus bouger les aiguilles et dont on n'entend plus le battement.
Cette expérience très ancienne, primitive, sauvage, surtout secrète (car je n'en parlais à personne), s'est reproduite souvent au cours de mon existence, mais jamais elle n'a été aussi expressive, aussi intense que pendant mon extrême jeunesse, car rien ne pouvait alors en fausser la signification : elle résonnait dans une étendue absolument vacante, absolument solitaire.
Jean Tardieu, On vient chercher Monsieur Jean, Gallimard, 1990, p. 95-96.
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11/01/2018
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Pouchkine
La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.
Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.
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Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Pouchkine
La parole amoureuse élit domicile à la sandale des nomades. Elle court dans l’avoine sans fin.
Vers le soir la passion du feu compense un clair marteau de cloche. Le vent gonfle la fureur du bronze.
Soudain l’éclair du couteau des étoiles ! Un violon sur les rochers d’ébène annonce le printemps de la mort.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 109.
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06/09/2017
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Comptine des civilisations
Pigeon vole voici voilà
voici la veuve voilée
harpe des douleurs
fleurie et transpercée
Vierge ou Niobé.
Voici voilà en la aréna
le taureau qui s’est arrêté
il ne sera pas mis à mort
le public le torero
dans un verre d’eau se sont noyés.
Pigeon hibou vautour vole
vol à l’immensité
un fémur renversé
un osselet de pierre
pour prier pour siffler.
Le sphinx Janus Uranus
je ne sais quels dieux trouvés
abandonnés oubliés
inconnus mais révérés.
Les ruines l’ossuaire
civilisations éteintes
les cités imaginaires
inhumaine vérité
bien au-delà de la Terre
s’endorment dans les stellaires
monastères ministères
cimetières.
Première poussière
poussière lumière
désert étoilé.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela,
Gallimard, 1979, p. 47-48.
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01/04/2017
Jean Tardieu, Accents
Le solitaire
Ce cloître est grand, que l’absence fait naître ;
Pourtant les murs étoufferaient leur maître
S’ils n’étaient peints de fresques et de fenêtres.
L’une est parfois un miroir vis-à-vis
Où seulement la colline revit,
Pâle trésor à l’univers ravi ;
Et si le jour a des plumes plus douces
Pour déposer le pollen et la mousse
En la cellule où l’amertume pousse,
Le soir envoie une ombre de cyprès
Sur le mur blanc. La lune veille auprès.
La nuit s’engrange au fond d’un cœur secret.
Mais tout le songe enchaîné des images
N’est qu’un captif aux mains de la Plus Sage
Dont les portraits et les mille visages
Sont regardés au long de ce moutier
Et font pleuvoir sur le monde effrayé
Un regard clair et jamais détourné.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 57.
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12/02/2017
Jean Tardieu, Accents
Couple en marche
— Les doigts doublés d’un souvenir d’argile
En mouvement sous le désir des mains ;
— La dent qu’agace une grêle de grains
Mots inconnus aux lèvres malhabiles ;
— Sur l’œil goulu demi-jointes paupières
Fixant la ligne où l’élan se résout ;
— L’ouïe attentive à l’intime tonnerre
Mineur du ciel et du sol coup par coup ;
— Proche tempête, éclaire (que seuls redoutent
Les regards froids, riche orage inventé
Par l’enchanteur à tâtons sur une route
Et tout fumant de lente volonté ;
— Le pas, qu’un contre temps voisin balance,
— Le corps, hanté d’un corps qui l’accomplit,
— Et l’âme, — gerbe, — escalade, — puissance,
En équilibre au versant de la nuit.
Jean Tardieu, Accents, Gallimard, 1939, p. 34.
***
L’association des amis du peintre Gilbert Pastor entre dans sa deuxième année.
Le site internet progresse : http://gilbert-pastor.blogspot.fr <http://gilbert-pastor.blogspot.fr/>
nous espérons qu’il vous intéressera ; n’hésitez pas à envoyer vos remarques et propositions à : jp.sintive@wanadoo.fr
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24/10/2016
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Méditatif
Avant l’horreur c’était encore
si peu de chose : vivre, un clin d’œil un regard
mais quel regard quand il appareillait
vers l’espace profond d’une nuit d’août
illuminés par les étoiles déjà mortes
signaux qui viennent d’autrefois pour nous sourire.
Après l’horreur nulle mémoire mais le masque
préparé. Après l’horreur
une outre bue un crâne déserté
ne sont pas plus sonores ni plus vide que de creux
terrible dans la pierre Ici persiste l
a forme exacte de ce couple
pourchassé, ici l’empreinte pure,
ici, seulement bonne pour l’écho
sous le pas des troupeaux paisibles, l
a fuite immobile statue
aveugle et ressemblante.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 35.
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03/01/2016
Jean Tardieu, Formeries ; Comme ceci comme cela
La fin du poème
C’est la fin du poème. Épaisseur et transparence, lumière et misère — les jeux sont faits.
On avait commencé par la rime pour enfants. On avait cherché des ondes de choc dans d’autres rythmes. On avait gardé le silence, ensuite murmuré : on cherchait à se rapprocher du bruit que fait le cœur quand on s’endort ou du battement des portes quand le vent souffle. On croyait dire et on voulait se taire. Ou faire semblant de rire. On voulait surtout sortir de son corps, se répandre partout, grandir comme une ombre sur la montagne, sans se perdre, sans rien perdre.
Mais on avait compté sans la dispersion souveraine. Comment feindre et même oublier, quand nos débris sont jetés aux bêtes de l’espace, — qui sont, comme chacun sait, plus petites encore que tout ce qu’il est possible de concevoir. Le vertige secoue les miettes après le banquet.
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976, p. 81.
Complainte du verbe être
Je serai je ne serai plus je serai ce caillou
toi tu seras moi je serai je ne serai plus
quand tu ne seras plus tu seras
ce caillou.
Quand tu seras ce caillou c’est déjà
comme si tu étais n’étais plus,
j’aurai perdu tu as perdu j’ai perdu
d’avance. Je suis déjà déjà
cette pierre trouée qui n’entend pas
qui ne voit pas ne bouge plus.
Bientôt hier demain tout de suite
déjà je suis j’étais je serai
cet objet trouvé inerte oublié
sous les décombres ou dans le feu ou dans l’herbe froide
ou dans la flaque d’eau, pierre poreuse
qui simule une murmure ou siffle et qui se tait.
Par l’eau par l’ombre et par le soleil submergé
objet sans yeux sans lèvres noir sur blanc
(l’œil mi-clos pour faire rire
ou une seule dent pour faire peur)
j’étais je serai je suis déjà
la pierre solitaire oubliée l
le mot le seul sans fin toujours le même ressassé.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard, 1979,
p. 45-46.
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16/11/2015
Jean Tardieu, Margeries
Un oiseau loin de moi
Un oiseau loin de moi
Une fleur sous la neige
Une maison qui brûle
Un noir mourant de soif
Un blanc mourant de faim
Un enfant qui appelle
Le vent dans le désert
La ville abandonnée
L’étoile solitaire
En voilà bien assez
Pour que je vous ignore
Beaux jours de mon été.
Jean Tardieu, Margeries,
Gallimard, 1986, p. 167.
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05/01/2015
Jean Tardieu, Margeries
Clair de lune
L'image qui s'annonce et qui me suit
Est-ce un rayon qui cherche au sol un doux appui
Ou cette forme qui profite de la nuit
Pour traverser à tire-d'aile sans un bruit
La blanche ville où le travail s'est endormi ?
Approche et marche de ce pas toujours parti !
Nous sommes seuls à travers tout ce qui fut dit
Comme des sages bienveillants qui ont compris.
Rien ne renonce, rien ne bouge, rien ne fuit.
Tout ce que l'ombre m'a donné, tu me l'as pris.
Cueille ce rêve si tu dors, je l'ai promis.
Jean Tardieu, Margeries, Gallimard 1986.
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04/01/2015
Jean Tardieu, Da Capo
LES MORTS
NOUS TRAHISSENT TOUJOURS
(Hommage à André Frénaud)
Je vais le voir chez lui, où il repose à présent. C'est, comme on dit, un «beau» jour. Un jour qui passe gentiment ses rayons à travers les persiennes fermées comme le facteur glisse un pli dans la boîte aux lettres.
Il est couché dans sa chambre. Près de ses meubles et de ses tableaux. L'un des plus émouvants est une peinture de Raoul Ubac, rigoureuse et sobre, semblable à ses ardoises sculptées : une forme étendue, faite de larges bandes noires et blanches : le style abstrait, mais aussi un chevalier qui vient de mourir au combat.
Je le reconnais bien là, le combattant de la sincérité, sans peur et sans illusions. Je le reconnais malgré sa pâleur, malgré son immobilité. Il s'est endormi hier matin et ne s'est plus réveillé.
Je lui pose tout bas des questions. Mais il refuse de répondre.
Voilà : il ne veut pas répondre. Pour les vivants qui l'aimaient, c'est une ingratitude absolue. Pourquoi ? Parce qu'il est parti de l'autre côté de la barricade, dans une étendue interdite où on ne parle à personne. Comme si on l'avait chassé de notre monde, très loin, au fin fond d'un pays dont nous ne connaissons ni les couleurs, ni les sonorités, ni le langage.
Et maintenant, ce mutisme soudain ! Imposé. Implacable. Celui qui parlait avec son accent bourguignon où roule le bon tambour des R. Il était de ceux qui nous semblaient les plus aptes à nous renseigner, c'est-à-dire un poète qui, par l'acuité de sa vision, par sa «claire-voyance», traduite en mots si justes et si lourds, est un de ceux qui, en somme, n'ont rien fait d'autre, durant leur vie, que parler du scandale irrémédiable de la mort.
Ils nous ont abandonnés, ces ingrats. Leur front si plein, leurs voix si joyeuses ont tout emporté, même les chansons, leurs mains si belles avec ce croisement pareil à des menottes que nous leur imposons sans leur permission, ces mains ne pourront plus nous faire aucun signe, par exemple pour nous inviter à boire un grand verre de vin, ou nous désigner les chemins à prendre, — ou à éviter.
Nous qui sommes restés sur le seuil, à attendre sans rien comprendre, nous n'avons plus qu'une ressource, c'est de partir à notre tour, sans même avoir la récompense qu'ils nous accompagnent.
(Paris, 24 juin 1993)
Jean Tardieu, Da Capo, Gallimard, 1995, p. 34-35.
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28/12/2013
Jean Tardieu, Une Voix sans personne
Les femmes de ménage
Le ciel c'est moi Je sais que mes pauvres étoiles
par le chagrin du temps longuement attendries
vieillissent par degré Ce sont elles que je vois
silencieuses anonymes les genoux pleins de poussière
tôt le matin laver l'escalier quand je viens
accrocher aux murs gris de l'éternel Bureau
mon avare sommeil mes réserves de songe
à l'arbre qui vieillit aussi dans le jardin
'ai dit cent fois j'ai dit mille fois : je connais
j'ai dit : je sais je me souviens c'était hier
tout l'espace ! Ma vie est là dans vos ramures
ma vie est là dans les dossiers ma vie est là
qui s'en va par le téléphone et qui me parle
ma vie est là dans les portes ouvertes
sur le crépitement des lampes le soir
Ah oui
vieilles vieilles étoiles, blancs cheveux poussière
femmes de pauvre ménage de l'aube
puisque c'est moi qui vous le dis je vous protège
nous vieillissons ensemble J'ai compris je sais tout
d'avance car le ciel c'est moi Il faut attendre
et se taire comme tout se tait, je vous le dis.
Jean Tardieu, Une Voix sans personne, Gallimard, 1954, p. 15-16.
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27/12/2013
Jean Tardieu, Jours pétrifiés
Dialogues pathétiques
I
(Non ce n'est pas ici)
J'aperçois d'effrayants objets
mais ce ne sont pas ceux d'ici ?
Je vois la nuit courir en bataillons serrés
Je vois les arbres nus qui se couvrent de sang
un radeau de forçats qui rament sur la tour ?
J'entends mourir dans l'eau les chevaux effarés
j'entends au fond des caves
le tonnerre se plaindre
et les astres tomber ?...
— Non ce n'est pas ici, non non que tout est calme
ici ! c'est le jardin voyons c'est la rumeur
des saison bien connues
où les mains et les yeux volent de jour en jour !...
IV
(Responsable)
À Guillevic
Et pendant ce temps-là que faisait le soleil ?
— Il dépensait les biens que je lui ai donnés.
Et que faisait le mer ? — Imbécile, têtue
elle ouvrait et fermait des portes pour personne.
Et les arbres ? — Ils n'avaient plus assez de feuilles
pour les oiseaux sans voix qui attendaient le jour.
Et les fleuves ? Et les montagnes ? Et les villes ?
— Je ne sais plus, je ne sais plus, je ne sais plus.
Jean Tardieu, Jours pétrifiés, Gallimard, 1948, p. 59 et 62.
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26/12/2013
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela
Aventure
Était-ce hier ou dans un temps lointain ?
La vibration de l'air à peine on l'entendait
(C'était le cri de l'alouette invisible)
J'étais seul, habité par une multitude muette
où grondait la colère des mauvais jours.
Dans cette large plaine coulait sans doute un fleuve
et au-delà pâlissaient les montagnes mais on ne les
[voyait pas
Le reflet de ma peine, identique à ma joie
plongeait dans les ténèbres
vides.
Quelqu'un passa, ou quelque chose
« Qui est là ? » — demandai-je
Nul ne répondit
Mais une feuille tomba
et le rideau s'entrouvrit
sur le paisible abîme de mes jours.
Jean Tardieu, Comme ceci comme cela, Gallimard,
1979, p. 27-28.
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25/12/2013
Jean Tardieu, Formeries
Comme bientôt
(Grains de sable les étoiles)
Comme
j'entends déjà
mourir ma raison ma mémoire
dans les chantiers déments de l'avenir
soit que j'ouvre la porte
ou que je la referme sur
l'obscurité qui m'enfante et qui m'efface
et qui livre au néant radieux le réel
toujours promis aussitôt dérobé
bientôt
ne seront plus les signes de tous noms
que grains de sable au fond des arches creuses
où fut le tendre globe de nos yeux et où
circule et se dérobe nu
le solitaire espace
et sonneront les sons des mots
toujours repris et déformés de bouche en bouche
et déjà dans ma voix
depuis longtemps
ils se sont sans rien
dire entrechoqués jusqu'à
l'éclatement
et redisant et redisant rabâchent
un seul époumoné murmure
car c'était toi oui c'était moi
l'un qui profère l'autre se tait
l'un qui parle et l'autre entend
si c'est lui c'est aussi moi
c'est vous aussi mais nul ne vient nul n'apparaît
pour interrompre ou désigner
l'origine et la fin sinon
cet astre obtus porté vers l'astre
et cent mille qui viennent
vers cent mille autres qui s'en vont
en s'enfonçant dans cette nuit
inconcevable
où le miracle me fascine m'éblouit
me fait vivre me tue
mais sans remède
Jean Tardieu, Formeries, Gallimard, 1976,
p. 35-36.
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